Lorraine de Sagazan circule entre théâtre, philosophie et art pour penser la question de la justice réparatrice et mettre en scène les visages de la violence et de la colère.
Dans la salle de répétition jouxtant la terrasse de l’Odéon, qui l’accueille trois mois avant les représentations de son nouveau spectacle, Léviathan, au Festival d’Avignon, Lorraine de Sagazan écoute attentivement ses trois comédiennes du jour. Victoria Quesnel, Jeanne Favre et Jisca Kalvanda se familiarisent avec le texte encore frais, coécrit avec son complice Guillaume Poix. Un texte dense, nourri par des recherches qu’elle mène depuis deux ans sur la question de la justice réparatrice.
Thématique autour de laquelle elle prépare aussi une installation pour la Collection Lambert à Avignon, Monte di pietà, conçue avec Anouk Maugein (200 objets rassemblés, liés à une mémoire traumatique pour constituer un sanctuaire de chagrin), avant de se rendre à la Biennale d’art contemporain de Lyon en septembre. Théâtre, performance, installation artistique : Lorraine de Sagazan joue sur plusieurs tableaux, préférant aux formes fixes et monochromes les créations en mouvement et en déplacement permanent. Même si le matériau de son travail, l’âpreté du réel, reste le même.
work in progress
Ce matin-là, la metteuse en scène de 37 ans semble autant happée par sa voix intérieure que par les corps des actrices qui lui font face : elle réfléchit à voix haute, ajuste ses positions au fil de la séance de travail, reprend son texte, se lève, se rassoit. “J’aime le temps de la répétition, nous glisse-t-elle durant une courte pause. Le processus de travail fait vraiment partie d’une œuvre pour moi.” Comme si la voir en plein work in progress résumait sa quête théâtrale, procédant d’une recherche continue, à l’opposé d’une certitude figée sur un plateau transformé en tribune.
À ses comédiennes incarnant des femmes victimes de multiples violences, elle suggère de travailler sur “l’ambivalence entre les corps empêchés et les corps expressifs”. Pour donner une voix à ces femmes traumatisées et en colère, confrontées à la machine judiciaire, il faut trouver le juste ton, sculpter la forme d’une adresse. La concentration de Lorraine de Sagazan semble adossée à une tranquillité apparente, qui la canalise et lui confère une certaine force ; la force tranquille d’une metteuse en scène dont les spectacles récents (Le Silence, Un sacre…), touchent un public de plus en plus large, happé par ses coups de force scéniques aussi bien que par sa manière de questionner des existences affectées par les accidents de la vie (une pièce muette, une pièce sur la déficience visuelle, une pièce sur le deuil…).
Le pardon, la justice, le silence, l’invisible… Tous les motifs qui l’animent depuis plusieurs années répondent, selon elle, à une seule question, qui la hante sans cesse : “Pourquoi le théâtre ? C’est la question que je me pose à chaque spectacle, confie-t-elle après la séance de travail. Je me sens héritière de formes qui dépassent le théâtre ; c’est l’hybridation qui m’intéresse. Le théâtre doit se chercher au-delà de sa marge. Reproduire le réel ne m’intéresse pas, j’aime proposer du contre-espace et du contretemps ; c’est l’expérience qui m’intéresse.”
Lectures
Concentrée sur la mise en mouvement de son texte autant que sur la nécessité d’en couper des passages trop longs, elle prend le temps de faire du plateau le lieu qui affine et amplifie ses réflexions. Avec les comédiennes, concentrées, elle évoque ses lectures de Hobbes, Jankélévitch, Levinas ou Derrida sur la philosophie de la justice, du pardon, de la sanction. De telle sorte que le plateau se confond en partie avec une sorte de colloque, ce qui coule de source chez cette ancienne étudiante en philosophie. “Le théâtre est un acte de pensée”, avoue-t-elle, citant au passage Tadeusz Kantor, pour qui “une œuvre d’art ne doit pas être le reflet ou le miroir de la réalité véritable, mais son équivalent”.
Pour autant, elle sait bien que le théâtre, fût-il un acte de pensée, convoque des corps, du sensible, des images. Elle s’est attachée à cette dimension picturale et performative en travaillant auprès de Thomas Ostermeier, qui lui a appris “l’affranchissement des règles et des auteurs”, et en regardant beaucoup les pièces de Romeo Castellucci et d’Angélica Liddell, qu’elle croisera cet été à Avignon. “‘La forme, c’est le fond qui remonte à la surface’, disait Victor Hugo. C’est cela qui est excitant : plonger dans un sujet et générer une expérience sensible à partir de ce matériau”, précise-t-elle.
Adapter le film d’Antonioni Le Silence sur la scène de la Comédie-Française cet hiver fut une traduction criante de son goût pour la prise de risque, les déplacements, les tentatives, ce qu’elle appelle “un pacte avec les spectateurs et spectatrices”. Un pacte autant qu’un spectacle, qui assume l’horizon d’une “métathéâtralité” faisant du théâtre le lieu d’une action et d’une représentation. “La pure représentation ne m’intéresse plus”, insiste-t-elle. Elle avoue même ressentir “une crise de fiction”. “Ces dernières années, je ne comprenais plus très bien pourquoi je demandais à des acteurs de faire semblant ; cela ne passait plus. J’ai eu envie de me poser d’autres questions, dont l’utilité de la raison du théâtre.” Partie en 2022 à la Villa Médicis à Rome “pour s’extraire du milieu théâtral”, elle n’élude pas l’ambivalence de sa position. Sagace et lucide. Car si faire du théâtre ne va plus de soi, si elle a “l’impression de travailler en permanence contre le théâtre”, elle reconnaît fatalement : “C’est pourtant tout ce qui m’anime.”
La punition peut-elle être la seule façon de faire justice ?
Au cœur de cette tension, entre un retrait et une relance, Léviathan appartient ainsi à un nouveau cycle de son travail, centré sur la façon dont la fiction s’ajuste au réel – inauguré avec La Vie invisible et Un sacre. “J’avais l’habitude de monter des textes classiques (Ibsen, Norén, Tchekhov…), j’avais prévu d’adapter Le Décalogue de Kieślowski, mais j’ai dû renoncer. Et au moment du confinement, j’ai eu le désir de rencontrer d’autres gens, d’écouter leurs histoires personnelles.” Avec son complice d’écriture Guillaume Poix, elle a rencontré près de 400 personnes pour saisir comment la notion de réparation résonnait dans leur vie, sans savoir ce qu’elle en ferait. Des personnes souventaccidentées par le système social, un peu partout en France, “comme une manière de retrouver l’autre, coûte que coûte” et d’éclairer les limites de la justice institutionnelle face aux victimes de la société. Suite à de multiples rencontres avec des avocat·es, magistrat·es, détenu·es, plaignant·es, enrichie par ses lectures sur les justices alternatives, l’abolitionnisme ou le minimalisme pénal, Lorraine de Sagazan dessine les contours possibles d’un changement de paradigme judiciaire : la punition peut-elle être la seule façon de faire justice ?
À partir de cette double approche sociologique (l’enquête de terrain) et philosophique (la réflexion sur le sens de la justice), elle a pensé à des personnages, ou plutôt à des “figures” qui permettent d’interroger “la justice pénale, la justice expéditive, la justice inexistante pour certains corps, le procès, la comparution immédiate, les alternatives à la prison qui existent. Le fil conducteur du spectacle, c’est le temps de la justice”.
Habitée par ces questions et par son goût du plateau pensé comme le réceptacle des violences du présent, Lorraine de Sagazan se laisse absorber par tout ce qui s’agite autour d’elle et en elle, sans se laisser déborder. Attentive aux souffrances des autres, admirative des œuvres qui l’aident à comprendre les mécanismes de la violence, à l’image des films de Rithy Panh ou du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, elle ne prétend pas faire du théâtre le lieu d’un acte réparateur ou thérapeutique. “Le spectacle n’adoucit rien. Au contraire, il est sans cesse question de l’irréparable dans Léviathan, affirme-t-elle. La réparation passe par la réappropriation d’une colère, d’une violence, d’une insurrection.” Ce cheminement, cette manière de dialoguer avec le réel, “au-delà du faire semblant”, elle les active sur scène comme une façon d’opposer au silence de la douleur le cri d’une aspiration à tout changer.
Léviathan, conception et mise en scène Lorraine de Sagazan, au gymnase du lycée Aubanel, du 15 au 21 juillet à 18 h (relâche le 17).
Monte di pietà installation à la Collection Lambert, du 23 juin au 1er septembre, de 11 h à 18 h.
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