Poésies (Couvreur)/Le Passé
LE PASSÉ
Marche vers l’avenir sans détourner la tête.
En avant ! — Je ne puis. Malgré moi je m’arrête.
J’ai vu surgir, debout dans la brume du soir,
Un fantôme léger drapé d’un manteau noir,
Comme un mort relevé de sa funèbre couche,
Triste, les yeux rêveurs et le doigt sur sa bouche.
Ô souvenir que rien n’a jamais effacé !
C’est le fantôme enfui de mon bonheur passé.
Ses insondables yeux, pleins d’ombre et de lumière,
Ont encore un reflet de l’aurore première,
Quand, altérés de vie, ignorants du destin,
Mes regards aspiraient l’étoile du matin.
Ô maison ! ô jardin ! verdoyantes allées !
Lignes de l’horizon, coteaux, nuits étoilées !
Ô tournants familiers où surgissait souvent
Quelque visage ami ! Qui sait si maintenant,
Quelquefois, un écho des jours passés réveille
Le son des anciens pas si chers à mon oreille ?
Qui sait si les oiseaux, les arbres et les fleurs
Se souviennent aussi de jours plus beaux, meilleurs ;
Si le soleil, baissant derrière la colline,
Regarde avec pitié la maison orpheline
Où se sont à jamais, hélas ! éteints ces yeux
Qui venaient contempler son couchant radieux ?
Oui, vous vous souvenez, choses inanimées ;
La disparition de ces têtes aimées
Laisse un plus triste écho vibrer dans vos accents,
Et vous savez pleurer les morts et les absents.
Beaux arbres, vous formiez de grands arceaux gothiques
Où les vents murmuraient, mystérieux cantiques,
Chant terrestre montant vers le ciel qui sourit,
Salut de la nature à l’invisible Esprit.
Dans le léger frisson des feuilles remuées,
Dans les teintes du soir flottant sur les nuées,
Dans la tiédeur de l’air, dans l’odeur des lilas,
Le souvenir de ceux qui ne reviendront pas
Vient-il errer encor parfois ? Traces chéries,
Êtes-vous encor là ? Bancs chers aux rêveries,
Que ne puis-je vers vous revenir, et m’asseoir
Pour goûter le silence et le calme du soir !
Oh ! laissez-moi songer aux heures envolées
Où les pas familiers craquaient dans les allées,
Où parmi le feuillage une ombrelle passait.
Oh ! si jamais en moi mourait et s’effaçait
Ce souvenir, moi-même alors je serais morte.
La vie est faible, hélas ! mais la pensée est forte.
Elle demeure. En vain voudrait-on l’étouffer.
L’absence ni la mort n’en peuvent triompher.
Voix, démarche, regard, souriante ironie,
Le jour où j’oublierai votre chère harmonie,
Votre calme douceur, votre appel, votre accueil,
Mes os seront séchés au fond de mon cercueil.
Droiture inébranlable ! âme haute et sereine !
Elle plane sur nous dans sa paix souveraine,
Et nous nous souvenons, nous, de ce grand cœur fier
Comme d’un roc solide où se brise la mer.