Des jeunes diplômés en quête de sens annoncent qu’ils ne perdront pas leur vie à la gagner. Des adolescents affichent leur « fluidité » de genre devant des adultes qui ont l’impression de voir leur monde se liquéfier. Des activistes aspergent de soupe à la tomate Les Tournesols, de Van Gogh, afin d’alerter sur l’urgence écologique, essuyant les remarques exaspérées de leurs aînés, pèlerins de la culture ou anciens militants pour qui le musée est devenu un temple, et l’art, le dernier refuge du sacré.
Une « génération Covid » perçue comme « sacrifiée » par une société qui n’a pas fait le choix de confiner uniquement les plus âgés. Une génération « éco-anxieuse » à qui on ne peut enlever l’impression que les « boomeurs » ont essoré une planète désormais surchauffée. Des lycéens plus tolérants ou, c’est selon, plus complaisants à l’égard des signes d’appartenance religieuse et de ce que leurs aînés qualifient d’« atteintes à la laïcité ». Des féministes historiques déboussolées par la « radicalité » des nouvelles formes d’intersectionnalité. Des éditorialistes aux accents pompidoliens qui pérorent contre une génération prétendument fascinée par le stipendié wokisme.
Il flotte dans l’air du temps comme un nouveau conflit de générations. Non pas une simple différence entre les comportements, les goûts et les aspirations des enfants et des parents. Mais bien ce que l’anthropologue Margaret Mead (1901-1978) appelait un « fossé des générations ». Dans l’essai publié aux Etats-Unis en 1970, l’intellectuelle américaine montrait en effet que, contrairement aux sociétés traditionnelles, les sociétés contemporaines étaient « préfiguratives », dans la mesure où s’y opère une inversion de la transmission : ce sont les enfants qui apprennent à leurs parents comment aborder les rivages du nouveau monde, dans lequel se déploient des technologies, des pratiques et des mœurs inédites (Le Fossé des générations, traduction de Jean Clairevoye, Gonthier-Denoël, 1971).
« L’agitation qui secoue la jeunesse du monde entier », écrivait-elle dans une époque bouleversée par les mouvements étudiants, est incompréhensible, si l’on ne mesure pas « l’universalité » du fossé entre les générations, qui est « sans homologie dans le passé ». En effet, « aucune génération n’a jamais connu, assimilé des changements aussi rapides » qu’un monde alors unifié par les technologies de l’information ou globalisé par la fin des empires – sans oublier une révolution scientifique qui multiplie la production industrielle et agricole, mais qui est aussi « en train de modifier d’une manière terriblement dangereuse et radicale l’écologie de la planète », écrivait-elle. Assistons-nous au même type de phénomène aujourd’hui ?
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