De l’esprit des lois (éd. Nourse)/Livre 6
De l’esprit des lois (éd. Nourse) | ||
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LIVRE VI.
Conséquences des principes des divers gouvernemens, par rapport à la simplicité des loix civiles & criminelles, la forme des jugemens, & l’établissement des peines.
CHAPITRE PREMIER.
De la simplicité des loix civiles, dans les divers gouvernemens.
LE gouvernement monarchique ne comporte pas des loix aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées ; elles doivent être apprises, pour que l’on y juge aujourd’hui comme l’on y jugea hier, & que la propriété & la vie des citoyens y soient assurées & fixes comme la constitution même de l’état.
Dans une monarchie, l’administration d’une justice qui ne décide pas seulement de la vie & des biens, mais aussi de l’honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente, à mesure qu’il a un plus grand dépôt, & qu’il prononce sur de plus grands intérêts.
Il ne faut donc pas être étonné de trouver, dans les loix de ces états, tant de regles, de restrictions, d’extensions, qui multiplient les cas particuliers, & semblent faire un art de la raison même.
La différence de rang, d’origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens ; & des loix relatives à la constitution de cet état, peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts, ou conquêts ; dotaux, paraphernaux ; paternels, & maternels ; meubles de plusieurs especes ; libres, substitués ; du lignage, ou non ; nobles, en franc-alleu, ou roturiers ; rentes foncieres, ou constituées à prix d’argent. Chaque sorte de biens est soumise à des regles particulieres ; il faut les suivre, pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité.
Dans nos gouvernemens, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y a des pays où l’on n’a pu partager les fiefs entre les freres ; dans d’autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d’étendue.
Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses loix, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, & ne peut avoir d’attention sur rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne par une volonté rigide, qui est partout la même ; tout s’applanit sous ses pieds.
A mesure que les jugemens des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions, qui quelquefois se contredisent ; ou parce que les juges, qui se succedent, pensent différemment ; ou parce que les affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues ; ou enfin par une infinité d’abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C’est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps comme contraire même à l’esprit des gouvernemens modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, & non pas des contradictions & l’incertitude des loix.
Dans les gouvernemens où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu’il y ait des privileges. Cela diminue encore la simplicité, & fait mille exceptions. Un des privileges le moins à charge à la société, & sur-tout à celui qui le donne, c’est de plaider devant un tribunal, plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires ; c’est-à-dire, celles où il s’agit de sçavoir devant quel tribunal il faut plaider.
Les peuples des états despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sçais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit, de ce que les terres appartiennent au prince, qu’il n’y a presque point de loix civiles sur la propriété des terres. Il suit, du droit que le souverain a de succéder, qu’il n’y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de loix sur le commerce. Les mariages que l’on y contracte avec des filles esclaves, font qu’il n’y a gueres de loix civiles sur les dots & sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d’esclaves, qu’il n’y a presque point de gens qui aient une volonté propre, & qui, par conséquent, doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du pere, du mari, du maître, se reglent par eux, & non par les magistrats.
J’oubliois de dire que ce que nous appellons l’honneur étant à peine connu dans ces états, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n’y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même ; tout est vuide autour de lui. Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il regne, rarement nous parlent-ils de loix civiles[1].
Toutes les occasions de dispute & de procès y sont donc ôtées. C’est ce qui fait, en partie, qu’on y maltraite si fort les plaideurs : l’injustice de leur demande paroit à découvert, n’étant pas cachée, palliée, ou protégée par une infinité de loix.
CHAPITRE II.
De la simplicité des loix criminelles, dans les divers gouvernemens.
ON entend dire sans cesse qu’il faudroit que la justice fût rendue par-tout comme en Turquie. Il n’y aura donc que les plus ignorans de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu’il importe le plus aux hommes de sçavoir ?
Si vous examinez les formalités de la justice, par rapport à la peine qu’a un citoyen de se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu’elles ont avec la liberté & la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu ; & vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers mêmes de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.
En Turquie, où l’on fait très-peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une autre, toutes les disputes. La maniere de les finir est indifférente, pourvu qu’on finisse. Le bacha, d’abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, & les renvoie chez eux.
Et il seroit bien dangereux que l’on y eût les passions des plaideurs : elles supposent un desir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l’esprit, une confiance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d’autre sentiment que la crainte, & où tout mene tout à coup, & sans qu’on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître qu’il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, & qu’il ne tient sa sûreté que de son anéantissement.
Mais, dans les états modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur & ses biens qu’après un long examen : on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l’attaque ; & elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.
Aussi, lorsqu’un homme se rend plus absolu[2], songe-t-il d’abord à simplifier les loix. On commence, dans cet état, à être plus frappé des inconvéniens particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout.
On voit que, dans les républiques, il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l’un & dans l’autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l’on y fait de l’honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.
Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain ; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c’est parce qu’ils sont tout ; dans le second, c’est parce qu’ils ne sont rien.
CHAPITRE III.
Dans quels gouvernemens, & dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi.
PLUS le gouvernement approche de la république, plus la maniere de juger devient fixe ; & c’étoit un vice de la république de Lacédémone, que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des loix pour les diriger. A Rome, les premiers consuls jugerent comme les éphores : on en sentit les inconvéniens, & l’on fit des loix précises.
Dans les états despotiques, il n’y a point de loix : le juge est lui-même sa regle. Dans les états monarchiques, il y a une loi ; &, là où elle est précise, le juge la suit ; là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution, que les juges suivent la lettre de la loi. Il n’y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s’agit de ses biens, de son honneur, ou de sa vie.
A Rome, les juges prononçoient seulement que l’accusé étoit coupable d’un certain crime ; & la peine le trouvoit dans la loi, comme on le voit dans diverses loix qui furent faites. De même, en Angleterre, les jurés décident si l’accusé est coupable ou non du fait qui a été porté devant eux ; &, s’il est déclaré coupable, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : &, pour cela, il ne lui faut que des yeux.
CHAPITRE IV.
De la maniere de former les jugemens.
DE-LA, suivent les différentes manieres de former les jugemens. Dans les monarchies, les juges prennent la maniere des arbitres ; ils déliberent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis, pour le rendre conforme à celui d’un autre ; les avis les moins nombreux sont rappellés aux deux plus grands. Cela n’est point de la nature de la république. A Rome, & dans les villes Grecques, les juges ne se communiquoient point : chacun donnoit son avis d’une de ces trois manieres : J’absous ; je con- damne ; il ne me pararoît pas[3] : c’est que le peuple jugeoit, ou étoit censé juger. Mais le peuple n’est pas jurisconsulte ; toutes ces modifications & tempéramens des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet, un fait, & un feul fait ; & qu’il n’ait qu’à voir s’il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.
Les Romains, à l’exemple des Grecs, introduisirent des formules d’actions[4], & établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l’action qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans leur maniere de juger : il falloit fixer l’état de la question, pour que le peuple l’eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d’une grande affaire, cet état de la question changeroit continuellement, & on ne le reconnoîtroit plus.
De-là, il suivoit que les juges, chez les Romains, n’accordoient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais les prêteurs imaginerent d’autres formules d’actions, qu’on appella de bonne foi[5], où la maniere de prononcer étoit plus dans la disposition du juge. Ceci étoit plus conforme à l’esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes François disent-ils : En France[6] toutes les actions sont de bonne foi.
CHAPITRE V.
Dans quels gouvernemens le souverain peut être juge.
MACHIAVEL[7] attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps, comme à Rome, des crimes de lese-majesté commis contre lui. Il y avoit, pour cela, huit juges établis : Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J’adopterois bien la maxime de ce grand homme : mais, comme dans ces cas, l’intérêt politique force, pour ainsi dire, l’intérêt civil (car c’est toujours un inconvénient, que le peuple juge lui-même ses offenses) ; il faut, pour y remédier, que les loix pourvoient, autant qu’il est en elles, à la sûreté des particuliers.
Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses : ils permirent aux accusés de s’exiler[8] avant le jugement[9] ; & ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n’en eût pas la confiscation. On verra, dans le livre XI, les autres limitations que l’on mit à la puissance que le peuple avoit de juger.
Solon sçut bien prévenir l’abus que le peuple pourroit faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il voulut que l’aréopage revît l’affaire ; que, s’il croyoit l’accusé injustement absous[10], il l’accusât de nouveau devant le peuple ; que, s’il le croyoit injustement condamné[11], il arrêtât l’exécution, & lui fit rejuger l’affaire : loi admirable, qui soumettoit le peuple à la censure de la magistrature qu’il respectoit le plus, & à la sienne même !
Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, sur-tout du moment que l’accusé sera prisonnier ; afin que le peuple puisse se calmer, & juger de sang froid.
Dans les états despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies ; la constitution seroit détruite : les pouvoirs intermédiaires dépendans, anéantis, on verroit cesser toutes les formalités des jugemens ; la crainte s’empareroit de tous les esprits ; on verroit la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie.
Voici d’autres réflexions. Dans les états monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, & les fait punir ou absoudre : s’il jugeoit lui-même, il seroit le juge & la partie.
Dans ces mêmes états, le prince a souvent les confiscations : s’il jugeoit les crimes, il seroit encore le juge & la partie.
De plus : il perdroit le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grace[12]. Il seroit insensé qu’il fît & défît ses jugemens : il ne voudroit pas être en contradiction avec lui-même.
Outre que cela confondroit toutes les idées, on ne sçauroit si un homme seroit absous, ou s’il recevroit sa grace.
Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette[13], & qu’il appella, pour cela, dans son cabinet quelques officiers du parlement & quelques conseillers d’état ; le roi les ayant forcés d’opiner sur le décret de prise de corps, le président de Bélievre dit : "Qu’il voyoit, dans cette affaire, une chose étrange ; un prince opiner au procès d’un de ses sujets : Que les rois ne s’étoient reservé que les graces, & qu’ils renvoyoient les condamnations vers leurs officiers. Et votre majesté voudroit bien voir sur la sellete un homme devant elle, qui, par son jugement, iroit dans une heure à la mort ! Que la face du prince, qui porte les graces, ne peut soutenir cela ; que sa vue seule levoit les interdits des églises ; qu’on ne devoit sortir que content de devant le prince." Lorsqu’on jugea le fonds, le même président dit, dans son avis : "Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu’à huy, qu’un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort[14]."
Les jugemens rendus par le prince seroient une source intarissable d’injustices & d’abus ; les courtisans extorqueroient, par leur importunité, ses jugemens. Quelques empereurs Romains eurent la fureur de juger ; nuls regnes n’étonnerent plus l’univers par leurs injustices.
"Claude, dit Tacite[15], ayant attiré à lui le jugement des affaires & les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines." Aussi Néron parvenant à l’empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : "Qu’il se garderoit bien d’être le juge de toutes les affaires ; pour que les accusateurs & les accusés, dans les murs d’un palais, ne fussent pas exposés à l’inique pouvoir de quelques affranchis[16]."
Sous le regne d’Arcadius, dit Zozime[17], "la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour, & l’infecta. Lorsqu’un homme étoit mort, on supposoit qu’il n’avoit point laissé d’enfans[18] ; on donnoit ses
"Il y avoit autrefois, dit Procope[19], fort peu de gens à la cour : mais, sous Justinien, comme les juges n’avoient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étoient déserts, tandis que le palais du prince retentissoit des clameurs des parties qui y sollicitoient leurs affaires." Tout le monde sçait comment on y vendait les jugemens, & même les loix.
Les loix sont les yeux du prince ; il voit par elles ce qu’il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux ? il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.
CHAPITRE VI.
Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger.
C’EST encore un grand inconvénient, dans la monarchie, que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd’hui des états où il y a des juges sans nombre, pour décider les affaires fiscales ; & où les ministres, qui le croiroit ! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule : je ne ferai que celle-ci.
Il y a, par la nature des choses, une espece de contradiction entre le conseil du monarque & ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de peu de personnes ; & les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, & les suivre de même ; ce qu’on ne peut gueres espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang-froid, & à qui toutes les affaires soient, en quelque façon, indifférentes.
CHAPITRE VII.
Du magistrat unique.
UN tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit, dans l’histoire Romaine, à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n’auroit-il pas méprisé les loix, puisqu’il viola même celle qu’il avoit faite[20] ? Tite Live nous apprend l’inique distinction du décemvir. Il avoit aposté un homme qui réclamoit, devant lui, Virginie comme son esclave ; les parens de Virginie lui demanderent, qu’en vertu de sa loi, on la leur remit jusqu’au jugement définitif. Il déclara que sa loi n’avoit été faite qu’en faveur du pere ; & que, Virginius étant absent, elle ne pouvoit avoir d’application[21].
CHAPITRE VIII.
Des accusations, dans les divers gouvernemens.
ÀROME[22], il étoit permis à un citoyen d’en accuser un autre. Cela étoit établi selon l’esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir, pour le bien public, un zele sans bornes ; où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit, sous les empereurs, les maximes de la république ; & d’abord on vit paroître un genre d’hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices & bien des talens, un ame bien basse & une esprit ambitieux, cherchoit un criminel, dont la condamnatinn pût plaire au prince : c’étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune[23], chose que nous ne voyons point parmi nous.
Nous avons aujourd’hui une loi admirable ; c’est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les loix, prépose un officier, dans chaque tribunal, pour poursuivre en son nom tous les crimes : de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous. Et, si ce vengeur public étoit soupçonné d’abuser de son ministere, on l’obligeroit de nommer son dénonciateur.
Dans les loix de Platon[24], ceux qui négligent d’avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd’hui. La partie publique veille pour les citoyens ; elle agit, & ils sont tranquilles.
CHAPITRE IX.
De la sévérité des peines, dans les divers gouvernemens.
LA sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie & à la république, qui ont pour ressort l’honneur & la vertu.
Dans les états modérés, l’amour de la patrie, la honte & la crainte du blâme, sont des motifs réprimans, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en être convaincu. Les loix civiles y corrigeront donc plus aisément, & n’auront pas besoin de tant de force.
Dans ces états, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes, qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus a donner des mœurs, qu’à infliger des supplices.
C’est une remarque perpétuelle des auteurs Chinois[25], que plus, dans leur empire, on voyoit augmenter les supplices, plus la revolution étoit prochaine. C’est qu’on augmentoit les supplices, à mesure qu’on manquoit de mœurs.
Il seroit aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les états d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté, à mesure qu’on s’est plus approché ou plus éloigné de la liberté.
Dans, les pays despotiques, on est si malheureux, que l’on y craint plus la mort, qu’on ne regrette la vie ; les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les états modérés, on craint plus de perdre la vie, qu’on ne redoute la mort en elle-même ; les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisans.
Les hommes extrêmement heureux, & les hommes extrêmement malheureux, sont également portés à la dureté ; témoins les moines & les conquérans. Il n’y a que la médiocrité & le mélange de la bonne & de la mauvaile fortune, qui donnent de la douceur & de la pitié.
Ce que l’on voit dans les hommes en particulier, se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages, qui menent une vie très-dure, & chez les peuples des gouvernemens despotiques, où il n’y a qu’un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur regne dans les gouvernemens modérés.
Lorsque nous lisons, dans les histoires, les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons, avec une espece de douleur, les maux de la nature humaine.
Dans les gouvernemens modérés, tout, pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N’est-il pas bien extraordinaire qu’à Sparte, une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d’un autre ; de n’être jamais dans sa maison qu’avec des vierges ; en un mot, tout ce que la loi appelle une peine est effectivement une peine.
CHAPITRE X.
Des anciennes loix Françoises.
C’EST bien dans les anciennes loix Françoises que l’on trouve l’esprit de la monarchie. Dans les cas où il s’agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles[26]. C’est tout le contraire dans les crimes[27] : le noble perd l’honneur & réponse en cour ; pendant que le vilain, qui n’a point d’honneur, est puni en son corps.
CHAPITRE XI.
Que, lorsqu’un peuple est vertueux, il faut peu de peines.
LE peuple Romain avoit de la probité. Cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n’eut besoin que de lui montrer le bien, pour le lui faire suivre. Il sembloit, qu’au lieu d’ordonnances, il suffisoit de lui donner des conseils.
Les peines des loix royales, & celles des loix des douze-tables, furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne[28], soit par une conséquence de la loi Porcie[29]. On ne remarqua pas que la république en fût plus mal réglée, & il n’en résulta aucune lésion de police.
Cette loi Valérienne, qui défendoit aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avoit appellé au peuple, n’infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine d’être réputé méchant[30]. CHAPITRE XII.
De la puissance des peines.
L’EXPÉRIENCE a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé, comme il l’est ailleurs par les grandes.
Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un état ? un gouvernement violent veut soudain le corriger ; &, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes loix, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur le champ. Mais on use le ressort du gouvernement ; l’imagination se fait à cette grande peine, comme elle s’étoit faite à la moindre ; &, comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bientôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étoient communs dans quelques états ; on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps, on a volé, comme auparavant, sur les grands chemins.
De nos jours, la désertion fut très-fréquente ; on établit la peine de mort contre les déserteurs, & la désertion n’est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise, ou se flatte d’en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte : il falloit donc laisser une peine[31] qui faisoit porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, & on l’a réellement diminuée.
Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchemens ; on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, & non pas de la modération des peines.
Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau ; & que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir.
Que s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats & aux gens de biens.
Et si vous en voyez d’autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient, en grande partie, de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légeres.
Souvent un législateur, qui veut corriger un mal, ne songe qu’à cette correction ; ses yeux sont ouverts sur cet objet, & fermés sur les inconvéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur : mais il reste un vice dans l’état, que cette dureté a produit ; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.
Lysandre[32] ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers ; on accusa les Athéniens d’avoir précipité tous les captifs de deux galeres, & résolu en pleine assemblée de couper le poing aux prisonniers qu’ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s’étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu’il avoit dépravé les esprits, & fait des leçons de cruauté à toute la Grece.
"Les Argiens, dit Plutarque[33], ayant fait mourir quinze cens de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d’expiation, afin qu’il plût aux dieux de détourner, du cœur des Athéniens, une si cruelle pensée." Il y a deux genres de corruption : l’un, lorsque le peuple n’observe point les loix ; l’autre, lorsqu’il est corrompu par les loix : mal incurable, parce qu’il est dans le remede même.
CHAPITRE XIII.
Impuissance des loix Japonoises.
LES peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jettons les yeux sur le Japon.
On y punit de mort presque tous les crimes[34], parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon, est un crime énorme. Il n’est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude ; & viennent surtout de ce que l’empereur, étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.
On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats[35] ; chose contraire à la défense naturelle.
Ce qui n’a point l’apparence d’un crime, est là sévérement puni : par exemple, un homme qui hazarde de l’argent au jeu est puni de mort.
Il est vrai que le caractere étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, & qui brave tous les périls & tous les malheurs, semble, à la premiere vue, absoudre ses législateurs de l’atrocité de leurs loix. Mais, des gens qui naturellement méprisent la mort, & qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices ? & ne s’y familiarisent-ils pas ? Les relations nous disent, au sujet de l’éducation des Japonois, qu’il faut traiter les enfans avec douceur, parce qu’ils s’obstinent contre les peines ; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu’ils se mettent d’abord en défense. Par l’esprit qui doit regner dans le gouvernement domestique, n’auroit-on pas pu juger de celui qu’on devoit porter dans le gouvernement politique & civil ?
Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines & des récompenses ; par des maximes de philosophie, de morale & de religion, assorties à ces caracteres ; par la juste application des regles de l’honneur ; par le supplice de la honte ; par la jouissance d’un bonheur constant, & d’une douce tranquillité. Et, s’il avoit craint que les esprits, accoutumés à n’être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l’être par une plus douce, il auroit agi[36] d’une maniere sourde & insensible ; il auroit, dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime, jusqu’à ce qu’il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.
Mais le despotisme ne connoît point ces ressorts ; il ne mene pas par ces voies. Il peut abuser de lui ; mais c’est tout ce qu’il peut faire. Au Japon, il a fait un effort ; il est devenu plus cruel que lui-même.
Des ames par-tout effarouchées & rendues plus atroces, n’ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.
Voilà l’origine, voilà l’esprit des loix du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme : mais des efforts si inouis sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, & leur foiblesse a paru encore mieux.
Il faut lire la relation de l’entrevue de l’empereur & du deyro à Meaco[37]. Le nombre de ceux qui y furent étouffés, ou tués par des garnemens, fut incroyable : on enleva les jeunes filles & les garçons ; on les retrouvoit tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nuds, cousus dans des sacs de toile, afin qu’ils ne connussent pas les lieux par où ils avoient passé ; on vola tout ce qu’on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux, pour faire tomber ceux qui les montoient ; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandois, à qui l’on dit qu’ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds, sans être assassinés, en descendirent, &c.
Je passerai vite sur un autre trait. L’empereur, adonné à des plaisirs infames, ne se marioit point : il couroit risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles : il en épousa une par respect, mais il n’eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l’empire. Tout étoit inutile. La fille d’un armurier étonna son goût[38] ; il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu’il leur avoit préféré une personne d’une si basse naissance, étoufferent l’enfant. Ce crime fut caché à l’empereur ; il auroit versé un torrent de sang. L’atrocité des loix en empêche donc l’exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité.
CHAPITRE XIV.
De l’esprit du sénat de Rome.
Sous le Consulat d’Acilius Glabrio & de Pison, on fit la loi Acilia[39] pour arrêter les brigues. Dion[40] dit que le sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tribun C. Cornélius avoit résolu de faire établir des peines terribles contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort porté. Le sénat pensoit que des peines immodérées jetteroient bien la terreur dans les esprits ; mais qu’elles auroient cet effet, qu’on ne trouveroit plus personne pour accuser, ni pour condamner : au lieu qu’en proposant des peines modiques, on auroit des juges & des accusateurs.
CHAPITRE XV.
Des loix des Romains, à l’égard des peines.
Je me trouve fort dans mes maximes, lorsque j’ai pour moi les Romains ; & je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer, à cet égard, de loix civiles, à mesure qu’il changeoit de loix politiques.
Les loix royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d’esclaves & de brigands, furent très-séveres. L’esprit de la république auroit demandé que les décemvirs n’eussent pas mis ces loix dans leurs douze-tables : mais des gens qui aspiroient à la tyrannie n’avoient garde de suivre l’esprit de la république.
Tite Live[41] dit, sur le supplice de Métius Suffétius, dictateur d’Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, que ce fut le premier & le dernier supplice où l’on témoigna avoir perdu la mémoire de l’humanité. Il se trompe : la loi des douze-tables est pleine de dispositions très-cruelles[42].
Celles qui découvrent le mieux le dessein des décemvirs est la peine capitale prononcée contre les auteurs des libeles & les poëtes. Cela n’est gueres du génie de la république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui vouloient renverser la liberté craignoient des écrits qui pouvoient rappeller l’esprit de la liberté[43].
Après l’expulsion des décemvirs, presque toutes les loix qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les abrogea pas expressément : mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen Romain, elles n’eurent plus d’application.
Voilà le temps auquel on peut rappeller ce que Tite Live[44] dit des Romains, que jamais peuple n’a plus aimé la modération des peines.
Que si l’on ajoute à la douceur des peines le droit qu’avoit un accusé de se retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avoient suivi cet esprit que j’ai dit être naturel à la république.
Sylla, qui confondit la tyrannie, l’anarchie & la liberté, fit les loix Cornéliennes. Il sembla ne faire des réglemens que pour établir des crimes. Ainsi, qualifiant une infinité d’actions du nom de meurtre, il trouva partout des meurtriers ; & par une pratique qui ne fut que trop suivie, il tendit des pieges, sema des épines, ouvrit des abymes sur le chemin de tous les citoyens.
Presque toutes les loix de Sylla ne portoient que l’interdiction de l’eau & du feu. César y ajouta la confiscation des biens[45] ; parce que les riches gardant dans l’exil leur patrimoine, ils étoient plus hardis à commettre des crimes.
Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, ils sentirent bientôt qu’il n’étoit pas moins terrible contre eux que contre les sujets ; ils chercherent à le tempérer : ils crurent avoir besoin des dignités, & du respect qu’on avoit pour elles.
On s’approcha un peu de la monarchie, & l’on divisa les peines en trois classes[46] : celles qui regardoient les premieres personnes de l’état,[47], & qui étoient assez douces ; celles qu’on infligeoit aux personnes d’un rang[48] inférieur, & qui étoient plus séveres ; enfin, celles qui ne concernoient que les conditions basses[49], & qui furent les plus rigoureuses.
Le féroce & insensé Maximin irrita, pour ainsi dire, le gouvernement militaire, qu’il auroit fallu adoucir. Le sénat apprenoit, dit Capitolin[50], que les uns avoient été mis en croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfermés dans des peaux de bêtes récemment tuées, sans aucun égard pour les dignités. Il sembloit vouloir exercer la discipline militaire, sur le modele de laquelle il prétendoit régler les affaires civiles.
On trouvera, dans les considérations sur la grandeur des Romains & leur décadence, comment Constantin changea le despotisme militaire en un despotisme militaire & civil, & s’approcha de la monarchie. On y peut suivre les diverses révolutions de cet état, & voir comment on y passa de la rigueur à l’indolence, & de l’indolence à l’impunité.
CHAPITRE XVI.
De la juste proportion des peines avec le crime.
IL est essentiel que les peines aient de l’harmonie entre elles ; parce qu’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre ; ce qui attaque plus la société, que ce qui la choque moins.
"Un imposteur[51], qui se disoit Constantin Ducas, suscita un grand soulévement à Constantinople. Il fut pris, & condamné au fouet : mais, ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à être brulé." Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lese-majesté & celui de calomnie.
Cela fait souvenir d’un mot de Charles II, roi d’Angleterre. Il vit, en passant, un homme au pilori. Il demanda pourquoi il étoit là. Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il a fait des libeles contre vos ministres. Le grand sot ! dit le roi, que ne les écrivoit-il contre moi ? on ne lui auroit rien fait.
"Soixante-dix personnes conspirerent contre l’empereur Basile[52] : il les fit fustiger ; on leur brûla les cheveux & le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa sa ceinture, & le délivra : il lui fit trancher la tête ; parce qu’il avoit, disoit-il, tiré l’epée contre lui." Qui pourroit penser que, sous le même prince, on eût rendu ces deux jugemens ?
C’est un grand mal, parmi nous, de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, & à celui qui vole & assassine. Il est visible que, pour la sûreté publique, il faudroit mettre quelque différence dans la peine.
A la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux[53], les autres non : cette différence fait que l’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas.
En Moscovie, où la peine des voleurs & celle des assassins sont les mêmes, on assassine[54] toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien.
Quand il n’y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l’espérance de la grace. En Angleterre, on n’assassine point ; parce que les voleurs peuvent espérer d’être transportés dans les colonies ; non pas les assassins.
C’est un grand ressort des gouvernemens modérés, que les lettres de grace. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d’admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, & à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages.
CHAPITRE XVII.
De la torture ou question contre les criminels.
PARCE QUE, les hommes sont méchans, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu’ils ne sont. Ainsi la déposition de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s’ils parloient par la bouche de la vérité. L’on juge aussi que tout enfant conçu pendant le mariage est légitime : la loi a confiance en la mere, comme si elle étoit la pudicité même. Mais la question contre les criminels n’est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd’hui une nation[55] très-bien policée la rejetter sans inconvénient. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature[56].
Tant d’habiles gens & tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux. j’allois dire qu’elle pourroit convenir dans les gouvernemens despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement : j’allois dire que les esclaves, chez les Grecs & chez les Romains….. Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi.
CHAPITRE XVIII.
Des peines pécuniaires, & des peines corporelles.
Nos peres les Germains n’admettoient gueres que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers & libres estimoient que leur sang ne devoit être versé que les armes à la main. Les Japonois[57], au contraire, rejettent ces sortes de peines, sous prétexte que les gens riches éluderoient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens ? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se proportionner aux fortunes ? Et enfin, ne peut-on pas joindre l’infamie à ces
peines ?
Un bon législateur prend un juste milieu : il n’ordonne pas toujours des peines pécuniaires ; il n’inflige pas toujours des peines corporelles.
CHAPITRE XIX.
De la loi du talion.
Les états despotiques, qui aiment les loix simples, usent beaucoup de la loi du talion[58] : les états modérés la reçoivent quelquefois. Mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, & que les autres lui donnent presque toujours des tempéramens.
CHAPITRE XX.
De la punition des peres pour leurs enfans.
ON punit à la Chine les peres pour les fautes de leurs enfans. C’étoit l’usage du Pérou[62]. Ceci est encore tiré des idées despotiques.
On a beau dire qu’on punit à la Chine les peres, pour n’avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, & que les loix mêmes y ont augmenté ; cela suppose toujours qu’il n’y a point d’honneur chez les Chinois. Parmi nous, les peres dont les enfans sont condamnés au supplice, & les enfans[63] dont les peres ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte, qu’ils le seroient à la Chine par la perte de la vie.
CHAPITRE XXI.
De la clémence du prince.
LA clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république, où l’on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l’état despotique, où regne la crainte, elle est moins en usage ; parce qu’il faut contenir les grands de l’état par des exemples de sévériré. Dans les monarchies, où l’on est gouverné par l’honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrace y est un équivalent à la peine : les formalités mêmes des jugemens y sont des punitions. C’est là que la honte vient de tous côtés, pour former des genres particuliers de peines.
Les grands y sont si fort punis par la disgrace, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur, à leur égard, est inutile : elle ne peut servir qu’à ôter aux sujets l’amour qu’ils ont pour la personne du prince, & le respect qu’ils doivent avoir pour les places.
Comme l’instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie.
Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d’amour, ils en tirent tant de gloire, que c’est presque toujours un bonheur pour eux d’avoir l’occasion de l’exercer ; & on le peut presque toujours dans nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque branche de l’autorité, presque jamais l’autorité entiere ; &, si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.
Mais, dira-t-on, quand faut-il punir ? quand faut-il pardonner ? C’est une chose qui se fait mieux sentir, qu’elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très-visibles. On la distingue aisément de cette foiblesse qui mene le prince au mépris, & à l’impuissance même de punir.
L’empereur Maurice[64] prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase[65] ne punissoit point les crimes. Isaac l’Ange jura que, de son regne, il ne feroit mourir personne. Les empereurs Grecs avoient oublié que ce n’étoit pas en vain qu’ils portoient l’épée.
- ↑ Au Mazulipatan, on n’a pu découvrir qu’il y eût de loi écrite. Voyez le recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tome IV, partie premiere, page 391. Les Indiens ne se reglent, dans les jugemens, que sur de certaines coutumes. Le Védan, & autres livres pareils, ne contiennent point de loix civiles, mais des préceptes religieux. Voyez lettres édifiantes, quatorzieme recueil.
- ↑ César, Cromwel, & tant d’autres.
- ↑ Non liquet.
- ↑ Quas actiones ne populus, proùt vellet, institueret, certas solemnesque esse voluerunt. Leg. 2, §. 6. dig. de orig. jur.
- ↑ Dans lesquelles on mettoit ces mots : Ex bonâ fide.
- ↑ On y condamne aux dépens celui-là même à qui on demande plus qu’il ne doit, s’il n’a offert & consigné ce qu’il doit.
- ↑ Discours sur la premiere décade de Tite Liv. liv.I, ch. VII.
- ↑ Cela est bien expliqué dans l’oraison de Cicéron pro Cœcinnâ, à la fin.
- ↑ C’étoit une loi d’Athenes, comme il paroît par Démosthene. Socrate refusa de s’en servir.
- ↑ Démosthene, sur la couronne, page 494, édition de Francfort, de l’an 1604.
- ↑ Voyez Philocrate, vie des sophistes, liv. I, vie d’Æchines.
- ↑ Platon ne pense pas que les rois, qui sont, dit-il, prêtres, puissent assister au jugement où l’on condamne à la mort, à l’exil, à la prison.
- ↑ Voyez la relation du procès fait à M. le duc de la Valette. Elle est imprimée dans les mémoires de Montresor, tome II, page 62.
- ↑ Cela fut changé dans la suite. Voyez la même relation.
- ↑ Annal. livre XI.
- ↑ Ibid. livre XIII.
- ↑ Hist. livre V.
- ↑ Même désordre sous Théodose le jeune.
- ↑ Histoire secrette.
- ↑ Voyez la loi II, §. 24, ff. de orig. jur.
- ↑ Quod pater puellœ abesset, locum injuriæ esse ratus. Tite Live, decade premiere, livre III.
- ↑ Et dans bien dautres cités.
- ↑ Voyez, dans Tacite, les récompenses accordées à ces délateurs.
- ↑ Livre IX.
- ↑ Je ferai voir, dans la suite, que la Chine, à cet égard, est dans le cas d’une république, ou d’une monarchie.
- ↑ Si comme pour briser un arrêt, les non-nobles doivent une amende de quarante sous, & les nobles de soixante livres. Somme rurale, liv. II. pag. 198, édit. goth. de l’an 1512 ; & Beaumanoir, chap. 61, pag. 309.
- ↑ Voyez le conseil de Pierre Desfontaines, chap. XIII, surtout l’article 22.
- ↑ Elle fut faite par Valerius Publicola, bientôt après l’expulsion des rois : elle fut renouvellée deux fois, toujours par des magistrats de la même famille, comme le dit Tite Live, liv. X. Il n’étoit pas question de lui donner plus de force, mais d’en perfectionner les dispositions. Diligentius sanctum, dit Tite Live, ibid.
- ↑ Lex Porcia pro tergo civium lata. Elle fut faite en 454 de la fondation de Rome.
- ↑ Nihil ultrà quàm improbe factum adjecit. Tite Live.
- ↑ On fendoit le nez, on coupoît les oreilles.
- ↑ Xénophon, hist. liv. II.
- ↑ Œuvres morales, de ceux qui manient les affaires d’état.
- ↑ Voyez Kempfer.
- ↑ Recueil des voyages qui ont servi a l’établissement de la compagnie des Indes, tom. III, part. 2, pag. 428.
- ↑ Remarquez bien ceci, comme une maxime de pratique, dans les cas où les esprits ont été gàtés par des peines trop rigoureuses.
- ↑ Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, t. V, p. 2.
- ↑ Ibid.
- ↑ Les coupables étoient condamnés à une amende ; ils ne pouvoient plus être admis dans l’ordre des sénateurs, & nommés à aucune magistrature. Dion, liv. XXXVI.
- ↑ Ibid.
- ↑ Liv. I.
- ↑ On y trouve le supplice du feu ; des peines presque toujours capitales, le vol puni de mort, &c.
- ↑ Sylla animé du même esprit que les décemvirs, augmenta, comme eux, les peines contre les écrivains satyriques.
- ↑ Liv. I.
- ↑ Pœnas facinorum auxit, cùm locupletes co faciliùs scelere se obligarent, quod integris patrimoniis, exularent. Suétone, in Julio Cæsare.
- ↑ Voyez la loi 3, §. Legis, ad leg. Cornell. de sicariis ; & un très-grand nombre d’autres, au digeste & au code.
- ↑ Sublimiores.
- ↑ Medios.
- ↑ Infimos. Leg. 3, §. Legis, ad leg. Cornell. de sicariis.
- ↑ Jul. Cap. Maximini duo.
- ↑ Hist. de Nicéphore, patriarche de Constantinople.
- ↑ Hist. de Nicéphore.
- ↑ Pere du Halde, tom. I, pag. 6.
- ↑ État présent de la grande Russie par Perry.
- ↑ La nation Angloise.
- ↑ Les citoyens d’Athenes ne pouvoient être mis à la question, (Lysias, orat. in Argorat), excepté dans le crime de lese-majesté. On donnoit la question trente jours après la condamnation.(Curius Fortunatus, rethor. schol. liv. II.) Il n’y avoit pas de question préparatoire. Quant aux Romains, la loi 3 & 4 ad leg. Juliam majest. fait voir que la naissance, la dignité, la profession de la milice, garantissoient de la question, si ce n’est dans le cas de crime de lese-majesté. Voyez les sages restriction que les loix des Wisigoths mettoient à cette pratique.
- ↑ Voyez Kempfer.
- ↑ Elle est établie dans l’Alcoran. Voyez le ch. de la vache.
- ↑ Si membrum rupit, ni cùm eo pacit, talio esto, Aulu-Gelle, livre XX, ch. I.
- ↑ Ibid.
- ↑ Voyez aussi la loi des Wisigoths, livre VI. tit. 4. §. 3. & 5.
- ↑ Voyez Garcilasso, histoire des guerres civiles des Espagnols.
- ↑ Au lieu de les punir, disoit Platon, il faut les louer de ne pas ressembler à leur pere. Liv. IX. des loix.
- ↑ Evagre, hist.
- ↑ Fragm. de Suidas, dans Constant. Porphyrog.