Pour le Centenaire d’Auguste Comte
Auguste Comte, — qui l’eût pu croire ? — est à la mode. On célébrait hier son centenaire. Son monument s’élevait à deux pas de cette Sorbonne, dont les « titulaires » de philosophie l’ont si longtemps attaqué, méconnu, raillé même. Un ministre de la Guerre « se mobilisait » pour faire l’éloge de ce pacifique. C’est le moment de reparler de lui. Puisque, selon le mot de l’un de ses plus illustres disciples, « nous oublions trop souvent, non seulement qu’il y a une âme de bonté dans les choses mauvaises, mais aussi qu’il y a une âme de vérité dans les choses fausses[1], » c’est le moment de nous en souvenir. Non contens de le commémorer, puisqu’on se dispute Auguste Comte, c’est le moment d’intervenir au partage de ses idées. Cherchons donc « l’âme de vérité » qu’enferme le positivisme ; et, pour la découvrir, au lieu de recommencer une analyse vingt fois déjà faite, distinguons d’abord trois choses dans l’œuvre du maître : une partie négative, ou critique ; — une méthode ; — et une partie dogmatique, ou, si je l’ose dire, « constructive. »
On ne saurait d’ailleurs étudier de trop près, ou sous assez d’aspects différens ni trop diligemment, le penseur dont l’influence, depuis un demi-siècle, s’est partout fait sentir, à l’étranger, dans le monde entier, non moins profondément qu’en France, aux États-Unis comme en Italie, au Brésil comme en Angleterre, dans le domaine de l’art comme dans le domaine de la science, et à qui les dilettantes peuvent bien reprocher « d’avoir mal écrit, » mais que la lourdeur de son style n’empêche pas d’être, avec Descartes, dans l’histoire de la pensée philosophique, le plus grand nom dont nous puissions, et à bon droit, nous enorgueillir.
Il faut abattre, avant de reconstruire, et surtout il faut déblayer. Pour fonder sa doctrine, Auguste Comte a donc dû montrer ce que les doctrines antérieures avaient de ruineux et c’est ainsi que comme critique, nul n’a mieux démêlé que lui l’erreur fondamentale et commune du XVIIIe siècle. Qu’y a-t-il en effet de commun entre des esprits aussi différens que Montesquieu, Voltaire et Rousseau, auxquels j’ajouterai, comme n’occupant pas une moindre place et n’ayant pas exercé, dans l’histoire des idées, une moindre influence, Diderot et même Helvétius ? Ce n’est pas précisément l’idée de la bonté naturelle de l’homme, et Voltaire, par exemple, en est fort éloigné. Ce n’est pas non plus l’idée de la toute-puissance de l’éducation, et Diderot, à défaut de Voltaire, ou même Rousseau, se seraient chargés de faire voir ce qu’il y a de sophistique dans la pédagogie d’Helvétius. Mais divisés et opposés qu’ils étaient en tant de points, c’est sur un autre que l’entente s’est faite entre eux ; et la croyance qu’ils ont tous partagée, c’est celle qu’Auguste Comte a si bien définie quand il a appelé l’attention sur celle « tendance générale, inévitablement propre au grand préjugé révolutionnaire, à entretenir directement des habitudes éminemment perturbatrices, en disposant exclusivement à chercher dans l’altération des institutions légales la satisfaction de tous les besoins sociaux. »
N’insistons pas, pour le moment, sur ce que cette observation contient de « positif, » — et que l’on pourrait résumer en disant qu’aux yeux d’Auguste Comte, « la question sociale est avant tout une question morale, » — mais on ne saurait mieux mettre en lumière l’erreur commune des encyclopédistes, et celle qui suffirait, toute seule, à creuser un abîme entre l’esprit du XVIIIe siècle et l’esprit du siècle précédent. Car, on avait cru jusqu’alors que la question sociale est une question morale, — Quid leges sine moribus ? — et que le perfectionnement de la société politique ou civile n’est qu’une conséquence ou une résultante du progrès de chacun de nous vers la lumière et dans la morale. Mais les encyclopédistes, eux, sont venus enseigner que « les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation ; » et que c’est donc là qu’ « il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ces vices ; et c’est comme s’ils eussent dit que la question morale, par un renversement du « pour au contre, » est devenue désormais une question sociale. Entendez que désormais ce n’est plus de lui-même, principalement et essentiellement, ce n’est plus de la surveillance qu’il exerce sur ses instincts et sur ses passions, de la contrainte qu’il s’impose, et de son effort vers le mieux que dépend la malice ou la bonté de chacun de nous, c’est de l’institution sociale. Changeons les lois, nous changerons les hommes ! Nos crimes ou nos vices ne nous sont pas imputables, mais à la « législation ; » et en effet n’est-il pas vrai que le vol serait inconnu si la propriété n’existait pas ? Il n’y aurait pas non plus d’adultère s’il n’y avait pas de mariage ; et quel plus sûr moyen d’empocher ou de prévenir le premier, que de supprimer le second ? Ou encore et plus généralement, toutes nos fautes étant celles de l’institution sociale, tous nos défauts aussi, ce n’est donc plus nous, nos mœurs ni nos cœurs, qu’il est désormais question de réformer, mais le « gouvernement, » toute espèce de gouvernement ; et ainsi se trouve introduite la pire erreur que peut-être on ait jamais commise en matière de philosophie sociale, puisque le terme nécessaire en est l’autonomie de l’individu, ou moins pompeusement, et en meilleur français, mais surtout plus clair, son entière irresponsabilité.
Quelle est cependant la source de l’erreur ? Auguste Comte nous l’a également indiqué, et tout le mal est venu du subjectivisme. Le « subjectivisme, » on le sait, n’est autre chose que le nom savant, ou pédantesque, mais commode après tout, de ce qu’on appelait autrefois l’excès ou l’exagération du sens propre et individuel. De le définir avec une entière exactitude, il n’y faut pas songer, puisqu’il peut y en avoir tout autant de formes, d’espèces ou de variétés, qu’il y a d’individus qui se piquent de penser par eux-mêmes, c’est-à-dire « de ne recevoir aucune chose pour vraie qu’ils ne la connaissent évidemment être telle : » on ne pourrait qu’essayer d’en raconter l’histoire, et ce n’en est pas présentement le temps. Aussi bien suffit-il ici pour notre objet qu’aux environs de 1827, Victor Cousin eût érigé le subjectivisme, sous le nom de « méthode psychologique, » en juge souverain de la vérité. Chacun de nous a le droit, que dis-je ? le devoir, de se faire à lui-même son système du monde ou son De natura rerum, « son petit religion à part soi, » et le moyen en est le plus simple qu’on puisse imaginer. Nous n : avons qu’à descendre en nous-mêmes, pour y trouver, et pour en ramener l’homme, le monde et Dieu. On remarquera la coïncidence de cet enseignement avec l’exaltation du Moi dont s’inspirait alors le romantisme, précisément à la même époque ; et on admirera sans doute que, durant cinquante ans, l’Université de France ait fondé sur ce paradoxe le branlant édifice de sa « philosophie d’Etat. » Peut-on même dire qu’elle y ait renoncé de notre temps ? et que fait-elle quand nous la voyons donner pour base à sa morale le « respect de soi-même » ou « le sentiment du devoir ? » Elle oublie que le monde est plein d’une infinité de gens qui n’ont pas le sentiment du devoir, et qui mettent une infinité de choses au-dessus du respect d’eux-mêmes.
Ce n’était pourtant pas que Comte ne l’eût avertie du danger, et, à cet égard, on peut soutenir que sa théorie de la connaissance est dirigée tout entière contre le « subjectivisme. » « Sous aucun rapport, écrivait-il en 1830, il n’y a place pour cette psychologie illusoire, dernière transformation de la théologie, qu’on tente vainement de ranimer aujourd’hui, et qui, sans s’inquiéter ni de l’étude physiologique de nos organes intellectuels, ni de l’observation des procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recherches scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamentales de l’esprit humain, en le contemplant en lui-même, c’est-à-dire en faisant complètement abstraction des causes et des effets. » Et un peu plus loin : « Les résultats d’une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens cultivent ainsi la psychologie, ils n’ont pu encore convenir d’une seule proposition intelligible et solidement arrêtée… L’observation intérieure engendre presque autant d’opinions divergentes qu’il y a d’individus croyant s’y livrer. » On ne saurait guère condamner le subjectivisme ; en termes plus formels, et, — disons-le tout de suite, — c’est un point de sa doctrine sur lequel Auguste Comte n’a jamais varié.
En quelque ordre de choses que ce soit, il y a donc, et supposé qu’on ne le connaisse pas actuellement, il doit y avoir un critérium ou un juge de la vérité. Ce « critérium » est toujours extérieur à l’individu, et ce « juge » n’est jamais nous. La vérité ne dépend pas de l’adhésion que nous lui donnons. Elle est au-dessus, ou en dehors de nous, soustraite en fait et par définition aux fluctuations des opinions personnelles. C’est ce que personne peut-être n’a mieux vu qu’Auguste Comte, et depuis lors, dans la voie qu’il avait ouverte, c’est l’idée qu’un Claude Bernard, en médecine, un Renan, dans le domaine de l’exégèse et de la philologie, un Taine, en critique, se sont efforcés de faire prévaloir contre le « subjectivisme » de leurs contemporains. Les opinions ne sont pas libres. Est-ce qu’on est libre de croire que c’est le soleil qui tourne autour de la terre ou que la vie s’engendre directement de la matière ? On ne l’est pas davantage en histoire, en morale, en sociologie, non pas même en littérature ou en art, d’avoir une opinion, son opinion et, comme on dit, son goût : il y a toujours un critérium, un fondement objectif du jugement critique. Et on peut d’ailleurs se tromper dans l’application de ce critérium, ce qui est l’une des origines de la diversité des opinions des hommes ! On peut ne pas savoir où est ce critérium, auquel cas l’obligation qui s’impose à nous, la première et la plus impérieuse, est donc alors de le chercher. Mais qu’il existe, voilà ce qui n’est pas douteux. La langue elle-même ne le déclare-t-elle pas quand elle parle de « lois positives, » de « morale positive, » de « religions positives ? » Toutes ces expressions impliquent la réalité de leur objet. Elles impliquent surtout celle de l’idée inaccessible ou cachée, dont elles ne sont que l’imparfaite et changeante traduction. Et, le subjectivisme nous apparaissant ainsi comme la négation, non seulement de la science, mais de la société même, — en tant qu’elle ne peut reposer que sur une communauté de croyances, — voilà pourquoi, dans la lutte éternelle contre le subjectivisme, et le dilettantisme, et le scepticisme, et l’individualisme, les croyans, tous les croyans, de quelque croyance qu’ils se réclament, n’auront jamais de plus sûr allié qu’Auguste Comte et le positivisme.
Mais, dira-t-on peut-être ici, le même Auguste Comte n’a-t-il pas enseigné qu’il n’y a qu’une « maxime absolue » qui est qu’il n’y a rien d’absolu ; et si tout est « relatif, » par quel biais accorderons-nous la condamnation du subjectivisme avec cette universelle « relativité ? » De la façon la plus simple du monde, et rien qu’en distinguant avec un peu de soin les différentes interprétations que l’on a données de la « relativité de la connaissance. » On n’entend en effet ni la doctrine, ni le mot même, quand on essaie de leur faire dire, comme au subjectivisme, que toutes les opinions sont également vraisemblables, et même légitimes, du moment qu’elles sont nôtres. Aucun de ceux qui ont fait, de la « relativité de la connaissance, » le fondement de leur philosophie ne l’a ainsi comprise, pas même Protagoras ; et, pour qu’elle souffrît cette interprétation dérisoire, il a fallu que « la littérature » s’en emparât. Mais ce qu’ils ont voulu dire, c’est, en premier lieu, que nos connaissances dépendent de la nature de nos moyens de connaître, et, par exemple, que si nous avions, tous tant que nous sommes, d’autres sens, ou six sens au lieu de cinq, ou le crâne fait d’une autre sorte, le monde extérieur nous apparaîtrait peut-être sous un aspect assez différent de celui que nous lui prêtons ; et ils peuvent bien le dire, mais ils n’en savent rien ! Ils ont voulu dire, en second lieu, que nous ne connaissions jamais rien directement, ou immédiatement, pas même nous, mais toujours en l’opposant à nous-mêmes ou à autre chose, et, par exemple, que le chaud et le froid, le clair et l’obscur, la vertu et le vice, le bien et le mal, le juste et l’injuste ne se définissent et même ne se conçoivent que par et dans leur contraste et leur opposition. C’est ce qui paraît assez probable ; et c’est là-dessus qu’Hegel a fondé son paradoxe fameux de l’Identité des contradictoires. Et ils ont voulu dire enfin, comme Auguste Comte précisément, que nous ne connaissions jamais un fait qu’en relation avec d’autres faits et, par exemple, avec les antécédens et les conséquens qui le déterminent. Qu’y a-t-il là de « subjectif ? » et, pour achever de couper tous les liens qu’on essaierait d’établir entre le « subjectivisme » et la doctrine du « relativisme, » ne suffit-il pas que nous ne soyons les maîtres ni de nos impressions, ni des faits, ni des relations que ces faits soutiennent entre eux ?
En revanche, du « relativisme » ainsi conçu, ce qui résulte nécessairement et ce qui est, en un certain sens, tout le positivisme, c’est que la science, de quelque progrès ultérieur qu’elle se flatte, ne saurait jamais atteindre l’absolu. Son objet n’est que de « déterminer les phénomènes les uns par les autres, d’après les relations qui existent entre eux ; » et son ambition la plus haute ne saurait donc aller au-delà d’une « coordination de faits. » Elle n’est qu’un système de rapports, ou, si l’on le veut encore, elle n’est qu’une « représentation. » La chose en soi, la cause des faits lui échappe. Elle s’égare en les poursuivant. « La substitution nécessaire du relatif à l’absolu, » tel est l’instrument de son progrès, la loi de sa méthode, le terme idéal ou hypothétique de son achèvement. « Dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n’avons nullement la prétention d’exposer les causes génératrices des phénomènes. » Nous n’avons besoin de savoir ni ce que c’est que la force pour faire de la physique, ni, pour faire de la physiologie, de savoir ce que c’est que la vie. On pourrait même prouver par l’histoire que des préoccupations de ce genre, bien loin de favoriser la recherche scientifique, l’ont, au contraire, longtemps entravée. Les anciens disaient, et avec raison, « qu’il n’y a de science que du général ; » nous pouvons dire, nous, « qu’il n’y a de science que du relatif ; » nous devons le dire ; et cela équivaut à dire que la recherche de l’absolu est proprement « anti-scientifique. »
Faut-il d’ailleurs en conclure qu’elle soit vaine ? Je ne le crois pas, et Auguste Comte s’en est plus tard lui-même aperçu. Mais elle est « anti-scientifique ; » il n’appartient pas à la science de s’en occuper ; et la raison en est que la science n’en a pas les moyens. C’est ce qui résulte de la notion même de la science, telle qu’Auguste Comte l’a déterminée. Et, non seulement cette notion n’a rien d’arbitraire, mais elle s’est dégagée de l’enquête à la fois la plus approfondie et la plus étendue que peut-être on ait jamais faite sur la nature, sur les rapports, sur l’enchaînement des sciences particulières entre elles. Ce n’est pas un théologien, ni même un métaphysicien, ce n’est pas un « philosophe ; » c’est un « savant » qui a posé les bornes de la science, ou plutôt qui les a reconnues. Il a fait plus ! Il a montré que le progrès de la science, en général, était étroitement solidaire de la « substitution du relatif à l’absolu. » L’histoire des sciences lui a servi de preuve. Et, encore une fois, il n’a pas pour cela supprimé l’absolu. Il a pu l’essayer, mais il n’y a pas réussi. Il ne l’a essayé qu’en transgressant lui-même, nous l’allons voir, les principes de sa méthode ; et il n’y a pas réussi, parce que l’idée du « relatif » implique nécessairement celle de l’« absolu. » Est-ce d’ailleurs l’ « absolu » qui conditionne le « relatif ? » Est-ce le « relatif » qui nous suggère l’idée de l’ « absolu ? » C’est une autre question. Mais, depuis Auguste Comte, ce qui n’en fait plus une, c’est que l’esprit humain, s’il atteint l’absolu, n’y saurait arriver par le chemin de la science, et je ne considère pas la démonstration perpétuelle que le fondateur du Positivisme en a donnée comme le moindre service qu’il ait rendu, ni le moindre hommage, si je l’ose dire, à des Dieux qui n’étaient pas les siens.
Il y a déjà, comme on le voit, beaucoup à prendre dans la partie critique du positivisme. L’erreur fondamentale du XVIIIe siècle et de la « philosophie révolutionnaire » mise en pleine lumière et condamnée par ses conséquences ; le « subjectivisme » ramené au scepticisme, dont il n’est, à vrai dire, que le masque, et démontré comme tel non moins dangereux à la société qu’à la science ; la science renfermée dans ses justes limites et repoussée d’un domaine qui ne saurait être le sien ; — ce ne sont pas là choses indifférentes ; et le positivisme ne consistât-il qu’en ces trois points, il contiendrait déjà plus de vérité qu’on n’en trouve dans la philosophie tout entière de Victor Cousin ou de Jules Simon. Mais, de même qu’avant lui l’illustre auteur de la Critique de la raison pure, et conformément à la tactique de tous ceux qui ne croient pas que la critique soit en elle-même un but, mais seulement un moyen, Auguste Comte ne s’est pas contenté de détruire pour le plaisir enfantin et sauvage de détruire ; il a prétendu remplacer ce qu’il détruisait. Son œuvre est une construction. Il s’agit de voir quelles parties en sont actuellement subsistantes, et, auparavant, quelle méthode il y a employée.
Le premier caractère en est d’être « objective. » J’ai rappelé plus haut la grande règle cartésienne, de « ne recevoir aucune chose pour vraie qu’on ne la connaisse évidemment être telle ; » et, indépendamment de la question très obscure de savoir ce qui est évident, il l’est sans doute que cette formule est la formule même du subjectivisme. Je ne reçois pour vrai que ce que je connais, c’est-à-dire ce que je juge être tel, moi qui connais ; et il m’appartient donc, premièrement de le « juger, » et secondement de le « recevoir, » ce qui fait, pour ainsi parler, deux opérations souveraines : entendez deux opérations dont il ne saurait y avoir ni recours, ni appel. Mais, au contraire, pour Auguste Comte, un fait n’est un fait qu’à la condition de l’être pour tout le monde, ce qui est la définition même de l’objectivité, et qu’autant qu’il est engagé dans un système de dépendances mutuelles, ce qui en est la démonstration. Voici, à cet égard, une citation caractéristique : « Si l’on considère l’ensemble des organismes possibles, soit effectifs, soit même fictifs, on reconnaît aisément que, quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous les animaux, les connaissances réelles propres aux diverses races ont cependant un fond commun qui est seulement plus ou moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits, mais radicalement homogènes. Cette conformité nécessaire est indispensable pour la partie expérimentale de chaque notion, puisque nos impressions personnelles n’y servent surtout que d’intermédiaires indispensables à la manifestation des rapports externes, et elle est assurément encore plus évidente pour la partie purement rationnelle, puisque les diverses intelligences ne sauraient aucunement différer quant à la nature élémentaire des déductions ou des combinaisons, malgré leur aptitude très inégale à les former ou à les prolonger. » Et il ajoute : « On ne pourrait méconnaître cette universalité fondamentale des lois intellectuelles sans être pareillement conduit à nier aussi celle de toutes les autres lois biologiques. »
Comme conséquence, — prenons donc les faits tels qu’ils nous sont donnés, dans leur enchaînement ou dans leur dépendance mutuelle, et sans nous inquiéter plus qu’il ne le faut des relations qu’ils ont avec nos facultés de connaître. Le monde est-il ou n’est-il pas ce qu’il nous paraît ? Aucune recherche n’est plus oiseuse ! Pour de fort bonnes raisons, il y a tout lieu de croire que ni nos sens ni notre raison ne nous trompent. Mais, supposé que le monde en soi, dans son essence ou dans son fond, fût autre chose que ce qu’il nous paraît, les rapports des faits qui le constituent pour nous demeureraient les mêmes. Que voulons-nous davantage ? Une « illusion » constante et perpétuelle n’est pas plus une « illusion » qu’une « hallucination vraie » n’est une « hallucination. » Si d’ailleurs nous doutions de la solidité de la science, il suffirait, pour nous rassurer, de ce fait que l’expérience vérifie tous les jours quelqu’une des inductions rationnelles de la théorie. Les exemples en sont classiques. Le raisonnement prévient l’expérience, et l’expérience prouve le raisonnement. Et, pour tous ces motifs, témoins ou spectateurs impersonnels et désintéressés des faits, nous n’avons, nous, qu’à les enregistrer, qu’à les classer, ou, comme on dit, à les « sérier, » pour essayer d’entrevoir les rapports qui les lient ; qu’à nous garder d’ailleurs de conclure au-delà de ce qu’ils contiennent ; et si quelqu’un d’eux nous étonne ou nous surprend d’abord, s’il met notre science en défaut ou parfois en déroute, nous n’en avons enfin qu’une leçon à tirer, qui est que le vaste monde enferme plus de choses que notre philosophie, toujours un peu courte, n’en saurait connaître ou imaginer.
Je dis que cette méthode, si jamais nous pouvons l’appliquer, sera la méthode idéale. Que de questions elle supprimera dont l’intérêt n’est fait, à proprement parler, — comme la question de la « réalité du monde extérieur » ou celle de la « communication des substances, » — que de l’impossibilité même où nous sommes de les résoudre, et de la virtuosité que nous déployons pour essayer de nous persuader que nous les résolvons en les escamotant ! Non sunt entia multiplicanda præter necessitatem, disait la philosophie du moyen âge. Que de progrès nous réaliserons, si nous expulsons jamais du domaine de la science, et surtout de la « sociologie, » tant d’entités qui les embarrassent ou qui les encombrent encore, tant de métaphores que nous prenons pour des réalités, tant de comparaisons que nous acceptons pour des raisons ! Mais, si nous réussissons jamais à nous convaincre que notre mentalité n’est pas la mesure du possible, ni seulement du réel ; et qu’au contraire c’est en nous, dans notre attachement à notre propre sens, dans notre effort conscient ou inconscient pour accommoder la vérité du fait aux exigences de notre esprit, dans notre orgueil intellectuel, que se rencontre le principal obstacle aux progrès de notre connaissance et à l’avancement de la vérité, c’est alors que le positivisme pourra célébrer sa victoire ; et nous, c’est alors que nous verrons notre victoire dans la sienne, puisqu’elle sera celle de l’ « objectif » sur le « subjectif, » et de la vérité vraie sur ce que nous avons en nous, et autour de nous, de puissances ennemies qui conspirent à la méconnaître, ou à la défigurer, ou à l’altérer. C’est ce que l’on veut dire, en disant de la méthode d’Auguste Comte que le premier caractère en est d’être « objective. »
Le second caractère en est d’être « évolutive. » Je ne fais pas allusion, en écrivant ce mot, à la « loi des trois états, » où ses « disciples » ont bien pu voir « la plus importante de ses découvertes, » mais qui n’est pas tout le positivisme, et que je prétends même qu’on en peut utilement détacher. Veut-on d’ailleurs la conserver ? On le peut ! et il suffit que les trois états, théologique, métaphysique et positif, coexistent de tout temps dans la réalité présente, au lieu de s’être, comme l’enseignait Comte, succédé dans l’histoire. Ni la science ne triomphera de la philosophie, ni la philosophie ne prévaudra contre la religion. Le besoin de croire est inhérent à la nature humaine ; il en est un attribut ou un caractère essentiel, comme le besoin de respirer, et quand on essaie de le détourner de son objet légitime, Comte lui-même, avec sa religion du « Grand être, » ne nous est-il pas un assez éloquent témoin des conséquences auxquelles on aboutit ? Mais ce que je veux dire, c’est qu’en passant de l’inorganique à l’organique, des sciences de la matière aux sciences de la vie, de la physique à la biologie, Comte a reconnu qu’il lui fallait élargir sa méthode, et, selon ses propres expressions, du point de vue statique, passer au point de vue dynamique. « En présence des êtres organisés, a-t-il dit, on s’aperçoit que le détail des phénomènes, quelque explication suffisante qu’on en donne, n’est ni le tout, ni même le principal ; que le principal, on pourrait presque dire le tout, c’est l’ensemble dans l’espace, le progrès dans le temps ; et qu’expliquer un être vivant, ce serait montrer la raison de cet ensemble et de ce progrès qui est la vie même. » C’est ce qu’il a essayé de faire ; et ici, les conclusions où sa tentative l’a conduit sont assez importantes pour qu’on le laisse parler lui-même[2].
« Il est clair que les variations continues des opinions humaines, selon le temps ou suivant les lieux, n’affectent pas l’uniformité radicale de l’intelligence humaine… Le spectacle de ces grands changemens n’a pu faire croire à l’incertitude totale de nos connaissances quelconques que par suite même de la prépondérance, jusqu’ici plus ou moins persistante — 1842 — d’une philosophie absolue, qui ne permettrait pas de concevoir la vérité sans l’immuabilité. Une autre conséquence, plus fréquente et non moins funeste, de ce vicieux régime intellectuel, se trouve parallèlement dissipée par la philosophie positive, toujours sagement relative, sous l’ascendant universel de l’esprit sociologique, c’est la tendance, aujourd’hui si commune, surtout chez les hommes éclairés, à une absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne, en interprétant la plupart des opinions antérieures de l’humanité comme l’indice d’une sorte d’étal chronique d’aliénation mentale qui aurait persisté jusqu’à ces derniers siècles… La saine philosophie, restituant enfin à notre intelligence ce mouvement normal, sans lequel, à aucun égard, on ne saurait concevoir la vie, explique donc le cours général des opinions humaines pendant les diverses phases qui devaient préparer notre virilité mentale, d’après le principe nécessaire d’une harmonie croissante, entre les conceptions et les observations qui nous ont fait journellement sentir la réalité progressive de nos différentes notions positives depuis que la recherche des lois commence à prévaloir sur celle des causes. C’est ainsi que l’esprit sociologique pouvait seul constituer une philosophie éminemment relative en rendant toujours prépondérante la considération universelle d’une évolution fondamentale, assujettie à une marche déterminée, et dominant, à chaque époque, l’ensemble de nos pensées quelconques. »
On a reconnu le principe même de l’évolution, sept ou huit ans avant que l’eût énoncé M. Herbert Spencer, et quinze ans avant que Charles Darwin, en y mêlant la question de l’origine ou de la transformation des espèces, l’eût rendu plus accessible, d’une part, à l’imagination populaire, mais, d’une autre part, plus contestable, en le faisant dépendre d’une démonstration que la science naturelle n’a pas encore fournie. J’ai fait ailleurs observer que, vers le même temps qu’Auguste Comte, — 1813-1845, — celui qui devait être un jour le cardinal Newman faisait du même principe, dans son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, une des plus belles applications que l’on connaisse. Dans l’un et dans l’autre cas, c’était le concept même de science qui se modifiait. Immutabilité du dogme, ou, comme disait Comte, « immuabilité » des lois de la nature, on s’apercevait que, s’il y a malheureusement une manière étroite, il y a pourtant aussi une manière large de se les représenter, et, — la phrase est de Comte, — « que le spectacle des grandes variations dogmatiques, si dangereux à contempler pour tant d’intelligences mal affermies », si ; convertit de ce point de vue, c’est-à-dire du point de vue de l’évolution, « en une source directe et continue de l’harmonie la plus durable et la plus étendue. » La vérité ne change pas ! Elle est, de sa nature, toujours complète et définitive. Mais la connaissance que nous en avons n’est jamais adéquate ; la science ne se développe, elle ne s’enrichit que successivement ; et, — cette autre phrase est de Newman : — « Nous soutenons que, par la nature de l’esprit humain, le temps est nécessaire pour l’intelligence complète et le développement des grandes idées ; et que les vérités les plus élevées et les plus merveilleuses, bien que communiquées au monde une fois pour toutes par des maîtres inspirés, ne sauraient être comprises tout d’un coup par ceux qui les reçoivent[3]. » Il n’est même pas besoin de changer ici l’expression de Newman, — inspired teachers, — pour avoir la pensée d’Auguste Comte ; et c’est ce que l’on veut dire quand on dit que le second caractère de la méthode positiviste est d’être « évolutive. »
Le troisième caractère en est d’être « critique ; » et cela signifie d’abord qu’Auguste Comte a le respect de ce qui l’a précédé. La plupart de nos savans et de nos érudits, avec une rare et naïve insolence, — et sous le prétexte assez spécieux de remonter aux « sources » des choses, — s’emparent volontiers des questions qu’ils abordent comme si personne avant eux ne les avait traitées ou seulement soupçonnées. C’est la méthode « révolutionnaire ! » Ils sont victimes de cette tendance « à une absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne, » que Comte nous signalait tout à l’heure ; et aussi, quand par hasard ils se soucient de leurs prédécesseurs, n’en parlent-ils généralement qu’avec une ironie méprisante et hargneuse. Ils ignorent que le vrai caractère de l’histoire « consiste dans la prépondérance continue de la filiation sur la description, » et qu’il en est à cet égard des théories comme des hommes, que l’on peut sans doute autrement connaître, par d’autres moyens, mais jamais mieux ni plus à fond que quand on les connaît par leurs antécédens. Les théories, même scientifiques, — et à commencer par celle de la gravitation, que l’on pourrait, je pense, appeler la plus « achevée » de toutes, — ne sont jamais, elles deviennent toujours. Mais combien cela n’est-il pas plus vrai des théories sociales ou politiques, des théories esthétiques aussi, dont il n’y en a pas une qui se « démontre » ou qui se « prouve ; » et qu’il semble que l’on ne puisse concevoir que comme des moyennes entre deux extrêmes ! Le « naturalisme » dans l’art a certainement sa raison d’être ! Mais V « idéalisme » n’a-t-il pas aussi, — je ne dis pas également, — la sienne ? Le socialisme a-t-il toujours tort ? L’individualisme a-t-il toujours raison ? Il y a du vrai dans la théorie du progrès ! Mais n’y en a-t-il pas dans la théorie de la dégénérescence ou de la régression ? Et le moyen de nous en rendre compte, si nous n’étudions pas les doctrines dans leur passé, dans leur développement, dans leurs origines, et d’un seul mot dans leur genèse ?
C’est encore ce qu’Auguste Comte a très bien vu. Il a vu que la vérité, notre vérité, celle que nous pouvons atteindre avec et par nos seules forces, n’étant jamais qu’une approximation de la vérité vraie, elle ne se dégage de nulle part mieux, ni plus naturellement, on serait tenté de dire automatiquement, que de la connaissance, de l’appréciation, de la critique des efforts qu’on a faits pour l’atteindre. Les problèmes sont toujours les mêmes : il ne s’agit que d’une « mise au point. » Comment donc y procéderait-on, si l’on ne connaissait l’état antérieur ? et de quel progrès pourrait-on se flatter ? Quand la connaissance des erreurs du passé ne nous permettrait que de les éviter à notre tour, ce serait déjà quelque chose ! Mais, de plus, l’erreur est suggestive ; des moyens de la corriger. Si nous avons reconnu par quel endroit d’elle-même une théorie est fausse, et de quelle manière elle est fausse, par insuffisance d’expérimentation, ou de raisonnement, ou de preuve ; parce que les conclusions en ont dépassé les prémisses ; ou parce que, d’un point de fait, on en a fait une question de métaphysique, c’est comme si la critique nous indiquait la voie qu’il nous faut suivre.
Attachons-nous donc à la critique. Faisons de l’histoire des problèmes une introduction à leur solution. Pour constituer la « science sociale, » étudions les entreprises que l’on a faites avant nous, et dont l’objet, comme le nôtre, était de la constituer. C’est le seul moyen qu’il y ait de ne rien perdre du long labeur de l’humanité. Nous ne sommes pas les premiers hommes. La science même la plus abstraite sera ainsi traitée du point de vue que Comte appelle sociologique. « L’indispensable complément de la logique positive consiste dans le mode historique proprement dit, constituant l’investigation, non seulement par comparaison, mais par filiation graduelle. » Cette « nouvelle méthode » est « la plus transcendante de toutes. » Elle est le procédé « sans lequel l’accumulation de toutes les autres ressources deviendrait presque toujours insuffisante et même illusoire. » Elle est aussi celui qui, parce qu’il s’inspire de la solidarité qui lie les générations des hommes, la fortifie conséquemment elle-même d’âge en âge. Et nous, parce que le procédé, n’a évidemment de fécondité que dans la mesure où ses résultats se précisent en jugemens de valeur ou en opinions critiques, c’est ce que nous avons voulu dire, en disant que le troisième caractère de la méthode positiviste était d’être « critique. »
Ne serions-nous pas après cela de grands sots, — c’est en vérité le seul mot qui convienne, — si, parce qu’Auguste Comte a fait de sa méthode quelques applications qui nous paraissent fausses, nous étions systématiquement en défiance de cette méthode même ? En réalité, comme indication générale de la marche à suivre par l’esprit humain dans la recherche de la vérité, sa méthode, objective, évolutive et critique, n’a les défauts ni de la méthode subjective, qui confond perpétuellement les conditions des faits avec celles de notre mentalité, ni ceux de la méthode empirique, dont le principal est de poser qu’à tout moment de la durée, ce que nous pouvons savoir, nous le savons d’une science certaine et indéfectible. Elle a cet autre et grand avantage de couper court aux questions inutiles : Utrum chimæra bombinans, etc., quelle abandonne aux méditations des curieux ou plutôt des oisifs. Elle a dans sa définition de quoi se corriger elle-même. Et, pour ces motifs, si les conclusions où elle a conduit Comte nous paraissaient inacceptables, cela ne prouverait rien contre elle, mais seulement contre Comte. J’ose d’ailleurs ajouter que, des conclusions du positivisme, il y en a quelques-unes au moins de dignes d’être retenues, et c’est ce qu’il me reste à montrer maintenant.
« Nul n’a mieux apprécié que moi le principal danger des utopies actuelles, qui, rétrogradant vers le type antique par une sotte ardeur de progrès, s’accordent à prescrire au cœur humain de s’élever, sans aucune transition, de sa personnalité primitive à une bienveillance directement universelle, dès lors dégénérée eu une vague et stérile philanthropie, trop souvent perturbatrice. » Ainsi s’exprimait Comte en 4840, dans la « Dédicace » de son Système de politique positive « à la Mémoire de Clotilde de Vaux, » et de là, comme il déduit, ou comme il induit, — c’est la même chose, — la « prépondérance continue du cœur sur l’esprit, » Littré, le plus infidèle, mais non pas le plus intelligent, ni le plus indulgent des disciples, en conclut que les années, la maladie, et l’amour avaient lamentablement affaibli le vigoureux esprit du maître. Le même Littré abuse également de ce que Comte, un peu plus loin, dans la même « Dédicace, » a écrit « que, depuis le moyen âge, le règne exceptionnel de l’esprit avait souvent altéré l’essor moral ; » et, tout exprès pour le réfuter, il fait cette belle découverte que « ni la famille, ni les liens du sang, ni le rôle et la dignité des femmes, ni le souci de la patrie, ni la charité envers les hommes, ni l’amour de l’humanité[4] » ne furent des vertus connues du moyen âge. Et, comment donc, ni Jeanne d’Arc n’a eu « le souci de la patrie, » ni saint Louis celui de « la charité envers les hommes ? » et nous, pour les éprouver, nous avons sans doute attendu que Danton eût institué le tribunal révolutionnaire. C’est aussi Mme Roland qui a eu le sentiment du « rôle et de la dignité de la femme, » et Marat qui a connu « l’amour de l’humanité ! » Mais, au lieu de fausser l’histoire, Littré eût mieux fait de lire plus attentivement son « maître » et de répondre aux argumens ou aux raisons par lesquelles Auguste Comte a justifié son dogme, — et que voici.
« Les superbes aspirations de l’intelligence à la domination universelle… n’ont jamais pu comporter aucune réalisation, et n’étaient susceptibles que d’une efficacité insurrectionnelle contre un régime devenu rétrograde. » Il n’y a rien de plus évident ; ce n’est pas l’intelligence qui gouverne le monde ; et les « intellectuels » peuvent bien, s’ils le veulent, s’en plaindre, les philologues et les chimistes, mais leurs plaintes ne prévaudront pas contre le « fait ; » et conformément à la méthode positiviste, avant de réagir contre le fait, il faudrait chercher l’explication ou la raison du fait même. Comte nous la donne. « C’est que l’esprit n’est pas destiné à régner, mais à servir, et, quand il croit dominer, il rentre au service de la personnalité, au lieu de seconder la sociabilité. » Voilà encore un « fait. » En fait, la domination de l’intelligence aboutit toujours à la théorie du « Surhomme. » Les « conducteurs de peuples » se croient aisément une autre espèce que le troupeau qu’ils guident ; l’opinion qu’ils se font d’eux-mêmes les isole ou les excepte de la foule de leurs semblables :
Nos, numerus sumus, fruges consumere nati ;
eux, sont rois ; et leur égoïsme aristocratique fait perpétuellement contrepoids, ou plutôt obstacle à la tendance de la société des hommes vers un idéal de justice et de fraternité. Aussi bien « le commandement réel exige-t-il par-dessus tout de la force, et la raison n’a jamais que de la lumière : il faut que l’impulsion lui vienne d’ailleurs. » D’où l’emprunte-t-elle donc ? D’une passion quelconque, répond Auguste Comte, et c’est-à-dire, en bon français, d’ « un motif personnel de gloire, d’ambition ou de cupidité. » C’est pourquoi « les utopies métaphysiques… sur la prétendue perfection d’une vie purement contemplative (il entend : d’une vie consacrée à ce que l’on appelle le culte désintéressé de la science) ne constituent que d’orgueilleuses illusions quand elles ne couvrent pas de coupables artifices ; » et c’est encore un « fait. » — « Comment cela ? dira peut-être quelque haut géomètre ou quelque obscur orientaliste. Quoi ! même si je fais solitairement du zend ou du sanscrit ? — Oui, dit encore Auguste Comte, même en ce cas ! « Lors même que l’impulsion mentale résulterait en effet d’une sorte de passion exceptionnelle pour la vérité, sans aucun mélange d’orgueil ou de vanité, cet exercice idéal, dégagé de toute destination sociale, ne cesserait pas d’être profondément égoïste. » Et, finalement, de conclure par ces fortes paroles, qu’on ne saurait assez recommander à tous ceux qui sont infatués de leur désintéressement, y compris les théoriciens de l’art pour l’art : « J’aurai bientôt l’occasion d’indiquer comment le positivisme, encore plus sévère que le catholicisme, imprime nécessairement une flétrissure énergique sur un tel type métaphysique ou scientifique, dans lequel le vrai point de vue philosophique fait hautement reconnaître un coupable abus des facilités que la civilisation procure, pour une tout autre fin, à l’existence contemplative. »
Non, en vérité, quoi qu’en puisse dire le sec Littré, ce ne sont pas là les paroles d’un fou ni d’un malade, et elles n’impliquent pas davantage un retour d’Auguste Comte à ce « subjectivisme » qu’il avait tant attaqué. Mais, le « cœur » ou le « sentiment, » pour Auguste Comte, ce n’est pas la sensiblerie, ni la sentimentalité, ni même la sensibilité, dans le vague de son indétermination naturelle, et en tant qu’adéquate à notre personnalité, mais c’est l’ensemble des « facultés affectives » en tant qu’elles ne sauraient s’exercer solitairement ; en tant que l’épanouissement en est conditionné par l’existence de nos semblables ; en tant qu’elles sont le lien ou plutôt le support de la société des hommes. Le sentiment, dans la terminologie d’Auguste Comte, c’est la faculté d’aimer autre chose que soi-même ; c’est la conscience instinctive, si j’ose rapprocher ces deux mots, de la solidarité qui lie l’homme à l’homme, dans l’espace comme dans le temps ; c’est l’impulsion qui nous fait hommes. Si le sentiment est supérieur à l’esprit, c’est de la supériorité du « devoir social » sur la préoccupation du « développement individuel, » de Mme de Chantal sur sa brillante petite-fille, de saint Vincent de Paul sur ce type d’intellectuel, et de névropathe, que fut René Descartes. « C’est ainsi que le principe positif, spontanément émané de la vie active, et successivement étendu à toutes les parties du domaine spéculatif, se trouve, dans sa pleine maturité, inévitablement conduit… à embrasser aussi l’ensemble de la vie affective, où il place uniquement le centre de la systématisation finale ; » et, de toutes les leçons d’Auguste Comte, je n’en sache guère de plus digne d’être retenue, ni qui soit plus féconde en heureuses conséquences, — à moins peut-être que ce ne soit sa théorie de l’Inconnaissable.
Je ne me rappelle pas qu’il l’ait lui-même assez nettement formulée nulle part. Mais elle est partout diffuse dans son Système de Politique positive ; et, si l’on veut après cela que l’honneur de l’avoir énoncée revienne à l’auteur des Premiers principes, M. Herbert Spencer, ce sera donc une excellente occasion, après en avoir vu la déformation sous la plume de Littré, de voir ce que la doctrine du maître est devenue aux mains d’un disciple de génie. Si nous avons en effet bien compris en quel sens le positivisme est une philosophie du « relatif, » cette philosophie implique nécessairement une affirmation de l’ « absolu. » « Dans l’affirmation même que toute la connaissance proprement dite est relative, est impliquée l’affirmation qu’il existe un non-relatif… De la nécessité même de penser en relations, il résulte ; que le relatif lui-même est inconcevable s’il n’est pas en relation avec un non-relatif réel… A moins d’admettre un non-relatif réel, le relatif lui-même devient absolu, et nous accule à la contradiction… Il nous est impossible de nous défaire de la conscience d’une réalité cachée derrière les apparences, et… de cette impossibilité résulte notre indéfectible croyance à cette réalité[5]. » Ce « non-relatif, » cet « absolu, » cette « réalité cachée », c’est ce que nous nommons du nom d’Inconnaissable. Si nous nous contentions, comme la sophistique antique et le subjectivisme pur, de dire de nos connaissances qu’elles sont relatives à nous, nous ne dirions rien, et nous prendrions une tautologie ou une identité, A est A, pour une explication. Si nous n’entendions la relativité que du rapport de nos connaissances et du système lié qu’elles forment entre elles, sans avoir d’ailleurs égard à l’arrière-fond que ces rapports manifestent, nous dirions déjà quelque chose de plus. Mais, dès que nous croyons à l’objectivité de la science, et nous avons vu que nous ne pouvions pas n’y pas croire, nous affirmons l’existence de l’Inconnaissable. Il n’est plus alors question que de savoir ce que c’est que cet Inconnaissable, et si peut-être, la science venant à nous manquer ici, nous n’avons pas cependant quelque autre moyen de l’atteindre.
Je n’examine pas aujourd’hui la question. Mais je ne m’étonne pas qu’un certain positivisme, à la Littré, qui n’est que le faux nom du matérialisme, ait tout fait pour se débarrasser de cet inconnaissable et n’y voie guère qu’un mot sous lequel nous nous déguiserions à nous-mêmes, en fait d’absolu, celui de notre ignorance. Ce « non-relatif » gêne les matérialistes, et ils ne veulent pas de cette « réalité cachée derrière les apparences. » Mais, au contraire, ce que je ne comprends pas, c’est qu’un savant jésuite allemand, le Père Grüber, dans un gros livre qu’il a consacré à Auguste Comte et au Positivisme, se soit acharné à « démontrer, » sans y réussir, que l’inconnaissable d’Herbert Spencer, n’était, ce sont ses mots, qu’une pure « monstruosité. » L’un des argumens dont il se sert est plus étrange encore ! « Qu’est-ce, dit-il, qu’un inconnaissable dont quelques fragmens, de loin en loin, viendraient à notre connaissance ? » En vérité, mon révérend Père, et pourquoi ne serait-ce pas le « Dieu caché » de l’Écriture, ou le « Dieu Inconnu » de saint Paul ? est-ce que nous connaissons tous les attributs de Dieu ? de ce que nous ne les connaissons pas tous, est-ce une raison de conclure que nous n’en connaissons aucun ? et si nous en connaissons un, cesse-t-il pour cela d’être un attribut de l’inconnaissable ? On « démontrerait, » par ce beau raisonnement, que, si nous ne connaissons pas le tout d’une chose, nous n’en connaissons rien, et cela est vrai métaphysiquement ou logiquement, mais cela ne l’est pas, en pratique ou en fait. A vrai dire, l’inconnaissable du positivisme se communique à nous par quelques-unes de ses modalités, comme le « Dieu caché » par quelques-unes de ses manifestations. Enarrant cœli gloriam Dei : l’inconnaissable se prouve en se manifestant dans la catégorie de la relation, j’aurais presque envie de dire : « en y tombant ; » et voilà, grâce à la science elle-même, la porte rouverte non seulement à la métaphysique, mais à la théologie.
Car il importe peu de quelle manière on essaie maintenant de se représenter cet inconnaissable ou même, avec l’agnosticisme, que l’on n’essaie pas de se le représenter du tout ! Ne confondons pas les problèmes. Tout ce que je veux constater ici, c’est que la théorie de l’inconnaissable donne, comment dirai-je ? une base ou un fondement scientifique à la religion. Le dernier terme du « relativisme » est de reconnaître et d’affirmer la nécessité logique de l’ « absolu » qui le conditionne : voilà ce qui est inattendu, et voilà ce qui est important. Une doctrine qui ne s’était proposé rien de plus essentiel que de ruiner l’affirmation de l’absolu, la ramène. Elle se couronne par l’affirmation de tout ce qu’elle avait prétendu renverser. Nous retrouvons Dieu au terme de la tentative la plus consciencieuse et la plus laborieuse que l’on eût entreprise pour essayer de s’en passer. Et par hasard, au cours de ce long effort, la tentative s’est-elle contredite ? la méthode s’est-elle démentie ? Non ! J’ai tâché de prouver qu’au contraire, ni l’une ni l’autre n’avaient cessé d’être conformes à elles-mêmes. C’est Auguste Comte, c’est Herbert Spencer qui ont bien raisonné, ce sont les autres qui ont trahi la doctrine, quand ils ont cessé d’y trouver la satisfaction des préjugés qui les y avait d’abord convertis. Et ils auront beau dire ! Après la reconnaissance de l’inconnaissable c’est encore Auguste Comte qui avait raison quand il a compris que la dernière conclusion du positivisme était l’établissement d’une religion.
A la vérité, cette religion, toile qu’il l’a conçue, n’en est pas une, si, — comme nous le croyons et comme l’a toujours cru l’humanité, même polythéiste ou fétichiste, — toute religion est d’abord une « théologie, » je veux dire une affirmation du Dieu vivant et de la nature des rapports que nous entretenons avec lui. Comte l’a bien senti lui-même, et sans doute ce n’est pas pour une autre raison qu’à cette humanité collective, dont il a fait l’objet du culte positiviste, il a imposé ce nom de « Grand Etre » qui lui a permis, aussi souvent qu’il en parlait, de lui prêter les attributs d’une personne réelle. Mais, si la religion du « Grand Etre » n’est pas une « théologie, » du moins est-elle une « sociologie ; » et cela est considérable ! Ils sont nombreux aujourd’hui, ceux qui vont répétant que la religion est « affaire individuelle, » et, s’ils entendent par là qu’aucune autorité de ce monde n’a sur nos croyances de droit de contrainte ou de coercition, ils ont raison. L’ont-ils encore, s’ils veulent dire que nos croyances ne regardent que nous ? Au moins n’est-ce pas l’avis de ceux qui en éprouvent l’intolérance, quand elles se font persécutrices : on pourrait prouver que les croyances de nos francs-maçons intéressent au premier chef tous ceux qui ne les partagent pas. Mais si l’on veut dire que l’accomplissement de l’obligation religieuse ne s’étend pas au-delà de la pratique des vertus personnelles, on ne saurait se tromper davantage sur le propre de toute religion, et c’est, ce que Comte a très clairement vu.
Il l’a même si bien vu que c’est ce qu’il reproche au catholicisme. « En célébrant dignement les mérites et les bienfaits du catholicisme, dit-il, l’ensemble du culte positiviste fera nettement apprécier combien l’unité fondée sur l’amour de l’humanité surpasse, à tous égards, celle que comportait l’amour de Dieu. » Et plus loin : « Le principe catholique, ne s’adapta jamais à la direction sociale que tenta de lui imprimer l’admirable persévérance du sacerdoce. » Sur quoi, peut-être, il eût pu réfléchir que le vrai principe du catholicisme, c’est précisément celui que « l’admirable persévérance du sacerdoce » a tenté d’imposer à « la direction sociale, » et que, contre un principe, on ne prouve rien en constatant qu’il n’a pas encore produit toutes ses conséquences. Les principes sont hors du temps, mais ils ne se réalisent pourtant que dans le temps, et par le moyen de la durée… Mais, oserai-je dire, en attendant, que si quelques catholiques, et notamment quelques démocrates chrétiens, veulent bien chercher dans le Système de Politique positive une démonstration de la religion comme sociologie, ils l’y trouveront ? Et qu’ils pourront hardiment s’en servir ? et que, cette sociologie, s’ils la sauvent du naufrage de la religion du « Grand Etre, » ce n’est pas seulement la mémoire d’Auguste Comte qui en aura profité ?
Ils pourront encore lui emprunter les argumens qu’il a fait valoir en faveur de l’indissolubilité du mariage, ou ce qu’il a dit de l’importance de la morale dans l’éducation. « L’efficacité didactique du sentiment a été jusqu’ici ignorée parce que la culture de l’esprit coïncidait, depuis la fin du moyen âge, avec l’inertie du cœur. Mais la subordination continue, à la fois spontanée et systématique, de l’intelligence à la sociabilité, qui constitue le caractère principal du positivisme, est aussi féconde en propriétés morales qu’en avantages théoriques. » Ils méditeront sa théorie de la séparation des pouvoirs, qui ne sont pas, à la vérité, l’exécutif et le législatif, mais le spirituel et le temporel. Au paradoxe individualiste, qui est « que nos droits n’ont de limites que celles de notre puissance, » ils opposeront la vérité sociale, qui est que « nul ne possède d’autre droit que celui de faire son devoir. » et s’ils trouvent avec nous qu’ici Comte va peut-être un peu loin ; s’ils n’admettent pas aisément avec lui que « dans l’état positif, l’idée de droit disparaît irrévocablement ; » ils feront attention que le même Comte en a donné la raison quand il a dit « qu’il ne peut exister de vrais droits qu’autant que les pouvoirs réguliers émanent de volontés surnaturelles ; » — et ils l’en croiront, je pense, volontiers. Stuart Mill écrivait, il y a déjà longtemps : « M. Comte est accoutumé à tirer de la discipline catholique la plupart de ses idées de culture morale. » Comment en serait-il autrement, si le fondateur du positivisme n’a jamais caché ce qu’il devait, par exemple, à Joseph de Maistre ? et nous, à notre tour, pourquoi ne l’y reprendrions-nous pas ?
Si cependant, — comme il faut tout prévoir, — on nous demandait de quel droit nous faisons un choix parmi les conclusions d’Auguste Comte, retenant les unes, rejetant les autres, et mutilant ainsi l’expression de sa pensée, nous pourrions répondre d’abord : du droit que Littré, son disciple, s’est attribué d’en faire autant, et de ne garder du « positivisme, » pour s’en porter le propagateur, que ce qui convenait à sa manière de penser. En quoi, d’ailleurs, nous serions intellectuellement plus honnête que lui, puisque enfin nous ne nous donnons pas comme positivistes, et qu’en reprenant notre bien, pour ainsi parler, dans l’œuvre d’Auguste Comte, nous n’essayons de faire croire à personne que nous en sommes les continuateurs. Il serait vraiment plaisant que le droit, si c’en est un, de défigurer la physionomie d’un système n’appartînt, qu’à ceux qui commenceraient par s’en constituer les défenseurs ; et plus plaisant encore que, pour ne partager pas toutes les opinions d’un maître, on fût destitué du droit d’en approuver aucune. Heureusement que la vérité scientifique ou philosophique n’a été donnée en propriété ou en monopole à personne, non pas même aux philosophes ni aux Académies, et, puisque aussi bien l’expérience nous apprend qu’elle est souvent mêlée d’erreur, ou, comme les métaux précieux, engagée dans une gangue dont on ne saurait l’isoler que par un traitement énergique, nous avons le droit de le lui appliquer.
C’est une superstition trop commune aujourd’hui que déconsidérer les systèmes philosophiques, — celui de Comte, ou celui de Kant, ou celui de Spinosa, — comme des systèmes clos, dont toutes les parties se tiennent, sont « causantes et causées, » se supposent réciproquement, s’entraînent et se commandent. Ni la logique n’a tant de rigueur, ni la pensée de cohérence. Sans compter que, si quelques systèmes sont nés pour ainsi dire tout entiers, et, d’abord, ont surgi tout armés du cerveau de leur inventeur, la plupart sont au contraire l’œuvre d’une formation successive ou évolutive, et, en parlant d’Auguste Comte, c’est le cas de nous en souvenir. De bons juges ont même soutenu qu’en passant « de la considération des choses inorganiques à celles de l’ordre vital, » Auguste Comte aurait vu « s’ouvrir devant lui une voie toute nouvelle, qui devait le mener à un point de vue entièrement opposé à celui où il s’était placé d’abord, et de son matérialisme géométrique le faire passer par degrés à une sorte de mysticisme. » C’est un peu trop dire, à notre sens, et l’opposition n’est pas si diamétrale. Il faut nous rappeler que le premier Système de Politique positive, en 1824, a précédé le Cours de Philosophie positive, 1830-1842, et qu’en reprenant ce [6] titre en 1851, Comte a eu l’intention déclarée de « mettre en lumière la pleine homogénéité d’une longue carrière systématique, où, dès l’ouverture, le but était signalé. » Les moyens mêmes dont il a successivement usé pour atteindre ce but n’ont pas sensiblement varié. Mais ils se sont développés, ils se sont enrichis du résultat de ses méditations, des acquisitions de son expérience, du progrès même de son esprit ; et l’obligation s’est imposée naturellement à lui d’élargir ses conclusions. C’est ce qui fait qu’à notre tour, nous en pouvons prendre et laisser, comme on dit. Nous en avons même plus que le droit, nous en avons le devoir, si nous sommes fidèles à sa méthode ; s’il n’a certainement pas cru lui-même que sa doctrine dût devenir étrangère au progrès dont il en avait fait l’instrument ; et si plus de cinquante ans se sont écoulés depuis lors. Laissons la « reconstitution » des systèmes aux « professeurs de philosophie ; » c’est proprement le domaine et l’objet de leur érudition rétrograde ; et, sous le nom de tradition, ne retenons du passé que ce qui en est actuellement et manifestement vivant.
Tout ce qu’alors on pourra justement exiger de nous, c’est que, conforme dans ses grandes lignes à l’œuvre d’Auguste Comte, l’interprétation que nous en donnons, ou, pour mieux dire, l’ « extrait » que nous en faisons, offre un certain degré de cohérence et de logique. Nous avons essayé de répondre à cette exigence. Supposé qu’avec Auguste Comte nous ayons donc eu raison de voir où nous l’avons vue, dans la transformation des « questions morales » en « questions sociales, » la grande erreur, l’erreur mère et maîtresse de la philosophie du XVIIIe siècle (voilà pour la partie critique) ; est-il vrai qu’on ne puisse travailler utilement à la correction de l’erreur qu’en s’attaquant au subjectivisme (voilà pour la méthode) ? et reconnaît-on enfin que, si le remède se trouve quelque part, c’est dans la subordination de l’autorité scientifique aux prescriptions de la morale (voilà pour la partie constructive) ? Il n’en faut vraiment pas davantage ! VA peu importe, après cela, — ou même pas du tout, — que nous acceptions ou que nous rejetions le « calendrier positiviste » et la « religion du Grand Etre ! »
Nous revenons donc à l’« éclectisme ? » Si l’on le veut ; mais non pas sans avoir observé qu’il y a plusieurs sortes d’éclectisme, dont la pire, qui fut celle de Victor Cousin, consiste à faire un choix dans les doctrines, ou entre les doctrines, au titre et du droit du « bon sens » ou du « sens commun. » Car le bon sens, ou sens commun, n’est guère moins incompétent en matière d’histoire ou de philosophie que de science, et surtout, si l’on fait attention qu’il n’est ordinairement que le prête-nom du « sens individuel. » Une autre manière d’ « éclectisme » est de ne choisir dans les doctrines que ce qui s’accorde, ou qu’on croit qui s’accorde ensemble ; et ceci, c’est mettre la vérité sous la garantie d’une logique dont la rigueur ne prouve assez souvent qu’elle-même. Il y a certainement une logique dans les choses, mais il est moins certain que notre logique la reproduise toujours, et « ni la contradiction n’est toujours marque d’erreur, ni l’incontradiction ne l’est de vérité. » C’est le mot si profond de Pascal. J’en lisais dernièrement, sous la plume de Nietzsche, cette traduction irrespectueuse : « Un penseur est un homme qui s’entend à prendre les choses d’une manière plus simple qu’elles ne le sont. » La boutade n’est que trop vraie de beaucoup de logiciens ! Mais on peut enfin choisir au nom de quelques principes dont on se tient pour assuré ; qui deviennent alors les juges impersonnels et désintéressés des théories entre lesquelles il s’agit de choisir ; qui en décèlent automatiquement la valeur ou l’insuffisance, à la façon de ces « réactifs » qui font apparaître en chimie les élémens d’une combinaison. Les théories ne valent en ce cas que par leur rapport avec ces principes, et aucune intervention ne s’y mêlant de notre part, le discernement s’opère de lui-même. C’est la méthode que nous avons suivie dans ce court essai sur « l’utilisation du positivisme » et, le principe qui nous a guidés peut être formulé de la sorte : « Il n’y a pas de question sociale qui ne s’analyse en une question morale ; et il n’y a pas de question morale qui ne soit dans son fond une question religieuse. »
FERDINAND BRUNETIERE.
- ↑ Herbert Spencer, Premiers principes ; traduction française, p. 1.
- ↑ Philosophie positive, I. VI, p. 625.
- ↑ I. II. Newman, Essay, etc., Introduction, § 21.
- ↑ Auguste Comte et la Philosophie positive, 2e édition, p. 555.
- ↑ H. Spencer, Premiers Principes, trad. française, p. 85.
- ↑ F. Ravaisson, Philosophie en France au XIXe siècle, p. 74.