La conquête de la Syrie par des forces djihadistes peut-elle entraîner des répercussions en Afrique ?
- Author, Mamadou Faye
- Role, Journaliste Digital-BBC News
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- Reporting from Dakar
La chute de Damas, la capitale syrienne, dimanche 8 décembre dernier, aux mains des islamistes du groupe Hayat Tahrir al Sham (HTS) dirigés par Abou Mohammad al Joulani, a certes ouvert un nouveau chapitre dans la configuration politique au Moyen-Orient. Mais, elle pourrait bien porter des influences au sein des différents groupes djihadistes qui opèrent en Afrique subsaharienne.
Damas est tombée entre les mains des djihadistes. La page des Al Assad, avec un demi-siècle de règne, est tournée. La vie continue avec ses réalités quotidiennes dans ce pays où les intérêts des différentes forces en conflit sont remises en question. Mais l'euphorie née de cette prouesse des forces djihadistes, qui ont réussi à faire partir le maître de Damas, pourrait avoir des implications insoupçonnées en Afrique subsaharienne, un terrain fertile du djihadisme militant depuis plusieurs années.
Quelles sont les réactions des djihadistes africains à la chute de Assad ?
Tout d'abord, ce sont les branches d'Al-Qaïda en Afrique du Nord et au Sahel qui se sont manifesté par une déclaration commune publiée sur Telegram et Chirpwire, lundi 9 décembre, pour célébrer le renversement de Bachar al-Assad en Syrie, a constaté le service de veille de la BBC.
A travers cette déclaration, le Jamaat Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) et son groupe parent, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), exhortent les nouveaux maîtres de Damas à reconstruire le pays en tant qu'"entité sunnite" régie par la charia. Ils expriment l'espoir de l'ouverture d'une nouvelle ère en Syrie, dans laquelle l'islam sera glorifié et les sunnites renforcés.
Tout en félicitant félicite la Oumma (la communauté musulmane mondiale) et leurs "frères" en Syrie pour leur "grande conquête" et pour avoir libéré des milliers de prisonniers, hommes et femmes, des "donjons" d'Assad, elles estiment que la reconstruction du pays nécessiterait l'unité des groupes islamistes qui devraient fournir des conseils religieux aux Syriens et faire preuve de "justice", de "pardon" et de "bonté".
Selon les organisations djihadistes africains, la justice sociale et le pardon constituent la meilleure façon d'honorer les sacrifices consentis et le sang versé en Syrie au cours des 13 dernières années.
Quelles sont les relations entre le HTS, l'EI et Al Qaida ?
Tout porte à faire croire que les relations entre le HTS, principal artisan de la chute de Damas, et Al-Qaïda ne sont pas au beau fixe. Elles semblent complexes et conflictuelles.
Dans leur déclaration commune, le JNIM et l'AQMI ne mentionnent visiblement pas HTS, le groupe rebelle d'Abou Mohammad al Joulani, qui est en grande partie à l'origine de cette campagne militaire.
Ils ont simplement célébré les "conquêtes" menées par les différentes factions rebelles dans le nord de la Syrie, sans faire état de la Division des opérations militaires du groupe militant, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a dirigé la campagne.
Si bien que la rhétorique des factions liées au HTS, depuis le début de l'offensive en fin novembre, a inclus un langage pragmatique et inclusif sur leur vision de l'avenir de la Syrie, la plupart de leurs offres pragmatiques risquent de se heurter à la vision idéologique du monde par Al-Qaïda.
Pour Al-Qaïda, la victoire a un coût. Dès lors, elle prévient que la création d'une "entité sunnite" en Syrie n'est pas souhaitée par les États "infidèles et athées" et invite les nouveaux dirigeants du pays et les leaders d'opinion islamistes à rassembler leurs forces afin de gagner la "bataille de la prise de conscience et de l'orientation".
Même si le Hayat Tahrir al-Sham (HTS) créé en 2017 et ses prédécesseurs sont issus d'Al-Qaïda, l'organisation d'Abou Mohammad al Joulani s'est définitivement démarquée d'Al-Qaïda et de l'idéologie djihadiste en 2016. Elle s'est ensuite battue en 2020 contre tous les groupes liés à Al-Qaïda dans la province d'Idlib qu'elle contrôlait, et a écrasé ses anciens partenaires du groupe Hurras al-Din.
Depuis, le HTS a déployé des efforts constants pour se rapprocher de la communauté internationale et s'établir en tant qu'entité politique légitime.
Pour rappel, Joulani a été envoyé en Syrie en 2011 par Abou Bakr al-Baghdadi pour créer le Front al-Nusra, une faction secrète liée à l'Etat Islamique en Irak (EII).
Il avait connu ce leader de l'Etat islamique en 2005 à la prison Camp Bucca, après l'invasion menée par les Etats-Unis en 2003.
Trois questions à l'expert Bakary Sambe
Pour mieux comprendre l'état de la présence djihadiste en Afrique, la manière dont elle se manifeste et l'impact en Afrique de la conquête de la Syrie par des djihadistes, nous avons fait appel à Dr Bakary Sambe, directeur de Timbuktu Institute-Centre africain d'études sur la paix à Dakar. Dr Sambe est également enseignant-chercheur au Centre d'étude des religions (CER) de l'Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal.
BBC Afrique - Quelles pourraient être les implications en Afrique de la conquête de la Syrie par des djihadistes ?
Dr Bakary Sambe - La conquête de la Syrie aujourd'hui par Hayat Tahrir al-Sham, qui a renversé Bachar Assad, pourrait avoir des implications lointaines en Afrique. D'autant plus que déjà la Syrie était la base à partir de laquelle s'organisait beaucoup de logistique pour la Russie vers le Sahel, le recrutement de mercenaires comme ceux dont certains ont parlé au Niger par exemple etc.
Mais aussi, c'était un dispositif important pour la Russie, notamment avec les bases militaires de Tartous et de Lattaquié. Et aujourd'hui, je pense que cette situation va priver quand même la Russie de quelques moyens si elle n'arrive pas à négocier avec les nouvelles autorités qui ont pris le pouvoir à Damas, ça va la priver d'une base logistique assez importante qui lui permettrait de se déployer aussi bien en Ukraine qu'au Sahel.
Maintenant, sur le terrain en Syrie, le groupe Hayat Tahrir al-Sham est un groupe qui au début est né sur les flancs de l'État islamique avec Jabhat al-Nusra, mais qui a évolué vers l'Al-Qaïda, ce qui pourrait présager un lien entre ces djihadistes et l'Al-Qaïda.
Mais, au Sahel Al-Qaïda a changé complètement de stratégie, ils ne sont plus dans des stratégies globalistes, ce sont des formes de régionalisation de la stratégie sur le continent africain et dans le Sahel de manière générale.
C'est le JNIM qui y est actif, qui est une branche d'Al-Qaïda, mais qui fonctionne de manière très autonome avec des Katibas qui sont ancrés dans les communautés, comme la Katiba Macina qui prend de l'importance.
On le voit aujourd'hui, c'est ainsi que l'Al-Qaïda, à travers le JNIM, arrive à avancer au Burkina Faso, mais aussi dans les pays côtiers.
Mais je pense que ça peut avoir des implications plutôt lointaines et pas directes.
Ça ne va pas beaucoup changer la nature de la stratégie d'Al-Qaïda au Sahel, d'autant plus qu'on est à l'ère d'une forme de communautarisation du djihad et que les stratégies globalisantes ont été abandonnées par Al-Qaïda depuis très longtemps.
A quoi peut-on nous attendre en Afrique subsaharienne ?
C'est vrai que sur le plan psychologique, la chute de Bachar el-Assad montre que quand même que la Russie n'est pas un allié totalement sûr lorsqu'il s'agit de protéger un régime allié.
Ça peut être quand même une alerte par rapport aux juntes sahéliennes qui s'appuyaient en partie sur la Russie pour pouvoir rester au pouvoir et continuer de bénéficier de la protection sécuritaire de Moscou. Aujourd'hui, on a vu qu'autant l'image redoutable de Wagner a beaucoup souffert de la débandade, en tout cas de la défaite cuisante à Tinzawatène, la Russie ne paraît plus comme étant un allié donnant toutes les garanties à la pérennité des régimes qui lui sont favorables.
Et que si la Russie arrive à lâcher Bachar el-Assad, malgré tous les intérêts stratégiques, et à peut-être, selon certains, entamer des négociations avec les nouvelles autorités pour garder leur base de Tartous et de Lattaquié, cela veut dire qu'au Sahel, aujourd'hui, beaucoup d'interrogations se posent.
Notamment, si aujourd'hui, la guerre en Ukraine arrivait à se terminer, avec l'arrivée de Trump qui veut en finir, est-ce que le Sahel aura toujours la même importance stratégique pour la Russie ?
Ou bien le Sahel, qui aujourd'hui, en tout cas, est considéré par la Russie comme une simple variable d'ajustement au-delà de la prédation minière ne perdrait pas d'importance dans les intérêts prioritaires et stratégiques de Moscou ?
Où se trouve la présence djihadiste en Afrique et comment se manifeste-t-elle ?
Aujourd'hui, la présence djihadiste se présente de la manière suivante, il y a ISWAP (Islamic State West African Province) à travers Boko Haram, l'état islamique, donc au Nigéria, qui opère aujourd'hui sur le bassin du lac Tchad, concernant aussi bien le Nigéria, le Niger, le nord du Cameroun et le Tchad dans les régions de Bol, Bagasola, autour du lac.
Il y a aussi la présence de l'état islamique au Sahel, qui était l'état islamique au Grand Sahara et qui s'est transformé en état islamique au Sahel depuis mars 2022, avec un redéploiement plus assidu dans le Liptako Gourma, dans les zones des trois frontières communes au Mali, au Niger et au Burkina Faso et qui essaie d'avancer, mais qui a eu beaucoup de mal par rapport au JNIM, groupe de soutien à l'islam musulman de Iyad Ag Ghali, branche d'Al-Qaïda, qui contrôle les vastes zones à partir de Tombouctou, jusqu'à aujourd'hui dans l'est du Burkina Faso.
Maintenant, il y a une stratégie de localisation de ce djihad-là, avec la Katiba Macina qui est la frange la plus active du JNIM aujourd'hui et qui avance dans la région de Kayes et qui opère depuis le centre du Mali, mais aussi d'autres katibas comme la Katiba Hanifa qui opère au Bénin. Et aujourd'hui, il y a la crainte d'une jonction entre les groupes qui se développent au Niger, mais aussi au nord du Bénin à partir du département de l'Alibori et jusqu'au Borgou, qui est une région au nord du Bénin, mais qui est connectée aujourd'hui aux réalités du Nigéria, où se développe un type de djihadisme mêlant activités criminelles et attaques terroristes, notamment dans le nord-ouest du Nigéria, dans les états comme Jigawa, etc.
Les récentes manifestations d'une violence extrême dans le Nord Ouest du Nigéria notamment avec le nouveau groupe Lukurawa n'augurent pas d'une accalmie. Pendant que la situation s'aggrave au Niger dans la région se Tillaberi avec ce qui s'est passé récemment.