À la recherche du temps perdu (fragments I)
Ma mère qui m’envoyait avec ma grand’mère à Balbec, mais restait seule à Paris, comprit quel désespoir c’était pour moi de la quitter ; aussi décida-t-elle de nous dire adieu sur le quai longtemps d’avance et de ne pas attendre cette heure du départ où, dissimulée auparavant dans des allées et venues et des préparatifs qui n’engagent pas définitivement, une séparation apparaît brusquement impossible à souffrir alors qu’elle ne l’est déjà plus à éviter, concentrée tout entière dans un instant immense de lucidité impuissante et suprême. Elle entra avec nous dans la gare, dans ce lieu tragique et merveilleux où il fallait abandonner toute espérance de rentrer tout à l’heure à la maison, mais aussi où un miracle devait s’accomplir grâce auquel les lieux où je vivrais bientôt seraient ceux-là mêmes qui n’avaient encore d’existence que dans ma pensée. D’ailleurs la contemplation de Balbec ne me semblait pas moins désirable parce qu’il fallait l’acheter au prix d’un mal qui symbolisait au contraire la réalité de l’impression que j’allais chercher, impression qu’aucun spectacle équivalent, aucune vue stéréoscopique qui ne m’eussent pas empêché de rentrer coucher chez moi, n’auraient pu remplacer. Je sentais déjà que ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes, et que quelle que fût la chose que j’aimerais, elle ne serait jamais placée qu’au terme d’une poursuite douloureuse où j’aurais d’abord à sacrifier mon plaisir à ce bien suprême, au lieu de l’y chercher.
Sans doute, aujourd’hui, ce serait en automobile qu’on ferait ce voyage et on penserait le rendre ainsi plus agréable et plus vrai, suivant de plus près les diverses gradations selon lesquelles change la face de la terre. Mais le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la conserver entière, intacte, telle qu’elle était en nous quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom ; différence que schématisait (mieux qu’une promenade toute réelle où, comme on débarque où l’on veut, il n’y a pour ainsi dire plus d’arrivée) cette opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, qui ne font presque pas partie de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau elles portent son nom, laboratoires fumeux, antres empestés mais où on accédait au mystère, grands ateliers vitrés, comme celui où j’entrai ce jour-là, cherchant le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la ville éventrée un de ces immenses ciels crus et tragiques, comme certains ciels, d’une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait s’accomplir que quelque acte terrible et solennel, comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la Croix.
On nous apprit que l’église de Balbec était à Balbec-le-vieux, assez loin de Balbec-plage où nous devions habiter. Il fut convenu que j’irais seul la visiter. Je retrouverais ma grand’mère dans le petit chemin de fer d’intérêt local qui menait à Balbec-plage et nous arriverions ensemble à l’hôtel.
La mer que j’avais imaginée venant mourir au pied de l’église, était à plus de cinq lieues de distance, et à côté de la coupole, ce clocher que, — parce que j’avais lu qu’il était lui-même une âpre falaise normande où s’amassaient les grains, où tournoyaient les oiseaux, — je m’étais toujours représenté comme recevant à sa base la dernière écume des vagues soulevées, il se dressait sur une place où s’embranchaient deux lignes de tramway, en face d’un café qui portait, écrit en lettres d’or, le mot : « Billard » et sur un fond de maisons aux cheminées desquelles ne se mêlait aucun mât. Et l’église, — entrant dans mon attention avec le café, le passant à qui il fallut demander mon chemin, la gare où j’allais retourner, — faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d’après-midi, où sa coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu’à la signification éternelle des sculptures quand j’eus reconnu les Apôtres dont j’avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui, des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante et douce, le dos voûté, ils semblaient s’avancer d’un air de bienvenue, en chantant l’alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que leur expression était immuable et ne se modifiait que si on se déplaçait, comme il arrive quand on tourne autour d’un chien mort. Et je me disais : « C’est ici, c’est l’église de Balbec. Cette place qui a l’air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède l’église de Balbec. Ce que j’ai vu jusqu’ici c’était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, des moulages dans un musée. Maintenant c’est l’église elle-même, c’est la statue elle-même, elles, les uniques : c’est bien plus. »
C’était moins aussi peut-être. Comme un jeune homme un jour d’examen ou de duel trouve la date qu’on lui a demandée, la balle qu’il a tirée, bien peu de chose, quand il pense aux réserves de science et de courage dont il aurait voulu faire preuve, de même mon esprit qui avait dressé la statue de la Vierge hors des reproductions que j’en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les déchirait, si on les brisait, idéale, ayant une valeur universelle, s’étonnait de voir la statue qu’il avait mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand’rue, ne pouvant fuir les regards du café et du bureau d’omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant — et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère — dont le bureau du Comptoir d’Escompte recevait l’autre moitié, gagnée en même temps que lui par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point que, si j’avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c’est elle, la Vierge illustre que jusque-là j’avais douée d’une existence générale et d’une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l’unique (ce qui, hélas, voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s’en défaire, montré à tous les admirateurs venus là pour la contempler, la trace de ma craie et les lettres de mon nom, et c’était elle enfin, l’œuvre d’art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais métamorphosée ainsi avec l’église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides. L’heure passait, il fallait retourner à la gare. N’accusant de ma déception que des circonstances particulières, la mauvaise disposition où j’étais, ma fatigue, mon incapacité de savoir regarder, j’essayais de me consoler en pensant qu’il restait d’autres villes encore intactes pour moi, que je pourrais, prochainement peut-être, pénétrer comme au milieu d’une pluie de perles dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé, traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ; mais pour Balbec dès que j’y étais entré c’avait été comme si j’avais entrouvert un nom qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos et où, profitant de l’issue que je leur avais imprudemment offerte, en chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du Comptoir d’Escompte, irrésistiblement poussées par une pression extérieure, par une force pneumatique, s’étaient engouffrées à l’intérieur des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l’église persane et ne cesseraient plus de les contenir.
Je retrouvai ma grand’mère dans le petit chemin de fer. Ma déception m’occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le lieu auquel mon corps allait avoir à s’accoutumer. Au bout de ma pensée je cherchais à imaginer le directeur de l’hôtel de Balbec pour qui j’étais encore inexistant, et j’aurais voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse que celle de ma grand’mère qui allait certainement lui demander des rabais. Il m’apparaissait d’une morgue certaine, mais très vague de contours. Ce n’était pas encore Balbec-Plage ; à tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l’une des stations qui précédaient, et dont les noms même (Criqueville, Équemauville, Couliville) me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient quelque rapport avec les noms de certaines localités qui étaient près de Combray. Mais à l’oreille d’un musicien deux motifs, matériellement composés de plusieurs des mêmes notes peuvent ne présenter aucune ressemblance, s’ils diffèrent par la couleur de l’harmonie et de l’orchestration. De même, rien ne me faisait moins penser que ces tristes noms faits de sable, d’espace trop aéré et vide, et de sel, à Roussainville, à Martinville, à ces noms qui parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma grand’tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face, et qui, aujourd’hui encore, quand ils remontent du fond de ma mémoire comme une bulle gazeuse, conservent leur vertu spécifique au milieu des couches superposées de milieux différents qu’ils ont à traverser avant d’arriver jusqu’à la surface.
C’étaient — dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou s’accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d’un vert cru et d’une forme désobligeante, comme celles du canapé d’une chambre d’hôtel où l’on vient d’arriver — composées de quelques villas que prolongeait un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me montraient pour la première fois, habituels mais par leur dehors, des joueurs de tennis en casquette blanche, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses roses, une dame qui, décrivant le tracé quotidien d’une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son lévrier qui s’attardait et rentrait dans son chalet où la lampe était déjà allumée, et blessaient cruellement de ces images étrangement usuelles et dédaigneusement familières, mes regards inconnus et mon cœur dépaysé. Mais combien ma souffrance s’aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall du grand hôtel de Balbec, en face de l’escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma grand’mère, sans souci d’accroître l’hostilité et le mépris des étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les « conditions » avec le directeur, sorte de poussah en smoking, à la figure et à la voix pleines des cicatrices qu’avait laissées l’extirpation sur l’une, de nombreux boutons, sur l’autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite. Tandis que j’entendais ma grand’mère dire sur une intonation artificielle : « Et quels sont… vos prix ?… Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget », attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de moi-même, je m’efforçais d’émigrer dans des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de mon corps insensibilisée comme l’est celle des animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse, afin de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d’habitude m’était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblait en avoir au même moment, une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec son petit chien, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en sifflotant et demandait ses lettres, tous ces gens pour qui c’était regagner leur home que de gravir le faux marbre du grand escalier.
Ma grand’mère sortit faire des courses, je me décidai à monter l’attendre dans notre appartement, le directeur vint lui-même pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu’on appelait « lift », (et qui au point le plus haut de l’hôtel, là où serait le lanternon d’une église normande, était installé comme un photographe derrière son vitrage ou plutôt comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l’agilité d’un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d’un pilier il m’entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. Pour dissiper l’angoisse mortelle que j’éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d’une seule rangée verticale de verrières que faisait l’unique water-closet de chaque étage, j’adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. Je m’excusai de tenir autant de place, de lui donner si grande peine, et lui demandai si je ne le gênais pas dans l’exercice d’un art, à l’endroit duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester de la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur.
Il n’est peut-être rien qui donne plus l’impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, — de l’objectivité de la vie, — que le changement de la position, par rapport à nous, d’une personne même insignifiante, avant que nous l’ayons connue, et après. J’étais le même homme qui avais pris à la fin de l’après-midi le petit chemin de fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais dans cette âme, à l’endroit où, à six heures, il y avait une impossibilité à imaginer le directeur, l’hôtel, son personnel, et une attente vague et craintive du moment où j’arriverais, à cette même place se trouvaient maintenant les boutons extirpés dans la figure du directeur, son geste pour sonner le lift, le lift lui même, toute une frise de personnages semblables à des personnages de guignol sortis de cette boîte de Pandore, indéniables, inamovibles et stérilisants comme tout fait accompli mais qui du moins, par ce changement dans lequel je n’étais pas intervenu me prouvaient qu’il s’était passé quelque chose d’extérieur à moi, — et d’ailleurs d’insignifiant ; j’étais comme le voyageur qui ayant eu le soleil devant lui en commençant une course constate que les heures ont passé quand il le voit derrière lui. J’étais brisé de fatigue, j’avais la fièvre, je me serais couché, mais je n’avais rien de ce qu’il fallait pour cela. J’aurais voulu au moins m’étendre un instant sur le lit, mais à quoi bon puisque je n’aurais pu y faire trouver de repos à cet ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets inconnus qui l’encerclaient, en le forçant à mettre ses perceptions sur le pied permanent d’une défensive vigilante, auraient maintenu mes regards, mon ouïe, tous mes sens, (même si j’avais allongé mes jambes), dans une position aussi réduite et incommode que celle du cardinal La Balue dans la cage où il ne pouvait ni se tenir debout ni s’asseoir. C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les en retire, et nous y fait de la place. De la place, il n’y en avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec qui n’était mienne que de nom, car elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup d’œil méfiant que je leur jetai et sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. La pendule — alors qu’à la maison je n’entendais la mienne que quelques secondes par semaine, seulement quand je sortais d’une profonde méditation — continua sans s’interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux violets l’écoutaient sans répondre mais dans une attitude analogue à celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d’un tiers les irrite. J’étais tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui couraient le long des murs mais surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je sentais qu’il n’y aurait pas pour moi de détente possible. Je levais à tout moment mes regards, — dont les objets de ma chambre de Paris ne gênaient pas plus l’expansion que ne faisaient mes propres prunelles, car ils n’étaient plus que des annexes de mes organes, un agrandissement de moi-même, — vers le plafond surélevé de ce belvédère étroit situé au sommet de l’hôtel et que ma grand’mère avait choisi pour moi ; et, jusque dans cette région plus intime que celle où nous voyons et où nous entendons, dans cette région ou nous éprouvons la qualité des odeurs, c’était presque à l’intérieur de mon moi que celle du vétiver venait pousser dans mes derniers retranchements son offensive, à laquelle j’opposais non sans fatigue la riposte inutile et incessante d’un reniflement alarmé. N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir. Alors ma grand’mère entra ; et à l’expansion de mon cœur refoulé s’ouvrirent aussitôt des espaces infinis.
Je savais quand j’étais avec ma grand’mère, si grand chagrin qu’il y eût en moi, qu’il y serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, y serait étayé sur un désir de conservation et d’accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j’avais moi-même ; et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu’elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne. Et comme quelqu’un qui veut nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu’il voit n’est pas placé par rapport à lui du côté où il dirige sa main, ou comme un chien qui poursuit à terre l’ombre dansante d’un insecte, trompé par l’apparence des corps comme on l’est dans ce monde où nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans ses bras, et je suspendis mes lèvres à ses joues comme si j’accédais ainsi à ce cœur immense qu’elle m’ouvrait. Quand j’avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j’y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l’immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d’un enfant qui tette. Et je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la tendresse. « Surtout, me dit-elle, ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison est très mince. D’ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien. »
Et en effet ce soir-là je frappai trois coups — que une semaine plus tard quand je fus souffrant je renouvelai pendant quelques jours tous les matins parce que ma grand’mère voulait me donner du lait de bonne heure. Alors quand je croyais entendre qu’elle était réveillée — pour qu’elle n’attendît pas et pût, tout de suite après, se rendormir, — je risquais trois petits coups, timidement, faiblement, distinctement malgré tout, car si je craignais d’interrompre le sommeil de ma grand’mère dans le cas où je me serais trompé et où elle eût dormi, je n’aurais pas voulu non plus qu’elle continuât d’épier un appel qu’elle n’aurait pas distingué d’abord et que je n’oserais pas renouveler. Et à peine j’avais frappé mes coups que j’en entendais trois autres, d’une intonation différente ceux-là, empreints d’une calme autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient : « Ne t’agite pas, j’ai entendu ; dans quelques instants je serai là » ; et bientôt ma grand’mère arrivait. Je lui disais que j’avais eu peur qu’elle ne m’entendît pas ou crût que c’était un voisin qui avait frappé ; elle riait :
— Confondre les coups de mon pauvre loup avec d’autres, mais entre mille sa grand’mère les reconnaîtrait ! Crois-tu donc qu’il y en ait d’autres au monde qui soient aussi bêtas, aussi fébriles, aussi partagés entre la peur de me réveiller et de ne pas être compris. Mais quand même elle se contenterait d’un grattement, on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l’entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges.
Elle entr’ouvrait les volets ; à l’annexe de l’hôtel qui faisait saillie, le soleil était déjà installé sur les toits comme un couvreur matinal qui commence tôt son ouvrage et l’accomplit en silence pour ne pas réveiller la ville qui dort encore et de laquelle l’immobilité le fait paraître plus agile. Elle me disait l’heure, le temps qu’il ferait, que ce n’était pas la peine que j’allasse jusqu’à la fenêtre, qu’il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte : tout ce négligeable « introït » du jour auquel personne n’assiste, petit morceau de vie qui n’était qu’à nous deux ; doux instant matinal qui s’ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus, deux fois répétés, et où elle savait transporter l’âme de ma grand’mère tout entière et la promesse de sa venue, avec une allégresse d’annonciation et une fidélité musicale. Mais cette première nuit d’arrivée, quand ma grand’mère m’eut quitté, je recommençai à souffrir, comme j’avais déjà souffert à Paris quand j’avais compris qu’en partant pour Balbec je disais adieu à ma chambre. Peut-être cet effroi que j’avais — qu’ont tant d’autres — de coucher dans une chambre inconnue, peut-être cet effroi n’est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d’un avenir où elles ne figurent pas ; refus qui était au fond de l’horreur que me faisait éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient m’obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays où je ne verrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore au fond de la difficulté que j’avais à penser à ma propre mort ou à une survie comme Bergotte la promettait aux hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l’idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d’une éternité où ils ne seraient plus.
Quand Swann m’avait dit à Paris un jour que j’étais particulièrement souffrant : « Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de l’Océanie, vous verrez que vous n’en reviendrez plus », j’aurais voulu lui répondre : « Mais alors je ne verrai plus votre fille, je vivrai au milieu de choses et de gens qu’elle n’a jamais vus. » Et pourtant ma raison me disait : « Qu’est-ce que cela peut faire puisque tu n’en seras pas affligé ? Quand M. Swann te dit que tu ne reviendras pas, il entend par là que tu ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c’est que tu seras heureux là-bas. » Car ma raison savait que l’habitude — l’habitude qui allait assumer maintenant l’entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer la place de la glace, la nuance des rideaux, d’arrêter la pendule, — se charge aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous ont déplu d’abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique le son d’une voix, de modifier l’inclination des cœurs. Certes des amitiés nouvelles pour des lieux et des gens, ont pour trame l’oubli des anciennes ; mais justement ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la perspective d’une vie où je serais à jamais séparé d’êtres dont je perdrais le souvenir, et, c’est comme une consolation, qu’elle offrait à mon cœur une promesse d’oubli qui ne faisait au contraire qu’affoler son désespoir. Ce n’est pas que notre cœur ne doive éprouver, lui aussi, quand la séparation sera consommée, les effets analgésiques de l’habitude ; mais jusque-là il continuera de souffrir. Et la crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s’accroît, si à la douleur d’une telle privation nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé, ce ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre maîtresse, de nos amis qui ne seraient plus autour de nous ; notre affection pour eux aurait été si parfaitement arrachée de notre cœur dont elle est aujourd’hui une notable part, que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d’eux dont la pensée nous fait horreur aujourd’hui ; ce serait donc une vraie mort de nous-mêmes, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu’à l’amour duquel ne peuvent s’élever les parties de l’ancien moi condamnés à mourir. Ce sont elles, même les plus chétives, même les obscurs attachements aux dimensions, à l’atmosphère d’une chambre, — qui s’effarent et refusent en des rébellions qui ne sont que la forme secrète, partielle, tangible et vraie de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu’elle s’insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à tout moment des lambeaux de nous-mêmes sur la mortification desquels des cellules nouvelles multiplieront. Et pour une nature nerveuse comme était la mienne, c’est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, ne remplissent pas leurs fonctions, — n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître, — l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut, n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi, pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur œuvre double) ; mais, jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et, ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.
Mais le lendemain matin ! quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques comme dans les hublots d’une cabine de navire, la mer nue, sans ombrages, et pourtant à l’ombre sur une moitié de son étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les flots qui s’élançaient l’un après l’autre comme des sauteurs sur un tremplin. À tous moments, tenant à la main la serviette raide et empesée où était écrit le nom de l’Hôtel et avec laquelle je faisais d’inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ces vagues en pierre d’émeraude çà et là polie et translucide, lesquels avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s’accomplir et dévaler l’écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée, — ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n’était qu’après une longue plaine sablonneuse que j’apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces glaciers qu’on voit au fond des tableaux des primitifs toscans. D’autres fois c’était tout près de moi que le soleil riait sur ces flots d’un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies alpestres (dans ces montagnes où le soleil s’étale çà et là comme un géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes) moins l’humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au milieu du reste du monde pour y faire passer, pour y accumuler la lumière, c’est elle surtout selon la direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer. La diversité de l’éclairage ne modifie pas moins l’orientation d’un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu’il nous donne le désir d’atteindre, que ne ferait un trajet longuement et effectivement parcouru en voyage. Quand le matin la lumière venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, elle semblait m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me montrait au loin d’un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n’ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs avalanches, il vint se mettre à l’abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à manger, — tandis que nous déjeunions et que nous répandions, de la gourde de cuir d’un citron, quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare —, il parut cruel à ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de la plage, tout en nous la laissant entièrement voir, et dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du verre. Me persuadant que j’étais « assis sur le môle » où au fond du « boudoir » je me demandais si le « soleil rayonnant sur la mer » de Baudelaire, ce n’était pas — bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant — celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par moments s’y promenaient çà et là de grandes ombres bleues, que quelque géant semblait s’amuser à déplacer, en bougeant un miroir dans le ciel. Mais ma grand’mère ne pouvant supporter l’idée que je perdisse le bénéfice d’une heure d’air, ouvrit subrepticement un carreau et fit envoler du même coup menus, journaux, voiles et casquettes de toutes les personnes qui étaient en train de déjeuner ; elle-même, soutenue par le souffle céleste, restait calme et souriante comme sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon impression d’isolement et de tristesse, réunissaient contre nous les touristes méprisants, décoiffés et furieux.
Pour une certaine partie — ce qui, à Balbec donnait à la population, d’ordinaire banalement riche et cosmopolite de ces sortes d’hôtels de grand luxe, un caractère régional assez accentué — ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans, qui à l’époque des vacances, partant des points sur lesquels toute l’année ils étaient disséminés en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se concentrer dans cet hôtel. Ils y avaient toujours les mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l’aristocratie, formaient un petit groupe auquel s’étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient :
— Ah ! c’est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.
— Comment, privilégiés ? Vous qui habitez la capitale, Paris la grand’ville, tandis que j’habite un pauvre chef-lieu de cent mille âmes, il est vrai cent deux mille au dernier recensement ; mais qu’est-ce à côté de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille ?
Ils le disaient avec un roulement d’r paysan, sans y mettre d’aigreur car c’étaient des lumières de leur provinces qui auraient pu comme d’autres venir à Paris — on avait plusieurs fois offert au premier président de Caen de venir à la Cour de cassation — mais avaient préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l’obscurité, ou de la gloire, ou parce qu’ils étaient réactionnaires, et pour l’agrément des relations de voisinage avec les châteaux. Plusieurs d’ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.
Car, — comme la baie de Balbec était un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement quand on apercevait Rivebelle, ce qui était signe d’orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu’il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec on était certain de trouver encore sur cette autre rive deux ou trois mois de chaleur —, ceux de ces habitués de l’hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps, quand les pluies et les brumes arrivaient, faisaient charger leurs malles sur une barque, à l’approche de l’automne, et traversaient rejoindre l’été à Costedor ou à Rivebelle. Tout ce petit groupe de l’hôtel de Balbec regardait d’un air méfiant chaque nouveau venu, et tout en ayant l’air de ne pas s’intéresser à lui, interrogeait sur son compte leur ami le maître d’hôtel. Car c’était le même — Aimé — qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune à une pièce du trousseau, tout en nous toisant avec leur face à main, ma grand’mère et moi, parce que nous mangions des œufs durs dans la salade ce qui était réputé commun et ne se faisait pas dans la bonne société de Nantes. Ils affectaient une attitude de méprisante ironie à l’égard d’un Français qu’on appelait Majesté et qui s’était en effet proclamé lui-même roi d’un petit îlot de l’Océanie peuplé seulement par quelques sauvages. Il habitait l’hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la reine » parce qu’elle leur jetait des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le bâtonnier ne voulaient même pas avoir l’air de voir les « déguisés » et déclaraient que c’était « à quitter la France ».
Les jours où nous allions faire une grande promenade en voiture avec Madame de Villeparisis, je devais, sur l’ordre du médecin, rester couché jusqu’au déjeûner et à cause de la trop grande lumière garder fermés le plus longtemps possible les grands rideaux violets qui m’avaient témoigné tant d’hostilité le premier soir. Mais comme malgré les épingles avec lesquelles, pour que le jour ne passât pas, Françoise les attachait chaque soir, et qu’elle seule savait défaire, malgré les couvertures, les étoffes prises ici ou là, le tapis en cretonne rouge de la table, qu’elle y ajustait, elle n’arrivait pas à les faire joindre exactement, ils laissaient se répandre sur le tapis comme un écarlate effeuillement d’anémones parmi lesquelles je ne pouvais m’empêcher de venir un instant poser mes pieds nus. Et sur le mur qui leur faisait face et qui se trouvait partiellement éclairé un cylindre d’or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l’imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la promenade, auxquels la matinée invitait, la joie faisait battre bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action mais immobile et qui est obligée de décharger sa vitesse sur place en tournant sur elle-même. Parfois c’était l’heure de la pleine mer. J’entendais du haut de mon belvédère le bruit du flot qui déferlait doucement, ponctué par les appels des baigneurs, des marchands de journaux, des enfants qui jouaient, comme par des cris d’oiseaux de mer. Soudain à dix heures le concert symphonique éclatait sous mes fenêtres. Entre les intervalles des instruments reprenait coulé et continu, le glissement de l’eau d’une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d’une musique sous-marine. Puis dans la brèche de silence qui s’échancrait un instant, entre les arches successives des petites vagues aux rinceaux d’azur, la musique s’élevait de nouveau, comme les anges luthiers au portail écumant et bleu de la cathédrale italienne. Pour voir si Françoise ne venait pas défaire les rideaux et m’apporter mes affaires, — car l’heure du déjeûner approchait, — je courais jusqu’à la chambre de ma grand’mère. Elle ne donnait pas directement sur la plage comme la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un coin de la digue, sur la campagne, et sur une courette aux quatre murs d’une blancheur mauresque, au dessus desquels, et enfermé dans leur carré, on voyait le ciel aux flots moelleux, glissants et superposés, comme une piscine située sur une terrasse. Cette chambre de ma grand’mère était meublée autrement que la mienne, avec des fauteuils brodés de filigranes métalliques et de fleurs roses d’où semblait émaner l’agréable et fraîche odeur qu’on trouvait en entrant. Et à cette heure où des rayons venus d’expositions et comme d’heures différentes brisaient les angles du mur, changeaient la forme de la chambre, à côté d’un reflet de la plage mettaient sur la commode un reposoir diapré comme les fleurs du sentier, suspendaient à la paroi les ailes repliées, tremblantes et tièdes d’une clarté prête à reprendre son vol, chauffaient comme un bain un carré de tapis provincial devant la fenêtre de la courette que le soleil festonnait comme une vigne, ajoutaient encore au charme et à la complexité de la décoration mobilière en semblant exfolier la soie fleurie des fauteuils et détacher leur passementerie, cette chambre que je traversais un moment avant de m’habiller pour la promenade, avait l’air d’un prisme où se décomposaient les couleurs de la lumière du dehors, d’une ruche où les sucs de la journée que j’allais goûter étaient dissociés, épars, enivrants et visibles, d’un jardin de l’espérance qui se dissolvait en une palpitation de rayons d’argent et de pétales de rose. Je rentrais dans ma chambre : Françoise entrait pour me donner du jour et je me soulevais dans l’impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là au bord du rivage comme une néréide. Car chacune de ces Mers ne restait jamais plus d’un jour. Le lendemain j’en voyais une autre qui parfois lui ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même.
Il y en avait qui étaient d’une beauté si rare qu’en les apercevant mon plaisir était encore accru par la surprise, comme devant un miracle. Par quel privilège, un matin plutôt qu’un autre, la fenêtre en s’ouvrant découvrit-elle à mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomè, dont la beauté paresseuse et qui respirait mollement, avait la transparence d’une vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments pondérables qui la coloraient ? Elle faisait jouer le soleil avec un sourire alangui par une brume invisible qui n’était qu’un espace vide réservé autour de sa surface translucide rendue ainsi plus abrégée et plus saisissante, comme ces déesses que le sculpteur détache sur le reste du bloc qu’il ne daigne pas dégrossir. Telle, dans sa couleur unique, elle nous invitait à la promenade sur ces routes grossières et terriennes, d’où, de la calèche de Mme de Villeparisis, nous apercevrions tout le jour et sans jamais l’atteindre la fraîcheur de sa molle palpitation. Mais d’autres fois il n’y avait pas cette opposition si grande entre une promenade agreste et ce but inaccessible, ce voisinage fluide et mythologique. Car, certains jour, la mer semblait rurale elle-même, et la chaleur y avait tracé comme à travers champs une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d’un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que la cheminée fumait au loin comme une usine écartée, tandis que, seul à l’horizon, un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile mais qui semblait compact et calcaire, faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, quand il s’en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur du jugement, du moins l’illusion du premier regard, la suggestion qu’il éveille dans l’imagination. Car, l’alternance d’espaces aux couleurs nettement tranchées comme celles qui résultent, dans la campagne, de la contiguïté de cultures différentes, le réseau de la lumière ou de l’ombre qui uniformisait tout ce qu’il contenait dans ses réseaux et supprimait toute démarcation entre la mer et le ciel assimilés que l’œil hésitant faisait, tour à tour, empiéter l’un sur l’autre, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses, de la surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue la barque où une équipe d’agiles matelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux, faisait de l’océan quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant, d’aussi accidenté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terre carrossable d’où, en voiture avec Mme de Villeparisis, nous le regarderions.
Mais parfois aussi, et pendant des semaines de suite, — dans ce Balbec que j’avais tant désiré parce que je ne l’imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, — le beau temps fut si éclatant et si fixe que quand Françoise venait ouvrir la fenêtre, j’étais sûr de trouver le même pan de soleil plié à l’angle du mur extérieur, et d’une couleur immuable qui n’était plus émouvante comme une révélation de l’été, mais morne comme celle d’un émail inerte et factice. Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d’été qu’elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or.
La voiture de Mme de Villeparisis nous emmenait. Parfois comme la voiture gravissait une route montante entre des terres labourées, je voyais — rendant les champs plus réels, les prolongeant jusque dans le passé, — quelques bleuets hésitants, pareils à ceux de Combray, qui, sur le talus, suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux les distançaient, mais après quelques pas, nous en apercevions un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l’herbe son étoile bleue ; d’autres s’enhardissaient jusqu’à venir se poser au bord de la route et c’était toute une nébuleuse qui se formait avec mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.
Nous redescendions la côte ; alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu’une de ces créatures, fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs, — car chacune recèle quelque chose qui n’est pas dans une autre et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le désir qu’elle a fait naître en nous, — quelque paysanne poussant sa vache ou à demi-couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d’un landau, en face de ses parents. Certes Bloch, autant qu’un grand savant ou un fondateur de religion, m’avait ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie et du bonheur, le jour où il m’avait appris que les rêves que j’avais promenés solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une paysanne que je prendrais dans mes bras, n’étaient pas une chimère qui ne correspondait à rien d’extérieur à moi, mais que toutes les filles qu’on rencontrait, villageoises ou demoiselles, ne songeaient guère qu’à faire l’amour. Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir le faire avec elles, j’étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui ayant cru longtemps que l’organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur, et la vie plus clémente. Car un désir nous paraît plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie qui est capable de l’assouvir, à une vie où, — à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de le faire, — nous pouvons nous imaginer l’assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais devenu curieux de leur âme. Et l’univers m’avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. À peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction ; et pourtant — comme la beauté des êtres n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons que c’est celle d’une créature unique, consciente et volontaire — à peine l’individualité de la fille qui s’approchait, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait-elle, en une petite image prodigieusement réduite, embryonnaire mais complète, au fond de mon regard distrait, aussitôt — ô mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils — je sentais saillir en moi l’embryon aussi vague, aussi minuscule et aussi entier, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cœur. Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux qui m’avaient à peine vu, m’avaient déjà oublié.
Était-ce à cause du passage si rapide que je l’avais trouvée si belle ? Si j’avais pu descendre, lui parler, aurais-je été déconcerté par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n’avais pas distingué ? peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eût fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de son visage et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales ? C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que je ne pouvais quitter, malgré les mille prétextes que j’inventais. En attendant je me disais que le monde est beau qui fait ainsi croître sur les routes campagnardes ces fleurs à la fois uniques et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont des circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m’avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.
Mais peut-être, en espérant qu’un jour, plus libre, je pourrais faire sur d’autres routes de semblables rencontres, je commençais déjà à mentir à ce qu’a d’exclusivement individuel le désir de vivre auprès d’une femme qu’on a trouvé jolie, et du seul fait que j’admettais la possibilité de faire naître ce désir artificiellement, j’en avais implicitement reconnu l’illusion.
Mme de Villeparisis nous mena une fois à Carqueville où était une église couverte de lierre dont elle nous avait parlé. Bâtie sur un tertre, elle dominait le village, la rivière qui le traversait et qui gardait son petit pont du moyen âge. Ma grand’mére, pensant que je serais content d’être seul pour regarder l’église, proposa à Mme de Villeparisis d’aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu’on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d’un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j’irais les y retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fit serrer de plus près l’idée d’église ; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d’une phrase quand on les force par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d’église dont je n’avais guère besoin d’habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître d’eux-mêmes, j’étais obligé d’y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier ici que le cintre de cette touffue de lierre était celui d’une verrière ogivale, là que la saillie des feuilles était due au relief d’un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et tremblants comme une clarté ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres ; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants.
Comme je quittais l’église, je vis devant le vieux pont les filles du village qui comme c’était un dimanche se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant, — car elle répondait à peine à ce qu’elles lui disaient, — l’air plus grave et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à-demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons qu’elle venait sans doute de pêcher. Elle avait un teint bruni, des yeux doux mais un regard dédaigneux de ce qui l’entourait, un nez surtout d’une forme petite, fine et charmante. Mes regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient croire qu’elles avaient suivi mes regards. Mais ce n’est pas seulement son corps que j’aurais voulu atteindre, c’était aussi la personne qui vivait en lui, et avec laquelle il n’est qu’une sorte d’attouchement qui est de frapper son attention, qu’une sorte de pénétration, y éveiller une idée.
Et cette personne intérieure de la belle pêcheuse, semblait m’être close encore, je doutais si j’y étais entré, même après que j’eus aperçu ma propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard suivant un indice de réfraction qui m’était aussi inconnu que si je me fusse placé dans le champ visuel d’une biche. Mais de même qu’il ne m’eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de même j’aurais voulu que l’idée de moi qui était en elle, qui s’y accrocherait, n’amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et me gardât son souvenir jusqu’au jour où je pourrais la retrouver. Cependant, j’apercevais à quelques pas la place où devait m’attendre la voiture de Mme de Villeparisis. Je n’avais qu’un instant ; et déjà je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté. J’avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant d’expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour avoir plus de chance qu’elle m’écoutât, je tins un instant la pièce devant ses yeux :
— Puisque vous avez l’air d’être du pays, dis-je à la pêcheuse, est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi ! Il faudrait aller devant un pâtissier qui est, paraît-il, sur une place, mais je ne sais pas où c’est, et où une voiture m’attend. Attendez !… pour ne pas confondre vous demanderez si c’est la voiture de la marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux chevaux.
C’était cela que je voulais qu’elle sût pour prendre une grande idée de moi. Mais quand j’eus prononcé les mots « marquise » et « deux chevaux », soudain un grand apaisement se fit en moi. Je sentis qu’elle se souviendrait de moi et se dissiper avec mon effroi de ne pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère autant que fait la possession physique.
Nous revenions par une route qui traversait la forêt. L’invisibilité des innombrables oiseaux qui s’y répondaient tout à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. Enchaîné sur mon strapontin comme Prométhée sur son rocher, j’écoutais mes Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un de ces oiseaux qui passait d’une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ces chants, que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit corps sautillant, étonné et sans regard. Cette route était pareille à bien d’autres de ce genre qu’on rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une assez grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand charme, j’étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus tard au cours d’une promenade ou d’un voyage s’embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et pourraient grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon cœur. Car dès que la voiture ou l’automobile s’engagerait dans une de ces routes qui auraient l’air d’être la continuation de celle que je suivais avec Mme de Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait (toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions que j’avais eues par ces fins d’après-midi-là, en promenade près de Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s’élevait et qu’au delà du prochain village, on apercevait entre les arbres le coucher de soleil comme s’il avait été quelque localité suivante, forestière, distante et qu’on n’atteindra pas le soir même. Raccordées à celles que j’éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route semblable, s’entourant de toutes les sensations accessoires de libre respiration, de curiosité, d’indolence, d’appétit, de gaieté qui leur étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se renforceraient, prendraient la consistance d’un type particulier de plaisir, et presque d’un cadre d’existence que j’avais d’ailleurs rarement l’occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, irretrouvable, pour me faire éprouver, au milieu de ces régions où je passais, plus qu’un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d’y vivre désormais pour toujours.
Je rentrais de bonne heure à l’hôtel les soirs où j’allais avec Saint-Loup dîner au restaurant de Rivebelle. À chaque étage une lueur d’or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets. Arrivé au dernier étage, au lieu d’entrer chez moi je m’engageais plus avant dans le couloir, car à cette heure-là le valet de chambre quoiqu’il craignît les courants d’air avait ouvert la fenêtre du bout laquelle regardait le côté de la colline et de la vallée mais ne les laissait jamais voir, car ses vitres, d’un verre opaque, étaient le plus souvent fermées. Je m’arrêtais devant elle en une courte station et le temps de faire mes dévotion à la « vue » que pour une fois elle découvrait au delà de la colline à laquelle était adossé l’hôtel, et qui ne contenait qu’une maison posée à quelque distance mais à laquelle la perspective et la lumière du soir en lui conservant son volume donnait une ciselure précieuse et un écrin de velours comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d’orfèvrerie et d’émaux qui servent de reliquaires et qu’on n’expose qu’à de rares jours à la vénération des fidèles. Mais cet instant d’adoration avait déjà trop duré, car le valet de chambre qui tenait d’une main un trousseau de clefs et de l’autre me saluait en touchant sa calotte de sacristain mais sans la soulever à cause de l’air pur et frais du soir, venait refermer comme ceux d’une châsse les deux battants de la croisée et dérobait à mon adoration le monument réduit et la relique d’or. J’entrais dans ma chambre. La vue d’un vaisseau qui s’éloignait comme un voyageur de nuit me donnait cette même impression que j’avais eue en wagon, d’être affranchi des nécessités du sommeil et de la claustration dans une chambre. D’ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j’étais puisque dans une heure j’allais la quitter pour monter en voiture. Je me jetais sur mon lit. Et, comme si j’avais été sur la couchette d’un des bateaux que je voyais assez près de moi et que la nuit on s’étonnerait de voir se déplacer lentement dans l’obscurité, comme des cygnes assombris et silencieux mais qui ne dorment pas, j’étais de tous côtés entouré des images de la mer.
Mais bien souvent ce n’était en effet que des images, tant ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que j’allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant illuminé de Rivebelle, était incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. J’avais pourtant du plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper sa coque, et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée, dans le bleu vaporeux du ciel. Parfois l’océan emplissait presque toute ma fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être de la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage. Un autre jour la mer n’était peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes horizontales que les carreaux avaient l’air par une préméditation ou une spécialité de l’artiste, de présenter une « étude de nuages », cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l’horizon et diversement colorés par la lumière, semblait offrir comme la répétition, chère à certains maîtres contemporains, d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant dans l’immobilité de l’art pouvaient être tous vus ensemble dans une même pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et la mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de Whistler, la signature favorite du maître. Le rose même disparaissait, il n’y avait plus rien à voir. Je me mettais debout un instant et avant de m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus d’eux je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore, s’assombrissant, s’amincissant progressivement, mais c’est sans m’attrister et sans lui donner de regrets que je laissais ainsi mourir au haut des rideaux l’heure où d’habitude j’étais à table, car je savais que ce jour-ci n’était pas de la même sorte que les autres, plus long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques minutes ; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du restaurant de Rivebelle.
Mais autant à Balbec, dans le courant ordinaire de la vie, j’exerçais sur moi-même un contrôle minutieux et constant, subordonnant tous les plaisirs au but, que je jugeais infiniment plus important qu’eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l’œuvre que je portais peut-être en moi, en revanche dès que nous arrivions à Rivebelle, dans l’excitation du plaisir nouveau, comme s’il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins élevées à réaliser, disparaissait tout ce mécanisme précis de prudente hygiène. Tandis qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :
— Tu n’auras pas froid ? tu ferais peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud.
— Je répondais : « Non, non », et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tout cas j’avais oublié la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les Tziganes, nous nous avancions entre les rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.
Même pendant le trajet de Balbec à Rivebelle, le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la crainte de ce danger jusqu’à ma raison. Je ne faisais en somme que concentrer dans une soirée la paresse qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile quand les attend à la maison l’être dont leur mort briserait la vie, ou quand est encore liée à la fragilité de leur cerveau l’œuvre dont la prochaine mise au jour est leur seule raison d’être. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu pour me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand’mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j’adhérais tout entier à l’odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour de la valse qu’on jouait, et que j’étais collé à la sensation présente, n’ayant pas plus d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas être séparé d’elle, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac et qui n’a plus le souci de préserver la provision de ses efforts accumulés et l’espoir de sa ruche.
Un matin comme je passais devant le casino en rentrant de l’hôtel j’eus la sensation d’être regardé par quelqu’un qui n’était pas loin de moi. Je tournai la tête et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention. Par moment des regards d’une extrême activité les parcouraient en tous sens comme en ont seuls devant une personne qu’ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour une raison quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas aux autres, par exemple un fou ou un espion. Il lança sur moi une suprême œillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup que l’on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la lecture de laquelle il s’absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il tira de sa poche un calepin sur lequel il eut l’air de prendre en note le titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu’un n’arrivait pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir qu’on a assez d’attendre, mais qu’on ne fait jamais quand on attend réellement quelqu’un, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d’assez longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu’elles ont trop chaud. J’eus l’idée d’un escroc d’hôtel qui, nous ayant peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand’mère et moi, et préparant quelque mauvais coup, venait de s’apercevoir que je l’avais surpris pendant qu’il m’épiait ; pour me donner le change il cherchait peut-être seulement par sa nouvelle attitude à exprimer l’indifférence et le détachement, mais c’était avec une exagération si agressive que son but semblait au moins autant que de dissiper les soupçons que j’avais dû avoir, de venger une humiliation qu’à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l’idée non pas tant qu’il ne m’avait pas vu, que celle que j’étais un objet de trop petite importance pour attirer son attention. Il cambrait sa taille d’un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d’indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur, et tantôt pour un fou. Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand’mère venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble et je l’attendais une heure après devant l’hôtel où elle était allée chercher quelque chose, quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec Robert de Saint Loup et l’inconnu qui m’avait regardé si fixement devant le casino. Avec la rapidité d’un éclair son regard me traversa comme au moment où je l’avais aperçu et revint, comme s’il ne m’avait pas vu se ranger un peu bas devant ses yeux, émoussé, comme le regard neutre qui feint de ne rien voir au dehors et n’est capable de rien lire au dedans, le regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi les cils qu’il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confît qu’ont certains hypocrites, le regard fat qu’ont certains sots. Je vis qu’il avait changé de costume. Celui qu’il portait était encore plus sombre ; et sans doute c’est que la véritable élégance intimide moins, est moins loin de la simplicité que la fausse ; mais ce n’était pas que cela : d’un peu près on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de ces vêtements ce n’était pas parce que celui qui l’en avait bannie y était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il se l’interdisait. Et la sobriété qu’ils laissaient paraître semblait de celles qui viennent de l’obéissance à un régime, plutôt que du manque de gourmandise. Dans le tissu du pantalon un filet de vert sombre s’harmonisait à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d’un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu’une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu’on n’ose prendre.
— Comment allez-vous, je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes, me dit Mme de Villeparisis, pendant que l’inconnu, sans me regarder, grommelant un vague « charmé » qu’il fit suivre de : heue, heue, heue, pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et repliant le petit doigt, l’index et le pouce, me tendait le troisième doigt et l’annulaire que je serrai sous son gant de suède ; puis sans avoir levé les yeux sur moi, il se détourna vers Mme de Villeparisis.
— Mon Dieu, est-ce que je perds la tête, dit celle-ci, en riant, voilà que je t’appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de Charlus. Après tout l’erreur n’est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es bien un Guermantes, tout de même.
Cependant ma grand’mère sortait, nous fîmes route ensemble. L’oncle de Saint Loup ne m’honora non seulement pas d’une parole mais même d’un regard. S’il dévisageait les gens qu’il ne connaissait pas (et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui passaient), en revanche il ne regardait à aucun moment, si j’en jugeais par moi, les personnes qu’il connaissait, — comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa surveillance professionnelle.
Quand Mme de Villeparisis en rentrant de sa promenade nous fit demander à la fin de la journée de venir prendre le thé avec son neveu, je pensai que s’étant peut-être aperçue de l’impolitesse qu’il avait marquée à mon égard elle avait voulu lui donner l’occasion de la réparer. Mais quand dans le petit salon de l’appartement où elle nous reçut je voulus saluer M. de Charlus, j’eus beau tourner autour de lui qui d’une voix aiguë, narrait une histoire à Mme de Villeparisis, je ne pus pas attraper son regard ; je me décidai à lui dire bonjour et assez fort, pour l’avertir de ma présence, mais je compris qu’il l’avait remarquée, car avant même qu’aucun mot ne fût sorti de mes lèvres, au moment où je m’inclinais je vis ses deux doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu’il eût tourné les yeux ou interrompu la conversation. Il m’avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m’aperçus alors que ses yeux qui n’étaient jamais fixés sur l’interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans toutes les directions, comme ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein air qui tandis qu’ils débitent leur boniment et montrent leur marchandise illicite, scrutent, sans cependant tourner la tête, les différents points de l’horizon par où pourrait venir la police. Sans doute s’il n’y avait pas eu ces yeux, le visage de M. de Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes. Mais ce visage, auquel une légère couche de poudre donnait un peu l’aspect d’un visage de théâtre, M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l’expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n’avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n’avoir rien de rassurant, même pour celui qui, sans en être absolument maître, le portait en soi, à l’état d’équilibre instable et toujours sur le point d’éclater ; et l’expression circonspecte, incessante et inquiète de ces yeux, avec toute la fatigue qui, autour d’eux, jusqu’à un cerne descendu très bas, en résultait pour le visage, si bien composé et arrangé qu’il fût, faisait penser à quelque incognito, à quelque déguisement d’un homme puissant en danger, ou seulement d’un individu dangereux, mais tragique. J’aurais voulu deviner quel était ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m’avait déjà rendu si énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l’avais vu le matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus croire que ce fût celui d’un voleur, ni, d’après ce que j’entendais de sa conversation, que ce fût celui d’un fou. S’il était si froid avec moi, alors qu’il était extrêmement aimable avec ma grand’mère, cela ne tenait peut-être pas à une antipathie personnelle contre moi, car d’une manière générale, autant il était bienveillant pour les femmes, des défauts de qui il parlait sans jamais se départir d’une grande indulgence, autant il avait à l’égard des hommes, et particulièrement des jeunes gens, une haine d’une violence qui rappelait celle de certains misogynes pour les femmes. De deux ou trois « gigolos » qui étaient de la famille ou de l’intimité de Saint-Loup et dont celui-ci cita par hasard le nom, M. de Charlus dit avec une expression presque féroce qui tranchait sur sa froideur habituelle : « ce sont de petites canailles. » Je compris que ce qu’il reprochait surtout aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’était d’être trop efféminés. « Ce sont de vraies femmes », disait-il avec mépris. Mais quelle vie n’eût semblé efféminée auprès de celle qu’il voulait que menât un homme et qu’il ne trouvait jamais assez énergique et virile ? (Lui-même dans ses longs voyages à pied, après des heures de course, disait se jeter brûlant dans des rivières glacées.) Il n’admettait pas qu’un homme portât une bague. Et je remarquai que même autour de cet annulaire qu’il m’avait tendu il n’y en avait aucune. Mais ce parti-pris de virilité ne l’empêchait pas d’avoir des qualités de sensibilité des plus fines. À Mme de Villeparisis qui le priait de décrire pour ma grand’mère un château où avait séjourné Mme de Sévigné, ajoutant qu’elle voyait un peu de littérature dans ce désespoir d’être séparée de cette ennuyeuse Mme de Grignan :
— Rien au contraire, répondit-il, ne me semble plus vrai. C’était du reste une époque où ces sentiments-là étaient bien compris. L’habitant du Monomopata de Lafontaine courant chez son ami qui lui est apparu un peu triste pendant son sommeil, le pigeon trouvant que le plus grand des maux est l’absence de l’autre pigeon, vous semblent peut-être, ma tante, aussi exagérés que Mme de Sévigné ne pouvant pas attendre le moment où elle sera seule avec sa fille.
— Mais une fois seule avec elle, elle n’avait probablement rien à lui dire.
— Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle appelait « choses si légères qu’il n’y a que vous et moi qui les remarquions ». Et même si elle n’avait rien à lui dire, elle était du moins près d’elle. Et La Bruyère nous dit que c’est tout : « Être près des gens qu’on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal. » — Il a raison ; c’est le seul bonheur, ajouta M. de Charlus d’une voix mélancolique ; et ce bonheur-là, hélas, la vie est si mal arrangée qu’on le goûte bien rarement ; Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d’autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de ce qu’elle aimait.
— Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille qu’il s’agissait.
— Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, reprit-il d’un ton plus péremptoire et presque tranchant, c’est d’aimer. Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. De même l’amour de tel mystique pour son Dieu. Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l’amour viennent seulement de notre grande ignorance de la vie.
Dans ces réflexions sur la tristesse qu’il y a à vivre loin de ce qu’on aime M. de Charlus ne laissait pas seulement paraître une délicatesse de pensée que montrent rarement les hommes et surtout les homme de club, comme il était ; sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n’a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d’un jeune homme et d’une femme, se posait au moment où il parlait de ces sentiments si délicats sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de sœurs, de mères, de fiancées, qui répandaient leur tendresse. Mais la nichée de jeunes filles que M. de Charlus, avec son horreur de tout efféminement, aurait été si navré, d’avoir l’air d’abriter ainsi dans sa voix, ne s’y bornait pas à l’interprétation, à la modulation des morceaux de sentiment. Souvent tandis que causait M. de Charlus, on entendait leur rire aigu et frais de pensionnaires ou de coquettes ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines mouches.
Cependant ma grand’mère m’avait fait signe de monter me coucher, malgré les prières de Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait allusion devant M. de Charlus à la tristesse que j’éprouvais souvent le soir avant de m’endormir. Je fus bien étonné quand ayant entendu frapper à la porte de ma chambre et ayant demandé qui était là, j’entendis la voix de M. de Charlus qui disait d’un ton sec :
— C’est Charlus. Puis-je entrer, monsieur ? Monsieur mon neveu racontait tout à l’heure que vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir, et d’autre part que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j’en ai un dans ma malle que vous ne connaissez probablement pas, je vous l’apporte pour vous aider à passer ces moments où vous ne vous sentez pas heureux.
Je remerciai M. de Charlus avec émotion et lui dis que j’avais au contraire eu peur que ce que Saint-Loup lui avait dit de mon malaise à l’approche de la nuit, m’eût fait paraître à ses yeux plus stupide encore.
— Mais non, répondit-il d’un ton plus doux. Vous n’avez peut-être pas de mérite personnel, je n’en sais rien, si peu d’êtres en ont ! Mais pour un temps du moins vous avez la jeunesse et c’est toujours une séduction. D’ailleurs, Monsieur, la plus grande des sottises c’est de trouver ridicules ou blâmables les sentiments qu’on n’éprouve pas. J’aime la nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j’aime sentir les roses et j’ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre. Croyez-vous que je pense pour cela qu’il vaut moins que moi. Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas cruelles, je sais ce qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand’mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c’est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela.
Il marchait de long en large dans la chambre, regardant un objet, en soulevant un autre. J’avais l’impression qu’il avait quelque chose à m’annoncer et ne trouvait pas en quels termes le faire. Quelques minutes se passèrent ainsi, puis, de sa voix redevenue cinglante, il me jeta : « bonsoir monsieur » et partit. Après tous les sentiments élevés que je lui avais entendu exprimer, le lendemain matin, qui était le jour de son départ, sur la plage, au moment où j’allais prendre mon bain, comme M. de Charlus s’était approché de moi pour m’avertir que ma grand’mère m’attendait aussitôt que je serais sorti de l’eau, je fus bien étonné de l’entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :
— Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille ?
— Comment, monsieur, je l’adore !…
— Monsieur, me dit-il en s’éloignant d’un pas, et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses, la première c’est de vous abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ; la seconde c’est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution il y a un instant, vous vous seriez évité d’avoir l’air de parler à tort et à travers comme un sourd et d’ajouter par là un second ridicule à celui d’avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Vous me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt hier soir des séductions de la jeunesse, je vous aurais rendu meilleur service en vous signalant son étourderie, ses inconséquences et son incompréhension. J’espère, monsieur, que cette petite douche ne vous sera pas moins salutaire que votre bain. Mais ne restez pas ainsi immobile car vous pourriez prendre froid. Bonsoir, monsieur.
(À suivre.)Marcel Proust.
- ↑ Ces fragments sont extraits du deuxième volume de À la recherche du temps perdu, intitulé Le côté de Guermantes, qui doit paraître prochainement chez l’éditeur Bernard Grasset.