2 janvier 2024, quartier de la Cartoucherie, au sud-ouest de Toulouse. Une jeune femme de 21 ans fait son jogging dans le Jardin du Barry, un joli petit parc « entre ciel et eau », apprécié pour sa biodiversité et ses ambiances paysagères.
Il est presque 14 heures quand un homme armé d’un couteau surgit d’un buisson, lui saute dessus et essaie de la violer, en lui assénant plusieurs coups de poing au visage. Les lèvres en sang, des côtes cassées, la joggeuse ne devra son salut qu’à l’intervention d’un passant. Agé de 32 ans, son agresseur est rapidement inculpé pour tentative de viol et de meurtre. Quelques semaines plus tard, dans un autre quartier de Toulouse, deux mineurs sont interpellés pour des agressions sexuelles en série commises ensemble sur cinq joggeuses entre novembre 2023 et fin janvier 2024.
En découvrant ces faits, il était tentant de penser que ces six agressions survenues en moins de trois mois dans la Ville rose, au cœur d’une région déjà profondément marquée par le meurtre de « la joggeuse de Bouloc », commis treize ans plus tôt dans une petite commune sans histoire de Haute-Garonne, ne constituaient qu’un sombre phénomène local. Sauf qu’il aura suffi de taper « agression joggeuse » sur Google pour voir jaillir une cascade d’actes violents commis ces dernières années sur des femmes aux quatre coins du pays, en ville comme en zone rurale, à toute heure du jour et de la nuit.
Sassenage (Isère)
7 h 30, un homme attaque une joggeuse par derrière, la projette au sol, passe sa main sous ses vêtements et lui touche le sexe et les seins.
Tours (Val de Loire)
Un automobiliste suit une joggeuse au volant de sa Mercedes, exhibe son sexe en arrivant à sa hauteur et se masturbe en la fixant des yeux.
Nantes (Loire-Atlantique)
Un homme agresse deux joggeuses en trois jours et tente de violer la troisième après l’avoir déshabillée.
Bruges (Gironde)
Le long d’une piste cyclable, un prédateur force une joggeuse de 21 ans à lui faire une fellation sous la menace d’un couteau à pain.
Fréjus (Var)
Une trentenaire est violée en pleine journée en faisant son jogging sur les bords du Reyran.
Pour mesurer l’ampleur du phénomène, alors qu’il n’existe en France aucun fichier national ou régional comptabilisant spécifiquement les agressions de joggeuses, nous avons plongé plus profondément dans les abysses du web, en procédant de façon empirique région par région, département par département, année après année (sur une période de vingt ans).
C’est ainsi que nous avons exhumé un nombre vertigineux – des centaines – d’agressions relatées sur les sites des quotidiens locaux à la suite de dépôts de plainte, allant d’attouchements à des tentatives de viol, et pire encore. Et il ne s’agit là que de l’écume de l’écume, notre mode de recherche aléatoire ne rendant pas compte des milliers de joggeuses anonymes qui n’ont jamais porté plainte pour une main aux fesses, des comportements pervers, des propos sexistes ou de la drague lourde qui devient menaçante.
Face à ces faits constants, voire en augmentation relative - sachant que depuis cinq ans, de plus en plus de femmes s’adonnent au jogging - plusieurs questions se posent.
Pourquoi la joggeuse est-elle encore et toujours une proie ? Y a-t-il un profil type de l’agresseur ? Quels sont ses modes opératoires ? Comment se protéger de ce danger omniprésent ? Et, mieux encore, est-il possible de l’éradiquer ?
Pour tenter d’y répondre, nous avons arpenté des chemins de terre, des parcs, des berges et des coulées vertes, et interrogé les actrices (et acteurs) du monde du running sur ce phénomène préoccupant. Certes, les faits d’agressions sur joggeuses, bien qu’impossibles à quantifier, restent sans commune mesure avec les violences faites aux femmes dans la sphère privée, des féminicides aux viols de Mazan.
Mais de l’avis général, leur persistance avérée a un impact très concret sur la pratique féminine, et pas seulement en France. Selon un sondage réalisé par la marque Adidas l’an dernier dans neuf pays, 92% des femmes interrogées déclarent ne pas se sentir en sécurité lorsqu’elles font leur jogging. Et courent donc beaucoup moins fréquemment que les hommes, et toujours la peur au ventre…
Cinq mois ont passé depuis la tentative de viol commise sur la jeune joggeuse dans le Jardin du Barry.
Cinq mois durant lesquels de nouveaux faits d’agressions ont été signalés dans plusieurs autres villes de France : à Carrières-sous-Poissy (Yvelines), où un individu a posé ses mains sur le bas-ventre d’une joggeuse en lui disant « J’ai des érections. Tu peux toucher… ». A Beaurepaire (Isère), où un autre a tenté de violer une femme sous la menace d’un cutter. Ou encore à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), à 6 h 30 du matin, sur le front de mer…
En marchant en plein jour le long des berges du Canal du Midi, très prisées par les amatrices et amateurs de course à pied, on constate avec quelle facilité un agresseur pourrait surgir des buissons et se livrer à des méfaits, ne serait-ce que pendant quelques secondes. « Bien sûr que le danger est réel ! confirme Claire Lagadic, journaliste fait-diversière à La Dépêche du Midi depuis vingt ans. J’habite un appartement avec vue sur le Canal. Quand je vois l’attitude de certains hommes avec les joggeuses, ça m’interpelle. Ils se retournent, ils les abordent… Franchement, c’est chaud. »
Claire Lagadic sait très bien de quoi elle parle, elle qui a couvert plusieurs affaires récentes, dont un vol avec violence commis justement à 10 heures du matin sur le Canal du Midi (les joggeuses sont également plus sujettes aux vols que les hommes). Mais c’est surtout en couvrant l’affaire de Patricia Bouchon, une mère de famille de 49 ans assassinée le 14 mai 2011 lors de son jogging matinal quotidien, que la journaliste a pris conscience de la grande vulnérabilité des joggeuses.
« En travaillant sur cette affaire de Bouloc, on a réalisé que ce n’était malheureusement pas un cas isolé. À chaque fois qu’on creusait un dossier d’agression, on en trouvait un autre. On a même eu un cas d’enlèvement. Et on a compris que le phénomène était généralisé à toute la France. »
Claire Lagadic, journaliste à La Dépêche du Midi
De fait, les onze meurtres de joggeuses répertoriés ces vingt dernières années en France touchent presque autant de départements. Mais au-delà de ces cas extrêmes, c’est surtout la masse constante d’agressions en tous genres qui interroge, entre insultes sexistes, vols avec violence, attouchements, tentatives de viol...
92%
des femmes interrogées ne se sentent pas en sécurité lorsqu’elles font leur jogging
51%
des femmes interrogées craignent une agression physique
38%
des femmes interrogées ont déjà été victimes de harcèlement physique ou verbal. Parmi elles, 46% ont décidé d’arrêter à la suite de ces incidents.…
69%
des femmes interrogées prennent des « précautions spécifiques pour leur sécurité »
« Même si je ne peux pas me mettre dans la tête de l’agresseur, je suis persuadée que Patricia Bouchon n’aurait pas été tuée si elle avait juste marché seule à 5 heures du matin pour prendre son bus. C’est la joggeuse qui a été assassinée. »
Claire Lagadic
Comme si le statut de joggeuse mettait de facto une cible fluo dans le dos, visible pour un certain type de prédateurs…
Alain Penin, expert psychologue agréé par la Cour de Cassation, a un premier élément de réponse : « Ce n'est pas n'importe qui qui va agresser des joggeuses, explique l’expert, intervenu dans de nombreux grands procès criminels, dont celui du meurtrier présumé de la joggeuse de Bouloc. Ce n'est pas un homme affirmé, qui n'a aucun problème de séduction. C’est au contraire son défaut d'affirmation de soi qui va le pousser à agresser des proies vulnérables et isolées (notamment sensoriellement à cause des écouteurs), qui deviennent des cibles d'une facilité déconcertante pour une agression, qu’elle soit physique, verbale ou sexuelle. Ces actes particulièrement lâches vont lui donner un sentiment de pouvoir évident, et d’impunité : ‘’Personne ne va me voir, personne ne va me trouver’’. »
Sauf que le grand nombre d’agressions commises au grand jour dans des lieux très fréquentés met à mal la thèse de la simple proie isolée, et prouve qu’autre chose excite les prédateurs, notamment chez les nombreux récidivistes. Jean-Luc Ployé, expert psychologue des tueurs en série, a notamment examiné il y a dix ans l’homme qui a violé et assassiné la joggeuse Natacha Mougel, six ans après en avoir violé une première — Sylvia Peromingo, voir ici —.
Selon lui, c’est d’abord l’attractivité érotique de la joggeuse, nichée dans l’imaginaire du prédateur (sueur, tenue moulante, etc…) qui va, dans un premier temps, déclencher chez lui une pulsion sexuelle : « C’est l’acte fondateur, explique l’expert, qui est également intervenu l’an dernier dans le procès d’un homme ayant agressé au couteau une joggeuse à Reims, sous les yeux de promeneurs. Et cet acte fondateur est intemporel, enregistré une bonne fois pour toutes, peu importe le temps qui passe. » D’où les récidives ciblées.
« Ce qui renforce son plaisir, c'est que la joggeuse est une proie en mouvement. Cela rend le trophée encore plus beau. Le mode opératoire du prédateur de joggeuses s'apparente totalement à celui la chasse. »
« On entre là dans le domaine de l'archaïsme, d’un acte primitif chez l'homme, analyse l’expert. Il y a un espèce de décalage dramatique entre l'espace de liberté que peut symboliser la femme qui court et ce même espace qui se réduit inexorablement au fur et à mesure qu’elle approche du chasseur… »
S’il peut frapper n’importe où, le prédateur a une attirance particulière pour les attaques au fil de l’eau, le long des berges bucoliques et ombragées.
Car là où la joggeuse va chercher la fraîcheur, la beauté, le calme, et la terre souple sous ses pieds, l’agresseur va trouver les arbres, les buissons et les ponts pour se planquer et voir venir. Exemples réels de lieux d’agression : berges de la Seine, du Touch, du Reyran, de la Scarpe, de la Loire ou de l’Aisne ; bords de la Sarthe, de l’Orge ou de la Boële ; plan d’eau de la Sangue, de La Ferté-Bernard ou de Cournon d’Auvergne ; bords du lac Kir, du lac Brousseau, de Paladru, de Beaulieu, de Nantua, de Sesquières ou de Viry-Grigny ; canal de la Deûle, de la Bridoire, du Nord ou du Midi, que nous arpentons…
« Le danger est là. Il est montré, démontré, publié. Et l'actualité montre que le phénomène des agressions de joggeuses est constant, voire en augmentation. »
Alain Penin
Ce que confirme Françoise Passuello, directrice de France Victimes 31, association venant en aide aux victimes d’agressions. « On reçoit plus de 7000 victimes par an et dans le lot, il y a beaucoup de femmes agressées pendant leur jogging. Je ne peux pas vous dire le nombre parce que dans nos statistiques, on ne coche pas une case ‘’jogging’’. Mais rien que dans nos permanences de Haute-Garonne, on a des cas tous les ans. »
Sur les 13 millions de Français qui font de la course à pied, 49% sont des femmes (soit plus de 6 millions), avec une montée en puissance très forte sur les dix dernières années.
« Néo-runners »
Nouveaux pratiquants de la course à pied sur ces cinq dernières années
FEMMES
70%
HOMMES
30%
Pratique intensive de trois ou quatre sorties par semaine
FEMMES
40%
HOMMES
60%
La courbe s’inverse, le principal frein à la pratique des femmes est l'insécurité, notamment l’hiver à cause de la nuit.
On poursuit notre marche le long du Canal du Midi. Une joggeuse approche. Coquette, Anaïs, 30 ans, porte des perles blanches aux oreilles, un bracelet de coquillages à la cheville, un short jaune et un tee-shirt extra large bleu marine. A la question : « N’avez-vous pas peur de courir seule ? », elle répond tout sourire qu’elle évite de courir ici le soir, mais « qu’à cette heure-ci, il n’y a pas de risque »… même si elle s’est déjà fait « taper » son téléphone et souvent fait agresser verbalement sur ce chemin. L’insulte sexiste, l’autre fardeau quotidien des runneuses.
« Lors des agressions de type moral (verbal), l’individu leur reproche vraisemblablement leur féminité active, leur émancipation. Un peu comme si elles étaient en situation de provocation par leur comportement, ‘’Je cours, j’ai pas peur de l’isolement, et je vous emmerde !’’ »
Alain Penin
Oui, Anaïs les emmerde. Mais elle reste quand même vigilante depuis sa dernière agression au bord du lac de Sesquières : « Je courais avec ma petite sœur quand des mecs ont voulu qu’on monte dans leur voiture. Comme on approchait du parking en courant, ils ont essayé de nous bloquer avec leur véhicule. Les gens ont tout vu mais n’ont rien dit. Ça va tellement vite… »
Suivre une joggeuse en voiture ou en camionnette fait partie des modes opératoires souvent relatés, notamment dans les cas de harcèlement verbal, d’exhibitionnisme ou d’enlèvements, heureusement rares. Et d’autres modes d’agression sont parfois récurrents. Suivre la joggeuse à vélo ou à scooter et la faire tomber d’un grand coup dans le dos. Arriver par derrière en courant façon joggeur, et la plaquer aux genoux. Demander poliment l’heure puis frapper. La freiner en l’agrippant par la queue de cheval. La pousser dans l’eau ou dans un ravin. Porter un casque intégral ou une cagoule pour œuvrer incognito. Se faire passer pour un papy peinard qui promène son chien. Commettre des attouchements pendant qu’un autre filme et poster sur les résaux sociaux. Les armes utilisées : barre de fer, couteau à huitre, à pain, à viande, cutter, tournevis ou même taser pour immobiliser la victime, dans une volonté rageuse de destruction et de pouvoir sur la femme.
On quitte le Canal du Midi, direction la place du Capitole. Sheima, 24 ans, revient d’un footing collectif avec l’association de running Run in Toulouse. Il y a quatre mois, alors qu’à l’heure du déjeuner elle faisait un jogging rue Saint-Rome, en plein centre-ville, elle réalise que trois jeunes la suivent en ricanant. Tentant en vain de les semer, elle finit par se réfugier dans un magasin. « J’étais affolée, je ne savais plus quoi faire, raconte-t-elle avec émotion. J’étais persuadée que s’ils me coinçaient rapidement au coin d’une rue, personne ne me défendrait. Nous les femmes, on sait très bien que ça peut arriver n’importe où. »
En effet, selon « l’effet témoin », phénomène psychosocial scientifiquement prouvé, plus il y a de témoins, moins les gens réagissent.
Et il suffit parfois d’un geste en apparence anodin pour déclencher une panique profonde et durable, comme lors de l’affaire des agressions en séries commises entre fin 2023 et début 2024 à Toulouse dans le quartier Lardenne, réputé bourgeois et sécurisé. Agées de 33 à 55 ans, cinq joggeuses y ont subi de la part d’un mineur une violente claque sur les fesses, tandis qu’un second larron filmait la scène. « J'ai eu la peur de ma vie, confiera l’une d’entre elles. Je ne peux plus courir seule. Désormais, je fais du jogging sur mon tapis de course, dans mon garage. »
Banaliser les actes de ces très nombreux serial « claqueurs de fesses » serait une grave erreur : « La main aux fesses est un commencement, un geste fondateur ! affirme Jean-Luc Pelé, évoquant la graduation progressive des actes violents. Jacques Rançon, ‘’le tueur de la gare de Perpignan’’ (violeur et meurtrier récidiviste dans les années 90), avait commencé comme ça. Il avait 16 ans, il s'était planqué dans un buisson avec un copain et ils ont repéré une jeune fille qui faisait du vélo. Il est sorti du buisson et lui a touché la poitrine et les fesses. Les grosses affaires (crimes et viols), c’est la vitrine. Mais quotidiennement, des attouchements, des agressions pour lesquels les victimes ne portent pas plainte, il y en a des milliers. »
« C’est terrible parce que c'est une agression qui peut durer quarante secondes et détruire vingt ou trente ans de construction intime. »
Morgane Dupoux, avocate d’une des cinq victimes du quartier Lardenne, confirme l’ampleur des dégâts : « Même s’il ne s’agit pas d’un viol, les cinq femmes sont toutes traumatisées, dit-elle. Et moi qui suis également joggeuse, si je commence à penser à tout ce que je vois dans mes dossiers, je ne sors plus. Il est évident qu’en extérieur, la joggeuse a une vulnérabilité intrinsèque. »
Ce qui fait dire à Williams Nuytens, sociologue spécialiste des questions de violences dans le sport, que « pulsions et perversions continuent d'être des moteurs comportementaux très puissants, que les femmes sont des proies pour certains hommes, que des hommes s'inscrivent dans des conduites de prédation, regrette-t-il. Le fait est que ce ne sont pas les femmes qui agressent des joggeurs mâles. Ce qui est terrible, c'est que, avant même de sortir courir, avant même de revêtir de quoi courir, avant même de penser à courir, des femmes sont en situation de vulnérabilité parce qu'elles sont des femmes et que des loups attendent. »
Mais alors que faut-il faire ? Renoncer au jogging ?
Depuis notre départ de Toulouse, notre liste non exhaustive de faits divers relayés dans les quotidiens locaux s’est encore allongée.
Entre juillet et septembre, en Gironde, en Dordogne ou dans les Yvelines, plusieurs joggeuses ont notamment porté plainte pour des mains aux fesses. Sans parler des multiples alertes lancées quotidiennement sur les réseaux sociaux.
Cette réalité n‘épargne pas le département du Nord où, cet été, une jeune joggeuse a échappé de peu à une tentative d’enlèvement en pleine matinée, et où deux meurtres ont été commis en sept ans : celui de Natacha Mougel en septembre 2010 et celui de Ginette Alvarez en octobre 2017 à Beauvois-en-Cambrésis. Ce soir-là, la joggeuse de 57 ans fut tuée à coups de couteau dans le dos par un collégien qui lui avait tendu une embuscade sur un sentier.
Quelques mois plus tôt, en février, un cas d’agression sexuelle perpétré dans le célèbre Parc de la Citadelle de Lille, paradis des joggeurs, avait également été très médiatisé, y compris dans nos colonnes. Encerclée en milieu d’après-midi par six jeunes qui lui demandaient de l’argent, Lucie, 22 ans, leur avait répondu qu’elle n’en avait pas. « Le chef me dit : ‘’Tu peux partir, mais avant tu me fais un câlin’’, témoigne alors la joggeuse sur son compte Facebook. Il m’enserre dans ses bras et tente de m’embrasser, tout en faisant des gestes obscènes devant ses amis en simulant un acte sexuel. »
« Tout le monde rigole. Un autre homme descend mon collant de course à pied et me touche les fesses. Son ami aussi. Là, j’ai compris qu’ils voulaient vraiment me violer. »
Lucie
A la suite de son post, Lucie reçoit des dizaines de messages anonymes de femmes qui ont vécu la même chose qu’elle, sans oser porter plainte. Deux semaines après l’agression, 400 joggeurs(ses) se rassemblent à la Citadelle pour participer à un footing solidaire et dénoncer l'insécurité aux abords de la Deûle. Des membres du Front national (aujourd’hui Rassemblement national) et du mouvement Génération Identitaire s’invitent alors au cortège pour demander le démantèlement du campement rom voisin, dont sont issus les jeunes agresseurs de Lucie.
« Pour moi, peu importe qui agresse, des Roms ou le voisin. J’ai juste voulu témoigner pour alerter », confiera-t-elle à L’Équipe, agacée par la récupération politique de l’affaire. Les sans-papiers, étrangers en situation irrégulière, ou autres « gens de couleur », sont parfois pointés du doigt par certaines voix qui associent le problème récurrent des agressions de joggeuses à l'immigration. Un raccourci qui ne résiste pas à l’épreuve des faits, estime notamment Charles-Emmanuel Herbière, avocat des parties civiles dans l’affaire du meurtre de Ginette Alvarez. « Quand on va faire du footing, on va souvent dans des endroits où des gens désocialisés, des marginaux, ont tendance à se retrouver, détaille l’avocat. Mais dans cette affaire par exemple, ce n’était pas du tout ça. C'était un gamin de 14 ans qui avait une adresse, une famille, et cherchait juste une proie. »
Notre examen des nombreuses affaires récentes nous permet en effet de constater que le prédateur de joggeuses peut avoir mille visages, ce qui le rend d’autant plus imprévisible.
L’assassin présumé de la joggeuse de Bouloc était un voisin de la victime. Le « violeur de la forêt de Sénart », auteur entre 1995 et 2000 de plusieurs agressions, le visage dissimulé sous un casque intégral de moto, était un père de famille sans histoire. La tentative de viol sur joggeuse commise début 2024 à Carrières-sous-Poissy était le fait d’un jeune ingénieur en formation, sans casier judiciaire… « L’infraction sexuelle répond à une pulsion, confirme maître Dupoux. Elle émane souvent d’inconnus des services de justice. L’agresseur peut être n’importe qui, il peut frapper n’importe quand et dans n’importe quel quartier. »
« Contrairement au trafic de stups’ par exemple, il n’y a aucune réalité géographique ou sociologique de la prédation sexuelle. »
Parc de la Citadelle, sur les bords de la Deûle. Il est 19 heures sous un sale crachin. On ne se doutait pas que tant de femmes aimaient courir sous la pluie. Christine, par exemple, joggeuse senior aux cheveux blancs. « Je pratique ici depuis vingt ans », confie la Lilloise, qui ne court plus sans son époux.
« J’ai plus de 70 ans et l’autre jour, en courant quelques mètres seule pour rejoindre mon mari, un gars m’a dit : "T’es encore baisable pour ton âge.’’ »
« C’est désolant. On sent qu’il peut nous arriver n’importe quoi et c’est un véritable frein. On court tout le temps la boule au ventre, en s’excusant d’être une femme. Et rien ne s’améliore, au contraire. Notre fille de 40 ans ne court plus seule non plus. »
Sept ans après l’affaire de Lucie, les faits récents prouvent que la vigilance doit toujours être de mise. En février dernier, Clarisse, juriste de 27 ans, sort seule faire son jogging habituel au parc de la Citadelle, en faisant des allers-retours avenue Delobel. Vers 22 heures, se sentant moins en sécurité, elle traverse le pont pour courir sur l’autre rive, parcourue de bars et de gens à vélo. « Il y avait des personnes en terrasse vingt mètres derrière moi, un mec qui courait cinquante mètres devant moi… Bref, absolument aucun risque, nous raconte-t-elle. Là, d'un coup, un gars m’a plaquée par derrière et a mis sa main sur ma bouche en me disant de ne pas crier. »
Au sol, elle aperçoit tout près un homme assis en terrasse. Mais comme dans cette portion de rue les éclairages sont espacés de quinze mètres, il ne peut pas la voir… « Là, j’ai senti que l’agresseur essayait de me soulever, poursuit-elle, comme pour m’aspirer dans les sous-bois du parc Vauban qui n’est pas éclairé la nuit. » À force de se débattre, elle finit par réussir à hurler et à alerter l’homme en terrasse qui accourt et prend l’individu en chasse (condamné à un an de prison, l’ouvrier en bâtiment affirme avoir bousculé la joggeuse par mégarde et a fait appel du jugement). Indemne mais choquée, Clarisse, qui aimait tant les escapades improvisées à la sortie du boulot, a à son tour et à regret renoncé au jogging en solo.
De fait, face à la menace, elles sont de plus en plus nombreuses à ne courir qu’en groupe, à deux, à cinq, à vingt, que ce soit entre amies ou collègues. Visibles au niveau du pont de la Citadelle, d’innombrables groupes, mixtes ou pas, jeunes ou pas, se donnent rendez-vous à l’entrée du parc en fin de journée, histoire de faire corps, sans avoir des yeux dans le dos.
« A l’école, on a chaque année un séminaire pour nous mettre en garde contre les violences faites aux femmes, dit Aline, 22 ans, membre de l’organisation du Raid EDHEC (Ecole supérieure de commerce de Lille) qui organise un footing collectif ce soir-là. Perso, ça ne me viendrait pas à l’idée de courir seule ici le soir. Nous, on ne court qu’en groupe. »
Pour se motiver et se protéger, les runners se regroupent via des groupes Facebook, Instagram ou WhatsApp, et/ou des associations organisant des joggings collectifs. Run in Toulouse, Nice Runners, Courir à Grenoble, Lille Running team… Depuis le confinement, ces dernières se sont multipliées dans toutes les villes de France et comptent souvent plus de filles que de garçons. Une démarche qu’approuve et encourage Olivier Gui, DTN adjoint chargé du running à Fédération française d’athlétisme (FFA). « J'ai deux filles qui ont été étudiantes à Toulouse et ont fini par arrêter de courir seules au bord du Canal à cause de gars qui tournaient et viraient en les observant », raconte le vice-champion d’Europe junior de 400 m haies, en 1985.
Entraîneur au club d’athlétisme du SU Agen, où il vit, il est constamment sur le qui-vive :
« Quand on fait des footings au lac Passeligne, je fais la navette à vélo entre les filles qui sont devant et celles qui traînent derrière parce qu'il ne faut jamais les laisser toutes seules. Je vois bien les camionnettes qui ralentissent quand elles passent en short. »
« On a même eu des exhibitionnistes au Parc des Sports… Ça me rend dingue ! C’est triste, mais la seule solution pour les femmes, c’est de courir en bande, si possible mixte. »
Et c’est bien ce que Clarisse, dernière victime en date du Parc de la Citadelle de Lille, va se résoudre à faire. Mais ce qu’elle refuse, c’est la culpabilisation : « Le médecin qui m'a examinée dans le cadre du procès m’a dit : ‘’Mais de toute façon, madame, vous le savez bien, il ne faut pas courir tout seule, surtout à cette heure-là. Vous l’avez un peu cherché’’, confie-t-elle. Ça m’a mise en colère, ce n’est pas de ma faute s'il m’arrive quelque chose ! »
Cette remarque en forme de rébellion, elle n’est pas la seule à la formuler. « Pourquoi ce serait à nous de faire attention et pas aux hommes de changer de comportement ? », insiste Clara, 25 ans, cheveux courts et piercing au sourcil.
« Moi je refuse de courir avec la bombe lacrymo que m’a achetée ma mère en plusieurs exemplaires ! »
L’arsenal portatif de la joggeuse, parlons-en. A chaque agression médiatisée, les ventes de matériel d’auto-défense explosent, en particulier depuis des sites internet américains, où les joggeuses en font un usage décomplexé.
Parmi les objets prisés, le « crime safety Keychain », un porte-clés anti-agression très girly qui, selon les modèles, peut comprendre une alarme de 130 dB, un sifflet de 120 dB, une bombe au poivre ou un faux rouge à lèvres émettant des décharges électriques. On trouve aussi : la matraque télescopique, le collier avec alarme, la lame crantée dissimulée sous une bague en silicone (pour recueillir l’ADN de l’agresseur!), ou encore l’equalizer, sorte de poing américain, avec deux bouts pointus.
Et au-delà des cours de self-defense, très populaires outre-Atlantique, on observe le développement du canicross (courir avec son chien) assez dissuasif sur les petits chemins. Sans parler des multiples applications de running qui permettent aux joggeuses, de plus en plus connectées, d’être géolocalisées par leurs proches, mais aussi de choisir des itinéraires variés et sécurisés, et d’alerter si besoin la police, ou d’autres « joggeurs augmentés ».
Sauf que pour beaucoup, cette course à l’armement ne résout pas le problème de fond, et ne devrait pas avoir lieu d’être au XXIe siècle. Une absurdité qu’a habilement dénoncée la firme Adidas en 2023 dans son clip « The Ridiculous Run » (montrant une joggeuse encadrée par un convoi de voitures de police et des gardes du corps), mis en ligne suite à une enquête montrant que 69% des femmes qui font du jogging prennent des « précautions spécifiques pour se sentir en sécurité ».
Face au ras-le-bol général des femmes qui aimeraient pouvoir faire comme les hommes, à savoir courir où et quand elles veulent, seules si ça leur chante, et sans avoir à être géolocalisées par leur conjoint ou par le GIGN, ni être expertes en combat rapproché, certaines ont pris les choses en main...
Ca y est, les jours raccourcissent. Mauvaise nouvelle pour les jeunes mères de famille et autres femmes actives de France et de Navarre, débordées en journée.
Obligées de courir dans la pénombre sur des parcours moins fréquentés que l’été, elles s’exposent malgré elles au danger. Autour du week-end du 11 novembre, trois joggeuses ont été agressées en quatre jours. L’une a été poussée dans un fossé sous le pont de l'arc à Aix-en-Provence par un homme qui lui a baissé son pantalon. Une deuxième a reçu un coup de couteau dans le dos en courant quai Deschamps, sur la rive droite de Bordeaux. La troisième a été agressée sexuellement dans le bois du Burck, à Mérignac, alors qu’elle soulageait ses besoins à l’abri des regards.
Et, semaine après semaine, la « chasse » s’intensifie : à Mulhouse, dans le secteur très fréquenté de la plaine sportive, un viol et au moins trois tentatives de viols ou agressions sexuelles très violentes ont été commis entre le 28 octobre et le 15 novembre, sur des joggeuses qui longeaient les berges de l’Ill. Le serial agresseur, âgé de 14 ans, a à chaque fois agi entre 18 heures et 20 heures, en surgissant derrière sa victime, tentant dans certains cas de l’étrangler avec une cordelette…
L’hiver approchant, les femmes sont donc gentiment priées par leur entourage de ne pas courir dans le noir, tôt le matin et tard de soir. Voire d’attendre le printemps prochain. Une injonction d’autant plus prégnante en Ile de France, région frappée par trois meurtres de joggeuses (2005 à Rueil-en-Brie, 2009 à Milly-la-Forêt et 2014 à Sevran), plusieurs viols et tentatives de viol, ainsi que d’innombrables faits d’agressions physiques et verbales. Seine-Saint-Denis, Yvelines, Essonne, Hauts-de-Seine, Val-d’Oise, Seine-et-Marne, Paris… Aucun département n’échappe à notre listing de faits divers.
Parmi les plus sordides, figure le viol de Sylvia Peromingo, autrice en 2013 du livre « Je suis morte ce jour-là » (Flammarion). Ancienne danseuse professionnelle, elle n’aurait jamais imaginé que le jour de l’Ascension, elle croiserait le diable dans un écrin de beauté. Qu’aux alentours de midi, sa vie allait basculer à jamais sur un joli chemin foulé par une multitude de joggeurs, de touristes émerveillés, de mères de famille et de poussettes d’enfants.
Le 20 mai 2004, cette native de Suresnes décide de faire son tout premier jogging avec sa mère et son beau-père dans le Parc du Mont-Valérien. Prise d’un point de côté, elle leur dit qu’elle les rattrapera quelques virages plus haut. Sauf qu’un prédateur l’a déjà repérée...
Vingt ans après ce maudit jogging, Sylvia Peromingo, 44 ans, nous reçoit dans son studio impersonnel et à peine meublé, dans un lieu-dit de transition qu’elle veut garder secret par prudence, même si son agresseur, violeur récidiviste et meurtrier de joggeuse, a depuis été condamné à la prison à perpétuité. Sylvia Peromingo a la grâce et la force d’une danseuse orientale, et l’extrême fragilité d’une femme traumatisée. Toujours apeurée, elle nous raconte l’instant où un individu de 1,90 m pour 130 kg, armé de tournevis et de couteaux, l’a projetée dans le vide en une fraction de seconde, avant d’abuser d’elle pendant deux heures.
« En passant devant lui, je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Il m’a attrapée, étranglée. J’ai crié une première fois, il m’a étranglée plus fort. Il m’a dit : ‘’Si tu cries, je te tue.’’ Et il m’a balancée dans le ravin en contre-bas. Là, je me suis dit, ok, c’est fini pour moi. »
Pendant son calvaire au fond du ravin, arrachée à la foule en plein jour férié, elle entendait là-haut les cris de sa mère qui hurlait son prénom, et en contre-bas, ceux des enfants qui jouaient sur les courts du Mont-Valérien Tennis Club.
Malgré tout, face à cet assassin en puissance qui a prévu de la tuer à coups de tournevis, elle sauve sa peau grâce à une stratégie psychologique impressionnante de sang-froid (voir vidéo). Arrêté et condamné pour viol, son agresseur, Alain Penin (simple homonyme de l’expert judiciaire de Toulouse), bénéficie par erreur, fin septembre 2009, d'une libération conditionnelle avec obligation de soins. Moins d’un an plus tard, en septembre 2010, il agresse et viole Natacha Mougel, mère de famille de 29 ans, alors qu’elle faisait son jogging dans un parc de Marcq-en-Barœul (Nord). Puis il abandonne son corps sans vie dans un champ après l’avoir frappée avec un tournevis…
« Quand il est sorti de prison (en 2009), je leur ai dit : ''Surtout, ne le lâchez pas d’une semelle, car il va recommencer, et cette fois, il va tuer''», raconte Sylvia Peromingo, qui témoignera courageusement à son procès pour meurtre.
« Je l’ai dit aux avocats, aux juges, à tout le monde… Le jour où on m’a appris qu’il avait recommencé, et qu’il avait tué, je me suis écroulée. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. »
Depuis son agression, Sylvia n’a plus jamais fait de jogging de sa vie… « Non, non, je ne peux plus courir. C’est fini, ça. Même avec une amie, même entourée de mille personnes... »
Plus de vingt ans après le viol en plein jour de Sylvia Peromingo, que ce soit en petite couronne ou dans le Grand Paris, les femmes ont toujours autant la peur aux trousses…
Cet automne encore, les faits se succèdent : le lundi 14 octobre dernier, dans le bois de Boulogne, un peu avant 18 heures, un homme plaque une joggeuse de 19 ans contre un arbre, lui baisse son short et lui arrache sa culotte, en lui disant : « J’ai envie de toi, viens là ! » (Elle parvient à lui échapper en lui mettant un coup dans le bas-ventre.) Et la menace n’épargne pas Paris intra-muros : « Je me fais sans arrêt harceler sexuellement dans Paris, même quand je cours en groupe, nous dit Sandra, joggeuse de 50 ans qui n’ose plus courir en short et en débardeur. Un soir, vers 21 heures, un gars m’a poursuivie sur les quais au niveau du pont d’Iéna, en essayant de me toucher alors qu’il y avait tout un groupe de filles juste derrière moi. Un après-midi, un autre s’est mis à courir à côté de moi sur les quais aux pieds de Notre-Dame, en me prenant par les épaules et le cou. »
« Ça parait anodin, mais à force, c’est traumatisant, poursuit-elle, affligée. Il y a un grave problème d’éducation. »
L’éducation, la clé, le cœur de l’enjeu. Sensibiliser, détricoter, désactiver les réflexes masculins ancestraux, tel est le leitmotiv de Mathilde Castres. Victime en 2016 d’une agression sexuelle au Canada dans le cadre de son travail, cette communicante réussit alors à retrouver l’apaisement en pratiquant le jogging.
Une fois revenue à Paris, convaincue que le sport est le meilleur vecteur de résilience pour les victimes d’agression, elle fonde Sine Qua Non, une association qui organise des sessions de running collectives un peu particulières...Elle nous rejoint au café de la Marine, sur les bords du canal Saint-Martin : « Au départ, j’ai créé une course annuelle juste pour rassembler et montrer et qu’on était nombreux et nombreuses à vouloir piétiner les violences sexuelles. »
La première édition de la course, en mars 2018, en pleine émergence du mouvement #MeToo, réunit 700 personnes. « Dès le lendemain de la première édition, on a reçu le témoignage d’une jeune femme victime d’une agression pendant un jogging à Paris, et qui avait été tellement traumatisée qu'elle avait arrêté de courir, poursuit Mathilde Castres. C'était la première fois qu’elle osait rechausser des baskets. Il y avait beaucoup de témoignages similaires. Pour moi, ça a été un électrochoc. Je me suis dit que ce n’était pas normal qu’une femme s'empêche de courir à cause de la peur. »
Ni d’ailleurs à cause de tout ce qu’elle entend sur les pavés :
« Tu es sexy quand tu transpires », « Joli petit cul », « Gros tas », « Connasse », « Trainée », « Salope, on te parle », « Mate-moi ces seins », « T’es bonne », « Viens me sucer », « Provocatrice », « J’adore les filles avec les tétons qui pointent », « Chienne », « Hé toi, je te viole »
Choquée par tous ces témoignages, Mathilde Castres recentre alors son combat sur cette problématique, et organise depuis des joggings nocturnes de 6 à 10 km traversant volontairement des zones a priori peu rassurantes pour une joggeuse solo, comme « partir de la place Stalingrad jusqu’à Bobigny, en longeant le canal de la Villette ».
L’objectif : que les joggeuses occupent de plus en plus les « territoires » désertés par les femmes à la tombée de la nuit. Et, grâce à la mixité de ces groupes de running, « sensibiliser et éduquer les hommes qui ne se rendent pas compte des peurs, des angoisses, de toutes les injonctions qu'on a avant de chausser nos baskets », ajoute Mathilde Castres, dont la course nocturne a réuni 3 000 personnes à Paris, le 9 mars dernier.
« Ce changement, l’occupation des espaces publics par les sportives, on ne peut le faire qu’ensemble. »
Dans cette double quête d’appropriation du terrain et d’éducation des mâles, Lucile Woodward, coach sportive, bloggeuse et ambassadrice de Sine Qua Non, prône une stratégie plus offensive encore : « Je sais qu’il y a chez les joggeuses la peur latente du loup qui rôde, mais moi, je fais exprès de courir seule en forêt dans les Yvelines, en petit short et brassière, ou le soir à la frontale en mode warrior, et j’en ai rien à faire ! clame la coach de 42 ans. J’ai un comportement militant et exhibitionniste pour montrer aux hommes que je n’ai pas peur. »
« Quand j’emmène des groupes de femmes Porte de la Chapelle, Porte de Pantin ou sous les ponts de Bercy, je leur apprends à avoir une posture mentale et physique forte, pour ne jamais avoir l’air d’une proie. »
À savoir : courir bien droite, ne pas avoir l’air effondré, ni apeuré. Avoir une foulée assurée, montrer qu’on est compétente et à sa place. Et si une bande de gars les invective ? « On s’arrête devant eux pour faire du renforcement musculaire, répond-t-elle, du tac au tac. Et on leur explique que leurs remarques nous gênent et que nous, ce qu’on veut, c’est qu’ils nous ignorent ! »
Elle ajoute que la bombe lacrymo, ça peut aider, « mais ce n’est pas ça qui guérit le problème. Car le problème, c'est l'éducation. Et pour le résoudre, il faut marquer notre territoire et normaliser le fait qu'une femme puisse courir dehors le soir en short et brassière. Plus nombreuses on sera à le faire, moins ce sera une obsession pour certains hommes. C'est ça qui marchera sur le long terme. »
À condition sans doute d’allier cette méthode frontale à un travail de fond mené dans l’intimité des cellules familiales… Sylvia Peromingo, maman d’un petit garçon, constate : « Je trouve que depuis une vingtaine d’années, les femmes sont moins respectées qu’avant, qu’il y a un retour en arrière. Ce problème d’éducation vient peut-être du fait que les parents n’élèvent plus leurs enfants de la même façon. »
« Moi, ce que j’apprends à mon fils, c’est que quand quelqu’un dit non, c'est non. ‘’Non’’, ça ne veut pas dire ‘’j'y vais quand même’’. Ça veut dire au contraire qu’il faut s'arrêter là. On peut déjà commencer par ça… »
Et peut-être qu’à l’avenir les femmes courront enfin sans boule au ventre, ni couteau sous la gorge, en pouvant assumer sans trembler l’adage : « Je cours où je veux, quand je veux, et j’emmerde le monde. »