L’encyclique Laudato si’ a été un événement mondial, pour les chrétiens et, bien au-delà, pour tous les écologistes qui y ont vu un soutien du pape François à leur combat. Mais son contenu a-t-il bien été compris ? Comment appliquer le message de Laudato si’ ? Voici ce que l’on entend souvent dans les communautés chrétiennes. Quelle erreur ! Comme si l’encyclique, même enrichie des textes pontificaux postérieurs, déclinait une série de recettes à appliquer, alors qu’elle constitue une exhortation à se mettre au travail depuis des lieux riches en fraternité entre tous les êtres vivants.

Changement de monde, nouvelle cosmologie, tel est le message le plus radical porté par Laudato si’. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’une table rase ni d’un recommencement à zéro mais d’un héritage à recevoir et à réinventer. L’insensibilité écologique est le propre de la modernité, c’est un fait, y compris chez les chrétiens, surtout chez les chrétiens si l’on considère leur responsabilité particulière envers la Création. Bruno Latour le répétait inlassablement : quelle illusion de séparer le ciel de la terre et de croire qu’il est possible de sauver son âme en perdant l’ici-bas.

Capitalisme et péché

Les grands textes se caractérisent par leurs ambivalences parce qu’ils saisissent à plein mots les tensions qui font le monde, notre monde, nos mondes. Laudato si’ n’échappe pas à cette règle. L’encyclique pointe habilement deux responsabilités. D’un côté, un système global, le capitalisme et le consumérisme généralisé ; de l’autre, un péché local, le mal et l’insensibilité dans le cœur humain. Mais qu’en est-il de ce qui est entre les deux, les institutions du social, les instruments de la généralité, les solidarités, les pouvoirs et les contre-pouvoirs ?

Laudato si’ a été reçu, d’une part, comme un contrepoint critique aux négociations internationales, d’autre part, comme un approfondissement individuel et en petit groupe de la foi. Quelle erreur ! Ni l’un ni l’autre ne suffiront jamais à changer de monde pour aller vers des civilisations écologiques. Ni l’un ni l’autre ne sont capables d’exercer la prise de réelle suffisante pour basculer dans une nouvelle cosmologie. Nous voici donc condamnés à la situation qui caractérise, selon Michel de Certeau, les changements d’époque : « On dirait qu’une société entière dit ce qu’elle est en train de construire avec les représentations de ce qu’elle est en train de perdre. »

Le temps chrétien

Dans ce grand écart entre le global et le local se logent la processualité, la phénoménalité physique et culturelle qui caractérise la terre habitée. Pour en rendre compte, les chrétiens sont à la fois bien et mal placés. Ils sont bien placés, car la spécificité du temps chrétien, soulignée par l’historien François Hartog dans Chronos (Gallimard), met à distance l’urgence pour instaurer un écart entre le temps de la fin et la fin des temps, thématisant les temps de crise par le simultané du non-simultané : c’est vivre à la fois dans la Cité de Dieu et la Cité des hommes et, à l’heure de l’anthropocène, dans le temps de la nature et dans celui des sociétés.

Ils sont mal placés, car ils héritent d’une modernité industrielle et spirituelle qui leur a fait perdre la commensalité avec les vivants et le sol. L’Église et les chrétiens n’ont-ils pas accompagné et modelé la modernité naturaliste, industrieuse tout d’abord, industrielle rapidement, puis productiviste après la Seconde Guerre mondiale ?

L’écomodernisme

Cette schizophrénie est ce qui les dispose, paradoxalement, à la conversion écologique. En effet, la pureté écologique nous conduit tout droit au désastre. En Occident, l’écomodernisme propose de recommencer à zéro en rendant tout « vert », l’énergie, les villes, les transports.

Dans les puissances émergentes, la sortie de la pauvreté, qui est une excellente nouvelle, conduit à emprunter la voie d’un rattrapage historique insoutenable pour la planète. Le bon vivre réclamé par le pape François recommande d’habiter autrement ce dont on hérite plutôt que de rêver d’un recommencement qui se traduirait par un surcroît, une démultiplication d’énergie et d’extractivisme.

Les chrétiens sont particulièrement bien placés pour transformer en héritant, eux qui vivent entre le déjà là et le pas encore là, bref dans le temps du monde tout en pensant au salut. Toutes les forces spirituelles ne sont pas dans cette perspective, soit qu’elles s’exonèrent de toute responsabilité écologique, soit qu’elles attendent avec impatience la fin des temps.

Le « born again » écologique est un millénarisme dont tous ceux qui proclament avec délectation l’effondrement et le temps de la guerre devraient mesurer la portée sur tous les êtres vivants. Sur les humains, qui seront en première ligne, sur les plus qu’humains sur qui les humains reporteront le mal fait à eux-mêmes.

Se mettre au travail

Mais les chrétiens sont-ils aujourd’hui bien outillés pour exercer avec discernement cette disposition ? Ce n’est pas certain. Qu’il suffise de regarder le contenu des programmes de recherche des instituts catholiques et des universités pontificales : en France et en Italie, aucune ne dispose de compétences en sciences de la nature, à la différence de l’Amérique latine, comme si le terrestre et le spirituel étaient dissociables.

Qu’il suffise de parcourir le contenu de la catéchèse et de la théologie pour mesurer le travail à accomplir afin de retrouver des textes et une spiritualité qui sont là, au cœur de la chrétienté – comme l’a montré le voyage récent du pape François en Corse –, mais encore trop souvent considérés comme païens. Bénir les récoltes, prier pour la pluie, s’adresser aux saints qui veillent sur l’eau des sources, prendre soin du sol qui ne nous appartient pas, quoi de plus évident pendant des siècles et qui a cessé de l’être. Plutôt que de célébrer Laudato si’, mettons-nous au travail.