Adaptant un texte culte du romancier David Foster Wallace, “Considérations sur le homard”, la metteuse en scène américano-lituanienne Yana Ross propose une farce tragi-comique sur l’inhumanité en nous.
Quoi de mieux qu’une danse folklorique pour inaugurer un récit oscillant entre la joie et la farce, entre l’énergie du spectacle et la critique féroce de ses dérives morbides ? Le spectacle de Yana Ross, Consider the Lobster, adapté d’un recueil de textes du romancier américain David Foster Wallace (1962-2008), ne démarre pas par hasard avec une danse rituelle lituanienne, mettant en mouvement des danseuses portant des longues jupes en lin et des couronnes recouvertes de longs rubans.
La danse donne d’emblée le ton du spectacle, et même du spectacle dans le spectacle. Entre drôlerie et gêne, entre légèreté existentielle et insoutenabilité de la condition humaine, la pièce de Yana Ross ne cesse de creuser une tension que l’écriture de Wallace activait déjà par son goût des situations grotesques et la férocité de son regard. Car, très vite, le folklore lituanien fait place à un autre folklore, américain celui-là ; les danseurs et danseuses se défont de leur robe paysanne pour se transformer en “yankees” de base, avec jean, casquette de base-ball et T-shirt sur lequel on peut lire “Maine Lobster Festival“.
Comme le homard plongé dans l’eau bouillante
Ce festival du homard existe bien : Wallace s’y est rendu pour écrire un reportage commandé par Gourmet Magazine autant que pour comprendre la psyché de l’Amérique profonde et l’absurdité des rites sociaux que le pays – et l’humanité à travers lui – abrite. Ce reportage, qui donna son titre au recueil adapté par Yana Ross, était l’occasion pour l’écrivain d’interroger, sous le vernis de son observation ethnographique, la question de la souffrance animale et de notre rapport à l’alimentation.
Plongé en observateur affligé au cœur du Maine Lobster Festival, comme le homard plongé dans l’eau bouillante, Wallace y puise une leçon éthique aux accents antispécistes. Comment peut-on les faire bouillir alors qu’ils sont encore vivants ? Comment ajuster son propre plaisir gustatif à cette impasse éthique que représente la souffrance animale ? Pourquoi les Américain·es mangent-iels autant de tout (et notamment d’homards et de steaks) ?
Mais il en est du homard comme il en est des “Oscars du porno”, des concours de beauté ou de plein d’autres rituels morbides propres à la culture américaine : tout le travail littéraire de Wallace consista, jusqu’à l’écœurement et la fatigue de vivre (il s’est suicidé à l’âge de 46 ans), à mettre à nu les travers de son pays. Outre son chef-d’œuvre L’Infinie comédie, dont le titre traduit l’esprit de toute son œuvre, l’écrivain décrivit avec un sens précis de l’observation documentaire les excès de l’Amérique, où le rire se fond dans les larmes, et la puissance dans l’effondrement.
Une tragi-comédie étrange
Dans son adaptation à la fois libre et fidèle du texte de David Foster Wallace, Yana Ross met en images ce que les mots suggéraient par eux-mêmes : un cirque grotesque, un théâtre culturel de la cruauté dont l’Amérique serait le foyer naturel. Installée à Vilnius, mais ayant travaillé en Suède, en Islande, en Norvège et en Allemagne, avec le Berliner Ensemble, Yana Ross a toujours aimé explorer des sujets politiques sensibles dans ses spectacles, en mettant notamment en scène des voix féministes fortes (Virginie Despentes, Leïla Slimani, Maja Zade, Kata Weber…).
Le monde qui s’agite ici sur le plateau, qui a tout d’une scène de cirque, pourrait être celui d’une décadence, sauf que son apparence clownesque le protège du crépuscule absolu. Il y a de quoi rire au cœur du drame. Le spectacle s’attarde sur les pinces du homard qui rayent les parois de la cocotte où l’eau boue, à l’image de toutes les formes de violence sadique qui traversent la société américaine. De tableau en tableau, comme de chapitre en chapitre dans le livre, la metteuse en scène américano-lituanienne active sur scène une tragi-comédie étrange, où la laideur du monde s’incarne dans l’énergie fantasque des comédiens du Théâtre tramatique national de Lituanie.
“Garder la tête froide”
Attachée à une tradition du théâtre épique à la Bertolt Brecht, c’est-à-dire à un théâtre pensé comme un art critique du monde, Yana Ross trouve dans l’œuvre de David Foster Wallace un monde à l’image de ce qu’elle cherche à dire et à traduire : représenter les bas-reliefs les plus sombres de notre époque, capter les bas-fonds de la culture de masse, afin d’y réfléchir, de prendre une distance à l’égard de ce que nous ne savons même plus questionner tellement nous sommes, comme le homard, plongé·es dans le feu.
Plutôt que de tourner autour de ce feu, la metteuse en scène invite à le réfléchir, pour ne plus se laisser consumer par lui. “Garder la tête froide, ne pas renoncer à son esprit critique, être toujours un·e spectateur·rice éveillé·e et actif·ve. C’est bien ce qui m’intéresse au théâtre, aujourd’hui !”, disait-elle dans un entretien en 2023. Comme un dessin animé, où tout est volontairement grotesque, le spectacle de Yana Ross appuie là où ça fait mal, là où Wallace lui-même avait mal : l’état d’un monde absurde et gagné par la déshumanisation, dont l’écriture et le théâtre sont des garde-fous fragiles, mais lucides.
Consider the Lobster, de David Foster Wallace, mise en scène Yana Ross, au théâtre Nanterre-Amandiers, Paris, du 7 au 9 novembre (jeudi et vendredi à 20 h, samedi à 18 h), en lituanien, surtitré en français.