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illustration ancienne d'un numéro de trapèzes volants
Vaut-il mieux faire confiance à son partenaire ou aux règles et procédures ? PIcryl, CC BY

Managers… et si vous faisiez confiance à la confiance

C’est un paradoxe qui n’est pas toujours bien connu des managers et des dirigeants d’entreprises. En voulant bien faire, il arrive que l’on accentue le problème sur lequel on souhaitait agir. Tel est le cas des managers qui veulent lutter contre les comportements de passager clandestin, appelés en anglais free riding. Le terme de free riders désigne les personnes qui profitent du résultat d’un groupe auquel ils appartiennent sans vraiment contribuer à la production collective. En se donnant comme priorité la lutte contre ces comportements, les encadrants pourraient paradoxalement accroître le phénomène. Nos travaux ont montré comment, dans certains cas, la recherche du bien commun peut être un bien meilleur rempart contre le free riding, tout en améliorant la prise en compte des vulnérabilités des personnes.

Les passagers clandestins bénéficient des ressources communes de l’entreprise sans contribuer proportionnellement à leur production. Ils vont par exemple bénéficier des avantages procurés par un travail collectif (projet innovant, négociation sociale, élaboration d’un outil de communication) ou s’en voir attribuer les mérites, sans avoir suffisamment contribué à celui-ci. De façon plus générale, ils profitent des bienfaits de la coopération sans participer à celle-ci.

Le free riding est particulièrement redouté dans les organisations de grande taille caractérisées par la séparation étanche des tâches entre les services ou les personnes. Possédant aussi une culture de la compétition, les grandes entreprises sont aussi celles dans lesquelles certains membres peuvent suspecter d’autres membres de se livrer à des activités fictives ou inutiles. Pour ces raisons, les managers jugent important de détecter les personnes qui ne jouent pas vraiment le jeu du groupe. Ils mobilisent alors du temps et des ressources, sans obtenir toujours des résultats probants.

Les managers opérant au sein de ces organisations risquent de surestimer la fréquence des comportements de free riding. Considérant a priori que leurs collaborateurs sont centrés sur leurs propres intérêts, ils peuvent interpréter les comportements inattendus comme de l’opportunisme. Par exemple, ils verront le refus d’exercer certaines responsabilités comme un manque d’implication alors que ce refus peut être lié à des raisons personnelles ou éthiques.

À tous les coups, on perd

De même, considérant que leurs collaborateurs ne sont réceptifs qu’aux mesures de récompense et de sanction, ils vont démultiplier les normes de comparaison, les critères d’évaluation, les dispositifs de récompense et les processus de contrôle. Comme Brian Carney, directeur des pages « débat » du Wall Street Journal et Isaac Getz, professeur à l’ESCP et théoricien de l’entreprise libérée, l’avaient évoqué dans Liberté et Cie, ce « management pour les 3 pour cent », qui consiste à développer des règles et des processus afin d’encadrer les abus commis par un nombre extrêmement restreint d’individus, risque de créer auprès de la quasi-totalité des employés un sentiment généralisé de défiance et de démotivation. Du vrai perdant-perdant, puisque non seulement l’objectif affiché n’est pas atteint, mais les mesures mises en place pour y arriver ont un effet négatif.


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Pourtant, il existe une autre manière de considérer ce problème, en s’inscrivant dans la perspective du bien commun. Cette approche s’enracine dans la philosophie aristotélico-thomiste et dans la pensée chrétienne. Elle offre une autre vision de l’être humain en accordant une importance particulière à la façon dont celui-ci a besoin de se sentir l’objet de confiance au sein d’une communauté qui privilégie les biens internes (en particulier les vertus) aux biens externes (profit, pouvoir et statut). Dans cette perspective, et sous certaines conditions, les managers peuvent exprimer une confiance inconditionnelle à leurs collaborateurs et être attentifs à leurs vulnérabilités. Nous montrons à l’aide de deux exemples comment cette posture aide à sortir de la crainte obsessionnelle des comportements de passager clandestin.

Confiance généralisée

Plutôt que d’être subordonnée à la certitude d’une réponse, la confiance inconditionnelle est donnée indépendamment de toute preuve de fiabilité du receveur. Ainsi, dans une boulangerie coréenne soucieuse d’aider les plus vulnérables sur leur territoire (notamment en fabriquant plus de pains que ce qui peut être vendu afin d’en donner à ceux dans le besoin), les entrepreneurs et managers expriment leur confiance en donnant à leurs employés la possibilité de suivre en parallèle des formations complémentaires diplômantes dans les secteurs de la boulangerie et de la pâtisserie :

« Il y a un tas de gens qui ont été diplômés grâce à l’entreprise » (pâtissier)

La confiance exprimée par les managers vise moins à obtenir un résultat particulier dont ils pourraient se prévaloir qu’à créer une confiance généralisée dont d’autres personnes encore peuvent bénéficier :

« Nous apprenons de la culture de l’amour et de la confiance. Nous apprenons à regarder les autres et la société différemment. Ensemble avec les collègues on regarde ce qu’on pourrait donner. La femme de l’un d’entre nous travaillait dans un centre pour enfants handicapés. Nous avons commencé à travailler avec elle. Maintenant nous sommes 30 collègues à travailler avec elle » (caissière).

Cette solidarité, même au-delà des frontières de l’organisation, répond à la mission de l’organisation qui est tournée vers les besoins sociaux de la communauté locale. En tant que telle, elle n’est pas perçue par les managers comme un désengagement mais au contraire, comme le révèlent également nos travaux, comme une participation intense à la culture de la confiance et du don. Cet état d’esprit partagé contribue au bien supérieur poursuivi par ces entrepreneurs et managers, et par l’ensemble de leurs collaborateurs.

Prendre soin des plus vulnérables

Les comportements inattendus, plutôt que d’être considérés comme du free riding, peuvent être perçus comme l’expression d’une vulnérabilité à prendre en compte. Ainsi, dans une entreprise de nettoyage paraguayenne dont l’objectif est d’embaucher des femmes non qualifiées vivant dans les bidonvilles afin notamment de leur apporter une protection sociale, les situations personnelles des agents d’entretien sont prises en compte afin de comprendre les comportements intempestifs de retrait ou d’absence. Un agent d’entretien devenu manager reconnaît qu’elle n’était pas fiable au début de sa carrière :

« J’étais une personne avec de nombreux problèmes. Quand j’avais des problèmes, je ne venais pas et ils me demandaient pourquoi avec patience. J’ai fini par leur dire… vous savez… la violence… la violence contre les femmes… ils m’ont envoyé des personnes pour m’aider et grâce à eux, je m’en suis sortie » (manager).

Les managers ont conscience que l’attention portée à la vulnérabilité personnelle

ou professionnelle des employés peut être le meilleur moyen d’empêcher des comportements de retrait et d’absence qui pourraient être interprétés comme du free riding :

« Si nous réalisons qu’une personne veut travailler, est intéressée par le travail, a du potentiel, mais a un problème pour une quelconque raison… nous essayons de trouver un moyen de l’aider afin qu’elle puisse régler son problème » (directeur des opérations).

Non seulement cette perspective managériale fondée sur la solidarité, la confiance et le don promeut le droit à l’erreur. En outre, elle prône un usage des sanctions en dernier recours et à des fins pédagogiques :

« Quand vous avez fait une erreur, les supérieurs ne vont pas s’énerver ; ils vous parleront en privé, expliqueront les conséquences et écouteront ce que vous avez à dire » (agent d’entretien).

Dans ces deux organisations solidaires comprenant près de 900 salariés, il est plutôt aisé de pratiquer la confiance comme une réponse à la vulnérabilité et d’enclencher une dynamique vertueuse favorable à l’engagement. Il se peut en effet que ces organisations attirent et recrutent des personnes particulièrement capables de se décentrer d’elles-mêmes et de s’engager dans l’activité. Il se peut également que le contexte culturel dans lequel ont été menées ces investigations favorise cette approche, dans la mesure où la culture de ces pays est marquée par le collectivisme.

Dans les autres organisations, il serait dommageable de se précipiter sur une démultiplication des dispositifs de contrôle et de sanction comme uniques réponses possibles au risque de free riding. Nous défendons l’idée que même dans ces organisations de plus grande taille, et même dans un environnement particulièrement marqué par l’individualisme et la compétition, il est possible d’encourager une culture de la confiance et de la gratitude et un présupposé positif à l’égard des comportements inattendus. Il s’agit pour ces organisations de mettre en place des dispositifs de recrutement qui privilégient la motivation à la qualification. Il s’agit aussi pour les encadrants d’accepter de prendre le risque de la confiance et de témoigner d’une vulnérabilité contagieuse qui délie la parole autour des difficultés rencontrées, des pratiques de travail, des projets spontanés et des changements nécessaires.

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