Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot
LUXE, CALME ET PAUVRETÉ
LA BOURGEOISIE DANS SES QUARTIERS
Dans tous les pays du monde, les hautes classes vivent à l'écart, préservées des promiscuités indésirables. Les processus de ségrégation sociale dans l'espace urbain sont aussi, indissolublement, des processus d'agrégation des semblables. Les marchés immobiliers et les interventions publiques dans la production et la gestion du parc de logements modulent les possibilités des différents groupes sociaux. Ce sont les classes dominantes qui maîtrisent le mieux leurs conditions de résidence. Le pouvoir social est aussi un pouvoir sur l'espace et ce sont les familles disposant des ressources les plus importantes, d'abord économiques, qui peuvent le mieux «choisir » leur habitat, c'est-à-dire satisfaire au mieux aux contraintes sociologiques qui leur font «préférer » l'entre-soi à la mixité sociale. Ces contraintes, intériorisées sous la forme de dispositions, de goûts, sont vécues comme l'expression libre et spontanée de préférences personnelles. Elles n'en sont que plus efficaces.
Des contrastes extrêmes dans les pays du Sud
Au Maroc, sur la colline d'Anfa à Casablanca, dans un quartier de prestige, isolé du reste de la ville, la fortune peut se montrer sans la retenue qu'exige ailleurs l'omniprésence d'une profonde misère. Cette concentration de la bourgeoisie dans les mêmes quartiers et les mêmes clubs de loisirs favorise des mariages socialement très endogamiques (Benhaddou, 1997). A Mexico, où la pollution est très forte, les familles fortunées vivent sur les hauteurs, las Lomas de Chapultepec ou San Angel. «En 1986, «Las Lomas de Chapultepec» furent menacées d'une invasion par les bureaux, mais celles-ci étant le seul poumon d'une capitale hyper-polluée, les riches habitants se sont organisés pour défendre leur espace privilégié » (Loaeza, 1988).
Pour les mêmes raisons, les beaux quartiers de Santiago du Chili escaladent les premiers contreforts de la cordillère des Andes, au nord-est de l'agglomé¬ ration. Les villas les plus élevées sont aussi les plus opulentes et les «mieux » habitées, ce qui génère une hiérarchie à l'intérieur même des beaux quartiers.
Providencia, encore hétérogène avec ses immeubles de bureaux et ses hypermarchés, s'oppose à La Dehesa, où Pinochet a sa résidence, en passant par La Reina, Las Condes et Vitacura. Le Country-Club, situé à La Reina, rappelle, par ses activités et son public, le cercle du Bois de Boulogne, à Paris, piscine, golf et tennis assurant la possibilité de loisirs sportifs et distingués, partagés en bonne compagnie. Comme son homologue parisien, le Country Club est soigneusement surveillé et la vigilance des gardiens est intraitable.
Même à La Havane, où, ne serait-ce qu'en raison du blocus américain auquel la république de Cuba est soumise, les inégalités sociales ne sont guère sensibles, une relative ségrégation urbaine est perceptible. A l'ouest de la ville, les quartiers de Miramar et de Siboney hébergent tout ce que la capitale cubaine peut compter de diplomates et d'hommes d'affaires étrangers ou nationaux. Alors que les anciens immeubles coloniaux du centre, hormis ceux ayant bénéficié de la vaste opération de restauration actuellement en cours, sont délabrés et desservis par des artères à l'entretien relatif, les villas de Miramar et de Siboney, abritées derrière la végétation luxuriante des jardins tropicaux, montrent un excellent niveau d'entretien et offrent un cadre de vie beaucoup plus agréable.
Toutefois, au Brésil, comme dans d'autres pays où la misère est omniprésente, il arrive que les quartiers sélects soient au contact immédiat ou presque de bidonvilles, de zones urbaines où s'entassent les plus pauvres. A Belo Horizonte, les collines peuvent être partagées par les riches et les plus misérables. La favela échoue au pied des murailles du «condominio », le lotissement chic. Les maisons spacieuses, avec piscine et garage pour plusieurs voitures, sont doublement gardées. On ne peut emprunter les allées de ces petites villes dans la ville sans subir un interrogatoire serré du gardien à l'entrée du lotissement. Mais chaque villa a aussi son gardiennage privé : derrière le mur d'enceinte, à travers les meurtrières percées de chaque côté du portail d'entrée, on peut apercevoir un regard attentif qui épie vos allées et venues. On retrouve ces univers clos et hyper-protégés dans toutes les grandes villes du Brésil, à Säo Paulo ou à Rio de Janeiro. Le
LES INFORTUNES DE L'ESPACE 71