Œuvres complètes (Beaumarchais)/Eugénie
[Image à reprendre]
Le baron HARTLEY, père d’Eugénie.
Le lord comte de CLARENDON, amant d’Eugénie, cru son époux.
Madame MURER, tante d’Eugénie.
EUGÉNIE, fille du baron.
Sir CHARLES, frère d’Eugénie.
COWERLY, capitaine de haut bord, ami du baron.
DRINK, valet de chambre du comte de Clarendon.
BETSY, femme de chambre d’Eugénie.
ROBERT, premier laquais de madame Murer.
Personnages muets. Des valets armés.
Le baron HARTLEY, vieux gentilhomme du pays de Galles, doit avoir un habit gris et veste rouge à petit galon d’or, une culotte grise, des bas gris roulés, des jarretières noires sur les bas, de petites boucles à ses souliers carrés et à talons hauts, une perruque à la brigadière ou un ample bonnet, un grand chapeau à la Ragotzi, une cravate nouée et passée dans une boutonnière de l’habit, un surtout de velours noir par-dessus tout l’habillement.
Le comte de CLARENDON, jeune homme de la cour : un habit à la française des plus riches et des plus élégants ; dans les quatrième et cinquième actes, un frac tout uni à revers, de même étoffe.
Madame MURER, riche veuve du pays de Galles : une robe anglaise toute ronde, de couleur sérieuse, à bottes, sans engageantes, sur un corps serré descendant bien bas ; un grand fichu carré à dentelles anciennes attaché en croix sur la poitrine ; un tablier très-long, sans bavette, avec une large dentelle au bas ; des souliers de même étoffe que la robe ; une barrette anglaise à dentelle sur la tête, et par-dessus un chapeau de satin noir à rubans de même couleur.
EUGÉNIE : une robe anglaise toute ronde de couleur gaie, à bottes, comme celle de madame Murer ; le tablier de même que sa tante ; des souliers blancs, un chapeau de paille doublé et bordé de rose ; une barrette anglaise à dentelle sous son chapeau.
Sir CHARLES : un frac de drap bleu de roi à revers de même étoffe, boutons de métal plats, veste rouge croisée à petit galon ; culotte noire, bas de fil gris, grand chapeau uni, cocarde noire ; les cheveux redoublés en queue grosse et courte ; manchettes plates et unies.
M. COWERLY, capitaine de haut bord : grand uniforme de marine anglaise ; habit de drap bleu de roi à parements et revers de drap blanc, un galon d’or à la mousquetaire ; veste blanche, même galon ; double galon aux manches et aux poches de l’habit ; boutons de métal en bosse unis ; grand chapeau bordé ; cocarde noire fort apparente, cheveux en cadenettes.
DRINK : habit brun à boutonnières d’or et à taille courte, fait à l’anglaise.
BETSY, jeune fille du pays de Galles : une robe anglaise de toile peinte, toute ronde, à bottes ; très-petites manchettes ; fichu carré et croisé sur la poitrine ; tablier de batiste très-long ; barrette à l’anglaise sur la tête ; point de chapeau.
ACTE PREMIER
Scène I
Comme tout ceci est beau ! Mais c’est la chambre de ma maîtresse qu’il faut voir.
Celle-ci à droite ?
Oui, monsieur ; l’autre est un passage par où l’on monte chez madame.
J’entends : ici dessus.
Vous ne sortez pas, monsieur ? il est six heures.
J’attends un carrosse… Eh bien ! Eugénie, tu ne dis mot ! est-ce que tu me boudes ? Je ne te trouve plus si gaie qu’autrefois.
Je suis un peu fatiguée du voyage, mon père.
Tu as pourtant couru le jardin toute l’après-midi avec ta tante.
Cette maison est si recherchée !…
Il est vrai qu’elle est d’un goût… comme tout ce que le comte fait faire. On ne trouve rien à désirer ici.
Que celui à qui elle appartient.
Scène II
Monsieur, une voiture…
Mon chapeau, ma canne…
Robert, il faudra vider ces malles et remettre un peu d’ordre ici.
On n’a pas encore eu le temps de se reconnaître.
Où dis-tu que loge le capitaine ?
Dans Suffolk-Street, tout auprès du bagne.
C’est bon.
Scène III
J’espère que vous n’oublierez pas de vous faire écrire chez le lord comte de Clarendon, quoiqu’il soit à Windsor ; c’est un jeune seigneur fort de mes amis, qui nous prête cette maison pendant notre séjour à Londres, et vous sentez que ce sont de ces devoirs…
Le lord comte un tel, un grand seigneur, fort mon ami : comme tout cela remplit la bouche d’une femme vaine !
Ne voulez-vous pas y aller, monsieur ?
Pardonnez-moi, ma sœur ; voilà trois fois que vous le dites ; j’irai en sortant de chez le capitaine Cowerly.
Comme il vous plaira pour celui-là, je ne m’y intéresse, ni ne veux le voir ici.
Comment ! le frère d’un homme qui va épouser ma fille !
Ce n’est pas une affaire faite.
C’est comme si elle l’était.
Je n’en crois rien. La belle idée de marier votre fille à ce vieux Cowerly qui n’a pas cinq cents livres sterling de revenu, et qui est encore plus ridicule que son frère le capitaine !
Ma sœur, je ne souffrirai jamais qu’on avilisse en ma présence un brave officier, mon ancien ami.
Fort bien ; mais je n’attaque ni sa bravoure, ni son ancienneté : je dis simplement qu’il faut à votre fille un mari qu’elle puisse aimer.
De la manière dont les hommes d’aujourd’hui sont faits, c’est assez difficile.
Raison de plus pour le choisir aimable.
Honnête.
L’un n’exclut pas l’autre.
Ma foi, presque toujours. Enfin j’ai donné ma parole à Cowerly.
Il aura la bonté de vous la rendre.
Quelle femme ! Puisqu’il faut vous dire tout, ma sœur, il y a entre nous un dédit de deux mille guinées : croyez-vous qu’on ait aussi la bonté de me le rendre ?
Vous comptiez bien sur mon opposition, quand vous avez fait ce bel arrangement ; il pourra vous coûter quelque chose, mais je ne changerai rien au mien. Je suis veuve et riche, ma nièce est sous ma conduite, elle attend tout de moi ; et depuis la mort de sa mère, le soin de l’établir me regarde seule. Voilà ce que je vous ai dit cent fois ; mais vous n’entendez rien.
Il est donc assez inutile que je vous écoute : je m’en vais. Adieu, mon Eugénie ; tu m’obéiras, n’est-ce pas ?
Scène IV
Qu’il m’amène ses Cowerly ! (Après un peu de silence.) À votre tour, ma nièce, je vous examine… Je conçois que la présence de votre père vous gêne, dans l’ignorance qu’il est de votre mariage : mais avec moi que signifie cet air ? J’ai tout fait pour vous : je vous ai mariée… Le plus bel établissement des trois royaumes ! Votre époux est obligé de vous quitter ; vous êtes chagrine ; vous brûlez de le rejoindre à Londres : je vous y amène, tout cède à vos désirs…
Cette ignorance de mon père m’inquiète, madame ; d’un autre côté, milord… Devions-nous le trouver absent, lorsque nos lettres lui ont annoncé le jour de notre arrivée ?
Il est à Windsor avec la cour. Un homme de son rang n’est pas toujours le maître de quitter…
Il a bien changé !
Que voulez-vous dire ?
Que s’il avait eu ces torts lorsque vous m’ordonnâtes de recevoir sa main, je ne me serais pas mise dans le cas de les lui reprocher aujourd’hui.
Lorsque je vous ordonnai, miss ! À tous entendre, on croirait que je vous fis violence ! et cependant sans moi, victime d’un ridicule entêtement, mariée sans dot, femme d'un vieillard ombrageux, et surtout confinée pour la vie au château de Cowerly… Car rien ne peut détacher votre père de son insipide projet.
Mais si le comte a cessé de m’aimer ?
En serez-vous moins milady Clarendon ?… Et puis, quelle idée ! un homme qui a tout sacrifié au bonheur de vous posséder !
Il était tendre alors. Que de larmes il versa lorsqu’il fallut nous séparer ! Je pleurais aussi, mais je sentais que les plus grandes peines ont leur douceur quand elles sont partagées. Quelle différence !
Vous oubliez donc votre nouvel état, et combien l’espoir de la voir bientôt mère rend une jeune femme plus chère à son mari ? Ne lui avez-vous pas écrit cette nouvelle intéressante ?
Son peu d’empressement n’en est que plus affligeant.
Et moi je vous dis que vos soupçons l’outragent.
Avec quel plaisir je m’avouerais coupable !
Vous l’êtes plus que vous ne pensez : et cette tristesse, ces larmes, ces inquiétudes… Croyez-vous tout cela bien raisonnable ?
Grâce aux considérations qui tiennent notre mariage secret, il faut bien que je dévore mes peines. Mais aussi, milord… n’être pas à Londres le jour que nous y arrivons !
Son valet de chambre est ici : je vais envoyer chez lui pour vous tranquilliser.
Scène V
Que veut milady ?
Encore milady ! On lui a défendu cent fois de vous nommer ainsi.
Dis-moi, Drink, quand ton maître revient-il à Londres ?
On l’attend à tout moment ; les relais sont sur la route depuis le matin.
Vous l’entendez. Rentrons, ma nièce. (À Drink.) Vous, allez voir s’il est arrivé.
Bon, madame ! il serait accouru…
Scène VI
S’il me paye pour mentir, il faut avouer que je m’en acquitte loyalement ; mais cela me fait de la peine… C’est un ange que cette fille-là ! Quelle douceur ! Elle apprivoiserai t des tigres. Oui, il faut être pire qu’un tigre pour avoir pu tromper une femme aussi parfaite, et l’abandonner après. Mon maître, oui, je le répète, mon maître, quoique moins âgé, est cent fois plus scélérat que moi.
Scène VII
Courage, mons Drink !
Qui diantre vous savait là, milord ? On vous croit à Windsor.
Vous disiez donc que le plus scélérat de nous deux, ce n’est pas vous.
Ma foi, milord, puisque vous l’avez entendu…
Ce lieu est sûr apparemment ?
Il n’y a personne. La nièce est chez la tante, le bonhomme de père est sorti.
Le père est avec elles ?
Sans lui et sans un vieux procès qu’on a déterré je ne sais où, aurait-on trouvé un prétexte à ce voyage ?
Surcroît d’embarras ! Et elles sont ici ?
D’hier au soir.
Que dit-on de mon absence ?
Mademoiselle a beaucoup pleuré.
Ah ! je suis plus affligé qu’elle. Mais n’a-t-il rien percé du projet de mariage ?
Oh ! le diable gagne trop à vos desseins pour y nuire.
Je crois que le maraud s’ingère…
Parlons, milord, sans vous fâcher. Voilà une fille de condition qui croit être votre femme.
Et qui ne l’est pas, veux-tu dire ?
Et qui ne peut tarder à être instruite que vous en épousez une autre. Quand je pense à ce dernier trait, après le diabolique artifice qui l’a fait tomber dans nos griffes… Un contrat supposé, des registres contrefaits, un ministre de votre façon… Dieu sait… Tous les rôles distribués à chacun de nous, et joués… Quand je me rappelle la confiance de cette tante, la piété de la nièce pendant la ridicule cérémonie, et dans votre chapelle encore… Non, je crois aussi fermement qu’il n’y aura jamais pour vous, ni pour votre intendant qui fit le ministre, ni pour nous qui servîmes de témoins…
Monsieur Drink, vous êtes le plus sot coquin que je connaisse. (Il tire sa bourse et la lui donne.) Vous n’êtes plus à moi : sortez ; mais si la moindre indiscrétion…
Est-ce que j’ai jamais manqué à milord ?
Je déteste les valets raisonneurs, et je me défie surtout des fripons scrupuleux.
Eh bien, je ne dirai plus un seul mot : usez de moi comme il vous plaira. Mais pour la demoiselle, en vérité, c’est dommage.
Vous faites l’homme de bien ; mais, à la vue de l’or, votre conscience s’apaise… Je ne suis pas votre dupe.
Si vous le croyez, mon maître, voilà la bourse.
Cela suffit : mais qu’il ne vous arrive jamais… Approchez. Puisqu’on ne sait rien de ce fatal mariage…
Fatal ! qui vous force à le conclure ?
Le roi qui a parlé, mon oncle qui presse, des avantages qu’on ne rencontre pas deux fois en la vie. (À part.) Et, plus que tout, la honte que j’aurais de dévoiler mon odieuse conduite.
Mais comment cacher ici…
Oh ! je… Quand une fois je serai marié… Et puis, elles ne verront personne… Cette maison, quoiqu’assez près de mon hôtel, est dans un quartier perdu… Je ferai en sorte qu’elles repartent bientôt. Va toujours m’annoncer ; cette visite préviendra les soupçons…
Les soupçons ! Qui diable oserait seulement penser ce que nous exécutons, nous autres ?
Il a raison. (Il le rappelle.) Écoute, écoute.
Milord ?
Je crois que la tête a tourné en même temps à tout le monde. (À Drink.) Ont-elles déjà reçu des lettres ?
Pas encore.
C’est mon intendant… Parce qu’il est prêt à rendre l’âme… Il me mande… Il me fait une frayeur avec ses remords… Le malheureux !… Après m’avoir lui-même jeté dans tous ces embarras… Je crains qu’avant de mourir il ne me joue le tour d’écrire ici la vérité. (À Drink.) Tu iras toi-même à la poste.
Oui. milord.
Prends-y garde, au moins. Il ne faudrait qu’une lettre comme celle que j’en reçois… Tu connais son écriture.
J’entends. Tout ce qui viendra de là…
Fort bien. Va m’annoncer.
Scène VIII
Que je suis loin de l’air tranquille que j’ai fecte !… Elle croit être ma femme… Elle m’écrit… Sa lettre me poursuit… Elle espère qu’un fils me rendra bientôt notre union plus chère… Elle aime les souffrances de son nouvel état… Misérable ambition !… Je l’adore, et j’en épouse une autre !… Elle arrive, et l’on me marie… Mon oncle… Oh ! s’il savait… Peut-être… Non, il me déshériterait… (Il se jette dans un fauteuil.) Que de peines ! d’intrigues !… Si l’on calculait bien ce qu’il en coûte pour être méchant… (Se levant brusquement.) Les réflexions de cet homme m’ont troublé… Comme si je n’avais pas assez du cri de ma conscience, sans être encore assailli des remords de mes valets !… Elle va venir… Ah ! je ne pourrai jamais soutenir sa vue. L’ascendant de sa vertu m’écrase… La voici… Qu’elle est belle !
Scène IX
Un mouvement plus naturel vous faisait précipiter vos pas, Eugénie. Aurais-je eu le malheur de mériter… (À madame Murer qui entre, en la saluant.) Ah ! madame, pardon, vous me voyez confus de m’être laissé prévenir.
Vous vous moquez, milord. Est-ce dans une maison à vous qu’il convient de faire des façons ?
Que j’ai souffert, ma chère Eugénie, de la dure nécessité de m’éloigner au moment de votre arrivée ! J’aurais désobéi à mon oncle, au roi même, si l’intérêt de notre union…
Ah ! milord !
Elle s’afflige.
Et de quoi ? Vous m’effrayez ! Parlez, je vous prie.
Rappelez-vous, milord, l’extrême répugnance que j’eus à recevoir votre main à l’insu de nos parents.
J’en ai trop soupiré pour l’oublier jamais.
Votre présence me soutenait contre mes réflexions ; mais bientôt des souvenirs cruels m’assaillirent en foule… Les derniers conseils d’une mère mourante… la faute que je commettais contre mon père absent… l’air de mystère qui accompagna l’auguste cérémonie dans votre château…
N’était-il pas indispensable ?
Votre départ, nécessaire pour vous, mais douloureux pour moi… (Baissant la voix.) Mon état…
Votre état, Eugénie ! Ce qui met le sceau à mon bonheur peut-il vous affliger ? (À part.) Infortunée !
Ah ! qu’il me serait cher, s’il ne m’exposait pas…
Je me croirai bien malheureux, si ma présence n’a pas la force de dissiper ces nuages. Mais qu’exigez-vous de moi ? Ordonnez.
Puisqu’il m’est permis de demander, je désire que vous employiez auprès de mon père cet art de persuader, ah ! que vous possédez si parfaitement.
Ma chère Eugénie !
Je souhaiterais que nous nous occupassions tous à le tirer d’une ignorance qui ne peut durer plus longtemps sans crime et sans danger pour moi.
Le comte seul peut décider la question.
Je suivrai vos volontés en tout. Mais à Londres !… si près de mon oncle… s’exposer… cette colère si redoutable de votre père… Je pensais que l’on pourrait remettre cet aveu délicat à notre retour au pays de Galles.
Où vous viendrez ?
J’espérais vous y rejoindre avant peu.
Que ne l’écriviez-vous ? Un seul mot de ce dessein nous eût empêchés de venir à Londres.
Quand vous n’auriez pas suivi d’aussi près la nouvelle que j’ai reçue de votre résolution, je me serais bien gardé d’y rien changer. Mon empressement égalait le vôtre. (D’un ton très-affectueux.) Aurais-je voulu suspendre un voyage qui a mille attraits pour moi ?
Il est charmant !
Je n’ai plus qu’une plainte à faire : me la pardonnerez-vous, milord ?
Ne me cachez rien, je vous en conjure.
Un cœur sensible s’inquiète de tout. Il m’a semblé voir dans vos lettres une espèce d’affectation à éviter de m’honorer du nom de votre femme. J’ai craint…
Ainsi donc on me réduit à justifier ma délicatesse même ! Vos soupçons m’y contraignent : je le ferai. (Prenant un ton plus rassuré.) Tant que je fus votre amant, Eugénie, je brûlai d’acquérir le titre précieux d’époux ; marié, j’ai cru devoir en oublier les droits, et ne jamais faire parler que ceux de l’amour. Mon but, en vous épousant, fut d’unir la douce sécurité des plaisirs honnêtes aux charmes d’une passion vive et toujours nouvelle. Je disais : Quel lien que celui qui nous fait un devoir du bonheur !… Vous pleurez, Eugénie !
Ah ! laisse-les couler… La douceur de celles-ci efface l’amertume des autres. Ah ! mon cher époux ! la joie a donc aussi ses larmes !
Eugénie !… (À part.) Dans quel trouble elle me jette !
Eh bien, ma nièce ?
Je n’en croirai plus mon cœur : il fut trop timide.
Pas un schelling avec.
Reconnaissez mon frère au bruit qu’il fait en rentrant.
Il faut avoir une âme féroce pour résister à tant de charmes.
Scène X
Renvoyez-le, vous dis-je. (À lui-même en avançant.) L’indigne séjour ! la sotte ville ! et surtout l’impertinent usage d’aller voir des gens qu’on sait absents !
Toujours emporté !
Eh bien, eh bien, ma sœur ! ce n’est pas vous que cela regarde.
Je le crois, monsieur ; mais que doit penser de vous milord Clarendon ?
Ah ! pardon, milord.
Il vient ici vous offrir ses bons offices auprès de vos juges…
Excusez : l’on vous dira que je suis passé à votre hôtel.
Je suis fâché, monsieur…
Bonjour, mon Eugénie.
La joie a donc aussi ses larmes !
Comment la trouvez-vous, milord ? Mais vous vous connaissiez déjà ; son frère et elle, voilà tout ce qui me reste… Elle était gaie autrefois : les filles deviennent précieuses en grandissant. Ah ! quand elle sera mariée !… À propos de mariage, j’allais oublier de vous faire un compliment…
À moi, monsieur ? Je n’en veux recevoir que sur le bonheur que j’ai en ce moment de présenter mes respects à ces dames.
Eh ! non, non : c’est sur votre mariage.
Son mariage !
Ah ! ciel !
Vous voulez rire.
Ma foi, je ne l’ai pas deviné. Votre suisse a dit que vous étiez à la cour pour un mariage…
Ah, ah !… oui : c’est… c’est un de mes parents. Vous savez que, pour peu qu’on tienne à quelqu’un, on va pour la signature…
Non : il dit que cela vous regarde.
Discours de valets… Il est bien vrai que mon oncle, ayant eu dessein de m’établir, m’a proposé depuis peu une fille de qualité fort riche ; (regardant Eugénie) mais je lui ai montré tant de repugnance pour un engagement, qu’il a eu la bonté de ne pas insister. Cela s’est su, et peut-être trop répandu. Voilà l’origine d’un bruit qui n’a et n’aura jamais de fondement réel.
Pardon, au moins. Je ne l’ai pas dit pour vous fâcher. Un joli homme comme vous, couru des belles…
Mon frère va s’égayer. Trouvez bon, messieurs que nous nous retirions.
Ce sera moi, si vous le voulez bien. J’ai quelques affaires pressées… Je vous demande la permission mesdames, de vous voir le plus souvent…
Jamais aussi souvent que nous le désirons, milord.
Scène XI
Avec quelle adresse et quelle honnêteté pour vous il vient de s’expliquer !
Grondez donc votre folle de nièce… À un certain mot de mon père, n’ai-je pas éprouvé un serrement de cœur affreux !… Il m’avait caché ces bruits dans la crainte de m’affliger… Comme il m’a regardée en répondant !… Ah ! ma tante, que je l’aime !
Ma nièce, vous êtes la plus heureuse des femmes.
Un domestique entre. Après avoir rangé les sièges qui sont autour de la table à thé, il en emporte le cabaret, et vient remettre la table à sa place auprès du mur de côté. Il enlève des paquets dont quelques fauteuils sont chargés, et sort en regardant si tout est bien en ordre.
L’action théâtrale ne reposant jamais, j’ai pensé qu’on pourrait essayer de lier un acte à celui qui le suit, par une action pantomime qui soutiendrait, sans la fatiguer, l’attention des spectateurs, et indiquerait ce qui se passe derrière la scène pendant l’entr’acte. Je l’ai désignée entre chaque acte. Tout ce qui tend à donner de la vérité est précieux dans un drame sérieux, et l’illusion tient plutôt aux petites choses qu’aux grandes. Les comédiens français, qui n’ont rien négligé pour que cette pièce fît plaisir, ont craint que l’œil sévère du public ne désapprouvât tant de nouveautés à la fois : ils n’ont pas osé hasarder les entr’actes. Si on les joue en société, on verra que ce qui n’est qu’indifférent, tant que l’action n’est pas engagée, devient assez important pendant les derniers actes.
ACTE DEUXIÈME
Scène I
À moi seul, entendez-vous ? (Il avance dans le salon.) Un homme averti en vaut deux, dit-on. Voyons ce que le facteur vient de me remettre. Il faut servir un maître qui rosse aussi fort qu’il récompense bien. (Il lit une adresse.) Hem, m, m, À monsieur, monsieur le baron Hartley. Voilà pour le père. Quelque sanglier forcé, quelque chien éreinté, etc., etc. (Il en lit une autre.) Hem, m, m,… Armée d’Irlande : c’est du fils. Ceci doit encore passer ; l’ordre ne porte pas d’arrêter les paquebots. (Il en regarde une troisième.) Hem, m, m, Lancastre : voici qui paraît suspect. (Il lit.) À madame, madame Murer, près du parc Saint-James… Pour la tante… c’est l’écriture de M. Williams, notre marieur, l’intendant de milord… main basse sur celle-ci. Peste ! la jeune personne eût appris… À propos, il se meurt, dit mon maître. Voyons un peu ce qu’il écrit : puisque je ne dois pas la remettre, je puis bien la lire. Il n’y a pas plus de mal à l’un qu’à l’autre, et l’on apprend quelquefois… (Il hésite un peu, et enfin, rompant le cachet, il lit.) « Madame, je touche au moment terrible où je vais rendre compte de toutes les actions de ma vie. » (Il parle.) Un intendant !… le compte sera long. (Il lit.) « Les remords me pressent, et je veux réparer, autant qu’il est en moi, par cet avis tardif, le crime dont je me suis rendu coupable, en portant le jeune lord comte de Clarendon à tromper votre malheureuse nièce par un mariage simulé.» (Il parle.) Mon maître s’était douté de cette lettre !… C’est un vrai démon pour les précautions.
Scène II
Est-ce toi, Drink ?
Milord ?
Un mot, et je m’enfuis.
Je vous écoute.
J’avais oublié… J’étais si troublé en sortant… Mon mariage, qui se fait demain, est dans la bouche de tout le monde : on ne parle d’autre chose… Il faut empêcher qu’aucune visite, aujourd’hui surtout, ne vienne ici souffler le vent de la discorde.
Elles ne connaissent personne à Londres.
Je sais que le père est fort l’ami d’un certain capitaine Cowerly, qui ne manque jamais le lever de mon oncle : brave homme, mais dont le défaut est d’apprendre le soir à toute la ville les secrets qu’on lui a dits à l’oreille le matin dans les maisons.
Quelle figure est-ce ?
Tu ne connais que lui. Du temps de la petite, il a soupé dix fois dans ce salon.
Quoi ! ce bavard qui vous a brouillé depuis avec Laure, en lui reportant que lady Alton avait passé un jour entier ici ?
Où diable vas-tu chercher lady Alton ?
Ah ! vraiment non ! c’est plus nouveau que cela. C’était donc une des deux Ofalsen ? Ma foi, je confonds les époques : il en est tant venu !
Eh non ! C’est celui qui a marié cette fille soi-disant d’honneur de la reine à ce benêt d’Harlington, quand je la quittai.
Ah ! j’y suis, j’y suis.
S’il se présentait…
Laissez-moi faire. Il en sera de lui comme du facteur, dont j’ai fort à propos barré le chemin.
Je te l’avais recommandé.
C’est ce que je disais. Mon maître n’oublie rien.
Eh bien ?
J’ai détourné une furieuse lettre de ce Williams pour la tante.
Paix. C’est Eugénie.
Scène III
Ah ! milord !
Je ne puis l’éviter. Laisse nous.
Scène IV
Apprenez la plus agréable nouvelle…
Si elle intéresse mon Eugénie…
Mon père est enchanté de vous. Ah ! j’en étais bien sûre ! Il faisait votre éloge à l’instant. Je me serais mise de bon cœur à ses pieds pour le remercier. Il me rendait fière de mon époux. Je me suis sentie prête à lui tout avouer.
Vous me faites trembler ! Exposer tout ce que j’aime au brusque effet de son ressentiment !
Je sais qu’il est violent, mais il est mon père, il est juste, il est bon. Venez, milord, que notre profond respect le désarme. Entrons, ce moment sera le plus heureux…
Eugénie ! quoi, vous voulez !… quoi, sans nulle précaution…
Si jamais je te fus chère, c’est aujourd’hui qu’il faut me le prouver. Donne-moi cette marque de ton amour. Viens : depuis trop longtemps les soupçons odieux outragent ta femme ; les regards méchants la poursuivent. Fais cesser un si pénible état ; déchire le voile qui l’expose à rougir. Tombons aux genoux de mon père. Viens, il ne nous résistera pas.
Quel embarras ! (À Eugénie.) Souffrez au moins que je le revoie encore avant, pour affermir ses bonnes dispositions.
Non : elles peuvent changer. La première impression est pour toi. Non, je ne te quitterai plus.
Scène V
Ah ! madame, venez m’aider à lui faire entendre raison.
Le comte ici ! J’aurais dû m’en douter à l’air d’empressement dont elle est sortie. Mais de quoi s’agit-il ?
Sur quelques mots en ma faveur échappés à son père, sa belle âme s’est échauffée. Elle veut, elle exige que nous lui fassions à l’instant un aveu de notre union.
Ah ! milord, gardez-vous-en bien ! Mon avis, au contraire, est que vous vous retiriez promptement. S’il s’éveillait et vous trouvait ici, ce prompt retour lui ferait soupçonner…
Tout serait perdu ! Je m’arrache d’auprès d’elle avec moins de chagrin, puisque c’est à sa sûreté que je fais ce sacrifice.
Scène VI
Il s’en va !
Mais vous avez donc tout à coup perdu l’esprit ?
Être réduite à composer avec son devoir ; n’oser regarder son père : voilà ma vie. Je suis confuse en sa présence ; sa bonté me pèse, sa confiance me fait rougir, et ses caresses m’humilient. Il est si accablant de recevoir des éloges, et de sentir qu’on ne les mérite pas !
Mais à Londres, où le comte a tant de ménagements à garder !… d’ailleurs votre état ne rend pas encore cet aveu indispensable.
N’est-il pas plus aisé de prévenir un mal que d’en arrêter les progrès ? Le temps fuit, l’occasion échappe, les convenances diminuent ; l’embarras de parler augmente, et le malheur arrive.
Votre époux est trop délicat pour vous exposer…
N’avez-vous pas trouvé, comme moi, un peu d’apprêt dans son air, de recherche dans son langage ? cela me frappe à présent que j’y réfléchis. Cette touchante simplicité qu’il avait à la campagne était bien préférable.
Dès qu’il s’éloigne, l’imagination travaille.
Scène VII
Qu’est-ce que c’est ?
Des lettres que le facteur vient d’apporter.
D’Irlande : voici des nouvelles.
De mon frère ?
Non. C’est une lettre de son cousin, qui sert dans le même corps.
Point de lettres de sir Charles ? Il est bien étonnant !…
Laissez cela. Betsy serrera nos habits.
Scène VIII
Son silence me surprend et m’afflige.
S’il vous afflige, miss, la lettre de sir Henri ne me paraît pas propre à vous consoler. Votre frère n’a pas reçu nos dernières : c’est un terrible état que le métier de la guerre !
Mon frère est mort !
Ai-je dit un mot de cela ?
Je n’ai pas une goutte de sang.
Puisque votre effroi va au-devant de mes précautions, lisez vous-même.
« Mon cousin, grièvement insulté par son colonel, l’a forcé de se battre et l’a désarmé. Son ennemi vient de le dénoncer, ce qui a obligé sir Charles à prendre secrètement la route de Londres, Mais le colonel le suit, pour l’accuser chez le ministre. » Ah ! mon frère !
Scène IX
Eh bien ! parce que je m’endors un moment en jasant avec vous…
Mon frère s’est battu.
D’où savez-vous cela ?
C’est ce que mande sir Henri.
Et il a désarmé son homme : si ce n’était pas son colonel…
Son colonel tout comme un autre.
Mon père, ma tante, occupons-nous tous des moyens de le sauver.
Où le prendre ?
Mon cousin dit qu’il est à Londres.
Mais il ne sait pas que nous y sommes.
Milord Clarendon ne pourrait-il pas…
Le cher lord ! Ah ! oui. Si monsieur lui fait la grâce d’accepter ses services.
Ma foi, ce serait ma dernière ressource. Donne-moi la lettre, Eugénie. (Il lit bas.) Diable ! (Il lit tout haut.) « Quand il ne réussirait pas à le perdre, avertissez sir Charles d’être toujours sur ses gardes ; le colonel a la réputation de se défaire des gens par toutes sortes de voies… » Bon ! cela ne peut pas être : un officier…
Cet événement me ramène à ce que je vous disais tantôt, monsieur ; si, au lieu de destiner votre fille à un vieux militaire sans fortune, vous trouviez bon que l’on eût pour elle des vues plus relevées… Les protections aujourd’hui…
Nous y voilà encore. Ma sœur, une bonne fois pour toutes, afin de n’y jamais revenir : Vous aimez les lords, les gens de haut parage, et moi je les déteste. Ma fille m’est trop chère pour la sacrifier à votre vanité, et la rendre malheureuse.
Et pourquoi, malheureuse ?
Est-ce que je ne connais pas vos petits grands seigneurs ? Voyez-les dans les unions même les plus égales pour la fortune. Une fille est mariée aujourd’hui, trahie demain, abandonnée dans quatre jours ; l’infidélité, l’oubli, la galanterie ouverte, les excès les plus condamnables, ne sont qu’un jeu pour eux. Bientôt le désordre de la conduite entraîne celui des affaires ; les fortunes se dissipent, les terres s’engagent, se vendent ; encore la perte des biens est-elle souvent le moindre des maux qu’ils font partager à leurs malheureuses compagnes.
Mais quel rapport ce tableau, faux ou vrai, a-t-il à l’objet que nous traitons ? Vous faites le procès à la jeunesse, et nullement à la qualité ; c’est dans cet état au contraire que les hommes ont le plus de ressources. S’ils se sont dérangés, un jour ils deviennent sages, et alors les grâces de la cour…
Arrivent tout à point pour réparer leurs sottises, n’est-ce pas ? Peut-on solliciter des récompenses, quand on n’a rien fait pour son pays ? Et quand le principe des demandes est aussi honteux, n’est-il pas absurde de faire fond d’avance sur des grâces qui peuvent être mille fois mieux appliquées ? Mais je veux encore que son importunité les arrache : eh bien, je lui préférerai toujours un brave officier qui les aura méritées sans les obtenir : et cet homme, c’est Cowerly. S’il ne tient rien des faveurs de la cour, il a l’estime de toute l’armée ; l’un vaut bien l’autre, je crois.
Mais, monsieur…
Mais, madame, si vous êtes éprise à ce point de vos lords, que n’en épousez-vous quelqu’un vous-même ?
Vous mériteriez que je le fisse, et que je transportasse tous mes biens dans une famille étrangère.
À votre aise, ma sœur. Pour mes enfants moins de fortune, moins d’extravagance, moins d’occasions du sottises.
Toujours en querelle ! que je suis malheureuse !
Scène X
Le capitaine Cowerly demande à vous voir.
Il ne pouvait arriver plus à propos. Qu’il entre.
Scène XI
Un moment, s’il vous plaît, que nous soyons parties. Je vous l’ai dit, c’est un homme que je ne puis souffrir.
Mais quelle politesse avez-vous donc, vous autres ? Un de nos amis communs, et qui va nous appartenir !
Scène XII
Bonjour, mon très-cher.
Bonjour, capitaine. Nous jouons aux barres.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé ce billet que vous y avez laissé. Mais, en honneur, je m’en retournais sans vous voir.
Et pourquoi ?
Un de vos gens, le plus obstiné valet (je ne sais où je l’ai vu), prétendait qu’il n’avait personne au logis.
Je n’ai point donné d’ordre… Ma sœur !
Ni moi. À peine arrivés, nous n’attendions aucune visite.
En ce cas, baron, j’aurai doublement à me féliciter d’avoir forcé la porte, si je puis vous être utile, et si ces dames veulent bien agréer mes hommages.
Capitaine, c’est ma sœur, et voici bientôt la tienne.
J’envie, mademoiselle, le sort de mon frère ; en vous voyant, on n’est plus étonné des précautions qu’il a prises pour assurer son bonheur.
Comme dit fort bien monsieur, les précautions sont toujours utiles en affaires : chacun prend les siennes.
Mais où donc est-il ?
Qui ?
Votre fils.
Mon fils ? Qui le sait ?
À quoi tend cette question, monsieur ?
N’est-ce pas son affaire qui vous attire tous à Londres ?
Pas un mot de cela : un maudit procès dont je ne sais autre chose, sinon que j’ai raison… Mais connaîtrais-tu déjà l’aventure de mon fils ?
C’est une misère, une vétille, moins que rien.
Sans doute : il n’y a que la subordination…
J’admire comment monsieur a le don de tout deviner : nous en recevons la première nouvelle à l’instant.
Moi, je l’ai vu, madame.
Mon frère ?
Oui, mademoiselle.
Où ? quand ? comment ?
Au parc, avant-hier, sur la brune. Sir Charles est ici secrètement depuis cinq jours ; il ne sort que le soir, parce qu’il s’est battu contre son colonel : il fit appeler le chevalier Campley. N’est-ce pas cela ?
Nous n’en savons pas tant.
Où pourrons-nous le trouver, monsieur ?
En quel lieu loge-t-il ?
Ma foi, je n’en sais rien ; mais je lui ai fait promettre de me venir voir. J’arrangerai son affaire : j’ai quelque crédit, comme vous savez.
La seule chose dont nous ayons besoin est justement celle que monsieur ignore.
Mais, madame, je n’ai pas pu le prendre à la gorge pour lui faire déclarer sa demeure ; et en lisant tout à l’heure le billet du baron, je croyais de bonne foi le rencontrer ici.
Cela est d’autant plus malheureux, que, dans le besoin où il est d’un protecteur, nous en avons un qui peut beaucoup auprès du ministre.
Oh ! ce pays-ci est tout plein de gens qui font profession de pouvoir plus qu’ils ne peuvent réellement. Quel est-il ? Je vous dirai bientôt…
Ce n’est que le comte de Clarendon.
Le neveu de milord duc ?
Pas davantage.
Je le crois. Son oncle l’idolâtre : il est fort de mes amis. Je me charge, si vous voulez…
Il me fait aussi l’honneur d’être un peu des miens.
C’est lui qui nous loge.
Vous avez raison. Je regardais en entrant… Mais ce valet a détourné mon attention… Eh parbleu ! c’est un homme à lui. Je disais bien… Je reconnais tout ceci. Nous avons fait quelquefois de jolis soupers dans ce salon : c’est, comme il l’appelle à la française, sa petite maison.
Petite maison, monsieur ?
Eh ! petite ou grande, faut-il disputer sur un mot ? Il suffit qu’il nous la prête… Il était ici il n’y a pas une heure.
Aujourd’hui ? Je l’aurais parié à Windsor.
Il en arrivait.
C’est ma foi vrai. J’oubliais que le mariage se fait à Londres.
Le mariage !
Oui, demain. Mais vous m’étonnez : il n’est pas possible que vous l’ignoriez, si vous l’avez vu réellement aujourd’hui.
Je le savais bien, moi.
Hum… C’est comme la petite maison. Que voulez-vous dire ? Quel mariage ?
Le plus grand mariage d’Angleterre : la fille du comte de Winchester : un gouvernement que le roi donne au jeune lord en présent de noces. Mais c’est une chose publique, et que tout Londres sait.
Dieux ! où me cacher ?
Je vais gager qu’il n’y a pas un mot de vrai à tout cela.
Quoi, sérieusement ? Dès que madame nie les faits, je n’ai plus rien à dire.
Il est vrai, capitaine, qu’il s’en est beaucoup défendu tantôt.
Mais moi qui passe ma vie avec son oncle ! moi qu’on a consulté sur tout ! ce sera comme il vous plaira, au reste. Ainsi donc les livrées faites, les carrosses et les diamants achetés, l’hôtel meublé, les articles signés, sont autant de chimères.
Ah ! malheureuse !
Mais, ma sœur, cela me paraît assez positif : qu’avez-vous à répondre ?
Que monsieur a rêvé tout ce qu’il dit : parce que je sais de très-bonne part, moi, que le comte a d’autres engagements.
Ah ! oui. Quelque illustre infortunée dont il aura ajouté la conquête à la liste nombreuse de ses bonnes fortunes. Nous connaissons l’homme. Je me souviens effectivement d’avoir entendu dire qu’un goût provincial l’avait tenu quelque temps éloigné de la capitale.
Un goût provincial ?
Quelque jeune innocente à qui il aura fait faire des découvertes, et dont il s’est amusé apparemment ?
Voilà tout.
C’est bon, c’est bon. Je ne suis pas fâché que de temps en temps une pauvre abandonnée serve d’exemple aux autres, et tienne un peu ces demoiselles en respect devant les suites de leurs petites passions. Et les père et mère ! moi, c’est cela qui me réjouit.
Je ne puis plus soutenir le trouble où je suis.
Mademoiselle me paraît incommodée.
Ma fille ?… qu’as-tu donc, ma chère enfant ?
Je ne me sens pas bien, mon père.
Je vous l’avais dit aussi, ma chère nièce ; nous devions nous retirer. Venez, laissons ces messieurs se raconter leurs merveilleuses anecdotes.
Scène XIII
Pardon, capitaine.
Adieu, baron : je prends bien de la part…
Ah çà, mon fils, je te prie : comment dis-tu qu’il se fait appeler ?
Le chevalier Campley.
Campley ? Si je n’écris pas ce nom-là, je ne m’en souviendrai jamais… C’est que j’ai là une lettre qui menace d’assassins… Il ne va que la nuit… seul… Tout cela est inquiétant.
J’irai demain soir au Parc, et si je le trouve, je lui sers moi-même d’escorte jusqu’ici.
À merveille.
(Ils sortent par la porte du vestibule.)
Betsy sort de la chambre d’Eugénie, ouvre une malle, et en tire plusieurs robes l’une après l’autre, qu’elle secoue, qu’elle déplisse, et qu’elle étend sur le sopha du fond du salon. Elle ôte ensuite de la malle quelques ajustements et un chapeau galant de sa maîtresse, qu’elle s’essaye avec complaisance devant une glace, après avoir regardé si personne ne peut la voir. Elle se met à genoux devant une seconde malle, et l’ouvre pour en tirer de nouvelles hardes. Au milieu de ce travail Drink et Robert entrent en se disputant : c’est là l’instant ou l’orchestre doit cesser de jouer, et où l’acte commence.
ACTE TROISIÈME
Scène I
Et moi, je te prie de te mêler de tes affaires. Quand je refuse la porte à quelqu’un, es-tu fait pour l’annoncer ?
Mais c’est que vous ignorez que le capitaine Cowerly est l’intime ami de monsieur.
L’intime ami du diable. Est-ce à toi d’entrer dans les raisons ? Es-tu valet de chambre ici ?
Chut… Parlez plus bas. Ma maîtresse est chez elle : elle est incommodée.
Miss, miss, n’avez-vous plus rien à prendre dans les malles ?
Ah ! sans doute… Non, vous pouvez les emporter.
Scène II
Que cela t’arrive encore.
Voilà bien du bruit pour rien.
Scène III
Scène IV
J’ai beau rêver, je ne puis percer l’obscurité qui m’environne. Quand je cherche à me rassurer, tout m’accable… Personne dans le sein de qui répandre ma douleur… (Les valets viennent chercher la deuxième malle. Eugénie reste en silence tant qu’ils sont dans le salon.) Des valets à qui je n’ai plus même le droit de commander. Une seule démarche hasardée m’a mise à la merci de tout le monde… Ô ma mère ! c’est bien aujourd’hui que je dois vous pleurer ! (Elle se lève vivement.) C’est trop souffrir… Quand cet aveu me rendrait la plus malheureuse des femmes, je dirai tout à mon père. L’état le plus funeste est moins pénible que mon agitation… Mais les craintes de ma tante… ses défenses… Tout aujourd’hui doit céder au respect filial. Ah ! malheureuse ! c’était alors qu’il fallait penser ainsi. Dieux ! le voici !
Scène V
Tu es ressortie, mon enfant ; ton état m’inquiète.
Que lui dirai-je ?
Tes yeux sont rouges : tu as pleuré. Ma sœur t’aura sans doute…
Non, non, monsieur ; ses bontés et les vôtres seront toujours présentes à ma mémoire.
Ta tante prétend que je t’ai affligée tantôt. Je badinais avec le capitaine, et le tout pour la contrarier un moment ; car elle est engouée de ce milord, qui franchement est bien le plus mauvais sujet… Dés qu’on en dit un mot, elle vous saute aux yeux. Que nous importe qu’il se soit amusé d’une folle, et qu’il l’ait abandonnée ! Ce n’est pas la centième. On ferait peut-être mieux de ne pas rire de ces choses-là : mais lorsqu’elles n’intéressent personne, et que les détails en sont plaisants… C’est une drôle de femme avec son esprit. Au reste, si notre conversation t’a déplu, je t’en demande pardon, mon enfant.
Je suis hors de moi !
Viens, mon Eugénie, baise-moi. Tu es sage, toi, honnête, douce : tu mérites toute ma tendresse.
Mon père !…
Qu’as-tu, mon enfant ? Tu ne m’aimes plus du tout.
Ah ! mon père…
Qu’avez-vous donc, miss ? Je ne vous reconnais plus.
C’est moi…
Quoi ? c’est moi.
Vous la voyez…
Vous m’impatientez. Qu’est-ce que je vois ?
C’est moi… Le comte… Mon père…
C’est moi… Le comte… Mon père… Achevez : parlerez-vous ? (Eugénie se cache la tête entre les genoux de son père sans répondre.) Seriez-vous cette malheureuse ?
Je suis mariée..
Mariée ! Sans mon consentement !
Scène VI
Quel vacarme ! quels cris ! À qui en avez-vous donc, monsieur ?
Ma sœur, ma sœur, laissez-moi. Je vous ai confié l’éducation de ma fille, félicitez-vous : l’insolente miss s’est mariée à l’insu de ses parents.
Point du tout : je le sais.
Comment, vous le savez ?
Oui, je le sais.
Et qui suis-je donc, moi ?
Vous êtes un homme très-violent, et le plus déraisonnable gentilhomme d’Angleterre.
Eh ! mais… Eh ! mais, vous me feriez mourir avec votre sang-froid et vos injures ! On m’ose déclarer…
Voilà son tort. Je le lui avais défendu : c’est par là seulement qu’elle mérite tout l’effroi que vous lui causez.
Ma tante, vous l’irritez encore. Suis-je assez malheureuse !
Laissez-moi parler, milady.
Milady ?
Oui, milady ; et c’est moi qui l’ai mariée de mon autorité privée au lord ciomte de Clarendon.
À ce milord ?
À lui-même.
Je devais bien me douter que votre misérable vanité…
Quelles objections avez-vous à faire ?
Contre lui ? mille. Et une seule les renferme toutes : c’est un libertin déclaré.
Vous en avez fait tantôt un éloge si magnifique !
Il est bien question de cela ! Je louais son esprit, sa figure, un certain éclat, des avantages qui le distinguent, mais qui me l’auraient fait redouter plus qu’un autre, dès qu’il en abuse au mépris de ses mœurs et de sa réputation.
Vous êtes toujours outré. Eh bien, il s’est autrefois permis des libertés qu’il est le premier à condamner aujourd’hui : car c’est un homme plein d’honneur.
Avec les hommes, et scélérat avec les femmes : voilà le mot. Mais votre sexe a toujours eu dans le cœur un sentiment secret de préférence pour les gens de ce caractère.
Ah ! mon père ! si vous le connaissiez mieux, vous regretteriez…
C’est toi qui pleureras de l’avoir méconnu… Une femme juger son séducteur !
Mais moi ?…
Vous ?… vous êtes mille fois…
Point de mots, des choses.
C’est un homme incapable de remords sur un genre de faute dont la multiplicité seule fait ses délices : fomentant de gaieté de cœur dans la famille d’autrui des désordres qui feraient son désespoir dans lu sienne ; plein de mépris pour toutes les femmes, parmi lesquelles il cherche ses victimes, ou choisit les complices de ses dérèglements.
Mais vous conviendrez que sa femme est au moins exceptée de ce mépris général ; et plus vous reconnaissez de mérite à votre fille, plus elle est propre à le ramener.
Je vous remercie pour elle, ma sœur. Ainsi donc le bonheur que vous lui avez ménagé est d’être attachée au sort d’un homme sans mœurs ; de partager les affections banales de son mari avec vingt femmes méprisables La voilà destinée, en attendant une réformation certaine, à répandre des larmes, dont il aura peut-être la bassesse de faire un triomphe à ses yeux ; la fille la plus modeste est devenue l’esclave d’un libertin, dont le cœur corrompu regardé comme un ridicule la tendresse et la fidélité qu’il exige de sa femme. Je te croyais plus délicate, Eugénie.
En vérité, monsieur, je me flatte que jamais le modèle d’un portrait aussi vil n’aurait été dangereux pour moi.
Mais c’est que le comte n’est point du tout l’homme que vous dépeignez. Peut-être a-t-il, dans le feu de la première jeunesse, un peu trop négligé de faire parler avantageusement de ses mœurs ; mais…
Et quel garant a pu vous donner pour l’avenir celui qui jusqu’à présent a méprisé la censure publique sur le point le plus important ?
Quel garant ? Tout ce qui inspire la confiance, cimente l’estime et augmente la bonne opinion ; la franchise de son caractère qui le rend supérieur au déguisement, même dans ce qui lui est contraire ; la noblesse de ses procédés avec ses inférieurs ; sa générosité pour ses domestiques, et la bonté de son cœur, qui le porte à soulager tous les malheureux.
Ce n’est pas un ennemi de la vertu, je vous assure, mon père.
Voilà comme on érige tout en vertus dans ceux qu’on veut défendre. Il est humain, il est grand, généreux, obligeant : tout cela n’est-il pas bien méritoire ? Amenez-moi quelqu’un pour qui ces choses-là ne soient pas un plaisir ? Et qu’en voulez-vous conclure ?
Qu’un homme aussi noble, aussi bienfaisant pour tout le monde, ne peut pas devenir injuste et cruel uniquement pour l’objet de son amour.
Je le voudrais ; mais…
Ne lui faites pas, je vous prie, le tort d’en douter.
Mon enfant, l’âme d’un libertin est inexplicable ; mais tu te flattes en vain d’un changement de conduite. Les plaisanteries du capitaine sur sa dernière aventure n’avaient pas rapport à des temps antérieurs à son mariage avec toi.
C’est où je vous attendais. Tout cet amer badinage a porté sur votre fille, dont l’union mystérieuse a donné jour à mille fausses conjectures ; mais quand vous saurez qu’il l’adore…
Il l’adore ! c’est encore un de leurs termes, adorer. Toujours au delà du vrai. Les honnêtes gens aiment leurs femmes ; ceux qui les trompent les adorent : mais les femmes veulent être adorées.
Vous penserez différemment, lorsque vous apprendrez qu’un gage de la plus parfaite union…
Comment ?
Lorsqu’avant peu…
Bon ! Est-ce qu’elle dit vrai ?
Ah ! mon père, comblez par votre bénédiction le bonheur de votre fille.
Réellement ? Eh bien… eh bien… eh bien, mon enfant, puisque c’est ainsi, j’approuve tout. (À part.) Aussi bien est-ce un mal sans remède.
De quel poids mon cœur est soulagé !
Milady, embrassez votre père.
Laisse là milady : sois toujours mon Eugénie.
{Avec feu.) Toute la vie, mon père ! (Par exclamation.) Ah ! milord, quel jour heureux pour nous !
Mais dites-moi donc un peu, vous autres : puisqu’elle est la femme de ce milord, que diable veulent-ils dire avec cet autre mariage ? Car aussi on n’y comprend rien.
Il vous l’a dit tantôt. Discours de valets, bruits populaires.
J’en ai été troublée malgré moi.
C’est que cela n’est pas net, au moins.
Drink est son homme de confiance : il n’y a qu’à l’interroger vous-même.
Scène VII
Vous avez raison ; je saurai bientôt… (Saisissant Drink au collet.) Viens ici, fripon : dis-moi tout ce que tu sais du mariage.
Du mariage ! Est-ce qu’on aurait appris… Oh ! maudit intendant !…
Cet intendant ? Parleras-tu ?… Faut-il…
Non, non, monsieur… Il n’est pas besoin que vous vous fâchiez pour cela. C’est le mariage que vous demandez ?
Oui.
(À part.) Il faut mentir ici. (Haut.) Il est véritable, le mariage.
Véritable ? Eh bien, ma sœur ?
Il vous ment.
Je ne mens pas, monsieur.
Tu ne mens pas, misérable ?
Allons, tout est découvert ; quelque autre lettre sera venue.
Raconte-moi le fait : je veux l’entendre mot à mot de ta bouche.
Monsieur… puisque vous le savez aussi bien que moi…
Traître !
Mon frère !
Qu’il laisse son verbiage, et qu’il avoue.
Puisqu’il n’y a plus moyen de dissimuler… Voici une lettre de M. Williams, l’intendant de milord.
Pour qui ?
Elle est adressée à madame.
À moi ? D’où me vient cette préférence ? Et quel rapport cet intendant…
Comment, quel rapport ? C’est le même qui a fait le mariage…
D’honneur, si j’y entends quelque chose. Elle est décachetée.
Mais apprends-moi comment il peut penser à se marier, étant l’époux de ma fille ?
Quoi, monsieur ! c’est du nouveau mariage que vous parlez ?
Et duquel donc ?
Ah ! le scélérat !
Qu’est-ce que c’est ?
Me voilà perdu, je n’ai plus qu’à quitter l’Angleterre.
Scène VIII
Il nous a trompés indignement ! Ma nièce n’est pas sa femme.
Dieu tout-puissant !
Son intendant a servi de ministre, et toute la race infernale, de complices.
Rage ! fureur ! ô femmes, qu’avez-vous fait ?
Mon frère, par pitié, suspendez vos reproches. Ne voyez-vous pas l’état où elle est ?
Non, ne l’arrêtez pas. Je n’ai plus rien à craindre que de vivre… Mon père, j’implore votre colère…
Et tu l’as méritée… Sexe perfide ! femmes, à jamais le trouble et le déshonneur des familles ! Noyez-vous maintenant dans des larmes inutiles… Avez-vous cru vous soustraire à mon obéissance ? Avez-vous cru violer impunément le plus saint des devoirs ? Tu l’as osé ; toutes les démarches se sont trouvées fausses ; tu as été séduite, trompée, déshonorée ; et le ciel t’en punit par l’abandon de ton père et sa malédiction.
Ah ! mon père, ayez pitié de mon désespoir ; révoquez l’épouvantable arrêt que vous venez de prononcer !
Ôtez-vous de mes yeux : vous m’avez rendu le plus misérable des hommes.
Scène IX
Ah ! madame, m’abandonnerez-vous aussi ?
Non, mon enfant ; écoutez-moi.
Ah ! ma tante, venez, secondez-moi : courons nous jeter aux pieds de mon père, implorons ses bontés, et sortons tous d’une odieuse maison…
Ce n’est pas mon avis : il faut y rester, au contraire, et écrire au comte que vous l’attendez ici ce soir.
Lui !… moi !… vous me faites frémir.
Il le faut. Il viendra, vous l’accablerez de reproches, j’y joindrai les miens ; il apprendra que votre père veut implorer le secours des lois : la crainte ou le repentir peut le ramener.
Et je serais assez lâche, après son indignité… Je devrais respecter un jour celui que je ne peux plus estimer ! j’irais aux pieds des autels jurer la fidélité au parjure, la soumission à l’homme sans foi, et une tendresse éternelle au perfide qui m’a sacrifiée ! Plutôt mourir mille fois !
Prenez garde, miss, qu’ici l’opprobre serait le fruit du découragement.
L’opprobre ! m’en reste-t-il encore à redouter ? Dégradée par tant d’outrages, abandonnée de tout le monde, anéantie sous la malédiction de mon père, en horreur à moi-même, je n’ai plus qu’à mourir.
Scène X
Elle me quitte, et n’écrit pas… (Elle se promène.) Un père en fureur qui ne connaît plus rien ; une fille au désespoir qui n’écoute personne ; un amant scélérat qui comble la mesure… quelle horrible situation ! (Elle rêve un moment.) Vengeance, soutiens mon courage ! Je vais écrire moi-même au comte : s’il vient… Traître, tu payeras cher les peines que tu nous causes !
Un domestique entre, range le salon, éteint le lustre et les bougies de l’appartement. On entend une sonnette de l’intérieur : il écoute, et indique par son geste que c’est madame Murer qui sonne. Il y court. Un moment après, il repasse avec un bougeoir allumé, et sort par la porte du vestibule ; il rentre sans lumière, suivi de plusieurs domestiques auxquels il parle bas, et ils passent tous à petit bruit chez madame Murer, qui est alors censée leur donner ses ordres. Les valets repassent dans le salon, courent dehors par le vestibule, et rentrent chez madame Murer par le même salon, armés de couteaux de chasse, d’épées, et de flambeaux non allumés. Un moment après, Robert entre par le vestibule une lettre à la main, un bougeoir dans l’autre ; comme c’est la réponse du comte de Clarendon qu’il rapporte, il se presse de passer chez madame Murer pour la lui remettre. Il y a ici un petit intervalle de temps sans mouvement, et le quatrième acte commence.
ACTE QUATRIÈME
Scène I
Il viendra. (Au laquais.) Vous avez été bien longtemps !
Il n’était pas rentré : j’ai attendu. Et puis c’est un tapage dans l’hôtel ! il se marie demain, tout est sens dessus dessous : on ne savait où prendre de l’encre et du papier.
Il viendra… Écoute, Robert, fais exactement ce que je vais t’ordonner. Va dans le jardin, tout auprès de la petite porte ; tiens-toi là sans remuer ; et quand tu entendras le bruit d’une clef dans la serrure, viens vite ici m’en donner avis.
Il doit donc entrer par là ?
Faites ce qu’on vous dit.
Scène II
Il viendra !… Je te tiens donc à mon tour, fourbe insigne ! Le parti est violent… c’est le plus sûr… Il convient si bien au caractère du père !… Je dois pourtant l’en prévenir. (Elle regarde sa montre.) J’ai le temps… Il est à consoler sa fille : il a jeté son feu maintenant… c’est comme je le veux… Il faut dompter cet homme pour le ramener. Le voici. Qu’il a l’air accablé !
Scène III
Eh bien, monsieur, êtes-vous satisfait ? Il s’en est peu fallu que votre fille ne soit morte de frayeur.
Des éclats ! de la fureur ! sans choix de personnes.
Ceux qui ont fait le mal le reprochent aux autres.
Un homme livré à ses emportements !
Vous abusez de mon état et de ma patience. Vous avez juré de me faire mourir de chagrin. Laissez-nous, gardez votre héritage, il est trop cher : aussi bien ma malheureuse fille n’en aura-t-elle peut-être bientôt plus besoin.
Vous n’avez jamais su prendre un parti.
Je l’ai pris, mon parti !
Quel est-il ?
J’irai à la cour… oui, je vais y aller… Je tombe aux pieds du roi : il ne me rejettera pas. (Madame Murer hoche la tête.) Et pourquoi me rejetterait-il ? Il est père… Je l’ai vu embrasser ses enfants.
La belle idée ! Et que lui direz-vous ?
Ce que je lui dirai ? Je lui dirai : Sire… vous êtes père, bon père… je le suis aussi ; mais j’ai le cœur déchiré sur mon fils et sur ma fille. Sire, vous êtes humain, bienfaisant… Quand un des vôtres fut en danger, nous pleurions tous de vos larmes ; vous ne serez pas insensible aux miennes. Mon fils s’est battu, mais en homme d’honneur ; il sert Votre Majesté comme son bisaïeul, qui fut emporté sous les yeux du feu roi ; il sert comme mon père, qui fut tué en défendant la patrie dans les derniers troubles ; il sert comme je servais lorsque j’eus l’honneur d’être blessé en Allemagne… J’ouvrirai mon habit… il verra mon estomac… mes blessures. Il m’écoutera, et j’ajouterai : Un suborneur est venu en mon absence violer notre retraite et l’hospitalité ; il a déshonoré ma fille par un faux mariage… Je vous demande à genoux, sire, grâce pour mon fils et justice pour ma fille.
Mais ce suborneur est un homme qualifié, puissant.
S’il est qualifié, je suis gentilhomme… Enfin, je suis un homme… Le roi est juste ; à ses pieds toutes ces différences d’état ne sont rien : ma sœur, il n’y a d’élévation que pour celui qui regarde d’en bas ; au-dessus tout est égal ; et j’ai vu le roi parler avec bonté au moindre de ses sujets comme au plus grand.
Croyez-moi, monsieur le baron, nous suffirons à notre vengeance.
Oui, vengeance !… et qu’on le livre à toute la rigueur des lois.
Les lois ! la puissance et le crédit les étouffent souvent : et puis c’est demain qu’il prétend se marier. Il faut le prévenir : incertitude ! lenteur ! est-ce ainsi qu’on se venge ? Eh ! la justice naturelle reprend ses droits partout où la justice civile ne peut étendre les siens. (Après un peu de silence, d’un ton plus bas.) Enfin, mon frère, il est temps de vous dire mon secret : avant deux heures le comte sera votre gendre, ou il est mort.
Comment cela ?
Écoutez-moi. J’ai envoyé à milord duc un détail très-étendu des atrocités de son neveu, sans néanmoins lui rien dire de mon projet ; ensuite… votre fille n’a jamais voulu s’y prêter ; mais j’ai écrit pour elle au scélérat, qu’elle attend ce soir.
Il ne viendra pas.
Au coup de minuit… Voici sa réponse. J’ai fait armer vos gens et les miens : vous le surprendrez chez elle. J’ai ici un ministre tout prêt : qu’il tremble à son tour !
Quoi, ma sœur, un guet-apens ! des piéges ?
Y a-t-on regardé de si près pour nous faire le plus sanglant outrage ?
Vous avez raison ; mais quand il arrivera, j’irai au-devant de lui, je l’attaquerai.
Il vous tuera.
Il me tuera ! Eh bien, je n’aurai pas survécu à mon déshonneur.
Scène IV
Va, vieillard indocile, je saurai me passer de toi. J’ai fait le mal, ; c’est à moi seule à le réparer
Scène V
Madame, j’ai entendu essayer une clef à la serrure ; je suis accouru de toutes mes forces.
Rentrons vite. Je vais prendre ma nièce chez elle ; éteignez, éteignez.
Scène VI
Vous êtes ici en sûreté, monsieur ; cette maison est à moi, quoique j’aie usé de mystère en y entrant… N’êtes-vous pas blessé ?
Je n’ai qu’un coup à mon habit ; mais apprenez-moi, de grâce, monsieur, à qui j’ai l’obligation de la vie. Sans votre heureuse rencontre, sans votre généreux courage, j’aurais infailliblement succombé : ces quatre coquins en voulaient à mes jours.
Ce service n’est rien, vous eussiez sûrement fait la même chose en pareil cas. On m’appelle le comte de Clarendon.
Quoi, c’est le comte de Clarendon !… J’étais destiné à vous tout devoir, milord, et à tenir de vous l’honneur et la vie.
Comment serais-je assez heureux…
Je vous suis adressé de Dublin.
Vous êtes le chevalier Campley, pour qui ma sœur et ma cousine m’ont écrit d’Irlande des lettres si pressantes, et que j’ai trouvé sur la liste des visites à ma porte ?
C’est moi-même. Depuis cinq jours je m’y suis présenté tous les soirs ; aujourd’hui vous veniez de sortir à pied ; l’on m’a indiqué votre route, j’ai couru, et j’étais prêt à vous rejoindre lorsqu’ils m’ont attaqué : c’est la deuxième fois depuis mon arrivée ; mais ce soir, sans vous, milord…
Je suis enchanté de cette rencontre : le bien que ces dames m’écrivent de vous…
Je me suis annoncé sous le nom de Campley, quoique ce ne soit pas le mien.
Ma sœur me mande qu’une affaire d’honneur vous force à le déguiser ici.
Contre mon colonel. Il me poursuit ; mais vous jugez, à ce qui m’arrive, quel homme est cet adversaire.
Cela est horrible ! nous en parlerons demain. Vous ne me quitterez pas de la nuit, crainte d’accident : je vous ferai donner un lit chez moi. J’éprouve cependant un singulier embarras à votre sujet.
Ordonnez de moi, je vous prie.
La circonstance m’oblige à vous faire un aveu. Je suis attendu dans cette maison pour une explication secrète : j’y venais à pied, lorsque j’ai eu le bonheur de vous être utile.
Ne perdez pas avec moi un temps précieux.
Non : ce n’est pas ce que vous pensez sûrement. Mais vous savez que les mariages d’intérêt rompent souvent des liaisons agréables : c’est précisément mon histoire. Une fille charmante qui s’est donnée à moi, et que j’aime à la folie, loge ici depuis quelques jours avec sa famille ; elle a eu vent de mon mariage, on m’a écrit ce soir : je viens… assez embarrassé, je l’avoue.
C’est une grisette, sans doute ?
Ah ! rien moins ! Voilà ce qui m’afflige et qui m’embarrasse. J’ai même un soupçon que ceci pourra bien avoir un jour des suites… Il y a un frère… Mais je crois entendre le signal convenu. Souffrez que je vous laisse un moment au jardin : vous voyez jusqu’où va déjà ma confiance en votre amitié.
Scène VII
C’est trop résister, Eugénie ; je le veux absolument.
J’arrive l’effroi dans l’âme. Un billet que j’ai reçu ce soir m’a glacé le sang ; et les deux heures qui ont précédé ce moment ont été les plus cruelles de ma vie.
Ce n’est pas votre exactitude qu’il faut défendre.
Quel sombre accueil ! À quoi dois-je l’attribuer ?
Descendez dans votre cœur.
Que dites-vous ? Ces vains bruits d’un mariage auraient-ils opéré…
Affreuse dissimulation !
N’épuisez pas le reste de vos forces, ma chère nièce. (Au comte.) Ainsi, tout ce qu’on rapporte à ce sujet n’est donc qu’un faux bruit ?
Daignez revenir sur le passé, et jugez vous-même : comment se pourrait-il…
Vous vous troublez !…
Si je ne suis pas cru, j’aurai pour moi… j’invoquerai les bontés de ma chère Eugénie.
Pourquoi n’osez-vous l’appeler votre femme ?
Qui m’aurait dit que mon indignation pût s’accroître encore !
En vérité, madame, je ne conçois rien à ces étranges discours.
Démens donc, vil corrupteur, le témoignage de tes odieux complices ; démens celui de ta conscience, qui imprime sur ton front la difformité du crime confondu : lis.
Tout est connu.
Il reste anéanti.
Je le suis en effet ; et je dois m’accuser, puisque toutes les apparences me condamnent. Oui, je suis coupable. La frayeur de vous perdre, et la crainte d’un oncle trop puissant, m’ont fait commettre la faute de m’assurer de vous par des voies illégitimes : mais je jure de tout réparer.
Et plus tôt que tu ne crois.
Vous fûtes outragée sans doute, Eugénie ; mais votre vertu en est-elle moins pure ? A-t-elle pu souffrir un instant de mon injustice ? Un profond secret met votre honneur à couvert ; et si vous daigniez accepter ma main, à qui aurai-je fait tort qu’à moi ? L’amant et l’époux ne se confondront-ils pas aux yeux de mon Eugénie ? Ah ! l’égarement d’un jour, une fois pardonné, sera suivi d’un bonheur inaltérable.
Ô le plus faux des hommes ! fuis loin de moi. J’ai en horreur tes justifications. Va jurer aux pieds d’une autre femme des sentiments que tu ne connus jamais. Je ne veux t’appartenir à aucun titre : je sais mourir.
L’abandonnerez-vous en cet état affreux ?
Non, je la suis.
Scène VIII
Elle se croit déshonorée : il suffit ; elle est à moi, elle sera à moi. Ah ! qu’ai-je fait ! Pour l’abandonner, il ne fallait pas la revoir.
Scène IX
Milord ?
Est-ce vous, chevalier Campley ?
C’est moi.
Pardon : encore un moment, et nous sortons ensemble.
Mais ne craignez-vous rien, milord ? Pour une heure aussi avancée, je vois bien du monde sur pied.
Ce sont des valets : je vous rejoins.
Scène
Il y a un grand mouvement dans cette maison : on va, l’on court. J’ai vu du monde dans le jardin : on vient d’en fermer la porte… Il a l’air troublé, milord… L’explication doit avoir été orageuse.
Scène XI
Le voilà à ses genoux, l’instant est favorable : allons.
Scène XII
Ha ! ha ! cette voix a un rapport singulier… (Il se promène en faisant le geste de quelqu’un qui rejette une idée bizarre.) C’est un homme bien lâche que ce colonel !… car ces gens n’étaient pas des voleurs… Mais quelle foule de biens réunis dans la rencontre de milord Clarendon, mon libérateur, l’homme qui doit solliciter ma grâce auprès du roi ! que de titres pour l’aimer !… J’entends du bruit… je vois de la lumière : écoutons.
Scène XIII
N’entrez que quand on vous le dira ; vous vous rangerez tous vers la porte, et à sa sortie vous fondrez sur lui et l’arrêterez. Prenez bien garde qu’il ne vous échappe.
Il y a de la trahison ! Serais-je assez heureux pour être à mon tour utile à mon nouvel ami ?…
Scène XIV
Le projet de ma sœur m’inquiète ; Clarendon serait-il ici ?
Qui que vous soyez, n’avancez pas !
Quel est donc l’insolent…
N’avance pas, ou tu es mort !
Scène XV
Mon fils !
Ô ciel ! mon père !
Par quel bonheur es-tu chez moi à cette heure ?
Chez vous ! Et quel est donc cet appartement ?
C’est celui de ta sœur.
Ah ! grands dieux ! quelle indignité !
Scène XVI
Sir Charles !… C’est le ciel qui nous l’envoie.
Affreux événement ! Je n’ai plus que le choix d’être ingrat ou déshonoré.
Il va sortir.
Ma sœur ! mon libérateur ! Je suis épouvanté de ma situation.
Osez-vous balancer ?
Balancer ?… Non, je suis décidé.
Approchez tous.
Scène XVII
Ils sont armés ! dieux ! ne sortez pas.
Je suis trahi. (À sir Charles.) Mon ami, donnez-moi mon épée.
Presque
en même temps. |
eugénie, effrayée.
C’est mon frère ! le comte.
Son frère ! sir charles, furieux.
Oui, son frère. |
Ainsi donc, vous m’attiriez dans un piége abominable !
Il m’accuse !
Votre colère, vos dédains n’étaient qu’une feinte pour leur donner le loisir de me surprendre.
Voilà le dernier malheur.
Tous ces discours sont inutiles : il faut l’épouser sur-le-champ, ou périr.
Je céderais au vil motif de la crainte ! ma main serait le fruit d’une basse capitulation !… Jamais.
Qu’as-tu donc promis tout à l’heure ?
Je rendais hommage à la vertu malheureuse : sa douleur était plus forte qu’un million de bras armés. Elle amollissait mon cœur, elle allait triompher ; mais je méprise des assassins.
M’as-tu cru capable de l’être ? Juges-tu de moi par le déshonneur où tu nous plonges ?
Saisissez-le.
Arrêtez !
Saisissez-le, vous dis-je.
Le premier qui fait un pas…
Laissez faire mon fils.
Ma présence vous rend ici, milord, ce que vous avez fait pour moi : nous sommes quittes. Les moyens qu’on emploie contre vous sont indignes de gens de notre état. Voilà votre épée. (Il la lui présente.) C’est désormais contre moi seul que vous en ferez usage. Vous êtes libre, milord, sortez. Je vais assurer votre retraite : nous nous verrons demain.
Monsieur, je… j’y compte… je vous attendrai chez moi.
Scène XVIII
C’était donc pour l’arracher de nos mains que tu t’es rencontré ici ?
Vous me plaindrez tous, lorsque vous saurez… Vous serez vengés, n’en doutez pas… Mais cette Eugénie, dont toute la famille était si vaine…
Sir Charles… vengez votre sœur, et ne l’accusez pas. Elle est l’innocente victime… Entrons chez elle ; venez, vous frémirez de mon récit.
Elle n’est pas coupable ! Ah ! ma sœur ! pardonne mon erreur. Reçois… (Il lui prend les mains.) Elle ne m’entend pas. (À sa tante.) Ne songez qu’à la secourir.
Scène XIX
Et vous, mon père, recevez pour elle le serment que je fais… Oui, si la rage qui me possède ne m’a pas étouffé ; si le feu qui dévore le sang de cette infortunée ne l’a pas tari avant le jour, je jure, par vous, qu’une vengeance éclatante aura devancé sa mort.
Viens, mon cher fils.
Betsy sort de l’appartement d’Eugénie, très-affligée, un bougeoir à la main, car il est pleine nuit. Elle va chez madame Murer, et en rapporte une cave à flacons qu’elle pose sur la table du salon, ainsi que sa lumière. Elle ouvre la cave, et examine si ces flacons sont ceux qu’on demande. Elle porte ensuite la cave chez sa maîtresse, après avoir allumé les bougies qui sont sur la table. Un instant après, le baron sort de chez sa fille d’un air pénétré, tenant d’une main un bougeoir allumé, et de l’autre cherchant une clef dans ses goussets ; il s’en va par la porte du vestibule qui conduit chez lui, et en revient promptement avec un flacon de sels, ce qui annonce qu’Eugénie est dans une crise affreuse. Il rentre chez elle. On sonne de l’intérieur ; un laquais arrive au coup de sonnette. Betsy vient de l’appartement de sa maîtresse en pleurant, et lui dit tout bas de rester au salon pour être plus à portée. Elle sort par le vestibule. Le laquais s’assied sur le canapé du fond, et s’étend en bâillant de fatigue. Betsy revient avec une serviette sur son bras, une écuelle de porcelaine couverte à la main ; elle rentre chez Eugénie. Un moment après les acteurs paraissent, le valet se retire, et le cinquième acte commence. Il serait assez bien que l’orchestre, pendant cet entr’acte, ne jouât que de la musique douce et triste, même avec des sourdines, comme si ce n’était qu’un bruit éloigné de quelque maison voisine ; le cœur de tout le monde est trop en presse dans celle-ci pour qu’on puisse supposer qu’il s’y fait de la musique.
ACTE CINQUIÈME
Scène I
Passons ici, maintenant qu’elle est un peu calmée ; nous y parlerons avec plus de liberté.
Après ce que vous venez de me dire, après tout ce que j’ai appris… l’outrage et l’horreur sont à leur comble. Ma fureur ne connaît plus de bornes. Le sort en est jeté : il va périr.
Scène II
Qu’ai-je entendu ? Mon frère…
Chère et malheureuse Eugénie ! si je n’ai pu prévenir le crime, au moins j’aurai la triste satisfaction de le punir.
Arrêtez… Quel fruit attendez-vous…
Ma sœur, quand on n’a plus le choix des moyens, il faut se faire une vertu de la nécessité.
Vous parlez de vertu ! et vous allez égorger votre semblable !
Mon semblable ! un monstre !
Il vous a sauvé la vie.
Je ne lui dois plus rien.
Grand Dieu ! sauvez-moi de mon désespoir… Mon frère… au nom de la tendresse, et surtout au nom du malheur qui m’accable… Serai-je moins infortunée, moins perdue, quand le nom d’un parjure… quand son souvenir sera effacé sur la terre ?… (Plus fort.) Et si votre présomption se trouvait punie par le fer de votre ennemi ? quel coup affreux pour un père ? Vous, l’appui de sa vieillesse, vous allez mettre au hasard cette vie dont il a tant besoin… (d’une voix brisée) pour une malheureuse fille que tous vos efforts ne peuvent plus sauver. Je vais mourir.
Tu vivras… pour jouir de ta vengeance.
Non, je n’en suis pas digne. En faut-il des preuves ? Ah ! je me méprise trop pour les dissimuler. Tout perfide qu’il est, mon cœur se révolte encore pour lui : je sens que je l’aime malgré moi. Je sens que, si j’ai le courage de le mépriser vivant, rien ne pourra m’empêcher de le pleurer mort. Je détesterai votre victoire ; vous me deviendrez odieux ; mes reproches insensés vous poursuivront partout : je vous accuserai de l’avoir enlevé au repentir.
L’honneur outragé s’indigne de tes discours, et méprise tes larmes. Adieu, je vole à mon devoir.
Ah ! barbare ! arrêtez… Quelle horrible marque d’attachement allez-vous m’offrir ?
Scène III
Le spectacle de son épée sanglante, arrachée du sein de mon époux… {D’un ton étouffé.) Mon époux ! Quel nom j’ai prononcé ! Mes yeux se troublent… les sanglots me suffoquent…
Modérez l’excès de votre affliction.
Non, l’on ne connaîtra jamais la moitié de mes tourments. L’insensé qu’il est ! s’il savait quel cœur il a déchiré !
Consolez-vous, ma chère fille : l’horrible histoire sera ensevelie dans un profond secret. Espérez, mon enfant.
Non, je n’espérerai plus : je suis lasse de courir au-devant du malheur. Eh ! plût à Dieu que je fusse entrée dans la tombe, le jour qu’au mépris du respect de mon père je me rendis à vos instances ! Votre cruelle tendresse a creusé l’abîme où l’on m’a entraînée.
Quoi !… vous aussi, miss !…
Je m’égare… Ah ! pardon, madame : oubliez une malheureuse… (D’une voix ténébreuse.) Où donc est sir Charles ?… Il ne m’a pas entendue… Le sang va couler… Mon frère ou son ennemi percé de coups…
Scène IV
Mon père, vous l’avez laissé sortir !
Crois-tu mon cœur moins déchiré que le tien ? N’augmente pas mes peines, lorsque le courage de ton frère va tout réparer, (à part) ou nous rendre doublement à plaindre.
Pouvez-vous l’espérer, mon père ? La vengeance de sa famille ne vivra-t-elle pas pour faire tomber votre fils à son tour ? Nos parents, aussi fiers que les siens, laisseront-ils cette mort impunie ? Quel est donc le terme où le carnage devra s’arrêter ? Est-ce quand le sang des deux maisons sera tout à fait épuisé ?
Imprudente ! Un cœur aussi crédule, avec autant de moyens de te garantir ! (Betsy sort par le vestibule.)
Scène V
Mon fils !
Sitôt de retour !
Sommes-nous vengés ?
Ô mon père ! vous voyez un malheureux… À deux pas d’ici j’ai trouvé le comte, il a voulu me parler ; sans l’écouter, je l’ai forcé de se défendre ; mais lorsque je le chargeais le plus vigoureusement… ô rage !… mon épée rompue…
Eh bien, mon fils ?…
Vous n’avez plus d’armes, m’a dit froidement le comte ; je ne regarde point cette affaire comme terminée ; j’approuve votre ressentiment ; je connais, comme vous, les lois de l’honneur ; nous nous verrons dans peu… Il est parti…
Pour aller terminer son mariage : voilà ce que j’avais prévu.
Je suis prêt à m’arracher la vie. Ma sœur ! ma chère Eugénie ! je t’avais promis un défenseur, le sort a trompé mon attente.
Le ciel a eu pitié de mes larmes ; il n’a pas permis qu’un autre fût entraîné dans ma ruine… Ô mon père !… ô mon frère !… seriez-vous plus inflexibles que lui ? La douleur qui me tue va laver la tache que j’ai imprimée sur toute ma famille. (Ici sa voix baisse par degrés.) Mais ce sacrifice lui suffit ; j’étais seule coupable, et le juste ciel veut que j’expie ma faute par le déshonneur, le désespoir et la mort.
Scène VI
On frappe à coups redoublés.
À l’heure qu’il est !… si malin… Courez. Qu’on n’ouvre pas.
Scène VII
Pourquoi ?
Il y a tout à craindre… un homme aussi méchant… son oncle…
Que peut-on nous faire ?
Après ce qui s’est passé cette nuit, mon frère… un ordre supérieur… votre fils… que sait-on ?…
Il n’est pas capable de cette lâcheté.
Il est capable de tout.
Scène VIII
C’est le comte de Clarendon.
Clarendon !
Je le voudrais.
Je l’ai vu dans la cour… le même habit. Il me suit.
Scène IX
C’est lui.
Il veut la voir mourir.
Il mourra avant elle. (Il avance vers lui, et met l’épée à la main.) Défends-toi, perfide.
Mon père, il est sans armes.
j’ai cru que le repentir était la seule qui convînt au coupable. (Il court se mettre aux genoux d’Eugénie) Eugénie, tu triomphes. Je ne suis plus cet insensé qui s’avilissait en te trompant ; je te jure un amour, un respect éternels. (Se levant avec effroi.) Ô ciel ! l’horreur et la mort m’environnent ! que s’est-il donc passé ?
Ces nouvelles arrivent trop tard : l’objet de tant de larmes n’est plus en état de recevoir aucune consolation.
Non, non ! l’excès de la douleur seul a porté le trouble dans ses esprits.
Hélas ! nous n’espérons plus rien.
Craindriez-vous pour elle ? Ah ! laissez-moi me flatter que je ne suis pas si coupable. (D’un ton plus doux.) Eugénie, chère épouse ! cette voix qui avait tant d’empire sur ton cœur ne peut-elle plus rien sur toi ?
Dieux !… j’ai cru le voir…
Oui, c’est moi.
C’est lui !
L’ambition m’égarait, l’honneur et l’amour me ramènent à vos pieds… nos beaux jours ne sont pas finis.
Qu’on me laisse… qu’on me laisse…
Non, jamais. Écoutez-moi. Cette nuit, en vous quittant, le cœur plein d’amour pour vous et d’admiration pour un si noble ennemi (Il montre sir Charles en se levant), j’ai couru me jeter aux pieds de mon oncle, et lui faire un aveu de tous mes attentats. Le repentir m’élevait au-dessus de la honte. Il a vu mes remords, ma douleur ; il a lu l’acte faux qui atteste mon crime et vos vertus. Mon désespoir et mes larmes l’ont fait consentir à mon union avec vous : il serait venu lui-même ici vous l’annoncer : mais, le dirai-je ? il a craint que je ne pusse jamais obtenir mon pardon. Prononcez, Eugénie, décidez de mon sort.
C’est vous !… j’ai recueilli le peu de forces qui me restent, pour vous répondre… ne m’interrompez point… Je rends grâces à la générosité de milord duc… je vous crois même sincère en ce moment… Mais l’état humiliant dans lequel vous n’avez pas craint de me plonger… l’opprobre dont vous avez couvert celle que vous deviez chérir, ont rompu tous les liens…
N’achevez pas. Je puis vous être odieux, mais vous m’appartenez : mes forfaits nous ont tellement unis l’un à l’autre…
Malheureux !… qu’osez-vous rappeler ?
J’oserai tout pour vous obtenir. Au défaut d’autres droits, je rappellerai mes crimes pour m’en faire des titres. Oui, vous êtes a moi. Mon amour, les outrages dont vous vous plaignez, mon repentir, tout vous enchaîne et vous ôte la liberté de refuser ma main ; vous n’avez plus le choix de votre place, elle est fixée au milieu de ma famille : interrogez l’honneur, consultez vos parents ; ayez la noble fierté de sentir ce que vous vous devez.
Ce qu’elle se doit est de refuser l’offre que vous lui faites ; je ne suis pas insensible à votre procédé, mais j’aime mieux la consoler toute ma vie du malheur de vous avoir connu que de la livrer à celui qui a pu la tromper une fois. Sa fermeté lui rend toute mon estime.
Laissez-vous toucher, Eugénie ; je ne survivrais pas à des refus obstinés.
Cesse de me tourmenter par de vaines instances ; le parti que j’ai pris est inébranlable ; j’ai le monde en horreur.
Madame, je n’espère plus qu’en vous.
Je consens qu’elle vous pardonne, si vous pouvez vous pardonner à vous-même.
Vous avez raison ; celui qui s’est rendu si criminel est à jamais indigne de partager son sort. Vous n’ajouterez rien dont je ne sois pénétré d’avance… (À Eugénie avec plus de chaleur.) Mais, cruelle ! quand le ciel et la terre déposent contre mon indignité, aucun murmure ne se fait-il entendre dans ton sein ? et l’être infortuné qui te devra bientôt le jour n’a-t-il pas des droits plus sacrés que ta résolution ? C’est pour lui que j’élève une voix coupable : lui raviras-tu, par une double cruauté, l’état qui lui est dû ? et l’amour outragé ne cédera-t-il pas au cri de la nature ? (En s’adressant à tous.) Barbares ! si vous ne vous rendez pas à ces raisons, vous êtes tous, s’il se peut, plus inhumains, plus féroces que le monstre qui a pu outrager sa vertu, et qui meurt de douleur à vos pieds. (Il tombe aux pieds du baron.) Mon père !
Je vous la donne.
Eugénie !
Rendons-nous, ma fille ; celui qui se repent de bonne foi est plus loin du mal que celui qui ne le connut jamais.
Elle me pardonne !
Va, tu mérites de vaincre ; la grâce est dans mon sein, et le père d’un enfant si désiré ne peut jamais m’être odieux. Ah ! mon frère, ah ! ma tante, la vue du contentement que je fais naître en vous me remplit de joie à mon tour.
Eugénie me pardonne, ah ! la mienne est extrême ; cet événement va nous rendre tous aussi heureux que vous êtes dignes de l’être, et que j’ai peu mérité de le devenir.
Généreux ami, que d’éloges nous vous devons !
Je rougirais de moi, si je n’avais aspiré qu’à les obtenir : le bonheur avec Eugénie, la paix avec moi-même, et l’estime des honnêtes gens, voilà le seul but auquel j’ose prétendre.
Mes enfants, chacun de vous a fait son devoir aujourd’hui : vous en recevez la récompense. N’oubliez donc jamais qu’il n’y a de vrais biens sur la terre que dans l’exercice de la vertu.
Ô ma chère Eugénie !…