George Sand et ses amis/10
CHAPITRE X
LE DOCTEUR PAGELLO
Avant d’examiner comment au chevet d’un malade la sympathie et la tendresse ont pu naître entre le docteur Pagello et George Sand, il importe, pour bien établir des responsabilités morales qui seront assez lourdes, de préciser s’il y avait rupture d’intimité entre Alfred de Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n’est pas niable. George Sand s’en explique catégoriquement, dans une des lettres qu’elle écrivit au cours des réconciliations et des brouilles qui se succédèrent durant l’hiver 1834-1835 : « De quel droit d’ailleurs m’interroges-tu sur Venise ? Étais-je à toi à Venise ? Dès le premier jour, quand tu m’as vue malade, n’as tu pas pris de l’humeur, en disant que c’était bien triste et bien ennuyeux, une femme malade ? et n’est-ce pas du premier jour que date notre rupture ? Mon enfant, moi, je ne veux pas récriminer, mais il faut bien que tu t’en souviennes, toi qui oublies si aisément les faits. Je ne veux pas dire tes torts, jamais je ne t’ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me suis plainte d’avoir été enlevée à mes enfants[1], à mes amis, à mon travail, à mes affections et à mes devoirs, pour être conduite à trois cents lieues et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes, sans aucun autre motif qu’une fièvre tierce, des yeux abattus et la tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais plainte, je t’ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un certain soir que je n’oublierai jamais, dans le casino Danieli : « George, je m’étais trompé, je t’en demande pardon, mais je ne t’aime pas. » Si je n’eusse été malade, si on n’eût dû me saigner le lendemain, je serais partie ; mais tu n’avais pas d’argent, je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n’était plus possible. Tu t’ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais…
(Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu).
« Nous étions tristes. Je te disais : « Partons, je te reconduirai jusqu’à Marseille », et tu répondais : « Oui, c’est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici, puisque nous y sommes. » Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère à l’aimer. Mais quand je l’aurais aimé dès ce moment-là, quand j’aurais été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j’avais à te rendre, à toi, qui m’appelais l’ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse, que sais-je ? Tu m’avais blessée et offensée, et je te l’avais dit aussi : « Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés. »
Que s’était-il passé entre ces trois personnages, le malade, la garde et le médecin ? À distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse curiosité d’amour, veut connaître, jour par jour, heure par heure, l’historique de cette liaison superposée à la sienne, elle lui dénie le droit de la questionner : « Je m’avilirais on me laissant confesser comme une femme qui t’aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous tourmenter, je n’ai à te répondre que ceci : Ce n’est pas du premier jour que j’ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t’avoir dit que je l’aimais peut-être, que c’était mon secret et que n’étant plus à toi je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien, il s’est trouvé dans sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des situations ridicules et désagréables qui m’ont fait hésiter à me regarder comme engagée par des précédents quelconques. Donc, il y a eu de ma part une sincérité dont j’appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t’ai pas permis à Venise de me demander le moindre détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l’œil ou sur le front, et je te défends d’entrer dans une phase de ma vie où j’avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi. »
Que faut-il entendre par « des précédents quelconques ? » Quelle était, au cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimité qu’elle circonscrit entre l’œil et le front ?
Devant le silence d’Elle et de Lui, et en présence des seules accusations proférées par Paul de Musset, il sied d’interroger Pagello. Son récit semble véridique et exempt de toute fatuité. Il parle des nuits qu’il a passées avec George Sand au chevet du poète : « Ces veillées n’étaient pas muettes, et les grâces, l’esprit élevé, la douce confiance que me montrait la Sand, m’enchaînaient à elle tous les jours, à toute heure et à chaque instant davantage. » Il se défend toutefois d’avoir fait les premiers aveux, et il déclare qu’il devenait rouge comme braise, quand elle lui demandait à quoi il pensait. Certain soir, elle se mit à écrire avec fougue, tandis qu’il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout d’une heure, elle posa la plume, parut longuement réfléchir la tête entre ses mains. « Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit : « C’est pour vous. »
Ils s’approchèrent du lit où Alfred de Musset dormait, et le docteur se retira, emportant le papier qu’il lut avec surprise. Était-ce quelque page détachée d’un roman ? Ou un fragment d’autobiographie ? Il le demanda le lendemain à George Sand, en la priant d’indiquer à qui s’adressait et devait être remis ce morceau de prose passionnée. — Au stupide Pagello, » écrivit elle en travers du pli.
C’était, dans le style coloré et enflammé de Lélia, une véritable déclaration d’amour, intitulée « En Morée. » qui débutait ainsi :
« Nés sous des cieux différents, nous n’avons ni les mêmes pensées ni le même langage ; avons-nous du moins des cœurs semblables ? Le tiède et brumeux climat d’où je viens m’a laissé des impressions douces et mélancoliques : le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t’a-t-il données ? Je sais aimer et soulTrir, et toi, comment aimes-tu ? L’ardeur de tes regards, l’étreinte violente de tes bras, l’audace de tes désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni la partager. Dans mon pays ou n’aime pas ainsi : je suis auprès de toi comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec inquiétude. »
Elle continue, usant de ce don du développement qui lui est propre, et elle s’afflige de ne pas parler la même langue. Ce sont ensuite des questions singulièrement indiscrètes, qu’une femme ne pose pas, auxquelles un homme ne saurait répondre. Et voici la conclusion de ces pages, où le lyrisme romantique s’allie à de maladives curiosités qui devaient déconcerter le simple Pagello :
« Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le dernier d’entre eux. Je t’aime sans savoir si je pourrai t’estimer, je t’aime parce que tu me plais, peut être serai-je forcée de te haïr bientôt.
» Si tu étais un homme de ma patrie, je t’interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments. Tu m’aimeras comme tu sais et comme tu peux aimer. Ce que j’ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes. Les regards et les caresses d’amour qui m’ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. J’attribuerai à tes actions l’intention que je te désirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s’adresse à la mienne ; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence remonte vers le foyer éternel dont elle émane.
» Restons donc ainsi, n’apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme, que je puisse toujours la croire belle ! »
Obligé de comprendre l’appel de George Sand et d’y répondre, Pagello dut remettre au lendemain l’explosion de sa reconnaissance et de son enthousiasme. Lorsqu’il fit sa visite quotidienne à Alfred de Musset, il le trouva sensiblement mieux. « La Sand, dit-il, n’était pas là. Il y avait pourtant deux désirs contraires en moi : l’un qui haletait ardemment de la voir, l’autre qui aurait voulu la fuir ; mais celui-ci perdait toujours à la loterie. »
Soudain George Sand entra, et, à long intervalle, Pagello la revoit, au plus profond de ses souvenirs, « introduisant sa petite main dans un gant d’une rare blancheur, vêtue d’une robe de satin couleur noisette, avec un petit chapeau de peluche orné d’une belle plume d’autruche ondoyante, avec une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d’un excellent et fin goût français. Je ne l’avais vue encore aussi élégamment parée et j’en demeurais surpris, lorsque s’avançant vers moi avec une grâce et une désinvolture enchanteresses, elle me dit : « Signor Pagello, j’aurais besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant cela ne vous dérange pas. »
Les achats n’étaient qu’un prétexte pour le tête-à-tête. Elle eut tôt fait d’aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractère et des procédés d’Alfred de Musset, et de manifester sa résolution de ne pas retourner avec lui en France. « Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je n’en eus ni joie ni douleur, mais je m’y engouffrai les yeux fermés. » La promenade dura trois heures, et l’on ne fit aucune emplette. « Nous parlâmes comme tout le monde en pareil cas. C’étaient les variations accoutumées du verbe je t’aime. »
À moins que l’on ne révoque en doute l’authenticité de ce récit et de la « déclaration au stupide Pagello » — ce qui n’a jamais été tenté — il est acquis qu’au cours même de la maladie d’Alfred de Musset George Sand s’abandonnait à un autre amour. Fut-il d’abord platonique ? Le docteur vénitien s’abstient de nous l’apprendre, et tout au contraire Paul de Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle était véridique. Il prétend que son frère lui aurait dicté, en décembre 1852, une relation dont il a transmis à sa sœur l’autographe et qui est l’équivalent de la scène fameuse de Lui et Elle. Edouard de Falconey, presque moribond, voyant sa maîtresse dans les Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/212 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/213 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/214 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/215 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/216 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/217 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/218 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/219 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/220 Page:Le Roy - George Sand et ses amis.djvu/221 en résultait étaient funestes à la convalescence d’Alfred de Musset. Il fallait qu’il s’éloignât. Son immolation n’avait pas supprimé son amour. Le 29 mars, il fit viser son passeport. George Sand avait vainement essayé de le retenir ; car il courait la ville, échappant à la surveillance de son gondolier pour entrer dans les tavernes. Il avait quitté le domicile commun, sans doute afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il écrivait à George Sand, au moment du départ : « Adieu, mon enfant, je pense que tu resteras ici et que tu m’enverras l’argent par Antonio[2] Quelle que soit ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d’adieu que je t’ai donné aujourd’hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu’au premier pas que j’ai fait dehors avec la pensée que je t’avais perdue pour toujours, j’ai senti que j’avais mérité de te perdre, et que rien n’est trop dur. Mais s’il t’importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non, il m’importe à moi, aujourd’hui que ton spectre s’efface déjà et s’éloigne devant moi, de te dire que rien d’impur ne restera dans le sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n’a pas su t’honorer quand il te possédait peut encore y voir clair à travers ses larmes, et t’honorer dans son cœur, où ton image ne mourra jamais. Adieu, mon enfant. »
Sur le verso de cette lettre apportée par un gondolier, George Sand écrivit au crayon la réponse suivante :
« Al signor A. de Musset.
« Non, ne pars pas comme ça ! Tu n’es pas assez guéri, et Buloz ne m’a pas encore envoyé l’argent qu’il faudrait pour le voyage d’Antonio. Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu ? Ne suis-je pas toujours le frère George, l’ami d’autrefois ? »
Alfred de Musset s’obstina à partir. Il avait annoncé à sa mère son arrivée en ces termes : « Je vous apporterai un corps malade, une âme abattue, un cœur en sang, mais qui vous aime encore. » Cependant George Sand et Pagello, désireux de lui offrir un petit souvenir, s’étaient cotisés et lui avaient acheté un portefeuille qu’ils ornèrent de deux dédicaces. Sur la première page il y avait : « À son bon camarade, frère et ami, sa maîtresse, George. Venise, 28 mars 1834. » Quel étrange amalgame de mots ! Et sur la page 72 et dernière était écrit : « Pietro Pagello raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, à Aggiunta, ingegneri. » Le poète, ainsi lesté de recommandations, avait son congé et sa lettre de voyage. Il s’éloigna avec Antonio, accompagné jusqu’à Mestre par George Sand qui prétend qu’au retour elle voyait tous les objets, particulièrement les ponts, à l’envers. Encore qu’elle ne l’avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de délivrance. Loin de ses enfants, séparée d’Alfred de Musset, elle va pouvoir travailler et aimer. Auprès de ce Pagello qui lui donne la quiétude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle écrira abondamment pour la Revue des Deux Mondes, et composera, en recueillant et distillant ses émotions, ce chef-d’œuvre de description et d’analyse, les Lettres d’un Voyageur.