Les cachalots ont-ils conscience de la mort ?

LETTRE DES ANIMAUX. La vie sociale et la communication de ces géants des mers sont aussi complexes que les nôtres et restent encore mystérieuses.

Par Caroline Douteau

Une douzaine de scientifiques dans le monde cherchent à décoder les dialectes des cachalots, avec l'aide de l'IA. L'équipe française de François Sarano mise de son côté sur l'identification de lignées génétiques associées aux émissions sonores.
Une douzaine de scientifiques dans le monde cherchent à décoder les dialectes des cachalots, avec l'aide de l'IA. L'équipe française de François Sarano mise de son côté sur l'identification de lignées génétiques associées aux émissions sonores. © Véronique Sarano

Temps de lecture : 5 min

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Il a pu nager plusieurs jours d'affilée avec un grand mâle dans les eaux bleu profond de l'île Maurice. François Sarano, ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau, est encore sous le coup de l'excitation de son dernier voyage d'observation dans l'océan Indien. « Il s'agit d'un nouveau mâle rencontré dans le clan de cachalots que nous suivons. Cela nous a permis d'établir sa carte d'identité visuelle et acoustique », nous confie-t-il.

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Depuis dix ans, François, son épouse Véronique, également océanographe, et l'équipe de l'association Longitude 181 réalisent l'analyse génétique du même groupe social, le clan « d'Irène gueule tordue », grâce à des bouts de peau des mammifères prélevés dans l'eau. Une étude unique en son genre, qui permet de connaître les liens de parenté entre les individus du clan, « seul moyen de comprendre les relations sociales », explique François Sarano.

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Chez les cachalots, les clans sont formés de femelles adultes et de juvéniles. Les mâles ne sont que de passage. Alors que la littérature scientifique interdisait jusqu'alors tout rôle social au mâle, « nous avons documenté, filmé et enregistré plusieurs fois des grands mâles rassemblant l'ensemble du clan, et surtout les jeunes mâles qui venaient caresser le grand mâle. Le grand à la verticale, émettant un clic, les petits se posant ensuite sur sa tête comme pour l'écouter », raconte encore François Sarano.

Des couples fidèles

Les grands mâles voyagent depuis les zones subantarctiques jusqu'aux eaux subtropicales. Seuls ceux qui ont des descendants semblent revenir dans le même clan. « L'analyse génétique montre que le groupe est constitué de nombreux vrais frères et sœurs, de même père et mère. Une observation qui ne peut pas être due au hasard, car des mâles passent toute l'année, et restent plusieurs jours ou semaines », note l'océanographe.

Les femelles, disponibles physiologiquement, attendent parfois entre cinq et sept ans le retour du mâle, sauf si elles perdent un petit. « La génétique permet donc d'envisager que les couples soient fidèles. » Une fidélité relative, avec deux femelles en même temps, « car on a des frères de deux mères différentes », précise-t-il.

De quoi remettre en question les conclusions sur la répartition des clans avancée par certains biologistes, comme la sommité en la matière, Hal Whitehead, qui travaille sur les cachalots des Galapagos et de la Dominique. Dans une étude parue en janvier dans la revue Royal Society Open Science, le biologiste canadien rappelait « la plus grande ségrégation sexuelle de toutes les espèces » chez les cachalots.

« Le fondement de la société des cachalots est l'unité sociale matrilinéaire composée d'une dizaine de femelles et de leur progéniture. Les membres de l'unité voyagent ensemble, allaitent les enfants les uns des autres et les gardent pendant que les mères font de longues plongées profondes pour se nourrir », explique-t-il dans l'article.

De son côté, l'équipe de Longitude 181, qui plonge 100 jours par an en moyenne avec les mammifères, a constaté qu'il n'y a pas qu'une matriarche qui guide le groupe : « Il y a la femelle du moment, celle qui a les petits, c'est elle qui guide le groupe », explique François Sarano.

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Des « nounous » fédératrices du clan

Avec René Heuzé, Axel Preud'homme et son épouse Véronique, l'ancien chef d'expédition de La Calypso observe, photographie et filme régulièrement les séances d'allaitement des petits cachalots, et les « nounous » ont effectivement un rôle central dans l'organisation du clan. Sans cette gardienne, les femelles ne pourraient pas sonder dans les profondeurs pour aller chercher de la nourriture.

Scène d'allaitement souvent observée par l'équipe de Longitude 181 à l'île Maurice. Ici Missia allaitant le bébé Myriam.
 ©  Véronique Sarano
Scène d'allaitement souvent observée par l'équipe de Longitude 181 à l'île Maurice. Ici Missia allaitant le bébé Myriam. © Véronique Sarano

C'est en étudiant le rôle de ces « nounous » que les biologistes ont assisté à la division progressive du clan, qui se réunit à nouveau à l'arrivée des mâles. Selon François Sarano, cela pourrait s'expliquer par la trop grande taille du clan, « la crèche étant devenue trop difficile à protéger des prédateurs pour la nounou ». Dans le groupe sans baby-sitter, un jeune mâle a même endossé le rôle de baby-sitter, jusqu'à cette année où une jeune femelle a repris le poste.

« Les relations sociales des cachalots se révèlent plus complexes que celles des éléphants ou des grands singes, et aussi complexes que les nôtres », s'amuse François Sarano. Alors que l'équipe de chercheurs canadiens, travaillant à partir d'enregistrements sonores de masse, avance la théorie de « groupes ethnolinguistiques » proches des groupes humains, les chercheurs français ne croient pas au « langage ».

Échanges sonores énigmatiques

En individualisant l'étude des vocalisations des cachalots (les clics émis grâce à leur nez, contenant l'organe spermaceti, qui fonctionne comme un sonar émettant des clics avec le niveau de pression sonore le plus élevé de tous les animaux), l'équipe de François Sarano, aidée par l'université de Toulon, a appris que le groupe utilisait de façon privilégiée une expression sonore à 8 clics, très rare. Aux Galapagos, les codas (séquences de clics de cachalot qui diffèrent de l'écholocation en ce sens qu'elles sont limitées dans le temps) comptent entre trois ou quatre clics.

Ces échanges sonores énigmatiques portent en eux l'indice d'une culture complexe. « On entend aussi des clics de deux minutes et des miaulements qu'on ne sait pas analyser ! Je suis persuadé qu'il y a des expressions sonores propres à chacun des clans, qui les caractérisent à nos yeux. Mais il n'y a pas de mots précis pour décrire ce que les cachalots expriment. Il faudrait être cachalot pour le savoir, même si je suis sûr qu'il a une conscience. »

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Des câlins avant la mort ?

Si François Sarano ose avancer l'hypothèse de conscience, c'est qu'il a assisté l'année dernière à une intrigante et émouvante scène. « Claire, la doyenne de notre clan, n'avait quasiment plus aucune relation câline avec les autres, nous en avions noté trois ou quatre en dix ans, raconte l'ancien chef d'expédition de La Calypso. Tout d'un coup, elle s'est mise à intensifier ses contacts avec tous les membres. » Peu de temps après, elle a été retrouvée, flottante, morte et très amaigrie. « Était-ce, comme chez les grands singes ou les éléphants, une attitude particulière avant la mort, comme un au revoir ? » s'interroge-t-il.

Depuis vingt ans, la recherche s'accélère sur les mystérieux clans de cachalots, qui pourraient selon Hal Whitehead compter jusqu'à 20 000 membres. Décimé entre 1712 et 1982 (date du moratoire interdisant sa pêche) pour l'huile contenue dans l'organe spermaceti, le plus gros des cétacés à dents est aujourd'hui menacé par les collisions avec les bateaux et les hélices, sans compter l'impact des sonars de sous-marins, notamment en Méditerranée. L'association Longitude 181 travaille justement à mettre en évidence des zones de chasse privilégiées par l'animal, pour demander des aires de protection plus précises. Pour continuer à l'approcher, l'observer et peut-être un jour le comprendre.

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Commentaires (6)

  • P'tit-Loup

    Merci pour cet article qui fait du bien, très intéressant sur les comportements des cachalots.
    @ Fixeur : merci aussi, votre commentaire m'a fait rire.

  • Abenvrai

    Comme c'est apaisant, ce bel article sur le mode de vie des cachalots ! Nous devrions les imiter et devenir plus conviviaux...

  • js129

    Merci de nous faire connaître le travail de ces chercheurs passionnés. La nature, en particulier marine, recèle encore bien des mystères ! Et les aptitudes sociales des animaux sont toujours un émerveillement.