Chaque mot prononcé peut lui coûter des minutes de liberté. En parlant, Narges Mohammadi prend le risque d’allonger sa peine de plusieurs mois. De plusieurs années. Pourtant, aussitôt libérée (temporairement) de prison pour raison médicale le 4 décembre, elle a tenu à s’exprimer. Un défi d’un courage inouï : la République islamique considère la militante des droits des femmes de 52 ans, prix Nobel de la paix 2023, comme son ennemie publique numéro un.
Depuis vingt-six ans, elle enchaîne les peines de prison pour son engagement contre la peine de mort (majoritairement exécutée par pendaison en Iran) et contre le port du voile obligatoire. Condamnée une nouvelle fois en novembre 2021, elle purge actuellement une peine de treize ans dans la sinistre prison d’Evin, à Téhéran. Et en janvier 2024, elle a écopé de quinze mois supplémentaires pour « propagande » contre la République islamique, alors que son état de santé s’est dégradé au fil des peines. À plusieurs reprises, son cœur s’est même arrêté de battre. Le 14 novembre, une tumeur lui a été retirée à la jambe. Narges Mohammadi doit passer ensuite des examens médicaux à l’extérieur.
À lire aussi > Iran : ce qu’a confié à son fils Narges Mohammadi, la Nobel de la Paix qui a été libérée
Un bras de fer commence : elle refuse de sortir voilée. Le régime finit par plier et lui accorde vingt et un jours de permission. Il y a un mois, une quinzaine de miliciens viennent la chercher dans le quartier des femmes de la prison pour la transférer en van blindé, sans fenêtres, vers un hôpital téhéranais. Chacun de ses mouvements y est entravé, chaque rendez-vous contrôlé, au mépris du secret médical et de toute intimité. Dans un appartement privé et sous étroite surveillance, le temps de sa convalescence est compté. Pourtant, l’infatigable militante entend le mettre à profit. Elle parvient à communiquer avec l’extérieur, sa famille, ses deux enfants notamment, via l’installation d’un VPN et l’utilisation de messageries cryptées.
Pour lui parler, il a fallu nous organiser. Nous lui avons envoyé une série de questions sans savoir si elle serait en mesure d’y répondre. Elle l’a fait en persan. Par écrit, puis par message vocal. Un entretien destiné à être publié le 2 janvier alors que Narges Mohammadi devrait avoir regagné sa cellule au moment de Noël. En s’exposant ainsi, en s’adressant à la communauté internationale, en défiant publiquement les mollahs, elle n’hésite pas à prendre le risque de voir sa peine alourdie et les châtiments redoublés. Elle sait la force et la nécessité des mots : ils ont le pouvoir de changer la société.
ELLE. - Vous avez pu sortir de prison pour raisons médicales. Comment allez-vous ?
Narges Mohammadi. - Mon corps est fragilisé, il est vrai, après trois ans de détention discontinue sans permission et des refus de soins répétés qui l’ont sérieusement éprouvé, mais mon mental est d’acier.
ELLE. - Lorsque vous vous êtes retrouvée enfin seule, quelle est la première chose que vous ayez faite ?
N. M. - Il s’est écoulé plusieurs heures, voire une journée entière, avant que je ne sois vraiment seule, et encore pas tout à fait, car durant ces derniers jours, j’ai été constamment entourée de mes amis de longue date, de mes compagnons de route et de lutte. Le premier soir, lorsque j’ai eu un petit moment d’intimité et que tous mes visiteurs étaient partis, j’ai bien sûr rappelé mes enfants, Ali et Kiana, que j’avais eus plus tôt dans la journée, pour avoir un moment à nous après deux ans – un arrachement – sans être autorisée à entendre le son de leur voix.
ELLE. - Quelles sont vos conditions de détention ?
N. M. - Il n’y a pas de place pour la normalité dans une prison politique iranienne. Au-delà du fait que des innocents y sont arbitrairement détenus. L’isolement figure parmi les instruments de torture les plus couramment utilisés. C’est un lieu où des prisonniers et des prisonnières politiques meurent. J’ai personnellement documenté des cas de torture et de violences sexuelles graves sur mes codétenues. Malgré tout, c’est un enjeu pour nous, prisonnières politiques, de nous battre pour garder un semblant de normalité, car il s’agit de montrer à nos bourreaux qu’ils n’arriveront pas à nous atteindre, à nous briser. La vie doit toujours l’emporter malgré la violence et la mort qu’ils tentent de semer. Le moral est la clé de la survie pour endurer les privations, la séparation d’avec les proches, les violences.
Récemment, quarante-cinq prisonnières sur soixante-dix se sont réunies pour protester dans la cour de la prison contre la condamnation à mort de Pakhshan Azizi et Varisheh Moradi, deux de nos codétenues militantes des droits des femmes kurdes. Nous organisons souvent des sit-in dans la cour, malgré l’interdiction formelle des autorités pénitentiaires, où nous scandons des slogans contre la peine de mort, contre l’apartheid de genre et contre la République islamique. En réaction, les autorités nous privent de parloirs, de téléphone, et nous écopons de peines supplémentaires devant les tribunaux révolutionnaires dont nous ne reconnaissons pas la légitimité. Le quartier des femmes de la prison d’Evin est un lieu où s’exerce la continuation de la violence du gouvernement tyrannique religieux autoritaire et misogyne, mais c’est aussi un lieu d’où les femmes résistent et imposent la vie et la joie.
ELLE. - Qu’avez-vous subi pendant votre détention ?
N. M. - J’ai d’abord été à l’isolement pendant soixante-quatre jours, sans interrogatoire, sans accès au téléphone ni aucune visite. Par la suite, j’ai été envoyée au tribunal révolutionnaire, les yeux bandés, couverte d’un tchador et en claquettes, privée de la présence d’un avocat et d’accès à mon dossier d’accusation. J’ai refusé de me défendre devant ce tribunal dont je ne reconnais pas la légitimité et j’ai été condamnée à huit ans et trois mois de prison et 74 coups de fouet. J’ai été transférée à la prison de Qarchak, au sud de la capitale, dont les conditions sont déplorables. Après quoi j’ai été envoyée à la prison d’Evin, à Téhéran, où je suis encore. Cela fait deux ans que je n’ai pas le droit de parler à mes enfants, et depuis que j’ai obtenu le prix Nobel, en octobre 2023, mon accès téléphonique, y compris avec mes proches en Iran, a été coupé. Je n’ai plus le droit aux visites de parloir, ni de ma famille en Iran, ni de mon avocat. Chaque prise de parole dans les journaux est susceptible de me valoir de nouvelles accusations, et chaque mois, environ, je fais l’objet de nouvelles poursuites et de nouvelles condamnations. C’est un prix lourd à payer pour la liberté, mais c’est aussi un devoir.
« Au fond de mon cœur et dans mon âme, je souhaite la vraie liberté, c’est-à-dire la fin de l’oppression et du despotisme religieux »
ELLE. - Qui sont vos codétenues ?
N. M. - Dans le quartier des femmes, nous sommes soixante-dix, de tous horizons, de tous les âges et de toutes les sensibilités politiques. Certaines de mes codétenues se sont vu infliger de lourdes peines d’emprisonnement alors qu’elles en avaient déjà purgé de très longues. Il y a des journalistes, des écrivaines, des intellectuelles, des personnes de différentes religions persécutées, des Bahaïs, des Kurdes, des militantes des droits des femmes… Ce sont des femmes fortes.
ELLE. - À votre sortie, le 4 décembre, vous ne portiez pas de voile et vous avez scandé « Femme, vie, liberté ». Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
N. M. - Quand la porte de l’ambulance s’est ouverte, j’avais un sentiment mitigé. Je me sentais coupable d’avoir laissé derrière moi mes codétenues et une part de moi était encore en prison. Mais lorsque j’ai vu la rue si animée, toutes ces femmes sans foulard, exhibant leurs cheveux, j’ai senti furtivement ce que signifiait la liberté, d’être libre de ses mouvements sans être en permanence sous escorte des gardiens, sans les serrures et les portes fermées, mais aussi que le mouvement « Femme, vie, liberté » était toujours vivant. Au fond de mon cœur et dans mon âme, je souhaite la vraie liberté, c’est-à-dire la fin de l’oppression et du despotisme religieux.
ELLE. - Ce mouvement est né il y a deux ans. Depuis la prison, comment le voyez-vous évoluer ?
N. M. - Je pense que c’est grâce à la force de ce mouvement que la République islamique n’ose pas faire entrer en vigueur la loi sur le hijab voulue par l’Assemblée consultative islamique [qui autorise la peine de mort pour non port du voile, N.D.L.R]. Non seulement « Femme, vie, liberté » n’a pas disparu, mais il irrigue chaque instant de la vie des gens sous de nouvelles formes, car les Iraniennes et les Iraniens redoublent d’imagination pour le faire vivre.
Narges Mohammadi (à droite), le 8 janvier 2002, devant le palais de justice de Téhéran. © Hasan Sarbakhshian/AP/SIPA
ELLE. - Le 2 novembre, Ahou Daryaei, une étudiante de 30 ans, s’est dévêtue devant l’université Azad de Téhéran et a déambulé dans la rue en sous-vêtements. Que vous a inspiré ce geste ?
N. M. - Sa protestation contre ce que nous appelons la coercition a eu un retentissement mondial. Les femmes en Iran, comme ailleurs, emploient différentes formes de protestation pour contester la violation de leurs droits et remettre sérieusement en question ceux qui les bafouent.
ELLE. - D’après vous, s’agit-il d’un mouvement contre le régime des mollahs ou en faveur du droit des femmes ? Comment le définir ?
N. M. - Le régime islamique considère la soumission des femmes comme un point stratégique pour asseoir son pouvoir et maintenir la domination non seulement sur les femmes, mais sur l’ensemble du corps social. Car en imposant le voile obligatoire, on contrôle non seulement le corps des femmes, mais on rend comptable l’ensemble de la société, la tutelle du mari, du fils. En ciblant cette soumission, les femmes visent, dans une large mesure, à obtenir leurs droits en même temps qu’elles confrontent la tyrannie. Si on parvient à abolir cette domination, le despotisme sera renversé.
ELLE. Qu’est-ce que votre prix Nobel a changé ?
N. M. - Je pense que notre devoir de défenseurs des droits de l’homme est d’être la voix du peuple iranien dans sa lutte pour la liberté, l’égalité et la démocratie. C’est peut-être à nous, les nobélisées du monde entier, et en l’occurrence du Moyen-Orient, d’être la voix des femmes opprimées dans ces pays. Je pense que notre mission la plus importante est que soit criminalisé l’apartheid de genre [le fait de rendre inférieur juridiquement les femmes] aux Nations unies. Ces régimes et gouvernements qui ignorent les droits des femmes, les subordonnent, leur rendent la vie impossible, les mettent en danger ou les contraignent afin de se maintenir au pouvoir, nous devons les combattre. Criminaliser l’apartheid de genre est un des moyens pour y arriver. Je l’ai demandé par écrit dans une lettre adressée à António Guterres, le secrétaire général des Nations unies.
« La République islamique nous vole des fragments de nos vies, sépare des familles. J’espère que pour tout cela, mes enfants pourront me pardonner et qu’ils comprennent mon combat pour la liberté »
ELLE. - En 2023, vous déclariez : « Entendez-vous le bruit sourd du mur de la peur qui se fissure ? Bientôt, nous entendrons celui de son écroulement. » Selon vous, que va-t-il se passer en Iran cette année ?
N. M. - Cet élan du peuple vers la démocratie, la liberté et l’égalité est inéluctable. Il se base sur une longue tradition de luttes des Iraniens et résulte d’une prise de conscience. La victoire est au bout, mais le chemin à parcourir ne sera pas sans épreuves.
ELLE. - Vous n’avez pas vu vos deux enfants depuis des années et êtes très rarement en contact avec eux. Avez-vous pu leur parler depuis votre sortie de prison ?
N. M. - Dans les premières heures qui ont suivi ma libération, j’ai parlé avec Ali et Kiana. Ils ont tellement changé que je ne parvenais pas à y croire. Lorsque j’ai entendu leur voix et que je les ai vus en visio, j’ai réalisé combien ils avaient grandi, en taille mais aussi en maturité. Tous mes proches m’avaient dit combien ils étaient fiers d’eux lorsqu’ils ont pris la parole avec assurance à ma place lors de la remise du prix Nobel, mais je n’avais pu personnellement mesurer leur impressionnante évolution. Je ne les ai pas vus depuis près de dix ans. Je me sens coupable, car une partie de moi se dit que mon combat leur a volé leur innocence, leur jeunesse, qu’ils ont été obligés de grandir malgré eux. La République islamique nous vole des fragments de nos vies, sépare des familles. J’espère que pour tout cela, ils pourront me pardonner et qu’ils comprennent mon combat pour la liberté.
ELLE. - Ils ont 18 ans et sont en âge de comprendre votre combat. Vous arrive-t-il encore de ne pas tout dire, d’inventer des histoires pour les protéger ?
N. M. - Ali et Kiana ont été témoins des arrestations répétées de leur père et de moi-même dès l’âge de 3 ans. Je crois qu’ils ont été confrontés aux réalités amères de l’Iran plus tôt qu’ils n’auraient dû. Ils les ont traversées et expérimentées. J’essaie de saisir la moindre opportunité, comme cette sortie temporaire de prison, pour leur parler.
ELLE. - À quoi pensez-vous le soir avant de vous endormir ?
N. M. - À Ali et Kiana. Souvent.
ELLE. - Vous arrive-t-il de rêver de belles choses la nuit ?
N. M. - Très souvent. Je fais des rêves si agréables que le matin c’est avec un vif sentiment de joie que j’ouvre les yeux sur la chambre que je partage avec treize autres détenues.
ELLE. - Vous avez terminé un livre en prison. Continuez-vous à écrire en ce moment ?
N. M. - Oui. J’ai fini mon autobiographie et j’ai l’intention de la publier. J’écris un autre livre sur les agressions et le harcèlement sexuel commis contre les femmes détenues en Iran. J’espère qu’il paraîtra bientôt.
ELLE. - On vous a proposé de sortir à condition de partir à l’étranger. Vous avez refusé et en payez le prix fort. Le compromis est-il incompatible avec la lutte ?
N. M. - Le régime m’a proposé à plusieurs reprises de m’amnistier à condition que je renonce à tous mes combats, ce que j’ai toujours refusé car il n’y a aucun compromis possible avec la liberté. Ce serait trahir mes valeurs. Lorsque mes enfants étaient encore petits, les services de sécurité ont tenté de m’acheter en me demandant de ne plus militer contre la peine de mort avec Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, en échange de la « liberté » de créer une ONG qui collaborerait avec le régime. J’ai évidemment refusé et j’ai de nouveau été condamnée par la suite pour mes activités. Une autre fois, avant que les enfants ne soient obligés de quitter le pays pour leur sécurité, le régime m’a proposé de partir clandestinement. Malgré tout l’amour que j’ai pour eux, j’ai toujours dit que ma place était en Iran pour lutter contre le régime. Je n’ai pas à me cacher.
ELLE. - Malgré votre terrible quotidien, parvenez-vous parfois à être heureuse ?
N. M. - Oui. Chaque fois que je sens en moi la résistance toujours vivante, j’éprouve de l’espoir et de la joie. Nous vivons la résistance.
ELLE. - Pourquoi avoir pris le risque de répondre à nos questions ?
N. M. - Je pense que c’est notre devoir et notre mission de faire entendre la lutte du peuple iranien aux gens du monde entier, et d’attendre d’eux qu’ils le soutiennent dans son combat pour la démocratie, la liberté et l’égalité. Que ces gens soient la voix des Iraniens et ne les laissent pas seuls. Pour cela, je suis prête à prendre tous les risques.
Entretien traduit du persan. Pour des raisons de sécurité, le traducteur a souhaité garder l’anonymat.