Le gladiateur thrace Spartacus est à l’origine de la troisième guerre servile, le plus important soulèvement d’esclaves contre la République romaine, entre 73 et 71 av. J.-C. Pacifiste, anticapitaliste, révolutionnaire : au fil de l’histoire, sa vie a été romancée, interprétée et instrumentalisée. Mais que sait-on vraiment de son destin ?
Au début du XXe siècle, Spartacus, meneur de la grande révolte des esclaves qui fit trembler Rome, de 73 à 71 av. J.-C., est vu comme le précurseur des mouvements révolutionnaires communistes. C’est pourquoi, en Allemagne, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht choisissent son nom comme figure de proue de leur Ligue Spartakiste, ou « Spartakusbund » (1914-1919).
« Que veut Spartacus ? » (« Was will Spartacus ? ») peut-on lire sur une affiche éditée par la Ligue. La réponse est inscrite sur les têtes d’une hydre que Spartacus s’apprête à trancher, en référence au deuxième des travaux d’Hercule, le héros de la mythologie avec lequel le révolutionnaire est ici confondu. Spartacus veut éliminer le « nouveau militarisme » (« Neuer Militarismus »), le capitalisme (« Kapitalismus ») et la noblesse terrienne des junkers, propriétaires de grands domaines (« Junkertum »).
Un pacifiste ?
Dès le début de sa révolte, Spartacus n’a de cesse d’organiser ses troupes pour en faire une puissante armée sur le modèle romain. Il est proclamé commandant en chef par ses hommes qui lui remettent les faisceaux pris à l’ennemi, raconte l’historien latin Florus (Abrégé de l’histoire romaine, III, 21).
Cet assemblage de bâtons, liés par des lanières autour d’une hache, était à Rome un symbole du pouvoir des magistrats. En s’appropriant les attributs de ses ennemis, Spartacus se pose en chef militaire à la manière romaine. C’est pourquoi, à la fin du chapitre qu’il lui consacre, Florus définit assez logiquement le leader de la révolte comme une sorte d’imperator (quasi imperator).
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Au printemps 72 av. J.-C., lors d’une cérémonie d’hommage rendu à ses hommes morts sur le champ de bataille, Spartacus oblige des légionnaires romains qu’il a faits prisonniers à se battre entre eux, comme des gladiateurs. Ainsi, il n’abolit pas les combats sanglants mais, par esprit de vengeance, il inverse le rapport de force entre les dominants et les dominés. Il n’est donc, à proprement parler, ni pacifiste ni antimilitariste. Comment en serait-il autrement ? Pour mener à bien sa mission, le révolutionnaire emploie les mêmes armes que ses ennemis.
Il n’a pas non plus aboli l’esclavage. Aucun auteur antique n’évoque cette idée qui ne lui est certainement jamais passée par la tête, tant l’esclavage semblait être une évidence à son époque.
Un anticapitaliste ?
Lors de son séjour à Thurium, en Italie du Sud, durant l’hiver 73-72 av. J.-C., Spartacus échange le butin de ses pillages contre le fer et le bronze que lui apportent des commerçants. Selon l’historien antique Appien (Guerres civiles, I, 117), « il interdit aux marchands d’introduire dans la ville des objets d’or et d’argent et aux siens de rien acheter de ce genre ». S’agissait-il d’un rejet des métaux précieux vus comme potentiellement corrupteurs ?
Spartacus avait alors pour priorité de fabriquer des armes. L’or et l’argent ne présentaient aucun intérêt pour lui. L’interdit qui frappait les métaux précieux ne procédait pas d’un choix idéologique. Spartacus n’envisageait pas d’instaurer un État anticapitaliste, mais un régime militaire, tout entier consacré à l’effort de guerre.
L’idéologie religieuse de Spartacus
L’écrivain antique Plutarque (Vie de Crassus, 8) nous révèle que Spartacus était accompagné de son épouse, originaire comme lui de Thrace. Tous deux appartenaient au peuple des Maedi dont le territoire se trouvait au sud-ouest de l’actuelle Bulgarie. C’était une prêtresse de Dionysos, ou Bacchus pour les Romains : « Sa femme qui était du même peuple que lui, était une prophétesse (mantiké), initiée aux mystères (orgiasmoi) de Dionysos ».
Elle avait été vendue comme esclave en même temps que son époux et expédiée depuis la Thrace jusqu’en Italie. Un jour, alors que Spartacus s’était endormi, peu de temps avant son arrivée au marché d’esclaves de Rome, un serpent s’enroula autour de son visage. La prophétesse interpréta cet accident comme un prodige, signe d’une grande puissance à venir pour l’homme ainsi intronisé par Dionysos. On devine, à partir de ce passage de Plutarque, que Spartacus se disait le protégé du dieu et fondait son autorité sur des croyances religieuses.
Le thème du choix divin manifesté par un reptile se retrouvera plus tard dans l’Histoire Auguste. On raconte qu’un serpent se serait enroulé, au IIIe siècle apr. J.-C., autour de la tête du futur empereur Maximin, lui aussi d’origine thrace, tandis qu’il dormait (Histoire Auguste, « Les deux Maximin », XXX, 1).
Cette dimension théocratique ne remet nullement en cause le caractère révolutionnaire de la révolte de Spartacus. En effet, le culte de Dionysos était considéré comme subversif par la noblesse romaine, parce qu’il s’adressait indistinctement aux hommes et aux femmes, aux citoyens et aux étrangers. C’est en raison de cette mixité sociale, considérée comme dangereuse pour l’État romain, que le Sénat avait interdit le culte de Bacchus, en 186 av. J.-C., lors de la fameuse affaire dite « des Bacchanales ».
Spartacus pouvait donc se présenter comme l’envoyé terrestre de Dionysos, une sorte de messie, dont la mission était de libérer les opprimés et de se venger des Romains persécuteurs.
Des révoltes messianiques
Avant la révolte de Spartacus, deux autres soulèvements comparables avaient déjà eu lieu en Sicile. Dans les années 140-139 av. J.-C., des esclaves en fuite s’étaient rangés sous l’autorité d’un Syrien nommé Eunous.
Habile metteur en scène, selon Florus (Abrégé de l’histoire romaine, III, 20), il se faisait passer pour un magicien : une noix percée contenant du soufre incandescent qu’il plaçait dans sa bouche, lui permettait d’impressionner ses auditeurs en crachant des étincelles lorsqu’il prédisait l’avenir.
Eunous prétendait être doué de dons prophétiques et interprétait les songes que lui envoyait la grande déesse syrienne, Atargatis qui, disait-il, communiquait avec lui. Il se faisait passer pour le prophète de cette divinité. Comme plusieurs de ses prédictions s’étaient réalisées, il acquit un immense prestige et en profita pour prendre le titre royal (basileus) et le nom d’Antiochos, référence explicite au souverain séleucide du moment : Antiochos VII Évergète qui régnait alors sur la Syrie. Le roi des esclaves organisa une cour et fit frapper des monnaies à l’effigie de Déméter, déesse considérée comme l’équivalent grec d’Atargatis. Eunous-Antiochos s’appuyait sur une idéologie théocratique qui faisait de lui un souverain choisi par la divinité et envoyé sur terre pour y réaliser sa mission salvatrice : l’affranchissement des populations soumises à l’ordre romain.
Moins de trente ans après la mort d’Eunous, une nouvelle guerre servile éclata en Sicile (104-100 av. J.-C.). Ce soulèvement fut mené par un chef charismatique, du nom de Salvius, qui prétendait lui aussi posséder le don de divination.
Dionysos en Campanie
En choisissant de se référer à Dionysos, Spartacus se révèle particulièrement habile. Ce dieu était adoré en Thrace, mais aussi en Italie du sud. En Campanie, région de Naples, où éclata la révolte, Bacchus faisait figure de protecteur du Vésuve, comme le montre une fresque découverte à Pompéi, aujourd’hui exposée au musée archéologique de Naples. Or, c’est au sommet de ce volcan, véritable forteresse naturelle, que Spartacus et ses hommes se réfugièrent dans les premiers temps de la révolte. Peut-être leur avait-il fait croire que Dionysos lui-même lui avait désigné ce lieu.
Après la répression des Bacchanales en 186 av. J.-C., Rome ne parvint pas à éradiquer le culte incriminé, comme en témoigne l’extraordinaire fresque de la Villa des Mystères, à Pompéi, réalisée dans les années 70 av. J.-C, c’est-à-dire à peu près à la même époque que la révolte de Spartacus.
Depuis sa découverte au début du XXe siècle, ce chef-d’œuvre de la peinture romaine a fait l’objet de diverses interprétations, parfois contradictoires. Une certitude néanmoins : la fresque est en lien avec Dionysos, représenté mollement étendu dans les bras d’une femme. Il paraît à la fois ivre et heureux.
D’autres scènes suggèrent des pratiques mêlant érotisme et extase. On voit une ménade, c’est-à-dire une femme possédée par le dieu, en train de danser, tout en jouant avec les cymbales qu’elle tient au-dessus de sa tête. Elle exécute une danse rythmée et bondissante, si bien que, sous l’effet du mouvement, sa tunique se soulève largement, dévoilant son dos et ses cuisses.
La femme de Spartacus se livrait peut-être, elle aussi, à de telles transes lorsque, possédée par son dieu, elle proclamait que son époux était le révolutionnaire choisi par Dionysos venu inverser l’ordre du monde romain en faveur des défavorisés.
Christian-Georges Schwentzel intervient dans « Spartacus et les gladiateurs », numéro inédit de « Secrets d’Histoire », présenté par Stéphane Bern, mercredi 20 novembre 2024, sur France 3.