Avec “Absalon Absalon !” d’après William Faulkner, Séverine Chavrier poursuit son œuvre fascinante, où le mal se diffuse dans l’atmosphère et où la musique peut tout.
C’est un spectacle poisseux et moite, à l’image d’une certaine idée du Sud des États-Unis, où la torpeur s’abime dans les vapeurs éthyliques, où l’on s’englue dans un sol marécageux, en attendant que quelque chose arrive, quelque chose qui n’arrivera sans doute jamais.
On retrouve dans cet Absalon Absalon !, l’une des pièces les plus attendues de la 78e édition du festival d’Avignon, les idées fixes chères à Séverine Chavrier. Celles que nous découvrions dans Ils nous ont oubliés et Aria da Capo : l’isolement, la maltraitance et le ressassement. Ces idées fixes qui structurent une œuvre marquée par la recherche formelle, et les expériences nouvelles. Le paradoxe est là : en parlant toujours de la même chose, l’actuelle directrice de la Comédie de Genève nous dit toujours autre chose. Pour les travailleurs prolixes, les idées fixes sont parfois une bénédiction.
Le mal comme déterminisme
Au départ, il y a ce roman de William Faulkner publié en 1936. La transposition d’un épisode de la Bible : le destin de David, où l’inceste mène au fratricide. L’action se déroule dans l’Old South, autour de la guerre de Sécession, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Complexé par ses modestes origines, un homme miné par le ressentiment et assoiffé de revanche sociale cherche à acquérir un semblant de respectabilité. Il veut deux enfants : un garçon, une fille ; et il aura deux enfants : un garçon, une fille.
Il règnera en patriarche torturé, jusqu’à ce que l’arrivée d’un deuxième fils, caché et métis, issu d’un premier mariage en Haïti, entraîne les siens dans sa chute, malgré lui, à l’instar d’une tragédie antique. Il y aura les secrets, la guerre et le temps des révélations. Il y aura la ségrégation, le racisme, et cette violence consubstantielle aux États-Unis ; ce pays où, comme dans les romans de Stephen King, le mal prend racine sur le terreau du génocide des populations autochtones.
Un cocon vénéneux
Dès les premières secondes du spectacle, le constat s’impose : Séverine Chavrier est non seulement une immense créatrice d’atmosphère, mais elle accorde à celle-ci une place primordiale dans l’existence, comme si celle-ci précédait l’intrigue et la déterminait. Dans le paysage théâtral français, elle serait le pendant vénéneux de Philippe Quesne, avec ses rêveries ouatées. Avec son travail si précis, astucieux et radical sur l’obscurité, la matière et le son, elle nous attire dans ce monde vicié ; un monde où l’on se sent étrangement bien, malgré l’horreur du propos, malgré ces pulsions sadomasochistes qui enferrent ses personnages.
D’ailleurs, on aurait tort de tout prendre au premier degré : dans ses pièces l’humour et la dérision ne sont jamais loin. Et puis il y a la musique, qui tient toujours le premier rôle, et qui prend le contrôle de la scène, à l’image de ce bassiste extraordinaire, Armel Malonga, faisant irruption au milieu du plateau, dansant avec son instrument au son trituré par des pédales d’effets ; il fait un usage percussif, entre sonorités africaines, technoïdes, eighties. Qui pouvait imaginer que l’on puisse faire tant de choses avec une basse électrique ?
On regrette qu’à certains moments l’intrigue ne soit pas plus limpide ; Séverine Chavrier mélange ses personnages noirs et blancs, et l’on ne comprend pas tout à fait ce que cela apporte, si ce n’est de la confusion. On regrette cette fin trop explicative, surlignant la narration, lors de l’ultime demi-heure, rallongeant inutilement le spectacle. Qu’importe, Séverine Chavrier s’impose comme l’une des artistes les plus intéressantes et singulières du théâtre européen. Programmée en début de festival, elle place la barre très haut. Chapeau.
Absalon, Absalon !, mise en scène par Séverine Chavrier. Du 29 juin au 7 juillet, à La FabricA, au festival d’Avignon.
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