Les intermittences du cœur
Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première. Le directeur était venu en personne m’attendre à la gare, répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fit craindre qu’il m’anoblit jusqu’à ce que j’eusse compris que dans l’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiait simplement attitrée. Du reste au fur et à mesure qu’il apprenait de nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Il m’annonça qu’il m’avait logé tout en haut de l’hôtel. « J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suis intolérable », — ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelle était qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses valets d’étage. Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait, (car sur l’ordre des médecins j’étais parti dès Pâques) mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le plafond ; « surtout attendez toujours pour rallumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d’autant plus que pour égayer un peu j’ai fait placer dessus une grande postiche en vieux chine, que cela pourrait abîmer. »
Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg : « c’était un vieux routinier », dit-il (probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de débauches.
Déjà depuis quelque temps, je remarquais qu’après le dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute pour s’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé, que si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir, il était à peine reconnaissant (pour reconnaissable sans doute). Compensation heureuse, le premier Président de Caen venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Légion d’honneur. Sûr et certain qu’il a des capacités, mais paraît qu’on la lui a donnée surtout à cause de sa grande « impuissance ». On revenait du reste sur cette décoration même dans l’Écho de Paris de la veille. Le directeur n’avait d’ailleurs lu que le « premier paraphe » (pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste qu’ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la « coupole » de l’Allemagne (sous la coupe).
Comme ce genre de sujet traité par un hôtelier me paraissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensai aux images qui m’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d’autrefois, la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l’imagination avait formées, et la réalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, ou même détester les désirs à cause desquels nous étions partis.
Ceux qui m’avaient décidé d’aller à Balbec tenaient en partie à ce que les Verdurin (des invitations de qui je n’avais jamais profité, et qui seraient certainement heureux de me revoir, si j’allais à la campagne m’excuser de n’avoir jamais pu leur faire une visite à Paris), sachant que plusieurs fidèles passeraient les vacances sur cette côte, et, ayant à cause de cela loué pour toute la saison, un des châteaux de M. de Cambremer (La Raspelière), y avaient invité Mme Putbus. Le soir où je l’avais appris (à Paris) j’envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pied s’informer si cette dame emmènerait à Balbec sa première femme de chambre. Il était onze heures du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et par miracle n’envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler la police, se contenta de le recevoir très mal, tout en lui fournissant le renseignement désiré. Il dit qu’en effet la première femme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d’abord aux eaux en Allemagne, puis à Biarritz, et pour finir chez Mme Verdurin. Dès lors j’avais été tranquille et content d’avoir ce pain sur la planche. J’avais pu me dispenser de ces poursuites dans les rues où j’étais dépourvu auprès des beautés rencontrées de cette lettre d’introduction que serait auprès de la belle femme de chambre d’avoir dîné le soir même, à La Raspelière, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-être meilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais non seulement les bourgeois locataires de la Raspelière mais ses propriétaires, et surtout Saint-Loup qui ne pouvant me recommander à distance à la femme de chambre de Mme Putbus (cette femme de chambre ignorant le nom de Robert) avait écrit pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer. Il pensait qu’en dehors de toute l’utilité dont ils me pourraient être, Mme de Cambremer, la belle-fille née Legrandin, m’intéresserait en causant avec moi. « C’est une femme intelligente, m’avait-il assuré. Elle ne te dira pas de choses définitives (les choses « définitives » avaient été substituées aux choses « sublimes » par Robert qui modifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions favorites tout en conservant les principales), mais c’est une nature, elle a une personnalité, de l’intuition, elle jette à propos la parole qu’il faut. De temps en temps elle est énervante, elle lance des bêtises, pour « faire gratin », ce qui est d’autant plus ridicule que rien n’est moins élégant que les Cambremer, mais somme toute elle est encore dans les personnes les plus supportables à fréquenter. »
Aussitôt qu’ils avaient eu reçu la recommandation de Robert, les Cambremer, soit snobisme, qui leur faisait désirer d’être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnaissance de ce qu’il avait été pour un de leurs neveux à Doncières et plus probablement surtout par bonté et traditions hospitalières, avaient écrit de longues lettres demandant que j’habitasse chez eux, et si je préférais être plus indépendant s’offrant à me chercher un logis. Quand Saint-Loup leur eut répondu que je logerais au Grand Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ils attendaient ma visite dès mon arrivée et si elle tardait trop, ne manqueraient pas de venir me relancer pour m’inviter à leurs garden-partis.
Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec, elle n’y serait pas pour moi comme la paysanne que seul sur la route de Méséglise, j’avais si souvent appelée en vain, de toute la force de mon désir. Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d’une femme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistait pas souvent à une simple présentation.
Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur dont je n’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant. de sujet, il me dit la joie du premier Président en apprenant mon arrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le soir même. La pensée de cette visite m’effraya si fort, car je commençais à me sentir fatigué, que je le priai d’y faire obstacle (ce qu’il me promit) et pour plus de sûreté de faire, pour le premier soir, monter la garde à mon étage par ses employés. Il ne paraissait pas les aimer beaucoup. « Je suis tout le temps obligé de courir après eux parce qu’ils manquent trop d’inertie. Si je n’étais pas là ils ne bougeraient pas. Je mettrai le liftier de planton à votre porte ». Je demandai s’il était enfin « Chef des chasseurs. — Il n’est pas encore assez vieux dans la maison, me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que lui, cela ferait crier. En toutes choses il faut des granulations (probablement pour graduations). Je reconnais qu’il a une bonne aptitude devant son ascenseur. Mais c’est encore un peu jeune pour des situations pareilles. Ça manque un peu de sérieux, ce qui est la qualité primitive (sans doute la qualité primordiale, la qualité la plus importante). Il faut qu’il ait un peu plus de plomb dans l’aile (mon interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste il n’a qu’a se fier à moi. Je m’y connais. Avant de prendre mes galons comme directeur du Grand Hôtel, j’ai fait mes premières armes sous M. Paillard ! » Cette comparaison m’impressionna et je remerciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’à la gare. « Oh ! de rien. Cela ne m’a fait perdre qu’un temps infini » (pour infime). Du reste nous étions arrivés.
Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence, inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identique, était entré quand je n’avais plus rien de moi, mais qui m’avait rendu à moi-même car il était moi et plus que moi, le contenant qui est plus que le contenu et il me l’apportait. Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée, sans cela les hommes qui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient de grands poètes épiques ; et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant, plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments — que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souvent parlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous mes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand’mère, parce que dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à la voir malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenir de ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, et pour moi par exemple tout autant que de l’ancien nom de Guermantes, celles combien plus graves du souvenir vrai de ma grand’mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tous cas si elles restent en nous, c’est la plupart du temps dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi par nous, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser de nous tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or comme celui que je venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soir lointain où ma grand’mère m’avait déshabillé à mon arrivée à Balbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journée actuelle que ce moi ignorait, mais — comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles — sans solution de continuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois, j’adhérai à la minute où ma grand’mère s’était penchée vers moi. Le moi que j’étais alors et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit encore percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Je n’étais plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand’mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être que j’aurais eu autant de difficulté à me figurer quand j’étais tel ou tel de ceux qui s’étaient succédé en moi depuis quelque temps, que maintenant il m’eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l’un des êtres que, pour un temps du moins, je n’étais plus. Je me rappelais comment une heure avant le moment où ma grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines, errant dans les rues étouffantes de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais dans le besoin que j’avais d’embrasser ma grand’mère attendre l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne viendrait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais en la sentant pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre et je m’exerçais à subir la souffrance de cette contradiction : d’une part une existence, une tendresse, survivantes en moi, telles que je les avais connues, c’est-à-dire faites pour moi, un amour où tout trouvait tellement en moi son complément, son but, sa constante direction, que le génie de grands hommes, tous les génies qui avaient pu exister depuis le commencement du monde n’eussent pas valu pour ma grand’mère un seul de mes défauts, et d’autre part aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude — s’élançant comme une douleur physique à répétition — d’un néant qui avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de ma grand’mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, une simple étrangère qu’un hasard a fait passer quelques années près de moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pour qui, avant et après, je n’étais rien, je ne serais rien.
Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque temps, le seul qu’il m’eût été possible de goûter en ce moment c’eût été, retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma grand’mère avait autrefois ressenties. Or je ne me la rappelais pas seulement dans cette robe de chambre, vêtement approprié, au point d’en devenir presque symbolique, aux fatigues, malsaines sans doute, mais douces aussi, qu’elle prenait pour moi, peu à peu voici que je me souvenais de toutes les occasions que j’avais saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, de lui faire une peine que je m’imaginais ensuite effacée par mes baisers comme si ma tendresse eût été aussi capable que mon bonheur de faire le sien ; et pis que cela, moi qui ne concevais plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouver répandu dans mon souvenir sur les pentes de ce visage modelées et inclinées par la tendresse, j’avais mis autrefois une rage insensée à chercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie de grand’mère et où ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à une contraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte ; c’était moi qu’ils déchiraient maintenant qu’était impossible à jamais la consolation de mille baisers.
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son cœur ou plutôt du mien ; car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-mêmes que nous frappons sans relâche, quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assénés.
Ces douleurs, si cruelles qu’elles fussent, je m’y attachais de toutes mes forces, car je sentais bien qu’elles étaient l’effet du souvenir de ma grand’mère, la preuve que ce souvenir que j’avais était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur et j’aurais voulu que s’enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, à feindre que ma grand’mère ne fût qu’absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prières comme à un être séparé de nous mais dont l’individualité nous connaît et reste reliée à nous par une indissoluble harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l’originalité de ma souffrance telle que je l’avais subie tout d’un coup sans le vouloir, et voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi. Cette impression douloureuse et actuellement incompréhensible je savais, non certes pas si j’en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si ce peu de vérité je pouvais jamais l’extraire, ce ne pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait comme la foudre creusée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain, comme un double et mystérieux sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère où j’avais vécu jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à lui pour en tirer de la vérité ; puisqu’en lui-même il n’était rien qu’une négation, l’affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer des images conventionnelles et indifférentes). Peut-être pourtant l’instinct de conservation, l’ingéniosité de l’intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son œuvre utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si je continuais d’exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé à m’endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquel l’intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables), refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords, agit avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcourir les artères de la cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand’mère dès que j’eus abordé sous les porches sombres ; je savais pourtant qu’elle existait encore, mais d’une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir ; l’obscurité grandissait, et le vent ; mon père n’arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d’un coup la respiration me manqua, je sentis mon cœur comme durci, je venais de me rappeler que depuis de longues semaines j’avais oublié d’écrire à ma grand’mère. Que devait-elle penser de moi ? « Mon Dieu, me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre qu’on a louée pour elle, aussi petite que pour une ancienne domestique, où elle est toute seule avec la garde qu’on a placée pour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n’ai pas voulu une seule fois se lever. Elle doit croire que je l’oublie depuis qu’elle est morte, comme elle doit se sentir seule et abandonnée ! Oh ! il faut que je courre la voir, je ne peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que mon père arrive, mais où est-ce, comment ai-je pu oublier l’adresse, pourvu qu’elle me reconnaisse encore ! Comment ai-je pu l’oublier pendant des mois. Il fait noir, je ne trouverai pas, le vent m’empêche d’avancer ; mais voici mon père qui se promène devant moi ; je lui crie : « Où est grand’mère, dis-moi l’adresse. Est-elle bien ? Est-ce bien sûr qu’elle ne manque de rien ? — Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu’on puisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé une larme ». Alors je crus me rappeler qu’un peu après sa mort, ma grand’mère m’avait dit en sanglotant d’un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d’années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grand’mères n’oublient pas ». Et revoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu’elle avait je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j’aurais dû lui répondre alors : « Mais, grand’mère, tu me verras autant que tu voudras, je n’ai que toi au monde, je ne te quitterai plus jamais ». Comme mon silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je n’ai été là où elle est couchée, qu’a-t-elle pu se dire ? Et c’est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père : « Vite, vite, son adresse, conduis-moi ». Mais lui : « C’est que… je ne sais si tu pourras la voir. Et puis tu sais elle est très faible, très faible, elle n’est plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le numéro exact de l’avenue. — Mais dis-moi, toi qui sais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand’mere existe encore ». Mon père sourit tristement : « Oh ! bien peu, tu sais, bien peu ; je crois que tu ferais mieux de n’y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. — Mais elle est souvent seule ? — Oui, mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu’elle ne pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine de penser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l’indication précise pour que tu puisses y aller, je ne vois pas ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisserait voir. — Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d’elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette ». Mais déjà j’avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à la surface où s’ouvre le monde des vivants, aussi si je répétais encore : « Francis Jammes, cerfs, cerfs, » la suite de ces mots ne m’offrait plus le sens limpide et la logique qu’ils exprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias que m’avait dit tout à l’heure mon père avait immédiatement signifié : « Prends garde d’avoir froid » sans aucun doute possible. J’avais oublié de fermer les volets et probablement le grand jour m’avait éveillé. Mais je ne pus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand’mère pouvait autrefois contempler pendant des heures ; l’image nouvelle de leur beauté, indifférente, se complétait aussitôt par l’idée qu’elle ne les voyait pas ; j’aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un vide dans mon cœur, tout semblait me dire comme ces allées et ces pelouses d’un jardin public où je l’avais autrefois perdue, quand j’étais tout enfant : « Nous ne l’avons pas vue » et sous l’immense rotondité du ciel pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche bleuâtre fermant un horizon où ma grand’mère n’était pas. Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas ! ce qui était contre moi c’était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui aussi docile qu’un violon à rendre toutes les nuances d’un sentiment, disait si exactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller, et si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle et qu’elle n’osât bouger, puis aussitôt comme la réplique d’un second instrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au calme. Je n’osais pas approcher de cette cloison, plus que d’un piano où ma grand’mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je n’entendrais aucune réponse, que ma grand’mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma grand’mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t’agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je vais venir » et qu’il me laissât rester avec elle toute l’éternité qui ne serait pas trop longue pour nous deux. Mme de Villeparisis se demandait toujours autrefois qu’est-ce que nous pouvions trouver ainsi sans cesse à nous dire, maman et elle, elle et moi ! Ce nous serait déjà une assez grande douceur de rester l’un à côté de l’autre sans nous rien dire.
Le directeur vint me demander si je ne voulais pas descendre. À tout hasard il avait veillé à mon « placement » dans la salle à manger. Comme il ne m’avait pas vu, il avait craint que je ne fusse repris de mes étouffements d’autrefois. Il espérait que ce ne serait qu’un tout petit « maux de gorge » et m’assura avoir entendu dire qu’on les calmait très bien à l’aide de ce qu’il appelait : le « Calyptus ».
Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle ne devait pas venir à Balbec cette année mais avait changé de projets et était depuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par le tram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué par le voyage elle s’était abstenue pour le premier soir, mais me faisait demander quand elle pourrait venir. Je m’informai si elle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour m’arranger à ne pas la voir. « Mais-zoui, me répondit le directeur, elle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins que vous n’ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez, conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en définitif. »
Mais moi, je ne voulais voir personne. Et pourtant la veille à l’arrivée, je m’étais senti repris par le charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift silencieux, cette fois par respect, non par dédain, et rouge de plaisir, avait mis en marche l’ascenseur. M’élevant le long de la colonne montante, j’avais retraversé ce qui avait été autrefois pour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où quand on arrive, touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué qui rentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner, chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéamentés, et la jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de compagnie et qui descend dîner, jettent sur vous un regard où l’on ne lit rien de ce qu’on aurait voulu. Cette fois-ci au contraire j’avais éprouvé le plaisir trop reposant de monter à travers un hôtel connu, où je me sentais chez moi, où j’avais accompli une fois de plus cette opération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile, que le retournement de la paupière et qui consiste à poser sur les choses l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nous effrayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me doutant pas du brusque changement d’âme qui m’attendait, aller toujours dans d’autres hôtels où je dînerais pour la première fois, où l’habitude n’aurait pas encore tué à chaque étage, devant chaque porte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existence enchantée, où j’aurais à approcher de ces femmes inconnues que les palaces, les casinos, les plages, ne font, à la façon des vastes polypiers, que réunir et faire vivre en commun.
Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce récit, mais ce n’était pas maintenant, ainsi que je me le figurais. Néanmoins comme un récitant qui devrait connaître son rôle et être à sa place depuis bien longtemps mais qui, arrivé seulement à la dernière seconde et n’ayant lu qu’une fois ce qu’il a à dire, sait dissimuler assez habilement quand vient le moment où il doit donner la réplique pour que personne ne puisse s’apercevoir de son retard, mon chagrin tout nouveau me permit, quand ma mère arriva, de lui parler comme s’il avait toujours été le même. Elle crut seulement que la vue de ces lieux où j’avais été avec ma grand’mère (et ce n’était d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour la première fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’était rien à côté de la sienne mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendis compte avec épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour la première fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce qui faisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis la mort de ma grand’mère, était arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs quoique toujours dans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étais plus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle depuis la mort de ma grand’mère. Ce n’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté ; fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoir peur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trop haut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout, dès que je la vis entrer dans son manteau de crêpe, je m’aperçus — ce qui m’avait échappé à Paris — que ce n’était plus ma mère que j’avais sous les yeux mais ma grand’mère. Comme dans les familles royales et ducales, à la mort du chef, le fils prend son titre et de duc d’Orléans, de Prince de Tarente ou de Prince des Laumes, devient Roi de France, duc de la Trémoille, duc de Guermantes, ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre, et plus profond, le mort saisit le Vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. Peut-être le grand chagrin qui suit chez une fille telle qu’était maman, la mort de sa mère, ne fait-il que briser plus tôt la chrysalide, hâter la métamorphose et l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui sans cette crise qui fait brûler les étapes, et sauter d’un seul coup des périodes, ne fût survenue que plus lentement.
Tout ce qui avait rapport à ma grand’mère était si sensible à maman qu’elle fut touchée infiniment, garda toujours le souvenir et la reconnaissance de ce que lui dit le Premier Président, comme elle souffrit avec indignation de ce qu’au contraire la femme du bâtonnier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte. En réalité, le Premier Président ne se souciait pas plus d’elle que la femme du bâtonnier. Les paroles émues de l’un et le silence de l’autre, bien que ma mère mît entre eux une telle distance, n’étaient qu’une façon diverse d’exprimer cette indifférence que nous inspirent les morts. Mais je crois que ma mère trouva surtout de la douceur dans les paroles où malgré moi je laissai passer un peu de ma souffrance. Celle-ci ne pouvait que rendre maman heureuse, (malgré toute la tendresse qu’elle avait pour moi), comme tout ce qui assurait à grand’mère une survivance dans les cœurs. Tous les jours suivants ma mère descendit s’asseoir sur un pliant au bord de la mer, pour faire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné. Elle, pas plus qu’aucun de nous, n’avait jamais pu supporter qu’on appelât cette dernière la « spirituelle marquise », pas plus que Lafontaine « le Bonhomme ». Mais quand elle lisait dans les lettres ces mots : « Ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler. Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une dame de Combray, suivie de ses filles. Je crois que son nom était Mme Poussin. Mais nous ne l’appelions jamais entre nous que « Tu m’en diras des nouvelles », car c’est par cette phrase perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses filles des maux qu’elles se préparaient, par exemple en disant à l’une qui se frottait les yeux : « Quand tu auras une bonne ophtalmie, tu m’en diras des nouvelles. » Elle adressa de loin à maman de longs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par genre d’éducation ; nous n’eussions pas perdu ma grand’mère et n’eussions eu que des raisons d’être heureux qu’elle eût fait de même. Vivant assez retirée à Combray dans un immense jardin, elle ne trouvait jamais rien assez doux et faisait subir des adoucissements aux mots et aux noms même de la langue française. Elle trouvait trop dur d’appeler cuiller la pièce d’argenterie qui versait ses sirops et disait en conséquence cueiller, elle eût eu peur de brusquer le doux chantre de Télémaque en l’appelant Fénelon — comme je faisais moi-même en connaissance de cause ayant pour ami le plus cher l’être le plus intelligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l’ont connu, Bertrand de Fénelon — et elle ne disait jamais que Fénélon trouvant que l’accent aigu ajoutait quelque mollesse. Le gendre moins doux de cette Madame Poussin et duquel j’ai oublié le nom, étant notaire à Combray, emporta la caisse et fit perdre, à mon oncle notamment, une assez forte somme. Mais la plupart des gens de Combray étaient si bien avec les autres membres de la famille, qu’il n’en résulta aucun froid et qu’on se contenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait pas, mais chaque fois qu’on passait devant sa grille on s’arrêtait à admirer ses admirables ombrages, sans pouvoir distinguer autre chose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où je ne la rencontrai qu’une fois. Elle disait à sa fille en train de se ronger les ongles : « Quand tu auras un bon panaris, tu m’en diras des nouvelles ».
Pendant qu’elle lisait sur la plage, je restais seul dans ma chambre. Je me rappelais les derniers temps de la vie de ma grand’mère, et tout ce qui se rapportait à eux, la porte de l’escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortis pour sa dernière promenade. En contraste avec cela le reste du monde semblait à peine réel et ma souffrance l’empoisonnait tout entier. Enfin ma mère exigea que je sortisse. Mais à chaque pas quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en l’attendant le premier soir, j’étais allé jusqu’au monument de Duguay-Trouin, m’empêchait, comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d’aller plus avant, je baissais les yeux pour ne pas voir. Et après avoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôtel où je savais qu’il était désormais impossible que, si longtemps dussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, ma grand’mère que j’avais retrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée.
Mes pensées étaient habituellement attachées aux derniers jours de la maladie de ma grand’mère, à ses souffrances que je revivais en les accroissant de cet élément, plus difficile encore à supporter que la souffrance même des autres et auxquelles il est ajouté par notre cruelle pitié ; quand nous croyons seulement recréer les douleurs d’un être cher, notre pitié les exagère ; mais peut-être est-ce elle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu’ont de ces douleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cette tristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont elle se désespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau dépassé les souffrances de ma grand’mère si j’avais su alors ce que j’ignorai longtemps, que la veille de sa mort dans un moment de conscience et s’assurant que je n’étais pas là, elle avait pris la main de maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu ma fille, adieu pour toujours ». Et c’est peut-être aussi ce souvenir-là que ma mère n’a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les doux souvenirs me revenaient. Elle était ma grand’mère et j’étais son petit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dans une langue qui n’était que pour moi ; elle était tout dans ma vie, les autres n’existaient que relativement à elle, au jugement qu’elle me donnerait sur eux ; mais non, nos rapports ont été trop fugitifs pour n’avoir pas été accidentels. Elle ne me connaît plus, je ne la reverrai jamais. Nous n’avions pas été créés uniquement l’un pour l’autre, c’était une étrangère.
Cette étrangère, j’étais en train d’en regarder la photographie par Saint-Loup. Maman qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour que je la visse à cause des choses gentilles qu’elle lui avait dites sur grand’mère et sur moi. J’avais donné rendez-vous à Albertine. Je prévins le directeur pour qu’il la fît attendre au salon. Il me dit qu’il connaissait, depuis longtemps, elle et ses amies, bien avant qu’elles eussent atteint « l’âge de la pureté », mais qu’il leur en voulait de choses qu’elles avaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne soient pas bien « illustrées » pour causer ainsi, à moins qu’on ne les ait calomnisées. Je compris aisément que pureté était dit pour « puberté ». En attendant l’heure d’aller retrouver Albertine, je tenais mes yeux fixés comme sur un dessin qu’on finit par ne plus voir à force de l’avoir regardé, sur la photographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, je pensai de nouveau : « C’est grand’mère, je suis son petit-fils », comme un amnésique retrouve son nom, comme un malade change de personnalité. Françoise entra me dire qu’Albertine était là et voyant la photographie : « Pauvre Madame, c’est bien elle, jusqu’à son bouton de beauté sur la joue ; ce jour que le Marquis l’a photographiée, elle avait été bien malade, elle s’était deux fois trouvée mal. « Surtout, Françoise, qu’elle m’avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils le sache ». Et elle le cachait bien, elle était toujours gaie en société. Seule par exemple je trouvais qu’elle avait l’air par moments d’avoir l’esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Et puis elle me dit comme ça : « Si jamais il m’arrivait quelque chose, il faudrait qu’il ait un portrait de moi. Je n’en ai jamais fait faire un seul ». Alors elle m’envoya dire à M. le Marquis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur que c’était elle qui l’avait demandé, s’il ne pourrait pas lui tirer sa photographie. Mais quand je suis revenue lui dire que oui, elle ne voulait plus parce qu’elle se trouvait trop mauvaise figure. C’est pire encore qu’elle me dit que pas de photographie du tout. Mais comme elle n’était pas bête elle finit par s’arranger si bien en mettant un grand chapeau rabattu, qu’il n’y paraissait plus quand elle n’était pas au grand jour. Elle en était bien contente de sa photographie, parce qu’à ce moment-là elle ne croyait pas qu’elle reviendrait de Balbec. J’avais beau lui dire : « Madame il ne faut pas causer comme çà, j’aime pas entendre Madame causer comme ça », c’était dans son idée. Et dame il y avait plusieurs jours qu’elle ne pouvait pas manger. C’est pour cela qu’elle poussait Monsieur à aller dîner très loin avec M. le Marquis. Alors au lieu d’aller à table, elle faisait semblant de lire et dès que la voiture du Marquis était partie, elle montait se coucher. Des jours elle voulait prévenir Madame d’arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de la surprendre, comme elle ne lui avait rien dit. « Il faut mieux qu’elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise ». Françoise me regardant me demanda tout à coup si je me « sentais indisposé ». Je lui dis que non ; et elle : « Et puis vous me ficelez là à causer avec vous. Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende. Ce n’est pas une personne pour ici. Et cependant, elle pourrait être repartie. Elle n’aime pas attendre. Ah ! maintenant Mlle Albertine, c’est quelqu’un. — Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pour ici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voir aujourd’hui » et je restai toute la journée dans ma chambre à pleurer.
Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en Françoise si elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me cachai. Sans cela j’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la mienne. Nous ne nous mettons pas assez dans le cœur de ces pauvres femmes de chambre qui ne peuvent pas nous voir pleurer, comme si pleurer nous faisait mal ; ou peut-être leur faisait mal, Françoise m’ayant dit quand j’étais petit : « Ne pleurez pas comme cela, je n’aime pas vous voir pleurer comme cela. » Nous n’aimons pas les grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nous fermons ainsi notre cœur au pathétique des campagnes, à la légende que la pauvre servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol, toute pâle, devenue subitement plus humble comme si c’était un crime d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de son père, les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule. Certes ces mêmes domestiques, qui ne peuvent supporter nos larmes, nous feront prendre sans scrupule une fluxion de poitrine, parce que la femme de chambre d’au-dessous aime les courants d’air et que ce ne serait pas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-là même qui ont raison, comme Françoise, aient tort aussi, pour faire de la Justice une chose impossible. Même les humbles plaisirs des servantes provoquent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car c’est toujours un rien, mais niaisement sentimental, anti-hygiénique. Aussi peuvent-elles dire : Comment, moi qui ne demande que cela dans l’année, on ne me l’accorde pas. Et pourtant les maîtres accorderaient beaucoup plus, qui ne fût pas stupide et dangereux pour elles — ou pour eux. Certes à l’humilité de la pauvre femme de chambre, tremblante, prête à avouer ce qu’elle n’a pas commis, disant : je partirai ce soir s’il le faut, on ne peut pas résister. Mais il faut savoir aussi ne pas rester insensible, malgré la banalité solennelle et menaçante des choses qu’elle dit, son héritage maternel et la dignité de son « clos », devant une vieille cuisinière drapée dans une vie et une ascendance d’honneur, tenant le balai comme un sceptre, poussant son rôle au tragique, l’entrecoupant de pleurs, se redressant avec majesté. Ce jour-là je me rappelai, ou j’imaginai de telles scènes, je les rapportai à notre vieille servante, et, depuis lors, malgré tout le mal qu’elle put faire à Albertine, j’aimai Françoise d’une affection, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié.
Certes je souffris toute la journée en restant devant la photographie de ma grand’mère. Elle me torturait. Moins pourtant que ne fit le soir la visite du directeur. Comme je lui parlais de ma grand’mère et qu’il me renouvelait ses condoléances, je l’entendis me dire (car il aimait employer les mots qu’il prononçait mal) : « C’est comme le jour où Mme votre grand’mère avait eu cette symecope, je voulais vous en avertir, parce qu’à cause de la clientèle, n’est-ce-pas, cela aurait pu faire du tort à la maison. Il aurait mieux valu qu’elle parte le soir même. Mais elle me supplia de ne rien dire et me promit qu’elle n’aurait plus de symecope ou qu’à la première elle partirait. Le chef de l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle en a eu une autre. Mais dame vous étiez de vieux clients qu’on cherchait à contenter et du moment que personne ne s’est plaint ». Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me les avait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins gentil pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attention à être de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître bien portante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel. « Symecope » c’est un mot que, prononcé ainsi, je n’aurais jamais imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant à d’autres, paru ridicule, mais qui dans son étrange nouveauté sonore, pareille à celle d’une dissonance originale, resta longtemps ce qui était capable d’éveiller en moi les sensations les plus douloureuses.
Le lendemain j’allai à la demande de maman m’étendre un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché par leurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies ne pourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne laissaient passer qu’une seule lumière, toute rose, celles des parois intérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors ma grand’mère m’apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avait l’air de vivre moins qu’une autre personne. Pourtant je l’entendais respirer ; parfois un signe montrait qu’elle avait compris ce que nous disions, mon père et moi. Mais j’avais beau l’embrasser, je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard d’affection dans ses yeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente d’elle-même, elle avait l’air de ne pas m’aimer, de ne pas me connaître, peut-être de ne pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de son indifférence, de son abattement, de son mécontentement silencieux. J’entraînai mon père à l’écart. « Tu vois tout de même, lui dis-je, il n’y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose. C’est l’illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir ton cousin qui prétend que les morts ne vivent pas. Voilà plus d’un an qu’elle est morte et en somme elle vit toujours. Mais pourquoi ne veut-elle pas m’embrasser ? — Regarde, sa pauvre tête retombe. — Mais elle voudrait aller aux Champs-Élysées tantôt. — C’est de la folie ! — Vraiment tu crois que cela pourrait lui faire mal, qu’elle pourrait mourir davantage. Il n’est pas possible qu’elle ne m’aime plus. J’aurai beau l’embrasser, est-ce qu’elle ne me sourira plus jamais ? — Que veux-tu, les morts sont les morts. »
Quelques jours plus tard la photographie de Saint-Loup m’était douce à regarder : elle ne réveillait pas le souvenir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne m’avait plus quitté et je m’habituais à lui. Mais en regard de l’idée que je me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, la photographie profitant encore des ruses qu’avait eues ma grand’mère et qui réussissaient à me tromper, même depuis qu’elles m’avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, si insouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage, que je la voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne l’avais imaginée. Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d’une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand’mère avait un air de condamnée à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique qui m’échappait mais qui empêchait ma mère de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de sa mère, d’une insulte que la maladie de sa mère faisait au visage brutalement souffleté de celle-ci.
Puis un jour je me décidai à faire dire à Albertine que je la recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m’avaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur ; alors avait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et j’avais résolu d’envoyer par Françoise un mot à Albertine pour la semaine prochaine, tandis que montant doucement, la mer à chaque déferlement de lame recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes des autres comme ces anges luthiers qui au faîte de la cathédrale italienne s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps s’était de nouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je n’eus pas l’occasion d’entendre son rire ; elle était de fort mauvaise humeur. « Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcherai de ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuis Pâques, cela fait plus d’un mois. Il n’y a personne. Si vous croyez que c’est folichon ». Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu’à Épreville, car elle faisait selon son expression la « navette » entre cette petite plage, la première station après Toulainville, et où était la villa de Mme Bontemps, et Incarville où Albertine avait été « prise en pension » par les parents de Rosemonde, je partis me promener seul vers cette grande route que prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nous promener avec ma grand’mère ; des flaques d’eau que le soleil qui brillait n’avait pas séchées, faisaient du sol un vrai marécage et je pensais à ma grand’mère qui jadis ne pouvait marcher deux pas sans se crotter. Mais dès que je fus arrivé à la route ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu avec elle, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer faisait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur une brise légère mais froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’était un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial, sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps.
- ↑ Extrait de Sodome et Gomorrhe II, ouvrage qui paraîtra prochainement aux Éditions de la Nouvelle Revue Française.