Le Traité de Brétigny/01
L’époque à laquelle se rattache le traité de Brétigny est une des plus tristes de notre histoire. Elle rappelle à nos souvenirs une accumulation inouïe de calamités publiques : la France divisée entre plusieurs prétendans à la couronne et le royaume de saint Louis menacé de devenir une province anglaise, sous le sceptre des Plantagenets, comme l’Angleterre avait été jadis une sorte de province française après la conquête des Normands, — la guerre de cent ans et les sanglans épisodes qu’elle enfanta, — les journées funestes de Crécy, de Poitiers, — la captivité du roi Jean et de la fleur de la chevalerie française, — la guerre sociale mêlée à la guerre civile, — enfin un traité humiliant que fit accepter la crainte de plus grands malheurs encore, bien qu’il entraînât l’abaissement du pays, qu’il en mutilât le territoire, et qu’il lui imposât des charges accablantes. L’imagination des peuples fut comme affolée au spectacle de tels événemens, et la capitale ne résista point au vertige des esprits ; l’équilibre social en France parut ébranlé, et l’ordre salutaire de la civilisation fut un moment renversé. Tel est le sombre aspect de nos misères au xive siècle. La société française, y eût péri, si un jeune roi, justement appelé le Sage, n’eût à grand’peine obtenu le calme après l’orage, refoulé l’invasion étrangère, et remis à flot le vaisseau de l’état si cruellement éprouvé par la tempête.
L’étude historique à laquelle nous allons spécialement nous livrer doit donc nous montrer le roi Jean, l’héroïque vaincu de Poitiers, aux prises avec une guerre dynastique contre l’Angleterre et avec la rivalité hostile d’un méchant prince de sa race, — la France essuyant des défaites incroyables par l’indiscipline de sa chevalerie, tout en sauvant l’honneur, dans la personne de son roi, et perdant des batailles qui précipitaient en quelques heures dans l’abîme un pays épuisé, mais fécond encore en ressources : abîme d’où fut inhabile à le tirer le gouvernement tumultueux d’une assemblée politique, appelée par les institutions nouvelles, nées de la transformation de la monarchie féodale, à prendre en mains le pouvoir effectif et vacant en ce moment suprême. Nous y verrons à regret les divers membres des états-généraux du royaume, réunis autour d’un prince de vingt ans, et surtout la bourgeoisie des villes, récemment émancipée, tous également dépourvus d’expérience des affaires et de cet esprit politique dont l’Angleterre donnait déjà l’exemple remarquable à l’Europe, augmenter le désordre au lieu de pourvoir à le réparer. Paris et sa population mutinée nous donneront un affligeant spectacle, hélas ! renouvelé de nos jours, en complétant les malheurs publics par une coupable agitation, bientôt changée en criminelle révolte. Le prévôt des marchands, le fameux Étienne Marcel, nous apparaîtra, interprète imprudent d’abord d’un mécontentement motivé, mais intempestif, puis instrument aveugle et complice déclaré de la rébellion, achevant la ruine du pays désolé, laissant la place à la hideuse jacquerie, et finissant sa carrière, à tout prendre fatale, par être pris en flagrant délit de livrer une porte de Paris aux Anglais, crime où l’ont conduit sa faiblesse, son orgueil et son incapacité tracassière.
Mais après les tristes négociations de Brétigny, inévitable conséquence de tant de fautes, notre douleur sera soulagée à la vue de l’œuvre réparatrice accomplie en peu d’années, par Charles V, au moyen d’une habile et prudente administration soutenue par la vaillante épée de Duguesclin. Le programme que nous venons de tracer indique la division naturelle de cette étude en deux parties. Dans la première, nous rechercherons les fautes qui ont réduit la France à subir le traité de Brétigny, en faisant à chacun sa part véritable et rigoureuse de responsabilité. Nous examinerons dans la seconde partie comment la France s’est relevée de cette infortune et de cet abaissement. Tel est le but de cette exploration du passé, qui ne laissera pas que d’offrir peut-être quelque enseignement pour l’intelligence du présent, et quelque espérance pour l’amélioration de l’avenir, indépendamment de quelques résultats nouveaux auxquels nous a conduit l’examen impartial et approfondi des sources de l’histoire à cette époque. == I. ==
Le traité de Brétigny, dont nous lirons plus tard les stipulations de détail, a livré en 1360 la moitié de la France de Philippe-Auguste à l’Angleterre. Un concert de malédictions semble s’être accordé en notre siècle pour accuser le roi Jean de cette lamentable infortune. Il en est certes responsable pour sa part ; mais, si l’on veut bien y regarder, cette part est moindre, en juste compte, que ne le voudrait la commune voix d’une opinion trop sévère à son égard, et qui ne fut point celle des contemporains. Poitiers tout seul n’a pas conduit à Brétigny, et à Poitiers même l’héroïsme légendaire du roi Jean et de son jeune fils a mérité l’admiration et l’estime de l’Europe contemporaine. Comment s’est formé ce faisceau d’accusations contre un prince que le sentiment seul de l’honneur français aurait dû garantir contre l’injustice et l’exagération ? Le grand coupable de cette fausse direction des idées reçues aujourd’hui à ce sujet, c’est M. de Sismondi, trop facilement cru sur parole par les historiens qui l’ont suivi, même par les plus justement accrédités. On s’est passé de main en main un jugement tout fait qui paraissait établi sur d’irrécusables documens, et que la réputation de M. de Sismondi confirmait de son autorité ; mais ce jugement est à réviser, l’histoire du règne du roi Jean est à refaire, et nous en appelons au juge suprême, l’opinion mieux informée, à qui nous soumettrons les pièces principales du procès. M. de Sismondi, homme laborieux, instruit et honnête, mais d’un esprit étroit, avait les qualités et les défauts de la société de M. Necker, où il avait été nourri. Une correspondance récemment publiée a fait connaître cet écrivain, qui a joué un rôle dans le grand monde de son temps, grâce au patronage de Mme de Staël. M. de Sismondi avait appris l’histoire du xive siècle dans Rapin-Thoyras, protestant réfugié en Angleterre, qui avait mis au service des ennemis de son pays une plume lourde, mais savante, laquelle s’exerça constamment à présenter à l’Europe une France haïssable, gouvernée par une maison souveraine qui ne méritait pas moins d’aversion, et qui s’était, hélas ! attiré par l’imprudence de son grand roi la haine que lui portaient les protestans persécutés. Les démêlés anciens de la maison de Plantagenet avec la maison de France furent perfidement exploités par Rapin-Thoyras pour se rendre agréable à Guillaume d’Orange, l’ennemi intime de Louis XIV, qui le lui rendait bien. Il n’a pas fallu moins de trente ans de patiens et profonds travaux d’un érudit comme Secousse, demeuré malheureusement inconnu aux gens du monde, pour démolir l’œuvre de calomnie historique construite par Rapin-Thoyras sur la question seulement des causes de la guerre de cent ans. C’est pourtant dans cette histoire d’Angleterre, si estimée à Genève, que plusieurs générations de Français ont puisé leurs impressions sur l’histoire de France. C’est là que M. de Sismondi avait formé son jugement sur la France elle-même, et ce jugement chez lui, comme chez les autres réformés de son école et de son temps, était devenu, par respect pour la source où il était pris, une sorte de jugement religieux.
Mme de Staël, ce grand esprit qui a exercé tant d’influence sur son temps, et dont Napoléon commit la faute de méconnaître la puissance, Mme de Staël, dont la passion exaltée nous avait fait une Allemagne dont notre jeunesse a été si facilement éprise, et dont le jugement plus expert de la génération actuelle devra faire justice, commit M. de Sismondi pour mieux apprendre aux Français leur propre histoire, où elle avait elle-même un intérêt, mais dont elle aurait dû attendre plus de vingt volumes péniblement élaborés pour saisir et applaudir le bon moment. L’histoire de France, travaillée au dernier siècle par tant d’esprits systématiques, dont les maîtres de notre temps, les Aug. Thierry, les Mignet, ont eu tant de peine à démêler les rêveries, dut subir l’épreuve d’un système de plus, né dans le cerveau d’un érudit dominé par des préjugés d’un autre genre, sincèrement antipathique à la France, et frotté en outre d’économie politique. Aussi l’esprit français accueillit-il avec froideur l’œuvre de M. de Sismondi, malgré ses mérites incontestables et la protection que lui donnait la grande école libérale émanée de Mme de Staël. Notre littérature historique s’est ainsi enrichie d’une œuvre qu’on ne saurait, à tout prendre, dédaigner, mais réchauffée de Rapin-Thoyras, illuminée par des éclairs de la science sociale moderne, et où nous trouvons une histoire du roi Jean dont l’objectif, comme on dit aujourd’hui, semble avoir été de dégrader la noble figure française du prisonnier de Poitiers, dont les rédacteurs de l’histoire de France, écrite autrefois pour l’école militaire, avaient fait à leur tour une figure des romans de chevalerie. On dirait que M. de Sismondi a pris plaisir à perdre le roi Jean de réputation, jusqu’au point de lui attribuer discrètement des infamies auxquelles nul avant lui n’avait songé, et il a été même dépassé dans cette voie par des historiens d’une autre école, fort estimables d’ailleurs, qui l’ont pris pour guide, et qui, trouvant un roi chevalier déchu de sa renommée, n’ont eu aucun goût pour la lui rendre. Voilà comment, à certains yeux, le roi Jean n’est plus qu’un coupable extravagant, un soldat grossier, un faux monnayeur et quelque chose de pire, comptable devant la postérité de tous les malheurs de la France. L’histoire du xive siècle est à reprendre à l’étude, d’après les sources nouvelles qu’une érudition plus impartiale met chaque jour à notre disposition, et à l’aide de celles que nos archives recèlent encore en grand nombre. Nous en avons un exemple remarquable dans l’histoire du château de Saint-Sauveur de M. Léopold Delisle.
Les fautes commises dans la direction politique des états sont quelquefois irréparables. C’est à l’imprévoyance des premiers Capétiens que remontent les calamités de la France au xive siècle. Les défaillances de la dynastie carlovingienne en face de l’invasion normande avaient été pour beaucoup dans la chute de la seconde race et dans l’élévation de la troisième, dont les aïeux avaient défendu vaillamment le sol français contre les hommes du nord ; mais après l’établissement régulier de ces derniers en Normandie, les héritiers de Hugues Capet commirent vis-à-vis des Normands des fautes de conduite qui mirent à son tour la royauté nouvelle en un grave péril. Les ducs de Normandie, devenus rois d’Angleterre depuis la conquête si hardie de Guillaume le Bâtard, en 1066, moins de cent ans après l’élévation du duc de France (987) à la couronne, donnèrent aux arrière-petits-fils de Hugues des feudataires illustres qui rehaussaient la gloire du suzerain, mais qui, vassaux par trop redoutables, devaient rompre par leur puissance le juste équilibre de la hiérarchie féodale. C’est ce que parurent ne pas comprendre les rois de France Philippe Ier et Louis le Gros, en favorisant l’un des fils de Guillaume, Henri Ier, déjà devenu roi d’Angleterre par le partage des domaines paternels, dans l’acquisition irrégulière du duché de Normandie, au détriment de Robert, son frère aîné, à qui cette province devait appartenir, conformément au testament du célèbre conquérant, leur père. Le service de fief et l’hommage que prêtait, comme duc de Normandie, un roi d’Angleterre au roi de France[1] étaient une bien faible compensation de ce danger pour la vanité française, et l’expérience le prouva immédiatement[2], mais trop tard, à la monarchie parisienne. Malheureusement cette première faute fut suivie d’une faute plus lourde du fils de Louis le Gros, Louis le Jeune, qui mit le comble aux imprévoyances capétiennes par la répudiation irréfléchie (1152) d’Éléonore de Guienne, la riche héritière des grands comtes d’Aquitaine et de Poitou, laquelle se remaria deux mois après avec Henri Plantagenet, déjà comte d’Anjou, de Touraine, du Maine, et duc de Normandie, possédant ainsi comme vassal la moitié du royaume, élevé deux ans plus tard sur le trône d’Angleterre, et qui, devenu le plus puissant prince de son temps, ouvrit l’ère néfaste des luttes séculaires de l’Angleterre et de la France.
L’habileté de Philippe-Auguste fut inefficace pour remédier à ces erreurs de son aïeul et de son père. Vainement il saisit avec une merveilleuse promptitude l’occasion que le fils insensé de Henri II, par un forfait abominable, lui fournit (1202) d’exercer envers un feudataire criminel la justice profitable d’un suzerain qui impose le respect, en citant le coupable duc de Normandie devant la cour des pairs pour y rendre compte du meurtre dont il avait souillé sa main, et en confisquant, selon les lois de la féodalité, toutes les seigneuries que Jean possédait sous la mouvance de la couronne française : Philippe-Auguste remit ainsi sous la puissance royale, appuyée d’une forte armée, la Normandie, l’Anjou, le Maine, la Touraine et une bonne partie du Poitou, et réduisit la maison de Plantagenet à la portion du territoire qu’elle tenait de l’héritage d’Éléonore, et dont un autre des fils de celle-ci, Richard Cœur-de-Lion, légataire de sa mère, faisait hommage à Philippe-Auguste. Le coup avait été rapide et habilement porté par le roi de France, constructeur hardi de la monarchie féodale et de l’unité territoriale du royaume ; mais le mal était trop profond pour que le remède opérât radicalement. La Normandie demeurait acquise à la France ; mais la puissante et habile maison angevine n’en usa pas moins tous les efforts des héritiers de Philippe-Auguste : ses alliances multipliées avec nos races féodales, les qualités supérieures de quelques-uns de ses princes, et les ressources immenses que l’Angleterre mit à sa disposition ont retenu jusqu’au XVe siècle la moitié de nos provinces sous l’influence et la loi des Plantagenets, et menacé la France d’être réduite à l’état d’annexe de la monarchie britannique[3]. À la première race des Valois était échu le malheureux sort de subir ces périls, qui n’étaient pas complètement son ouvrage, mais dont elle a eu le mérite de triompher par la persistance et la bonne conduite de plusieurs de ses rois.
La maison de Plantagenet sentit bien, après le coup d’état de Philippe-Auguste, qu’il n’y avait plus rien à espérer de la maison de France ravisée, à propos de la Normandie et de l’Anjou. Henri III fut obligé par saint Louis, continuateur de la saine politique de son aïeul, de souscrire au traité de 1259, par lequel le monarque anglais renonçait à toute revendication des duchés et comtés confisqués sur Jean sans Terre. Le fils d’Henri III, Édouard Ier, parut résigné à la perte définitive de ces divers états, et dans la convention de 1286 entre lui et Philippe le Bel il n’est plus question que de la Guienne, au sujet de laquelle le roi d’Angleterre ne refusait pas le serment de fidélité. Des dissensions peu sérieuses s’élevèrent dans les années qui suivirent, principalement à l’occasion du refus d’hommage pour le comté de Ponthieu, passé par mariage en la possession de la maison d’Angleterre. Ces querelles finirent par la soumission des Anglais à la règle féodale et à la juridiction du parlement de Paris ; mais, au jour de l’avènement du père du roi Jean, de Philippe de Valois (1328), la lutte entre les deux maisons de France et d’Angleterre prit inopinément le caractère légal d’une contestation dynastique et d’une prétention à la couronne, prétention où le parti de l’étranger trouva des appuis, même parmi les princes du sang de France.
Charles le Bel, en mourant, ne laissa que des filles, tout comme ses deux frères et prédécesseurs, Louis X et Philippe V, au décès desquels la question de l’appel des filles à la couronne s’était déjà présentée, et avait été décidée par la cour des pairs à l’avantage des collatéraux mâles, par application de l’ancien usage salique ; mais après Charles le Bel il fallait chercher l’héritier légitime parmi les descendans mâles de prédécesseurs plus éloignés. Le premier en degré parmi eux était Philippe de Valois, petit-fils de Philippe le Hardi, et cousin germain du roi dernier mort. Ce fut lui que la cour des pairs reconnut comme roi, après que la reine épouse du roi défunt eut accouché d’une fille posthume, qui épousa plus tard un fils de Philippe de Valois, le duc d’Orléans. C’est en concurrence de Philippe de Valois que se présenta Édouard III d’Angleterre. Il était, par sa mère Isabelle, petit-fils du roi Philippe le Bel, et rapproché d’un degré sur Philippe de Valois du roi Charles le Bel, qui était frère d’Isabelle. Quoiqu’il eût été déjà décidé que les femmes étaient exclues de la couronne de France par une coutume reconnue comme loi fondamentale, on persuada au roi Édouard de soutenir que, bien que le sexe de sa mère eût dû l’exclure, si elle avait réclamé personnellement la couronne, l’usage salique ne pouvait être appliqué dès que c’était un enfant mâle de la femme appelée à son degré qui prétendait à la succession. Philippe de Valois repoussait cette prétention en alléguant que la mère ne pouvait transmettre un droit dont elle était exclue elle-même. La cause étant portée de nouveau devant la cour des pairs, on y fut unanime à repousser la prétention d’Édouard, et en effet le système anglais n’était soutenable ni en droit, ni en fait. Édouard était obligé d’avouer que les femmes étaient exclues de la couronne de France ; autrement Jeanne, épouse de Philippe d’Évreux, roi de Navarre, devait être appelée au trône comme fille de Louis X le Hutin. Edouard était forcé d’affirmer en outre que les enfans mâles de ces femmes n’étaient pas exclus, autrement il n’aurait eu aucun droit lui-même ; mais il était conduit à soutenir en même temps que, pour faire valoir leur droit, les descendans mâles des femmes auraient dû être nés du vivant de leur grand-père, le roi dernier mort : sans cela, les petits-fils par les femmes de Philippe V et de Charles IV auraient produit un droit et un titre préférables à celui d’Edouard. Un tribunal comme la cour des pairs ne pouvait s’arrêter à ces subtiles distinctions en présence du droit public déclaré constant et d’une raison politique dont l’objet était d’exclure une race étrangère et de perpétuer la succession à la couronne dans la descendance mâle d’une race française. Philippe de Valois fut donc reconnu roi, et son compétiteur Edouard fut sommé de lui faire hommage comme duc de Guienne.
Edouard tardant à prêter l’hommage réclamé, Philippe de Valois mit hardiment la main sur quelques forteresses ducales de la Guienne, et, lorsqu’après bien des tergiversations Edouard consentit à faire acte de vassalité, il le fit en termes qui ne satisfirent point le roi de France. Philippe de Valois exigea une prestation plus nette et plus explicite, et après discussion et pourparlers il fut convenu ce qui suit, d’après un acte relaté dans Rymer[4] : « Le roy d’Engleterre, duc de Gyenne, tendra ses meins entre les meins du roy de France, et cil qui parlera pur le roy de France adrescera ces paroles au roy d’Engleterre, duc de Gyenne, et dira ainsi : Vous devenez homme-lige du roy de France, monsieur, qui ci est, come duc de Gyenne et pier de France, et li prometez foi et loiauté porter ; ditez : Voire (oui), et li dit roy et duc, et ses successours, ducs de Gyenne, diront : Voire, et lors le roy de France recevera ledit roy d’Engleterre et duc audit homage-lige, à la foi et à la bouche, sauf son droit et l’autri. » Ainsi devait également procéder le roi d’Angleterre comme comte de Ponthieu et de Montreuil. On pouvait, d’après ces conventions satisfaisantes pour la France, espérer que l’harmonie se maintiendrait entre les puissances rivales, lorsque surgit une autre cause de discorde et de ressentiment.
L’Angleterre n’avait point alors accompli le grand acte de l’adjonction du royaume d’Ecosse, qui a été l’objet de son ambition et de ses efforts incessans pendant plusieurs siècles. Or, dans la poursuite de ce grand œuvre d’unité territoriale que traversaient tant d’obstacles, la rivalité de la France et de l’Angleterre avait tout naturellement procuré à l’Ecosse, luttant contre les étreintes de sa voisine, l’appui et l’alliance de la France. Celle-ci à son tour, dans son douloureux duel de cent ans, n’a pas eu d’alliée plus fidèle et plus dévouée que l’Ecosse expirante. C’est tout un drame que cette histoire de l’union de la France et de l’Ecosse, et le dernier acte en a été la fin tragique de Marie Stuart. Tant il y a qu’Edouard III, au plus fort de la guerre qu’il soutenait contre David II, ayant retrouvé la main secourable de Philippe de Valois, qui fournissait de l’argent au Baliol et lui ouvrait asile, la brouille s’ensuivit, et, la colère l’emportant sur la prudence, Edouard III commit une faute qu’explique seule la passion. La conduite politique de Philippe de Valois n’était point une provocation. Edouard avait commencé par accueillir un ennemi, un proscrit du roi Philippe, le fameux Robert d’Artois, de la maison de France, feudataire violent, ambitieux et plein d’astuce, qui venait d’être condamné par la cour des pairs dans un procès où sa probité avait été frappée d’une tache indélébile. Reçu affectueusement par le roi Edouard, dont il était le neveu, il y acquit du crédit par son habileté, et s’y rendit utile par des services. Sous son influence, et à son instigation, Edouard reproduisit la revendication de son droit prétendu à la couronne, qu’il semblait avoir abandonné en prêtant l’hommage dont nous avons parlé. Cette querelle tourna, pour le moment du moins, au préjudice du roi Edouard, car, en se donnant l’embarras d’une guerre sur le continent, il diminuait ses ressources pour la guerre d’Ecosse. Poursuivant à la fois la couronne de France et la couronne d’Ecosse, il n’obtint rien du tout, et ne réussit point à décider l’Allemagne à s’intéresser à sa cause par une diversion contre les Valois ; mais il fut plus heureux dans ses menées avec la Flandre, où les manœuvres de Robert d’Artois lui valurent l’appui inattendu des cités flamandes, conduites alors par Jacques d’Arteveld, qui, s’empressant de reconnaître dans Edouard III le légitime souverain de la France, lui assura leur puissante coopération par l’assistance d’une vassalité engagée à la couronne parisienne. Philippe de Valois n’étant plus qu’un usurpateur, les communes de Flandre étaient déliées de leurs engagemens envers lui. Telles furent les causes et l’occasion du conflit sanglant et funeste qui s’éleva entre Edouard III et Philippe de Valois ; il compromit le repos de toute l’Europe, et aboutit à la fatale bataille de Crécy (1346). L’envahissement du territoire et la destruction momentanée de la force militaire de la France en furent les tristes résultats. Philippe ne survécut pas longtemps à ce désastre : il expirait en 1350, à l’âge de cinquante-sept ans, après s’être ménagé par une heureuse négociation l’acquisition du Dauphiné de Viennois et de la baronnie de Montpellier, comme une compensation à ses pertes territoriales dans la Normandie et dans la Flandre. Il avait de plus réuni au domaine le Maine et l’Anjou, qu’il tenait de sa mère ; de sorte qu’à tout considérer son règne, trop diffamé[5], ne laisse pas que d’avoir été profitable au royaume ; mais une guerre ruineuse avec l’Angleterre subsistait, suspendue seulement par une trêve, et c’était comme une flèche attachée au flanc de la France meurtrie.
Telle était la situation au moment où le roi Jean est monté sur le trône (1350) ; elle était critique et compromise. Était-ce la faute des Valois ? On en pourrait douter ; leur lutte avec l’Angleterre, si elle a été fatale, a été inévitable, et leur droit à la couronne était soutenu par la nation, qui n’avait pas voulu être agrégée à l’Angleterre. Quant aux erreurs et aux fautes, elles sont celles du temps bien plus que des Valois ; les mettre au compte du roi Jean, c’est faire échec à la vérité. Lors donc qu’un historien, digne d’ailleurs de la plus juste estime, a écrit « qu’on ne pouvait relever la France, qu’en changeant le système militaire, en réformant la cour, en organisant les finances, en ressuscitant l’industrie, mais qu’il fallait pour une telle œuvre une main prudente, économe, au service d’une haute intelligence, et le ciel venait de donner à la France un roi pourvu de tous les défauts directement contraires à ces qualités, » à son insu, le savant et sérieux écrivain a subi le joug d’un préjugé. Son programme est celui de la chose impossible : le xive siècle ne pouvait être le xixe, et la France féodale ne devait pas ressembler à la France constitutionnelle ou industrielle que nous voyons. Le roi Jean a été l’homme de son temps ; voilà tout son malheur. On en a fait un personnage haïssable et vicieux : tous les monumens contemporains attestent le contraire. Jean de Bohême était, dit-on, son idole ; il n’était nourri que des romans de chevalerie, et M. de Sismondi veut même qu’il ait eu l’esprit gâté par la lecture de Froissart. Jean de Bohême n’existait plus depuis quatre ans lorsque s’est ouverte la succession de Philippe de Valois, il n’a eu par conséquent aucune influence sur le règne du roi Jean : d’ailleurs ce dernier avait épousé Bonne de Luxembourg, fille du roi de Bohême, et, si à la journée de Poitiers le roi Jean s’est souvenu de la mort homérique de Jean de Bohême, son beau-père, à Crécy, je n’en honore que plus l’un et l’autre. Quant aux romans de chevalerie, la féodalité ne connaissait pas d’autre littérature, et il s’en faut qu’elle lui fût pernicieuse. Pour ce qui touche Froissart, il est probable que le roi Jean n’en a jamais ouï parler. Froissart était un jeune clerc adolescent lorsqu’en 1361 il présenta le premier livre de ses chroniques à la reine d’Angleterre, Philippa de Hainaut, son illustre compatriote et sa première protectrice, et le roi Jean est mort en 1364. Pour l’ordre constitutionnel, on n’a pas assez remarqué que c’est au roi Jean que l’on dut le développement en quelque sorte régulier des états-généraux, dont il tint une assemblée chaque année, ce qui fut une nouveauté, et ne s’est plus pratiqué sous aucun règne. Enfin, s’il s’agit de l’intelligence, Froissart, qui a flatté l’Angleterre bien plus que le roi Jean, affirme que celui-ci était de grande conception.
Quoi qu’il en soit, le roi Jean arriva au trône précédé d’une réputation militaire, chevaleresque et même politique, et estimé de toute la chrétienté. Il était prompt au courroux, mais généreux autant que brave, d’une loyauté à toute épreuve, et pénétré des grands desseins de sa race. À l’âge de quatorze ans, il avait été jugé digne d’être garde du royaume, si le roi son père partait pour la croisade. À l’âge de dix-huit ans, il avait fait avec honneur la campagne de Flandre, et enlevé bravement Thun-l’Évêque, où furent employés pour la première fois, dit-on, des canons et des bombardes. L’an d’après, il prenait une part glorieuse à cette guerre de Bretagne, vrai roman de chevalerie, dont deux femmes furent les héroïnes, Jeanne la Boiteuse et Jeanne la Flamande. En 1345, il commandait les forces françaises en Guienne, et y obtenait des succès. Un trait charmant de caractère l’avait fait apprécier au siège d’Angoulême. Le capitaine anglais, réduit à l’extrémité, lui avait fait demander une trêve d’un jour pour fêter la purification de la Vierge, et Jean l’avait accordée. L’Anglais en profita pour sortir de la place avec armes et bagages. Arrêté aux avant-postes français, il répondit qu’il n’était pas là pour se battre, mais qu’il profitait de la trêve pour se promener hors de la ville, où lui et ses soldats étaient enfermés depuis si longtemps. Jean se contenta de sourire, et dit : « Laissez-les passer ; » il avait donné sa parole, et se tint pour satisfait d’entrer dans la ville. C’est le cachet de la chevalerie du temps. En 1346, pendant que son père perdait au nord la bataille de Crécy, le duc de Normandie, c’est ainsi que se nommait Jean de France avant d’être roi, alarmait les Anglais dans le midi, et y livrait de rudes batailles, notamment celle d’Aiguillon. En 1348, il négociait habilement avec la reine Jeanne de Naples pour l’acquisition de la Provence ; mais sa diplomatie échoua contre celle de la cour papale d’Avignon, qui redoutait un puissant et trop rapproché voisinage, et contre la résistance de la noblesse provençale, laquelle ne craignit point d’emprisonner en quelque sorte sa souveraine pour l’empêcher d’aliéner son domaine et leur indépendance. Jean était assuré déjà alors du Viennois. L’unité du territoire le préoccupait ; ce qu’il ne put obtenir en Provence, un de ses fils l’obtint plus tard, et lui-même y parvint pour la Bourgogne quelques années après. Son esprit, toujours l’esprit du temps, l’avait fait choisir pour s’aboucher avec l’habile Édouard III, lorsque le pape avait espéré terminer amiablement à Avignon cette guerre acharnée que se livraient depuis tant d’années deux peuples et deux races souveraines. Ses passions, toutes vives qu’elles étaient, Jean les avait subordonnées à la politique, témoin ses deux mariages ; mais chez lui le cœur était haut et bien placé. Son affection pour ses proches, qui le porta aux meilleurs mouvemens, notamment dans l’affaire de Robert d’Artois, et ensuite à l’égard des enfans de ce félon, lui fit oublier quelquefois ses intérêts ; Froissart exalte à ce sujet ses bons sentimens. Tel était le prince qui prenait la couronne en 1350, et qui a été dépeint comme un brutal stupide, soldat courageux tout au plus, mais incapable de mener un royaume.
Les difficultés du gouvernement de la France à ce moment étaient immenses en effet. Le roi Jean y pourvut de son mieux. Avec des finances ruinées, il fallait continuer une guerre désastreuse, nécessaire, inévitable, contre un roi riche et puissant. Avec une armée démoralisée, il fallait résister à une invasion qui avait entamé une bonne part du territoire, qui avait entraîné la féodalité de Gascogne, de Bretagne et de Normandie, et qui avait des appuis considérables dans la maison royale elle-même. La lutte avec l’Angleterre était profondément inégale. L’Angleterre avait l’alliance et l’appui des riches communes de Flandre, qui lui fournissaient ces archers, ces fantassins, devenus l’élément principal de la force des armées. Le parlement anglais était libéral de ses subsides, car la guerre enrichissait les Anglais, maîtres de la mer et du négoce, habiles exploitans du pillage régulier des villes françaises et des rançons féodales, possesseurs enfin des ports principaux de l’Océan sur nos côtes. La France, prise de trois côtés par sa redoutable ennemie, n’avait guère pour la défendre qu’un patriotisme désespéré, des armées indisciplinées et des expédiens déplorables en fait de ressources financières. Elle était à l’heure indécise et pénible où la monarchie féodale se transformait en monarchie administrative, à la fois privée de l’énergie de la première, qui était en déclin, et de la régularité de la seconde, qui n’était point encore développée. Et cependant les mœurs de la renaissance avaient déjà prévalu sur les mœurs féodales. Le luxe, les habitudes de mollesse, avaient succédé à la sobriété, à la sévérité des mœurs de la société féodale, et les malheurs publics n’empêchaient dans les villes ni les plaisirs, ni les débordemens. Paris était une ville dissolue où le sentiment des calamités nationales semblait ne pas avoir pénétré. La famille de Philippe le Bel n’avait pas résisté au torrent. Les mœurs privées de Philippe de Valois et de ses fils étaient pourtant irréprochables ; mais leur influence affaiblie était impuissante à contenir le torrent. Les pompes, les jeux et les tournois leur étaient comme imposés par les exigences du monde qui les entourait. Paris voulait danser sur des ruines. Une dynastie contestée ne pouvait faire obstacle à ses goûts, à sa passion de luxe et de plaisirs. Elle y cédait par entraînement et par nécessité. — Voilà ce qui apparaît des témoignages de l’époque. Les doléances de Mézeray sur ce point ont été reproduites avec trop de facilité peut-être par les historiens qui l’ont suivi, dont la plupart ont mis cette passion toute française à la charge du roi Jean, qui n’en doit répondre que pour la part qu’il y a prise.
Les sources de l’histoire du xive siècle sont aujourd’hui plus abondantes et plus épurées qu’elles ne l’étaient naguère. Remarquons d’abord que le témoignage en est unanimement favorable à la réputation du roi Jean. L’honnête et sincère Anquetil y avait conformé ses récits ; la direction différente des idées explique la prévention qui domine en d’autres livres malgré les qualités supérieures qu’il serait injuste de ne pas reconnaître et proclamer. Les principaux témoignages contemporains sont ceux de Froissart, des chroniques de Saint-Denis, de G. de Nangis, de Villani, des ordonnances imprimées et des dépôts d’archives, déjà explorés par le savant Secousse, mais qui recèlent encore des trésors inédits d’information, témoin le spécimen que nous en offre l’histoire du château de Saint-Sauveur de M. Léopold Delisle. Une saine critique de ces sources est nécessaire pour en tirer la vérité. Celle de Froissart tout d’abord a fait de nos jours des progrès dont il faut tenir compte, et qui sont restés inconnus à M. de Sismondi, dont au reste ils n’auraient changé ni les partis-pris, ni la voie ; il n’a pas même pu employer le Froissart de M. Buchon, et ses successeurs n’ont connu ni les travaux de M. de Lettenhove, ni ceux de M. Siméon Luce. Nous savons aujourd’hui que Froissart, ce grand artiste, n’a commencé à exercer son talent que vers 1360. Il vivait de sa plume, et s’était proposé, pour l’amusement des châteaux, de substituer le drame de l’histoire aux romans de la chevalerie, dont la passion était déjà calmée à la fin du xive siècle. Il tenait bureau de rédaction, ou tout au moins de copistes multipliant pour son compte les exemplaires de ses chroniques, qu’il soumit deux ou trois fois dans sa vie à un remaniement général, et dont en outre il varia la rédaction, selon qu’il était mieux renseigné ou selon la personne du destinataire auquel était adressé le manuscrit. De là le nombre prodigieux de ces manuscrits, que nous sommes loin encore de posséder au complet, et de là ces différences que depuis longtemps on avait signalées dans les principaux exemplaires ; de là aussi l’insurmontable difficulté de publier un texte autorisé de Froissart. M. Dacier l’avait jadis reconnu, et M. Buchon mieux encore. Depuis la mort de ces laborieux érudits, de curieuses recherches et d’heureuses découvertes ont augmenté la difficulté, et M. de Lettenhove n’a cru pouvoir mieux s’en tirer qu’en classant en trois ou quatre familles les manuscrits connus de Froissart, et en offrant au lecteur, pour chaque chapitre des chroniques, les textes divers de ces différentes catégories d’exemplaires. Son Froissart n’est pas lisible pour les gens du monde ; mais le fastidieux travail qu’il n’a pas craint d’affronter rend un service immense à la critique historique. M. Siméon Luce, marchant dans la même voie, s’y est pris d’une autre manière, qui aura plus de succès auprès du lecteur français, et qui nous promet enfin un Froissart où le charme littéraire sera mis d’accord avec les droits de la vérité.
La couleur générale et dominante de la composition de Froissart est favorable à l’Angleterre ; mais sa partialité se dissimule sous un talent supérieur. L’habile chroniqueur voulait être lu par tout le monde. Son livre se divise, comme on sait, en quatre parties, qui sont comme autant d’ouvrages distincts animés d’un souffle particulier. Chacune de ces parties a été livrée au commerce en des temps différens et sous des influences diverses. Il était né à liège, et c’est là, auprès de la cour féodale de Hainaut, qu’il a pris ses premières impressions, déjà du reste engagées par son maître Jean Lebel, qui avait accompagné Jean de Hainaut en Angleterre, et pris auprès des Anglais ses mémoires pour l’histoire des guerres. De 1326 à 1356, Froissart a copié Jean Lebel, et n’a d’autre garant que lui. Il achevait à peine sa première partie en 1361, pour la présenter à la reine d’Angleterre, Philippa de Hainaut, mère du prince Noir, chez laquelle il obtint un grand succès, et qui l’a gardé à sa cour jusqu’en 1369. À la mort de la reine Philippa, Froissart fut recueilli à la cour de Robert de Namur, qui arrangea son existence, et auprès duquel il a vécu jusqu’en 1373, écrivant avec une âme tout anglaise et flamande sur des mémoires qui lui étaient fournis par des partisans d’Edouard III. Ce n’est qu’à partir de 1373, époque où il a passé à la cour de Blois, qu’une influence française a pu se remarquer dans la couleur de ses pinceaux. Les parties et les remaniemens composés à cette époque ont une teinte notablement adoucie par le désir de plaire aux Châtillon. C’est à travers ces diversités chronologiques et littéraires qu’il faut faire le chemin de la vérité historique, et la tâche n’est pas toujours aisée. On peut donc considérer Froissart comme un témoin anglais. Sous sa plume, la chronique est demeurée une œuvre d’art. Sous la plume des moines de Saint-Denis, la chronique est une magistrature. Les grandes chroniques de France n’ont point d’ambition littéraire ; mais elles respirent la sagesse.
On sait que dans tous les grands établissemens monastiques du moyen âge il y avait un moine, ordinairement le plus capable et le plus avisé, que l’ordre préposait à la rédaction de la chronique du couvent, et dont la fonction consistait à tenir registre pour ainsi dire journalier de tous les grands événemens accomplis dans le monde. Les couvens en réputation attachaient beaucoup d’importance à cette œuvre, qui exigeait des correspondances, des informations, du discernement, et une certaine littérature. Une chronique bien tenue était l’honneur du couvent ; on venait la consulter de fort loin, on la montrait avec orgueil. À Saint-Denis, abbaye royale, la chronique avait le caractère de rédaction officielle de l’histoire nationale. Elle rectifie beaucoup d’inexactitudes de Froissart, dont les attaches anglaises induisent souvent en erreur. N’étant point destinée à la passion chevaleresque ou à l’imagination des châtelaines, elle garde le calme impassible et discret d’un procès-verbal authentique. La chronique de l’impartial et sage Guillaume de Nangis s’identifie avec celle de Saint-Denis jusqu’à l’an 1301. Il était moine de Saint-Denis, et y jouissait d’une grande considération, à ce point que la chronique française de l’abbaye n’a été que la traduction de l’ouvrage de Guillaume pour les trente dernières années du xiiie siècle. L’abbaye attachait presque autant d’importance à la chronique latine de G. de Nangis qu’aux grandes chroniques françaises elles-mêmes ; elle commit des continuateurs à la chronique de Nangis, comme elle en commettait à la chronique française, s’assurant ainsi la possession d’un corps d’annales en latin, faisant pendant aux annales françaises, pour la plus grande gloire du couvent. De là nous viennent les continuateurs de Nangis, entre lesquels il ne faut pas confondre les deux premiers, qui ont poussé jusqu’à l’an 1340, avec un troisième et dernier continuateur, qui ne provient pas de Saint-Denis, et qui a composé l’histoire développée du temps écoulé de 1340 à 1368, portant dans son livre la passion d’un moine défroqué, d’un Jacques véritable. L’auteur de cette dernière continuation est probablement Jean de Venette, carme de la place Maubert, qui a pris parti dans les agitations contemporaines, a écrit un pamphlet curieux contre les nobles et le pouvoir royal, s’est rendu l’interprète audacieux de la révolte populaire, et auquel les historiens de nos jours ont donné quelquefois trop de confiance. On n’aurait toutefois qu’un fonds incomplet de connaissances, si l’on ne joignait à ces sources françaises les monumens historiques empruntés aux nations étrangères, tels que les actes de Rymer, l’une des plus utiles publications du dernier siècle, ainsi que les ouvrages également étrangers d’origine, tels que ceux de Walsingham, en Angleterre, et les Storie, composées en italien par deux générations des Villani, par Jean, Mathieu et Philippe, qui, contemporains comme Froissart, sont une autre source précieuse de l’histoire pour le temps des premiers Valois. Leur récit n’a pas la sécheresse des chroniques de couvent ; c’est de l’histoire presque classique, avec son cortège de tableaux et d’appréciations. Bien éloignés du talent de Froissart, les Villani, surtout Mathieu, ont peut-être plus de valeur positive, au moins sur certains points. Ils ont évidemment puisé leurs informations à la cour papale d’Avignon, profondément mêlée à la diplomatie de l’époque. Les Villani travaillent donc sur des mémoires d’origine autorisée. Leur inclination n’est pas française : ils ne pardonnent point à nos rois d’opprimer la santa chiesa, et ils voient dans les malheurs de la France une punition de la justice divine ; mais ils connaissent bien les affaires, et l’on en tire d’utiles renseignemens. Tous ces documens mieux étudiés, plus attentivement consultés, rétablissent l’histoire du roi Jean sur sa base d’impartiale vérité.
On a critiqué comme entaché de l’empressement puéril d’une sotte vanité le sacre de Reims (26 septembre), suivant de si près la mort de Philippe de Valois (23 août) ; mais la bonne politique imposait cet empressement. La succession à la couronne étant contestée aux Valois, il importait de ne pas laisser la question indécise, et, comme le sacre était le complément de l’acclamation nationale, il fallait se hâter d’en obtenir la consécration pour fixer l’esprit des peuples à cet égard. Le clergé, les pairs, en se prononçant encore pour un Valois contre la prétention anglaise, apportaient au nouveau roi une force nécessaire et précieuse. De retour à Paris, le roi Jean « entendit, selon Froissart, à faire ses pourvéances et besognes, car les trêves étoient faillies entre lui et le roi d’Angleterre. » Les places du nord furent exactement ravitaillées, et le roi sa ménagea par la prise de Saint-Jean-d’Angely une compensation de l’échec éprouvé à Taillebourg. Des actes de générosité marquèrent ces premiers temps ; les enfans du comte d’Artois furent rendus à la liberté. Le roi Jean fit effort pour ramener l’union dans la famille royale, et pour la grouper autour de sa personne, dans une pensée commune de défense patriotique contre un prétendant étranger. Froissart et les chroniques de Saint-Denis s’accordent à signaler cette noble intention du nouveau roi. Un événement inattendu motiva malheureusement après ces premiers jours, marqués par la clémence, un acte de sévérité qui, par la forme en laquelle il fut accompli, fit naître des regrets. Les pratiques de légalité de Philippe le Bel, qui avaient si bien servi sa politique, avaient habitué les esprits à considérer comme surannées les violentes justices de l’ancienne royauté féodale. Le roi Jean eut le tort d’y revenir, comme avait fait son père en cas pareil, pour terrifier les traîtres à la patrie.
Les chroniques de Saint-Denis et d’autres documens dignes de créance attestent, contrairement à Froissart, que la ville de Caen avait été livrée aux Anglais par la trahison du connétable Raoul, comte d’Eu, de la maison de Brienne. Prisonnier en apparence, il avait été fort caressé par les Anglais, et, sous couleur de venir sur parole pour recueillir l’argent de sa rançon, il se présenta hardiment à l’hôtel de Nesle, chez le nouveau roi, « de qui il cuidoit être moult bien amés, ensi que il estoit ainçois que il fust roi. Sitôt que li roi Jehan le vist, il regarda sur lui, et puis li dist : Contes de Ghines, suivez moi ; li contes respondit : Monseigneur, volentiers. Lors l’emmena le roi en une cambre et li monstra une lettres, et li dist : Veistes vous oncques ces lettres-cy ? Li conestables fu durement surpris, et mua de couleur. Lors le roi se li dist : Ah ! ah ! mauvais traistres, vous avez mort deservi, et si morrès, » et, se retirant au palais, le roi fit arrêter le comte par le prévôt de Paris, et ordonna sa translation au Louvre, où trois jours après, « en la prison où il estoit fu descapité, dit le moine de Saint-Denis, présent le duc de Bourbon, le comte d’Armagnac, le comte de Montfort, et plusieurs autres qui, du commandement du roy, estoient là, et fu le dit conestables descapité, pour très grans et mauvaises traïsons que il avoit faites, lesquelles il confessa en la présence du duc d’Athènes, et de plusieurs autres de son lignage. » Froissart dit qu’il ne croyait pas que le comte de Guines, l’un des plus gracieux seigneurs de son temps, eût été traître et félon, et que « de ceste justice fu li rois durement blasmés. » Il est certain que cette violence, autorisée par le vieux droit féodal, qui faisait procéder toute justice du roi directement, parut regrettable, bien que méritée. La curiosité publique se perdit en conjectures sur cette lettre mystérieuse ; mais la peine était juste. La faute fut, dit du Tillet, si bien renseignée, que forme de justice n’y fut gardée, et le partage de la succession du comte augmenta les embarras du roi.
En effet, le roi Jean nomma connétable Charles d’Espagne, son intime ami et son cousin, qui en exerçait l’office depuis 1346, époque de la prise de Caen, par délégation du roi Philippe de Valois. Rien n’était plus naturel que cette promotion ; cependant Charles d’Espagne étant l’ami privé du roi, la jalousie des hauts barons s’en offusqua. L’indication de cette jalousie par les auteurs contemporains a été l’occasion d’une méprise singulière de la part de nos historiens modernes, grâce à l’insinuation de M. de Sismondi, qui n’a pas craint de prêter ici d’un ton discret au roi Jean une infamie que repoussent et le témoignage allégué de Villani et les mœurs de la chevalerie française. Il est bon que l’on voie jusqu’où la prévention peut égarer les esprits les plus honnêtes d’ailleurs. Selon M. de Sismondi et ceux qui l’ont suivi sur parole, Villani aurait dit que Charles d’Espagne était « un chevalier merveilleusement beau de visage et de nobles manières, » mais que le roi lui montrait un amour si particulier et si excessif, que ceux qui voulaient mal parler y cherchaient crime, et que cette intimité était suspectée d’infamie ; M. de Sismondi cite Villani par le livre et par la page. Quand Matteo Villani aurait dit la chose, je ne l’en croirais pas ; mais il n’en dit pas un mot, et le texte de l’auteur italien permet d’affirmer qu’il n’a point même songé à ce qu’on lui a fait avancer[6], et voilà justement comme on écrit l’histoire.
Froissart, plus près placé que Villani, dit simplement que Charles d’Espagne de La Cerda était « le chevalier du monde que le plus amoit le roi Jean, car ils avoient été ensemble nourris d’enfance et compains en toute chose. » Ils étaient de même âge, trente-deux ans à l’époque dont nous parlons. Le continuateur peu bienveillant de Nangis ne fait pas la moindre allusion à cet amore disordinato, si mal compris à Genève. Personne en France, ni en Angleterre, n’y entendit infamie, et il n’y en a trace nulle part. La jalousie dont Charles d’Espagne était l’objet n’avait donc d’autre cause que cette irritation éternelle dont sont poursuivis dans l’entourage des rois ceux qui sont l’objet de leur affection particulière et de leur confiance. Les courtisans du prince regardent ces préférences comme une humiliation, et en recherchent la vengeance comme d’une injure à leurs droits. Ce n’est point au reste la seule insinuation odieuse que M. de Sismondi se soit permise à l’endroit du roi Jean. Le second mariage de ce prince avec la veuve du duc de Bourgogne l’a exposé à des soupçons que n’ont point connus les contemporains, et que repousse le simple bon sens. Les appréhensions des Bourguignons à l’endroit d’une réunion à la couronne étaient de la même nature que celles des Provençaux. Aucune province de France n’a été au-devant de l’unité nationale.
La mort violente du connétable Raoul, comte de Guines et d’Eu, fut suivie d’autres événemens à l’occasion desquels le mémoire du roi Jean mérite plus de justice et de faveur ; je veux parler de la convocation des états-généraux. On en a tenu trop peu de compte au fils de Philippe de Valois. Il n’a pas dépendu de lui que la France n’acquît dès lors le bienfait d’une représentation permanente et constitutionnelle à l’égal de l’Angleterre, et l’on verra plus tard quelle responsabilité les états eux-mêmes méritent de porter dans l’histoire des calamités du royaume. Quoi qu’il en soit, dès le début de son règne, après avoir donné des soins aux objets les plus pressans, le roi Jean appela auprès de lui les trois états, le clergé, la noblesse et les communes, pour établir avec eux des rapports de confiance et d’affection, et pour aviser aux moyens de soutenir et de continuer une guerre désolante et ruineuse. Sans vouloir entrer ici dans la curiosité archéologique ou diplomatique de l’origine de nos états-généraux, qu’il me suffise de remarquer que trois événemens se sont produits dans le demi-siècle qui s’écoule de Philippe le Bel au roi Jean, à l’occasion desquels la France pouvait consolider l’acquisition qu’elle semblait avoir faite de la liberté politique et représentative. Ces trois événemens sont la lutte formidable de Philippe le Bel avec la papauté, l’indispensable besoin où fut la royauté des subsides des communes au xive siècle, et la guerre dynastique des Valois avec l’Angleterre. Philippe le Bel voulut faire prononcer la nation entre lui et Boniface VIII. Il convoqua les états-généraux en 1302. Ce fut leur première réunion solennelle ; jusqu’alors des convocations dépourvues de caractère défini avaient seulement indiqué l’inauguration prochaine d’une ère nouvelle de la monarchie. Les états de 1302[7] ont rempli le but que se proposait Philippe le Bel, et fondé l’ancien droit public ecclésiastique de la France ; mais ils n’ont pas valu au pays la conquête de sa liberté. Après Philippe le Bel, la faiblesse de ses successeurs et leurs nécessités financières pouvaient conserver à la France le vote et le contrôle de l’impôt par les états, qui n’ont pas su en profiter. Advenant les Valois, une nécessité nouvelle, le concours de la nation pour la solution de la question dynastique, le bon vouloir et l’honnêteté du roi Jean, la patience et la sagesse de Charles V, devaient rendre définitive la constitution nouvelle que les besoins d’une situation difficile introduisaient dans la pratique monarchique. Un brouillon coupable, Étienne Marcel, soutenu par la plèbe parisienne, a tout compromis, et fait un objet d’effroi du gouvernement des assemblées, à ce point que deux siècles après, lorsque les derniers Valois ont à leur tour appelé les états à leur aide, de grands et sages esprits comme Étienne Pasquier et Montaigne en ont conçu des craintes que la guerre civile est venue justifier. Ne rejetons pas toujours sur ceux qui nous gouvernent des fautes que nous avons partagées, des erreurs qui sont les nôtres, ou celles de tout le monde.
Le roi Jean convoqua donc les états-généraux dès 1350, au lendemain de son avènement. Sans doute il est à cet égard des idées toutes modernes et un langage aujourd’hui banal qui ne peuvent être prêtés au roi Jean ni aux états ; mais la reconnaissance de la souveraineté nationale en matière d’impôt, du concours nécessaire des peuples pour aviser aux grandes crises politiques, et par conséquent de la participation du corps de la nation au gouvernement de ses affaires, est au fond même des actes du roi Jean, et s’y trouve exprimée. C’est ici surtout que l’exploration de nos archives promet d’importans et curieux résultats au laborieux chercheur qui voudra s’appliquer à cette œuvre de patience. Il y découvrira comment furent convoqués et assemblés à Paris, par le mandement du roi, les prélats, les chapitres, les barons et les villes du royaume ; « comment leur fist le roy exposer en sa présence l’estat des guerres » par le chancelier, « et leur requist ledit chancelier pour le roi qu’ils eussent avis ensemble quelle aide ils porroient faire au roy, qui fust suffisant pour faire les frais de la guerre… Lesquels respondirent, c’est à savoir le clergié, les nobles et les bonnes villes, que ils estoient tous prêts de vivre et mourir avec le roy, et de mettre corps et avoir en son service, et deliberacion requisrent de parler ensemble, laquelle leur fust ottroiée. » Les commissions des états se concertent et consultent ; elles veulent avoir l’avis des états particuliers des provinces sur les voies et moyens ; elles ne craignent pas de relever des abus dont les peuples sont grevés ; l’administration royale les avoue, les explique, les excuse, et promet d’entrer dans de meilleurs erremens ; enfin l’impôt est voté et accordé par le libre consentement des représentans du peuple, pour chacun y être également soumis, même les seigneurs du lignage du roi. « Eulz (les états), désirant de tout leur cuer estre et demeurer en la bonne grâce du roy, en exposant pour luy corps et biens, espérant que ou temps à venir par nostre dit seigneur soient trahies et menés favorablement, et par luy lesdites guerres puissent prendre bonne et briève fin, donnent, accordent et ottroient a nostre dit seigneur une imposicion de six deniers pour livre, etc. » Ce sont, on le voit bien, les principes fondamentaux du gouvernement représentatif. Les abus signalés se rapportaient à la variation du cours des monnaies, au droit de prise que nous appellerions de réquisition, et au recouvrement même des contributions par sergens mercenaires ou généraux. Les gens du roi conviennent qu’il y a réforme à faire, et s’engagent d’y pourvoir à la satisfaction générale : « mais que on luy feist aide qui fust souffisant[8]. »
Le recouvrement des impôts par les agens de l’administration royale était très vicieux. On avait hérité à cet égard des procédés romains, lesquels, joints aux procédés féodaux, avaient produit des modes de perception intolérables. Aussi la plupart des provinces réunies à la couronne s’étaient réservé le droit de la collection de l’impôt, sauf à le verser après en tout ou en partie dans le trésor royal. Le droit de prise ou de réquisition, dont nous avons, hélas ! pu voir les tristes restes, avait aussi sa raison d’être ; mais les formes seigneuriales le rendaient insupportable. Les peuples étaient foulés également par l’ennemi et par les défenseurs, du sol, le roi en tête. Il n’en pouvait être autrement à ces débuts de l’organisation administrative. Y remédier graduellement était tout ce qu’on pouvait faire. Quant aux monnaies, l’abus était aussi à son comble ; mais, s’il y a un fonds de vérité, en ce qui a été dit à ce sujet, il y a aussi un fonds d’inexactitude, surtout en ce qui touche les accusations particulières au règne du roi Jean. Voici ce qui me semble être la vérité. Lorsque les rois du moyen âge, en France comme ailleurs, manquaient de l’argent nécessaire à leurs dépenses, le défaut d’expérience de la matière imposable, l’impossibilité des emprunts à taux modéré, l’absence de contrôle de la part des contribuables, l’irrégularité de toutes les pratiques financières, avaient facilité l’introduction du pire des abus, qui avait semblé le plus commode des expédiens, bien qu’il fût le plus nuisible au commerce et à la production de la richesse publique. Des conseillers pervertis des princes de ce temps avaient imaginé d’affaiblir les monnaies pour subvenir aux besoins des finances. Ils étaient d’autant plus répréhensibles, qu’ils n’ignoraient pas et qu’ils avouaient même les inconvéniens de leurs pratiques, auxquelles cependant ils recouraient sans scrupule. Les préambules des ordonnances du 16 décembre 1329, du 16 avril 1330 et du 23 mars 1332, œuvre du prince qui a le plus usé peut-être du fatal moyen d’affaiblissement de la monnaie, proclament la bonne intention de revenir aux saines traditions, en même temps qu’ils avertissent les sujets de la nécessité qui oblige à les mettre en oubli pour le moment. Les longues et ruineuses guerres de Philippe de Valois et de ses successeurs, jusqu’à Charles VII, motivèrent donc, à défaut d’autres ressources, des désordres déplorables dans la valeur des monnaies, qui fut sujette sous ces princes à un mouvement perpétuel. On les affaiblissait par degrés, jusqu’à un certain point, après lequel on les reportait tout d’un coup, à leur valeur intrinsèque, pour avoir occasion de les affaiblir de nouveau, et le prix du marc, d’or et d’argent changeait ainsi à chaque instant. C’était le jeu de bourse de ce temps, et, comme, il y avait gens qui en retiraient grand bénéfice, le consommateur, qui en payait les frais, était celui qui s’en plaignait le moins. La fréquente et publique répétition de cet expédient prouve bien qu’il était profitable à un certain nombre : il semble qu’il n’y avait qu’à être habile pour éviter d’y être ruiné. Les commerçans et les trafiquans savaient y gagner ; le commun peuple était victime. Telle est la vérité de l’histoire financière du xive siècle et d’une partie du xve. Or le roi Jean ne figure, à vrai, dire, que pour six ans de responsabilité personnelle dans cette période séculaire de calamités. Le traité de Brétigny n’a pas été le résultat immédiat de la bataille de Poitiers ; les brouillons de Paris, qui pendant les-quatre ans de captivité du roi ont pesé sur l’administration de l’état, sont plus responsables que le roi Jean des charges et pénuries qui ont grevé les années écoulées de 1360, date du traité, à 1364, date de la mort du prince. La culpabilité dans les malheurs de 1356 à 1360 est à la charge d’Étienne Marcel et de la jacquerie, et la plupart de nos historiens paraissent l’avoir oublié en mettant au compte du roi Jean tout, seul les altérations, de monnaies que l’on relève de 1350 à 1364.
Nous devons aux travaux de Leblant, rectifiés par la patience merveilleuse de Secousse, le tableau prodigieux des variations, de la monnaie pendant les temps dont nous parlons. Si on veut l’examiner avec attention, on y verra que le mouvement de crue et de faiblesse dans le titre des monnaies est moins accéléré sous le roi Jean que sous Philippe de Valois. Les altérations toujours fort nombreuses n’y dépassent pas en général quelques deniers pour le marc d’argent, et la proportion est analogue pour le marc d’or. Si quelque chose étonne encore, c’est la naïveté, la publicité, la répétition de la pratique. Il est incontestable que le roi Jean avait trouvé les choses en tel état, qu’il ne restait guère plus de mal à faire à cet égard. Les états demandèrent que ce genre d’impôt calamiteux fût remplacé par les tailles et les aides. Les trois premières ordonnances du roi Jean avaient eu pour objet la meilleure organisation de la chambre des comptes. Elle précéda une grande ordonnance de 1351, qui était comme la garantie d’une plus droite administration en fait de règlement, monétaire ; on y voit que « à grand peine étoit homme qui au juste paiement, des monnoies de jour en jour se put connoître. » — On vécut près d’un an sur cette ordonnance ; puis l’habitude et les besoins ramenèrent aux mauvaises pratiques. On y intéressa le menu peuple et les ouvriers par l’augmentation des salaires et des lois de maximum. Les états réclamèrent avec persistance ; mais l’abus fut plus tenace que la réclamation.
Noms n’avons encore que des documens indécis et vagues sur les assemblées qui ont devancé celle de 1302, et même sur celles qui l’ont suivie jusqu’à 1350. Si l’assemblée de 1302 ne fut pas la première où les trois ordres aient été régulièrement réunis, elle est restée celle dont le souvenir a le plus frappé l’opinion. Il est certain que des assemblées au moins partielles ont eu lieu précédemment à diverses époques, et nous regrettons que M. Stadler n’ait pas encore publié les recherches auxquelles il s’est livré à cet égard. L’ouvrage de Dupuy est resté la source incomplète d’information sur l’assemblée de 1302. Les documens originaux nous manquent aussi pour les états subséquens. Les assertions de Boulainvilliers sont à peu près ici le seul garant qu’on puisse invoquer. Pour l’assemblée de 1338, où le libre vote de l’impôt aurait été, dit-on, particulièrement proclamé, nous n’avons pas plus de certitude. Nicolas Gilles en atteste la tradition au xve siècle ; mais ce témoignage est contestable : il est à croire que les assemblées antérieures au roi Jean, même celles de Philippe de Valois, qui a eu le plus besoin de leur concours, n’avaient ni règle précise, ni détermination établie. C’est une ample matière aux recherches futures dans nos archives parisiennes et dans nos archives de province. Secousse et du Tillet n’ont fait que préparer les voies ; M. Léopold Delisle nous a donné le mandement original, constatant la forme et le mode de convocation pour les états de 1351, les premiers états du roi Jean. C’est une pièce curieuse de laquelle il résulte que ces états étaient une assemblée de notables sans règle fixe d’élection. Le silence complet de Froissart sur un point si capital nous prouve que ces assemblées et ce qui les touche étaient en médiocre faveur dans les châteaux. Les villes y avaient évidemment le principal intérêt. Quant aux autres états, réunis régulièrement chaque année depuis cette première convocation jusqu’en 1355, qui a été une époque mémorable sur laquelle nous reviendrons, la certitude du fait est acquise ; mais du Tillet et Secousse n’en ont donné qu’une relation sommaire. Du Tillet a eu les pièces sous les yeux ; elles ne peuvent être égarées. Des preuves positives peuvent d’ailleurs être recueillies dans les ordonnances particulières relatives aux répartitions d’impôts dans les provinces ; mais nous attendons de l’érudition et de nos dépôts publics la révélation détaillée de ce qui s’est passé à cet égard. C’est une lacune importante à remplir dans notre histoire politique. La désuétude postérieure où sont tombées ces assemblées et la défaveur même dont elles ont été l’objet expliquent l’absence de documens dont nous souffrons encore. Si nous en possédons sur l’assemblée de 1302, c’est au zèle gallican que nous le devons. Le chroniqueur dionysien, le continuateur de Guillaume de Nangis, le savant Dupuy, le laborieux M. Géraud, ont satisfait nos désirs à ce sujet. La science n’a pas eu le même stimulant pour l’ordre politique et financier.
Il est évident que nous devons à l’influence de ces assemblées, sous le roi Jean, qui a fait du régime dont il s’agit un usage régulier de son règne, l’abondance de règlemens administratifs qu’on remarque pour l’époque de ce prince dans la collection des ordonnances de nos rois, abondance qui serait à coup sûr plus ample encore, si nos archives étaient soigneusement explorées. Cette face de l’histoire du roi Jean a été négligée aussi par nos historiens. L’histoire particulière des ordonnances du roi Jean est une des plus fécondes du xive siècle. La police des villes et surtout de Paris, la manufacture et le commerce, la centralisation judiciaire et administrative, l’assiette des impôts, les libertés municipales, lui doivent les plus utiles règlemens[9]. Il est difficile à celui qui veut étudier sérieusement l’histoire de France de se faire une idée juste pour chaque époque de ce que Fénelon appelait la forme du royaume. Les actes publics originaux y peuvent seuls conduire. La tradition historique a été si violemment rompue par nos révolutions, l’esprit de parti a tellement préoccupé nos écrivains, que nous avons beaucoup à faire aujourd’hui pour acquérir le sentiment vrai de l’histoire antérieure à notre temps. Il s’en faut que du temps du roi Jean la forme de l’état fût celle d’un despotisme stupide et brutal, comme on l’a trop répété. L’autorité du prince était sans doute la clé de voûte de la société. — Le roi était l’ultima ratio du gouvernement féodal. Il l’était encore à l’époque de transition qui nous occupe. Tout vient de lui, et fuit en lui, dit Beaumanoir. Aussi sa justice ne révolte point les peuples. Froissart seul, un ami de l’Angleterre, a blâmé l’exécution sommaire du comte d’Eu, traître à la France sa patrie. La justice du roi était la cour martiale de l’époque : on en usait rarement ; mais elle était nécessaire pour réprimer les violences de la féodalité. Quant à l’administration proprement dite, elle a, sous le roi Jean, une régularité déjà bien établie. Le principal office était celui du chancelier, qui paraît avoir centralisé les divers services ministériels ou administratifs. Les pouvoirs étaient séparés distinctement, et les actes du gouvernement étaient préparés ou accomplis dans quatre cours ou juridictions principales : le conseil du roi, les maîtres des requêtes de l’hôtel, la cour de parlement et la chambre des comptes. Ces deux dernières cours étaient sédentaires à Paris.
Le conseil du roi, nommé aussi le grand-conseil ou le conseil secret du roi, était chargé d’expédier les affaires de gouvernement. Il suivait toujours, au moins par délégation, la personne du roi, et, même pendant qu’il était prisonnier en Angleterre, les actes de Rymer nous apprennent que le roi Jean avait auprès de lui une partie de son conseil. La captivité ne suspendait point en droit l’exercice de la royauté. C’est au conseil du roi qu’étaient délibérés les projets d’ordonnance ou lettres royaux. Le chancelier les présentait ensuite à la sanction du roi, et les marquait du sceau royal. En, des cas extraordinaires, le conseil du roi Jean s’est agrégé le parlement, les maîtres des requêtes et la chambre des comptes. La fonction des maîtres des requêtes avait deux objets, la préparation du travail du conseil ou l’instruction des affaires et l’examen des requêtes présentées au roi, d’où leur venait leur nom : les rapporteurs vérifiaient si elles devaient être admises ou rejetées. Dans les deux cas, ils soumettaient une décision à l’appréciation du conseil.
Les affaires de la justice civile et administrative étaient du ressort du parlement, cour souveraine, à laquelle ressortissaient le Châtelet, les cours des baillis et divers juges d’exception : il était justiciable lui-même du grand-conseil en des cas rares et douteux. La chambre des comptes connaissait des affaires de finance et du contentieux des impôts. La cour des aides n’existe point encore en 1350 ; la création est postérieure au temps dont nous parlons. Tel était le simple mécanisme du pouvoir royal dans les terres du domaine. Les grands fiefs annexés, tels que le comté de Toulouse et les pays de langue d’oc, avaient un gouvernement presque indépendant. Les bourgeoisies des villes, dont l’émancipation récente avait son principal soutien dans la royauté, lui étaient fort dévouées. La féodalité trahit souvent la cause nationale ; les communes y faillirent rarement, malgré les germes de turbulence qu’y semait l’exemple contagieux des cités flamandes. Aussi la justice du roi rendit-elle peu d’arrêts sévères envers les villes, tandis que la féodalité en reçut fréquemment de rudes coups, dont le spectacle n’était point désagréable aux communes. Elles devaient leur existence à la politique royale ; elles la soutinrent de leurs suffrages, de leur argent, de leurs milices. Même dans leurs écarts, dans leurs aveuglemens après Poitiers, un fonds de fidélité les maintient autour de la dynastie contre la maison de Plantagenet, pour laquelle la plupart des hauts barons avaient bien moins de répugnance que les bourgeois.
En ce temps-là, vers 1352, apparaît sur la scène de l’histoire un personnage étrange et sinistre, qui va jouer un grand rôle dans les calamités du pays ; c’est Charles le Mauvais, comte d’Évreux et roi de Navarre, à l’occasion duquel le roi Jean a été l’objet de nouvelles injustices. Il était arrière-petit-fils de Philippe le Hardi, comme le roi Jean, et de plus sa mère était la fille de Louis le Hutin. L’application de la loi salique à la royauté avait privé sa mère de la couronne, tout comme les enfans de Robert d’Artois, descendans d’une fille de Philippe le Long. Sa naissance en faisait un mécontent, et son caractère en fit un conspirateur. Jean était irritable par accès ; mais d’habitude et d’inclination il était généreux et bienveillant. Les contemporains et Froissart lui-même l’ont nommé le bon roi Jean. Charles de Navarre était doux et loyal par accident, mais de nature méchant, envieux et fourbe. Les peuples de ses domaines lui avaient dès son adolescence infligé le nom de Charles le Mauvais. Toutefois ses penchans détestables étaient couverts et masqués par les plus séduisantes qualités et par une grande puissance de dissimulation. Intelligent et courageux, il savait caresser et plaire pour arriver à son but. Son audace n’avait pas plus de limites que sa bassesse à l’occasion. Il était l’agent secret de l’Angleterre, et se flattait de partager le royaume avec Édouard III. Faux monnayeur lui-même, il était sourdement de l’opposition sur la question des monnaies, et recherchait la popularité par tous les moyens familiers aux conjurés émérites. Malgré ses vices et son surnom, il avait acquis une certaine importance politique, et s’appliquait à jouer son rôle avec une merveilleuse habileté. Mézeray a peint en quelques traits cette étrange figure. « Il avait, dit-il, toutes les bonnes qualités qu’une méchante âme rend pernicieuses, l’esprit, l’éloquence, l’adresse, la hardiesse et la libéralité. » Perfide, vindicatif et cruel, l’astuce la plus veloutée et l’esprit le plus aimable le changeaient en séducteur irrésistible pour les femmes et le populaire de Paris. Dès sa jeunesse, on avait pressenti ce qu’il fut, le personnage le plus dangereux de l’époque. L’érudit et honnête Secousse, qui l’a étudié si consciencieusement en deux volumes in-quarto, l’a déclaré sur vue de pièces « le plus habile et tout à la fois le plus méchant homme de son temps. » La réhabilitation de cet infernal caractère a tenté quelques esprits de notre siècle, et le roi Jean en a payé les frais.
Le roi Jean, que Froissart témoigne avoir été si attaché à ses parens, et qui était de grand’conception, hors de son air, plein de perspicacité en dehors de ses courroux, comprit qu’il valait mieux ménager qu’irriter ce caractère, lui montra une affection confiante, cru se l’attacher en lui donnant une de ses filles en mariage, et ne fit qu’exciter les passions d’un prince dont il avait deviné le méchant cœur. Charles de Navarre n’avait point blâmé l’exécution du comte d’Eu ; mais la collation du titre de connétable à Charles d’Espagne, son cousin, lui était odieuse, et sa jalousie fut exaspérée par le don que fit Jean au nouveau connétable d’une terre sur laquelle la branche d’Évreux avait des prétentions. Tant il y eut que « l’an de grâce 1353 (1352), le huitième jour de janvier, Mgr Charles, roy de Navarre et conte de Évreux, fist tuer en la ville de Laigle, en Normandie, en une hostellerie, Mgr Charles d’Espagne, lors connestable de France, et fu ledit connestable tué en son lit, assez tôt après le point du jour, par plusieurs gensdarmes que le roy de Navarre y envoya ; lequel roy demoura en une granche au dehors de ladite ville de Laigle, jusques à tant que ceux qui firent ledit fait retournèrent par devers lui, et après se retraist ledit roy de Navarre et sa compaignie en la cité d’Évreux dont il estoit conte, et là se garny et enforça[10]. » Charles de Navarre poussa l’audace à ce point d’écrire des lettres expliquant les motifs qu’il avait eus pour cette exécution[11].
Le roi, blessé au vif, en éprouva le plus violent ressentiment, et voulut faire une justice exemplaire. La cour des pairs fut convoquée, une procédure instruite, une condamnation prononcée ; mais les princesses de la famille royale intervinrent avec instance, et, le conseil du roi considérant que Charles de Navarre donnait la main aux Anglais dans la Guienne, et qu’en sa possession étaient les plus grandes terres de Normandie, où il s’était fortifié de grand soin, appelant les Anglais à joindre leurs forces aux siennes, on crut prudent de négocier, et l’on ménagea le pardon du roi de Navarre. Le roi se contenta d’y mettre un grand appareil. Le mardi quatrième jour de mars 1353, en présence d’une assemblée nombreuse et solennelle, le coupable vint demander sa grâce. Après qu’il eut parlé avec humilité, le cardinal de Boulogne, au nom du roi, gravement assis et silencieux, dit au roi de Navarre : « Vous êtes tant tenu au roi, que vous ne le dussiez jamais avoir faict. Vous estes de son sanc, si prochain comme chascun scet ; vous estes son homme et son per, et si avez espousée madame sa fille, et de tant avez-vous plus mespris. Toutefois, pour l’amour de mesdames les roynes qui cy sont, qui moult affectueusement l’en ont prié, et aussi pour ce que il tient que vous l’avez fait par petit conseil, il le vous pardonne de bon cuer et bonne volonté. Et lors lesdites roynes et ledit roy de Navarre, qui mist le genoul en terre, en mercierent le roy. Et encore, dist le cardinal, que aucun du lignage du roy ne se avanturast d’ores en avant de faire tels fais comme le roy de Navarre avoit fait, car vraiment si il advenoit et fust le fils du roy qui le feist du plus petit officier qu’il eust, si en feroit-il justice. Et ce fait et dit, le roi se leva et la court se départi[12]. »
Mais la réconciliation ne fut pas de longue durée. Peu de temps après son pardon, Charles de Navarre nouait de nouvelles intrigues. Le roi Jean, qui surveillait ses menées, fit mettre la main sur quelques-uns de ses châteaux, et Charles, intimidé, se soumettait encore. On lui donna un sauf-conduit pour se retirer en ses terres de Navarre, où il avait promis de vivre en paix. Il en profita pour lever un corps de troupes, avec lequel il vint par mer à Cherbourg sous prétexte de fournir de garnisons ses villes de Normandie, où ses partisans indiscrets se répandirent en jactances et menaces contre le roi Jean. Charles, compromis, eut recours au dauphin, son beau-frère, sur l’esprit duquel il avait pris de l’empire, et, le roi lui fit dire de nouveau qu’il lui pardonnait tout de bon cœur. Les choses en étaient là, lorsqu’aux premiers mois de 1356 le roi Jean apprit de nouvelles trahisons du roi de Navarre. Elles étaient plus menaçantes que jamais, car elles coïncidaient avec la rupture des trêves et de grands armemens des Anglais. Le roi Jean résolut alors de frapper un grand coup. Contre un ennemi si perfide, il fallait agir par surprise. Le roi le fit à la manière du temps.
L’arrestation de Charles de Navarre a été un drame émouvant. Froissart en a remanié plusieurs fois le récit, qu’il faut contrôler par celui des Chroniques de Saint-Denis. « Un jour donc de caresme, environ Pasques, le dauphin, duc de Normandie, aisné fils du roi Jean, estoit au château de Rouen, où il avoit convié le roi de Navarre, son beau-frère, les d’Harcourt et plusieurs autres seigneurs. Le roi Jean, qui le savoit, se parti au matin avant le jour de Maneville tout armé, accompagné de cent hommes d’armes, et vint droit au chatel de Rouen, où il entra par l’huys de derrière, et trouva en la salle assis au disner Mgr Charles, son aisné fils, avec ses invités. Le maréchal d’Audrehan marchoit devant le roi l’épée haute, et dit : « Nul ne se meuve, pour chose qu’il voie, ou je le pourfendrai de cette épée. » Les seigneurs qui là estoient, quant ils virent le roi de France venu si aïré, furent moult esbahi. Adonc se traist li roi de France devers le roi de Navarre, et le prit par le kevech de sa cote, et li dit : Sus, mauvais traître, tu n’es pas digne de seoir à la table de mon fils. Et le tira si roide à lui qu’il li pourfendi jusqu’à la poitrine. Lors fut pris de sergens d’armes li dis rois de Navarre, et bouté en une cambre en prison, et li contes de Harcourt d’autre part, et autres seigneurs, qui trencoient devant le roi de Navarre. » Cette exécution, que le duc de Normandie n’avait pu arrêter par ses prières, fut suivie d’une autre plus sanglante. Quatre seigneurs de la suite du roi de Navarre furent conduits en charrette dans un champ hors du château appelé le champ du pardon, « et là leur furent ledit jour les têtes coupées, et puis furent tous nus traînés jusques au gibet de Rouen, et là furent pendus, et leurs têtes mises sur eux, sur le gibet. Et fu ledit roy de France présent et aussi sesdits enfans et son frère, a couper les têtes, et non pas au pendre. Et ce jour et lendemain délivra le roi plusieurs des autres qui avoient esté pris, et finablement ne demoura que trois prisonniers,… lesquels furent menés à part, ledit roi de Navarre au Louvre, et les deux autres au Chastelet. » Villani a raconté cette scène de Rouen avec complaisance, et ajouté de piquans détails à ceux des chroniqueurs français.
On a reproché vivement cette violence au roi Jean. Pour quiconque a étudié les temps féodaux, elle n’a rien que d’ordinaire et de naturel. Aussi les contemporains, tout émus qu’ils ont été, n’en ont pas tété trop surpris, notamment les bourgeois de Rouen, témoins de l’exécution des comtes d’Harcourt et consorts. Le roi, de sa bouche, leur a dit que ces hauts barons étaient des traîtres à la France, et leur émoi s’est calmé. La violence des caractères est un des traits de la vie féodale, où tous les mouvemens de l’âme poussaient à l’extrême. La vie féodale touchait à la civilisation la plus exquise par la chevalerie ; elle touche à la barbarie par l’inexorable dureté de ses pratiques et de ses lois. Elle allait sans mesure à toutes les extrémités ; la violence et la générosité n’y avaient pas de illimités. La vie réglée, la conduite mesurée, soit des personnes, soit des affaires, sont d’un autre temps. Les grandeurs de la vie féodale se montrent même dans les enfans de race[13], chez lesquels les allures héroïques sont prononcées dès le jeune âge, en même temps qu’on y trouve des Charles le Mauvais. L’antiquité n’a rien de grand, de touchant, de poétique comme Conradin et Frédéric de Bade sur leur échafaud, et Philippe le Hardi auprès de son père à la bataille de Poitiers. Les Sinon sont dépassés par Charles de Navarre. L’animadversion démocratique appliquée à de pareils personnages n’a pas de sens ; elle manque d’intelligence et de justice. Appliquée au roi Jean appréhendant de sa main le roi de Navarre, elle n’a pas plus de raison. C’est l’époque qu’il faut haïr, non les personnes. Ce qu’était la vie féodale en France, elle l’était en Allemagne, elle l’était en Angleterre. Les habitudes, les penchans, les caractères des races dominantes, tétaient partout les mêmes. Nous les retrouvons chez les Habsbourg, chez les Wittelspach, chez les Luxembourg, chez les Plantagenets, tels que nous les voyons chez les Valois. La société féodale offre partout les mêmes phénomènes. Au xive siècle, ces mœurs faisaient place à d’autres dans les villes ; mais dans les châteaux, dans les hôtels, elles survivaient à la transformation sociale.
A tout prendre, les violences et les déportemens de la cour de France, dans la première moitié du xive siècle, ne peuvent être comparés à ceux de la cour d’Angleterre à la même époque. Aussi les sanglantes tragédies du château Gaillard en 1513, de la prison du Louvre en 1350, et du châtel de Rouen en 1356, avaient fait sur les contemporains moins d’impression que les tyrannies d’Edouard Ier en Angleterre, que la vie scandaleuse de l’épouse d’Édouard II, suivie du meurtre abominable de ce dernier roi, plus digne d’intérêt par sa mort que par sa vie, Édouard III, le rival du roi Jean, était le fils de ce couple déplorable et, quoique encore adolescent, il eût pu se montrer plus jaloux de l’honneur de son père, et surtout défenseur plus zélé de ses jours et de sa mémoire. La complicité de ces crimes avait atteint tous les personnages élevés de la cour d’Angleterre. Édouard III laissa mourir son oncle, le comte de Kent, victime d’un guet-apens judiciaire et de la perversité de sa mère, dont il fit justice plus tard par des moyens non moins tragiques. La scène de l’arrestation de Mortimer n’a rien de pareil dans l’histoire du temps. Édouard III avait pourtant de grandes qualités ; il était aussi brave que Jean. Il avait l’esprit politique, qui ne manquait pas à Jean, quoiqu’on ait dit ; il a trouvé des préférences au détriment du second Valois, et même des regrets dynastiques chez quelques écrivains de notre temps. Froissart, qui n’avait aucun motif de flatter notre roi Jean, lui a été plus favorable.
Vers la fin d’octobre 1355, les trêves étant expirées, le prince de Galles guerroyait en Gascogne, ardant et brûlant le pays, et le roi Édouard, débarquant à Calais, franchissait la frontière française. Jean avait fait un nouvel appel au patriotisme français en convoquant cette fameuse assemblée des états-généraux de 1355, où se montra pour la première fois Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, qui devint le chef redoutable de l’agitation aux états de 1356, mais qui concourut en 1355 à voter des subsides et des levées d’hommes pour la défense du territoire, tout en montrant dès lors ce qu’on pouvait craindre d’un tel homme. L’histoire de ces états de 1355 nous est à peu près connue, et je ne la referai point, quoiqu’il y eût beaucoup à dire. J’insisterai seulement sur les résultats constatés. Les lois originaires de la féodalité sont battues en brèche de toutes parts ; elles ont fait leur temps. Ce régime, exposé avec une merveilleuse lucidité dans les Assises de Jérusalem, dans les légistes normands d’Angleterre, dans les Établissemens de Saint-Louis, dans les Coutumes de Beauvoisis, — ce régime, parfaitement adapté jadis à la société pour laquelle il avait été créé, dont il avait développé les forces et défendu les droits, ce régime tombait en ruines. À l’abri de sa protection et de son organisation, deux classes d’hommes s’étaient produites, qui au milieu du xive siècle ne trouvaient plus leur compte dans les pratiques, des siècles précédens, dont la raison d’être avait changé. Ces deux classes d’hommes étaient les agriculteurs, successeurs des anciens laboureurs gaulois, des colons romains, des serfs ou lites germaniques, et les bourgeois des villes, hommes industrieux et libres, dont le travail, l’esprit et la fortune n’étaient point entrés dans les prévisions de la féodalité primitive. Le droit romain reprenait sa part d’influence sur le règlement des intérêts privés. Les institutions de saint Louis étaient insuffisantes au gouvernement de la société transformée, et des institutions rajeunies n’étaient pas encore développées. C’est une époque de transition dont la voie est hésitante, incertaine, irrégulière ; de là des situations inextricables, et des complications redoutables à la fois pour la royauté, pour la féodalité, pour la bourgeoisie, pour les populations des campagnes. Le débrouillement de ces complications a occupé tout ce siècle et le suivant. Telle se présentait alors la société française, tourmentée à la fois par l’invasion étrangère et par le travail d’une transformation sociale, travail dont Froissart, qui écrivait pour les châteaux, n’a ni le sentiment ni le souci, mais qu’attestent les actes des états-généraux et des états particuliers. On accuse le roi Jean d’avoir été au-dessous de la tâche qui lui était départie. C’est, je crois, une erreur. L’homme de l’époque, alors comme aujourd’hui, aurait dû être tout le monde. L’Angleterre a fondé sa liberté sous Jean sans Terre, qui la déshonorait, et n’a point cherché son homme pour la conduire. Elle s’est dirigée elle-même vers le but et n’en a plus dévié. Au milieu du XIVe siècle, la France cherchait l’affranchissement de l’étranger et l’application d’un nouveau régime politique. Combattre l’Angleterre et régler sa police intérieure était le double objet de ses efforts ; en poursuivant le premier, son imprudence native lui a fait rencontrer Crécy et Poitiers. En poursuivant le second, alors qu’il ne tenait qu’à elle de savoir être libre, puisque le maître qu’elle pouvait craindre était captif, nous la verrons aux états de 1356 tracassière, impatiente du frein, incapable de se gouverner, revêche autant que mobile, passer enfin de l’obéissance à la révolte, donner le pas à la vanité sur le patriotisme, et perdre l’occasion d’organiser la liberté politique, qui était en ses mains. Ce n’est pas le roi Jean qu’il faut accuser, c’est l’imprévoyance caractéristique et congéniale de l’époque. Le roi Jean a régulièrement et sincèrement appelé les états du royaume à régler eux-mêmes leurs affaires. Que pouvait-il de plus ? Il n’y a point eu de tricherie de sa part avec eux ; il n’y a point eu de désaffection de leur part avec lui. En 1355, comme en 1351, ils ont protesté vouloir vivre et mourir avec le roi national. Le désastre de Poitiers a-t-il rompu cette union de sentimens, et à qui la faute ? Là est la question. Nous allons l’examiner.
Est-il vrai que le roi Jean ait à Poitiers attaqué huit mille hommes avec quatre-vingt mille, et que sa défaite ait été la juste punition d’une inqualifiable folie dans l’ordonnance de la bataille ? Je ne crains pas de le dire, l’histoire de cette bataille est à refaire. Les mémoires de Mathieu Villani sont à cet égard une source d’information trop négligée, et cependant plus digne de confiance que celles à qui l’on a donné crédit communément ; et ce qui le prouve, c’est que le témoignage de Villani est aujourd’hui confirmé par les documens anglais, par les chroniques flamandes, par d’autres publications récemment exhumées des archives. Froissart nous a donné le roman de Geste de la campagne de Poitiers ; mais son récit chevaleresque et poétique n’est en sa valeur historique acceptable que sous bénéfice d’inventaire. Froissart a remanié ce récit, qui, joint à celui de la bataille des Trente, est, au point de vue littéraire, une des parties les plus remarquables de son livre. Voici ce qui, pour le critique impartial, résulte aujourd’hui des documens originaux et des diverses rédactions de Froissart lui-même. Les tentatives que le pape d’Avignon avait faites pour rapprocher et réconcilier les deux rois de France et d’Angleterre ayant échoué, et les trêves étant expirées, les armées anglaises entrèrent en campagne, l’une en Gascogne, sous le commandement du prince de Galles, conseillé par le célèbre capitaine Jean Chandos, l’autre en Artois et Picardie, sous le commandement du roi Édouard lui-même, qui fut bientôt rappelé en Angleterre par une incursion des Écossais sur ses terres, et qui laissa la direction de son armée au duc de Lancastre, pour se joindre vers Évreux aux partisans du roi de Navarre, et chevaucher de là vers Paris. Le roi Jean arrêta et tint en échec le duc de Lancastre ; puis, apprenant que le prince de Galles, après avoir ravagé le Languedoc, où le connétable Jacques de Bourbon n’avait pu maîtriser la défection des seigneurs du pays, remontait vers le nord pour donner la main à l’armée de Lancastre, il refoula vivement ce dernier en Bretagne, après l’avoir chassé de la Normandie, et vint au-devant du prince de Galles avec l’armée que les états-généraux venaient de lui donner. Ces divers mouvemens eurent un plein succès ; Jean rencontra le prince de Galles à deux lieues de Poitiers, vers la mi-septembre 1356, et manœuvra pour resserrer et cerner le jeune prince dans un étroit espace, où les Français l’obligèrent à recevoir la bataille, près d’un lieu nommé Maupertuis, où d’ailleurs Chandos avait su prendre une position avantageuse.
Quelles étaient les forces comparées des deux adversaires ? C’est ici que des assertions diverses se sont produites. Selon Villani, le prince de Galles avait 3,000 hommes d’armes, bonne cavalerie montée par Anglais et Gascons, 3,000 buoni cavalieri bene montati ira inghilesi e guasconi, 2,000 archers anglais à cheval et 4,000 hommes d’excellente infanterie armés d’arcs ou de piques, Flamands ou autres, due mila arcieri inghilesi a cavallo, e allri masnadieri a pié da quatro mila, tra con archi e altre armadure, tutti bene capitanati. Quant au roi Jean, il était parti de Paris à la tête d’environ 15,000 hommes d’armes bien équipés, armés et disposés, suivis d’un grand nombre de sergens de milice que lui avaient fournis les communes et les bourgeois de Paris[14]. Avec eux, il avait emporté la place forte de Breteuil, repoussé le duc de Lancastre, et il était en mesure, ayant réparé ses pertes et recruté ses troupes, de repousser à son tour le prince de Galles et de l’expulser des terres de France. Tel est le témoignage de Villani. Il est précis quant aux Anglais, un peu vague quant à l’armée du roi Jean ; mais il est loin de donner à ce dernier le nombre d’hommes qu’on lui attribue généralement, et la composition n’en est pas choisie comme celle de la troupe anglaise. Les milices communales étaient de médiocre qualité, comme l’on sait, et, si la supériorité numérique des forces françaises est incontestable, la proportion en est évidemment exagérée. L’indication de Villani est confirmée par un document anglais, qui réduit les Français combattant à Poitiers à 8,000 hommes d’armes, bonnes troupes, et à 40,000 hommes des communes. On a la lettre par laquelle Edouard III apprend aux évêques d’Angleterre la victoire de Poitiers et leur demande d’en rendre grâces à Dieu. Edouard y parle de l’armée française en termes qui ne permettent pas de supposer la disproportion phénoménale dont on a parlé[15]. Selon un autre document anglais, le prince de Galles aurait perdu 1,900 hommes d’armes à la bataille, et 1,500 archers à pied[16]. Cette perte doit être certaine ; elle prouve qu’on s’est mieux battu à Poitiers qu’on ne l’a dit communément. Elle ne permet pas de supposer que les Anglais soient restés avec 4,500 hommes seulement pour vaincre, rançonner et poursuivre l’armée française, en la réduisant même au corps de réserve que commandait le roi Jean en personne. Quant à Froissart, les textes que nous possédons aujourd’hui le mettent en contradiction avec lui-même. Une rédaction attribue aux Anglais environ 12,000 hommes, savoir : 3,000 hommes d’armes, 5,000 archers et 4,000 bidaus, c’est-à-dire soldats armés à la légère ; une autre rédaction réduit ce nombre à 8,000[17]. Froissart a les mêmes variations pour le nombre des Français. En une rédaction, il leur attribue plus de 60,000 hommes ; en une autre, il les réduit à 50,000 ; en une troisième, il se borne à dire que les Français étaient cinq fois plus nombreux que les Anglais. Les chroniques flamandes ont exagéré, comme Froissart, le nombre des Français et réduit le nombre des Anglais. Les historiens anglais de nos jours qui ont voulu rechercher la vérité, comme Lingard, ont donné 12,000 hommes d’élite au prince de Galles, et se sont contentés de reconnaître un nombre supérieur aux Français, sans le fixer. Nos archives françaises ne nous ont encore rien révélé sur ce point.
Les deux armées étaient en présence, et la position du prince anglais fort critique, lorsque survint le cardinal de Périgord, négociateur célèbre de ce temps, accompagné d’un autre prélat, tous deux envoyés par le saint-père pour faire un dernier effort à l’effet de ramener la paix entre les deux puissances. Après avoir obtenu la suspension des hostilités pour deux jours, et reçu les propositions du prince de Galles, ils retournèrent auprès du roi Jean, qui convoqua son conseil per fare assentire a tutti l’offerte. Remarquons que ce roi brutal et despotique agit toujours de l’avis et selon la direction d’un conseil. Les offres du prince de Galles consistaient à restituer au roi de France les terres envahies par les Anglais, à rendre à la liberté tous les prisonniers français, à payer au roi de France CC migliaia dv nobili, che valeano cinquecento migliaia di fiorini d’oro. Et le prince demandait comme assurance de la paix stipulée la main de la jeune fille du roi avec la duché d’Enghien pour dot… Il priait en outre que la liberté fût rendue au roi de Navarre, et que son royaume lui fût restitué[18].
Le roi et son conseil s’accommodaient assez de ces propositions, a queste cose il re e’l consiglio s’acconciavano assai bene ; mais les propositions ne pouvaient être prises comme sérieuses : qu’avec le consentement du roi Edouard, qui était fort éloigné. Le prince de Galles s’engageait à lui expédier un messager avec demande d’une prompte réponse. Le roi Jean, dit Villani, avait connu par son expérience combien était incertain le sort des batailles, et, trouvant satisfaisantes les indemnités qui lui étaient offertes pour les dommages qu’il avait soufferts, il se montrait disposé à la paix. Il réunit ses barons et les dignitaires du royaume, et leur soumit son avis. Or parmi eux se trouvait l’évêque de Châlons, Regnault Cheauveau, homme d’église et de guerre à la fois, comme tant d’autres de ce temps, et l’un de ceux de l’ost du roi. en qui ce dernier avait le plus de confiance. Le prélat champenois se prononça, vivement, contre l’acceptation des propositions anglaises. Il représenta que la situation était critique, le moment suprême, que le délai de plusieurs jours, nécessaire pour avoir la réponse d’Angleterre, suffirait au duc de Lancastre pour s’avancer sur Poitiers et dégager le prince de Galles, et que le roi de France, après avoir eu la douleur de voir ses provinces impunément saccagées, aurait la honte d’avoir été pris au piège et dupé par un astucieux adversaire. En effet, on avait des nouvelles des mouvemens du duc de Lancastre. La parole de l’ardent prélat changea donc la disposition des esprits. Il fut résolu qu’on livrerait bataille, et chacun s’y prépara[19].
On voit quelle couleur nouvelle le récit vraisemblable de Villani donne à l’histoire de la bataille de Poitiers. Le chroniqueur italien, au lieu de l’extravagante conduite prêtée au roi Jean, nous dépeint une situation singulière où des deux côtés il fallait obtenir une solution immédiate : — pour le roi de France, de peur de voir arriver le duc de Lancastre sur ses derrières, — pour le prince de Galles, de peur de mourir de faim, car il était bloqué. Reste la disposition de la bataille, qui est l’occasion de nouveaux griefs contre le roi Jean. Il faut lire dans le commentaire de M. de Lettenhove la description du champ de bataille de Maupertuis. Elle rectifie les jugemens connus sur les opérations de la néfaste journée du 19 septembre 1356. La position du camp anglais avait été choisie et fortifiée avec beaucoup d’intelligence et d’habileté. L’attaque en fut encore discutée et arrêtée en conseil de guerre. La responsabilité du plan d’attaque ne retombe donc sur le roi Jean que pour l’approbation qu’il donna aux avis les plus autorisés. Ici la narration de Villani s’accorde avec celle de Froissart ; mais dès l’engagement de l’action le récit de Villani donne à la conduite de l’affaire une face différente. La division de l’armée française en quatre corps de bataille peut paraître commandée par la situation et les défenses du camp anglais. Je passe aussi sur ce point. Advenant le lundi matin 19 septembre, le maréchal d’Audrehan conduisit la première colonne d’attaque composée de cavaliers espagnols et gascons, à la solde du roi Jean, flanqués de quelques bandes italiennes. Après lui devait marcher le connétable, qui était le duc d’Athènes, suivi d’un corps de bacheliers[20]français, provençaux et normands. Après le connétable suivait le corps de bataille du jeune dauphin, conduit par le duc d’Orléans, frère du roi : il était destiné à soutenir le duc d’Athènes, et fort d’environ 5,000 cavaliers français. Le quatrième et dernier corps de bataille était celui du roi ; on y comptait plus de 6,000 cavaliers et les plus hauts barons du royaume : c’était une réserve qui devait se porter au secours des points faibles et donner les derniers coups. Tous devaient agir de concert après avoir atteint le point d’attaque. Le prince de Galles avait de son côté dès la pointe du jour, fait mettre le feu à ses bagages et au butin qu’il traînait après lui. Il ôtait ainsi un regret à ses soldats et une espérance à ses adversaires. En même temps, il divisa ses archers en deux troupes de 3,000 chacune, intorno di tre mila, qu’il disposa dans les bois et dans les vignes à droite et à gauche de la chaussée que les Français devaient suivre pour venir l’aborder, de telle sorte que les cavaliers du maréchal devaient être couverts d’une grêle de flèches en s’avançant pour attaquer les Anglais. En avant de son camp, le prince avait disposé un corps de bataille destiné à recevoir de front et à repousser l’assaut des Français. Le prince avait enfin formé, avec ce qui lui restait de cavalerie, un corps de réserve en arrière, prêt à porter son aide sur les endroits les plus menacés.
Cet ordre de bataille étant ainsi réglé de part et d’autre, le maréchal d’Audrehan, avec sa troupe, s’avança plein de confiance pour exécuter la manœuvre convenue, que Froissart et Villani s’accordent à décrire, à savoir : forcer l’accès de la chaussée qui conduisait aux retranchemens de Maupertuis, et, voyant le grand incendie dont nous avons parlé du côté des Anglais, il crut qu’ils mettaient le feu à leur camp pour prendre la fuite par une autre issue. Plein de cette folle idée, sans attendre le second corps qui le suivait à distance, le maréchal et sa troupe, ayant poussé un grand cri, s’élancèrent avec emportement[21], et assaillirent avec tant d’ardeur la position des Anglais, qu’ils craignaient de voir s’échapper, que le connétable, distancé du maréchal par le soudain élan de ce dernier, ne se douta pas du commencement de l’action. Le canon et le mousquet n’avisaient point alors les armées du choc des combattans, et, s’il y avait eu quelques bombardes à Crécy, on n’en entendit point à Poitiers. L’avant-garde anglaise, qui barrait la chaussée, ne résista point à cette furie, et, se repliant, livra le passage au maréchal, qui se trouva pris à droite et à gauche par les archers répandus dans les vignes et arrêté de face par le corps de bataille posté sur la crête de la colline. La cavalerie du maréchal, ainsi percée de mille traits, fut renversée en désordre sur elle-même, accablée de trois côtés à la fois, et regagna la plaine en déroute complète. Par la faute du maréchal, qui ne put rallier ses gens, la bataille se trouvait engagée contre les corps français pris en détail. Ce que voyant le prince et Chandos, ils se mirent en mesure de recevoir avec résolution le corps du connétable, qui fut arrêté et assailli, comme le maréchal à l’attaque de la chaussée, et de plus vivement tourné par une colonne anglaise qui le prit de flanc par un mouvement hardi, le sépara du corps commandé, par le duc d’Orléans, et le rejeta de l’autre côté. Le connétable hésita dans sa résistance, perdit beaucoup d’hommes, et enfin chercha son salut dans une retraite précipitée, sans que le roi ni la réserve eussent pu connaître sa position critique. C’est alors que, selon Froissart, Chandos aurait dit au prince de Galles : « La bataille est à nous, » et, fondant à bride abattue avec toutes les forces anglaises sur le troisième corps français, surpris de cette brusque attaque, en aurait eu bon marché et l’aurait à son tour dispersé dans la plaine. Restait la réserve du roi Jean, abandonnée au choc victorieux des Anglais et à tous les périls de la journée. Un document précieux, récemment publié par un érudit[22], nous montre le roi Jean, préoccupé des destinées de la monarchie à ce moment suprême, donnant l’ordre à son fils aîné de quitter le champ de bataille pendant que lui-même, ne consultant que son courage et le devoir de l’exemple, s’apprêtait à une résistance désespérée. En effet, ordonnant à sa chevalerie de mettre pied à terre, il forma autour de lui une sorte de bataillon sacré obligé de se faire jour par la victoire et n’ayant espoir qu’en elle (c’est la pensée que lui prête Villani), comme avait fait Edouard III à la surprise de Calais : manœuvre à tort critiquée, qui a fait gagner plus tard les batailles des Pyramides et d’Isly, mais où échoua le roi Jean par l’effet du retour offensif d’une partie de l’infanterie anglaise sur le carré des Français. Ici le combat devient homérique. En ce danger suprême, Jean jette un regard de père sur son jeune Philippe, âgé de quinze ans, qui était l’épée à la main à ses côtés, et lui ordonne de se retirer. L’enfant obéit, monte à cheval et fait quelques pas ; puis confus d’abandonner son père en tel moment, il revint auprès de lui, en fut reçu avec émotion, et ne pouvant frapper d’estoc et de taille, comme faisait le roi, il s’abritait de lui, et criait : Père, gardez-vous à droite ; père, gardez-vous à gauche[23]. Ce combat corps à corps dura quelque temps, mais bientôt Jean, serré de tous côtés, blessé deux fois en plein visage et parfaitement reconnu par l’ennemi, qui respectant sa valeur lui criait qu’il avait assez fait son devoir de chevalier, rendit son épée en la manière que Froissart a si dramatiquement racontée.
L’armée française est anéantie ; mais l’honneur de la bataille du roi s’élève au-dessus de l’accablement d’urne défaite. Le roi Jean à Poitiers devînt l’objet d’une légende. Ce fut dans l’Europe chevaleresque un cri général d’admiration, et dans Paris, stupéfié par la nouvelle, non-seulement il ne s’éleva pas une parole accusatrice, mais au contraire, à la place Mauberi, l’orateur populaire, le continuateur de Nangis, s’écriait avec un sympathique sentiment que, si tout le monde avait combattu comme le roi, on eût glorieusement triomphé. Tel est l’irrécusable témoignage de l’histoire[24]. Le roi s’était placé au-dessus des atteintes. C’était, hélas ! la France qui avait été vaincue, non le roi Jean. La présomptueuse impétuosité du maréchal, l’indiscipline de la chevalerie, la résolution du conseil de guerre sur l’avis de l’évêque de Châlons, le plan d’attaque lui-même peut-être, la prédominance acquise de l’infanterie sur la cavalerie, telles étaient les causes fatales du désastre dont les suites furent incalculables. Toutes les accusations retombèrent sur la chevalerie, et l’on ne s’en fit faute. Il y parut au tumulte des états de 1356, convoqués par le dauphin au lendemain de la défaite.
- (La suite au prochain n°)
- ↑ Au sacre de Philippe-Auguste, le roi d’Angleterre soutenait la couronne sur la tête du roi : Henrico… coronam super caput regis Franciæ, ex débita subjectione, humiliter portante. Rigord.
- ↑ Voyez le président Hénault, sur 1100 et 1114, et Secousse, dans les Mémoires de l’académie des Inscriptions. XVII, p. 355 et suiv.
- ↑ Quelques historiens modernes semblent regretter que la fortune de la France n’ait point tourné à l’avantage d’Édouard III, de préférence à Philippe VI ou à Jean Ier. M. Macaulay a plus sainement apprécié que des Français le véritable intérêt des deux peuples dans ce conflit mémorable d’où sont sorties on définitive la liberté anglaise et la nationalité française.
- ↑ Rymer, II, 3e partie, p. 27,6 juin 1329 (1330 !), et p. 61, 3 mars 1331.
- ↑ M. de Sismondi n’a pas craint de jeter du louche sur la bravoure personnelle de Philippe VI. Le témoignage de tous les contemporains est au contraire favorable au roi de France. J. Villani, si bien instruit, dit qu’il fit merveilles à Crécy, et le président Hénault qu’il fit des prodiges à Cassel.
- ↑ Voici le texte de Villani : « … Messer Carlo… era cavalière di gran cuore, valoroso in fatti d’arme, pieno di virtu a di cortesia, e adorno del corpo, e il re gli mostrava singulare amore, e innanzi a gli altri baroni seguitava il consiglio di costui, e chivolevano mal parlare criminavano il re di disordinato amore in questo giovane, e del grande stato di costui nacque matoria di grande invidia che li portavano gli altri maggiori baroni. »
- ↑ On a dit et cru que les états de 1302 n’avaient eu qu’un jour de durée ; cette séance de surprise, qui est racontée partout. C’est une erreur. On a retrouvé le dossier complet des états de 1302, qui ont eu huit jours de durée, ainsi que des états de 1308 et de 1317. Ils seront prochainement publiés.
- ↑ Voyez les Chroniques de Saint-Denis et le tome II des Ordonnances du Louvre.
- ↑ Voyez les tomes II et III des Ordonnances, de Laurière et Secousse.
- ↑ Grandes chroniques de Saint-Denis sur 1353, t. VI, p. 7-8, édit. de P. Paris.
- ↑ On a rapporté une altercation qui aurait eu lieu entre Charles de Navarre et Charles d’Espagne, et les méchans propos que l’un y tint à l’autre. Je crois le fait supposé, et n’en ai pas trouvé trace dans les auteurs contemporains. Voyez les différentes rédactions de Froissart sur cet événement dans l’édit. Lettenhove, t. V, p. 300 à 312, et la Chronique des quatre Valois, p. 20. La déposition de l’un des complices du Navarrois, rapportée par Secousse, ne mérite aucune confiance.
- ↑ Grandes chroniques de saint Denis sur 1354, t. VI, p. 11 et 12, de l’édit. de P. Paris ; cf. du Tillet, Chronique abrégée, exactement concordant avec le continuateur de Nangis et Villani.
- ↑ Même observation pour les femmes, témoin la guerre de Bretagne, et par ces deux côtés l’héroïsme féodal est d’une nature plus élevée que l’héroïsme antique.
- ↑ Giunti a lui si trovarana più di XIV mila cavalierl e molli sergonti,e non v’era pero tutta la sua forza, che al continuo vi crescea gente a cavallo e a pié. M. Villani, lib. VII, cap. VI et cap. IX. Hénault a donné 80,000 hommes au roi Jean.
- ↑ Voyez les actes de Rymer, III, t, p. 129 : Occurrcit ei (principi Valliœ) Joannez de Vallesio (c’est ainsi que l’Anglais désigne le roi de France) ipsius regni occupator injustus, cum exercitu grandi valde, et congressi sunt exercitus, etc. ; et Lettenhove, t. V, p. 523.
- ↑ Voyez le t. V, p. 528, du Froissart de Lettenhove, et le Froissart de Buchon, t.1, p. 354.
- ↑ T. V de Lettenhove, p. 405 et p. 411 ; cf. p. 421, 424, 529, etc.
- ↑ Villani, loc. cit., cap. X, XI et XII.
- ↑ Le parole dello ardito prelato feciono cambiare la volonta del re, e di tutti i baroni del consiglio, e catuno s’inanimo alla battaglia. E al cardinale fu riposto precisamente che piu non si travagliasse della concordia. E deliberato fu di stregnere il duca alla battaglia la mattina vegnente, e questo consiglio fu preso domenica a di diciotto di settembre anno detto, operando fortuna per lo franco consiglio di quel prelato la materia dell’ occulto giudicio di Dio contro al detto re di Francia. Villani, loc. cit., cap. XII.
- ↑ Sur cet ordre de combattans, voyez une savante note de Secousse, au 2e vol. des Ordonnances, p. 466.
- ↑ Je traduis ici le texte même de Villani, loc. cit., cap. XVI et cap. XVII.
- ↑ M. Lacabane, article Charles V, dans le Dictionnaire de la conversation, et Bibliothèque de l’École des chartes.
- ↑ « Sentendosi a lato messer Gianni suo piccolo figliuolo, comando, che fosse menato via e tratto della battaglia. Il quale per comaudemrnto del re, essendo montato a cavallo col alquanti in sua compagnia, e partito un pezzo ; ma il fanciullo hebbe tanta onta di lasciare il padre nella battaglia, che ritorno a lui : e non potendo adoperare l’arme, considerava i pericoli del padre, e spesso gridava : père gardé vous a destra o a sinistra, o d’altra parte, come vedea gli assalitori. » Villani, loc. cit., cap. XVIII. M. de Sismondi a lu dans Villani ce qui n’y était pas et n’a point remarque ce qui n’aurait pas dû lui échapper.
- ↑ Rex franciœ Joannes, bellum aggrediens animose, pedester cum suis bellare disposuit, quod et fecit, et equis dimissis veniens in conflictu, immicos suos audacter et fortiter invadens, plures occidit et multos lethaliter vulneravit. Unde, si omnes alii nobiles et milites se ita gessissent strenue ut rex fecit, de inimicis gloriose triumphassent. Sed non sic fuit, etc. Chez les contemporains aucune critique ne s’est élevée contre l’ordre donné par Jean à sa réserve de mettre pied à terre pour combattre.