La lutte contre le changement climatique dépend de notre capacité collective à réduire de manière significative nos émissions de gaz à effet de serre (GES). Un prérequis pour intensifier cette transition vers un monde bas carbone est de pouvoir mesurer et quantifier les émissions d’un certain nombre d’acteurs et en particulier des entreprises.
Cependant, seule une petite minorité d’entreprises cotées rendent publiques leurs émissions. Afin de pallier ce manque de transparence, de nombreux pays réfléchissent à mettre en place une obligation pour les entreprises à fournir des informations sur leurs émissions de gaz à effet de serre.
La France fait figure de pionnière sur le sujet en ayant adopté dès 2010 la loi Grenelle II, qui oblige, depuis 2012, les entreprises de plus de 500 salariés à réaliser des bilans d’émissions de gaz à effet de serre (bilans GES). Dans ces bilans GES, les entreprises doivent inclure leurs émissions directes (Scope 1 – typiquement les émissions associées à des sources fixes de combustion), leurs émissions indirectes liées à l’énergie (Scope 2 – typiquement la consommation d’électricité), et les émissions indirectes qui échappent à leur contrôle (Scope 3 – typiquement les émissions résultant de l’achat de produits et services, du transport de marchandises en amont, ou de l’usage des produits/services vendus par les utilisateurs finaux). Les bilans GES sont rendus publics et disponibles sur le site de l’ADEME.
Une exception française ?
Alors que Singapour et la Californie, parmi d’autres, ont récemment demandé aux entreprises cotées et non cotées de rendre publiques leurs émissions à l’horizon 2027, que savons-nous de la réussite et des effets de l’obligation de transparence à laquelle sont soumises les entreprises françaises depuis une dizaine d’années ?
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Dans un article de recherche, nous avons étudié la réaction des entreprises françaises non cotées à la mise en place de cette obligation de publication de leur bilan GES.
L’obligation de transparence concerne les entreprises cotées et non cotées. Cependant, les entreprises cotées sont déjà soumises à des pressions qui les poussent à reporter volontairement leurs émissions, par exemple la demande des investisseurs institutionnels, le Say on Climate, ou encore la directive européenne sur le reporting non financier (NFRD). L’obligation de publication d’un bilan GES et les effets attendus sont donc davantage susceptibles de concerner les entreprises non cotées.
Notre travail a trois objectifs : 1) évaluer la mise en conformité des entreprises avec la demande de transparence du régulateur, 2) examiner la qualité des informations fournies par les entreprises, 3) étudier si les objectifs annoncés de réduction des émissions et les plans de transition associés produisent des effets. Pour cela, nous avons collecté 1546 bilans GES soumis sur la période 2014-2021 par 1137 entreprises françaises non cotées pour lesquelles nous disposons de données comptables.
Une réglementation pas vraiment respectée
Les résultats sont les suivants. 53 % seulement des entreprises non cotées éligibles publient (au moins) un bilan GES sur la période, témoignant d’un faible niveau de conformité. Ce phénomène peut s’expliquer par la faible amende encourue en cas de non-respect de l’obligation de publier un bilan GES (1500 € initialement et 10 000 € depuis 2019) qui est probablement inférieure au coût de la production des informations nécessaires à la réalisation d’un bilan GES, ainsi que par le manque de contrôle et de sanctions de la part du régulateur. Par ailleurs, parmi les entreprises qui publient un bilan GES, très peu le mettent à jour dans les quatre ans qui suivent.
Nous observons également des différences marquées en fonction de la taille, de l’âge et du secteur des entreprises. Les entreprises les plus grandes et les plus anciennes sont plus susceptibles de publier un bilan GES, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’elles font face à une plus grande pression des parties prenantes et ont davantage de moyens pour produire un bilan GES. Les entreprises appartenant à des industries fortement émettrices (ex. transport aérien, culture et production animale, cokéfaction et raffinage, fabrication de plastique, métallurgie, industrie automobile, métallurgie, production et distribution de gaz) sont, au contraire, moins susceptibles de publier un bilan GES. Ce résultat peut être dû à une réticence à rendre compte de leur contribution au changement climatique mais également à un refus de s’engager sur des objectifs chiffrés de réduction de leurs émissions.
Nous nous sommes ensuite penchés sur le contenu des bilans GES. Alors que tous les bilans comprennent les émissions Scope 1 & 2, seulement 47 % d’entre eux comprennent les émissions Scope 3. Il est à noter que ce pourcentage a augmenté au cours des dernières années. Les grandes entreprises sont davantage susceptibles de fournir leurs émissions Scope 3, ce qui est cohérent avec l’accès à plus de ressources et de meilleurs systèmes d’information.
Les principes de réalisation du bilan GES prévoient que les entreprises fournissent des informations sur les sources et les documents utilisés pour quantifier leurs émissions, sur le périmètre organisationnel considéré (c’est-à-dire les entités détenues ou contrôlées par l’entreprise qui sont prises en compte dans le calcul) et sur les éventuelles incertitudes dans leurs calculs. Cependant, à peine 50 % des bilans fournissent ces informations pour les émissions Scope 1 & 2 et encore moins pour les émissions Scope 3.
En plus des émissions actuelles, le bilan GES doit également contenir un objectif de réduction des émissions et un plan de transition. 96 % des bilans contiennent un objectif de réduction pour les émissions Scope 1 & 2 et fournissent un plan de transition pour y parvenir. Ce chiffre est seulement de 46 % pour les émissions Scope 3. Une analyse plus minutieuse des plans de transition révèle que seulement 9 % d’entre eux mentionnent une méthodologie scientifique (ex. SBTi) et à peine 2 % mentionnent un audit externe.
Un manque de projection dans l’avenir
Seuls 17 % des plans de transition mentionnent un horizon temporel. De plus, la plupart des entreprises ne fournissent aucune quantification de la réduction des émissions liées aux différentes actions présentées dans leurs plans de transition. Plus spécifiquement, 75 % des plans liés aux émissions Scope 1 n’ont pas de mesures quantitatives et ce pourcentage est encore plus élevé pour les plans de transition liés aux émissions Scope 2 (79 %) et Scope 3 (90 %). Ainsi, même si pratiquement tous les bilans comprennent un objectif de réduction des émissions, la faible qualité de l’information fournie dans les plans de transition soulève des doutes sur la crédibilité des objectifs.
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Finalement, pour un petit échantillon d’entreprises publiant au moins deux bilans GES au cours de la période étudiée, nous nous sommes intéressés aux effets des objectifs de réduction et des plans de transition. Les résultats indiquent que la qualité informationnelle des plans de transition et les objectifs annoncés de réduction ont un pouvoir prédictif sur la baisse des émissions réalisées entre les deux bilans.
L’approche du régulateur consiste à encourager la transparence pour influencer le comportement des entreprises. L’idée est, en amont, de pousser les entreprises à développer un savoir-faire dans le calcul et la gestion de leurs émissions, puis, en aval, de les inciter à réduire leurs émissions en rendant l’information publique et en les faisant formuler des objectifs de réduction d’émissions.
Notre recherche montre les limites de cette approche à laquelle il est peu coûteux de déroger ou à laquelle une entreprise peut se soumettre mais de manière incomplète et non qualitative. Les nombreux choix discrétionnaires offerts aux entreprises dans la production de leur bilan GES affectent la comparabilité des informations fournies, réduisant ainsi considérablement leur utilité auprès des parties prenantes externes.
Cet exercice nous conduit à formuler les recommandations suivantes au régulateur :
Tout d’abord, il faut rendre la publication du bilan GES réellement obligatoire en mettant en place des contrôles et des sanctions en cas de non-respect des obligations de publication. L’augmentation récente de l’amende en cas de non-respect à 50 000 euros va dans le bon sens.
Le législateur devrait être davantage prescriptif dans le choix de la méthodologie scientifique à adopter et dans la qualité ainsi que dans l’exhaustivité des informations à transmettre (ex. plans de transition plus précis et quantitatifs, couverture des émissions Scope 3).
Il serait nécessaire aussi d’encourager les entreprises à communiquer à leurs parties prenantes et sur leur site Internet leurs bilans GES en plus de le déposer sur le site de l’ADEME (ou à communiquer sur l’absence de volonté de publier un bilan GES le cas échéant), afin d’augmenter leur visibilité et de maximiser les effets bénéfiques attendus d’une plus grande transparence sur leurs émissions.