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The Construction of the Religious Figure of the King in Alexandria: Actors, Contexts and Modalities of Association with the Divine Sphere

2021

Pas plus que le statut des dieux eux-mêmes, celui du souverain hellénistique dans sa relation avec les divinités n’a fait l’objet d’une quelconque codification systématique par les Anciens. Or, les espaces sacrés, les pratiques cultuelles et les cérémonies rituelles organisées dans les cités grecques reflètent la volonté d’intégrer le souverain au sein d’ensembles divins localement honorés, témoignant par ce biais de la reconnaissance d’une dimension religieuse au pouvoir monarchique. Dès lors, la relation entre pouvoir royal et puissance divine ne se laisse entrevoir que par l’étude des mécanismes et des modalités qui construisent les associations complexes du roi avec les dieux dans divers contextes et par l’intermédiaire d’une pluralité d’acteurs, avec leurs motivations propres et leurs codes de communication spécifiques. Afin d’appréhender la construction de cette relation, l’Alexandrie de l’époque hellénistique offre un dossier documentaire riche et diversifié, composé de sourc...

https://lib.uliege.be https://matheo.uliege.be La construction de la figure religieuse du souverain à Alexandrie : acteurs, contextes et modalités d'association avec la sphère divine Auteur : Dechevez, Julien Promoteur(s) : Pirenne, Vinciane Faculté : Faculté de Philosophie et Lettres Diplôme : Master en langues et lettres anciennes, orientation classiques, à finalité approfondie Année académique : 2020-2021 URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/12417 Avertissement à l'attention des usagers : Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément aux principes énoncés par la "Budapest Open Access Initiative"(BOAI, 2002), l'utilisateur du site peut lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces documents, les disséquer pour les indexer, s'en servir de données pour un logiciel, ou s'en servir à toute autre fin légale (ou prévue par la réglementation relative au droit d'auteur). Toute utilisation du document à des fins commerciales est strictement interdite. Par ailleurs, l'utilisateur s'engage à respecter les droits moraux de l'auteur, principalement le droit à l'intégrité de l'oeuvre et le droit de paternité et ce dans toute utilisation que l'utilisateur entreprend. Ainsi, à titre d'exemple, lorsqu'il reproduira un document par extrait ou dans son intégralité, l'utilisateur citera de manière complète les sources telles que mentionnées ci-dessus. Toute utilisation non explicitement autorisée ci-avant (telle que par exemple, la modification du document ou son résumé) nécessite l'autorisation préalable et expresse des auteurs ou de leurs ayants droit. Faculté de Philosophie et Lettres Département des Sciences de l’Antiquité La construction de la figure religieuse du souverain à Alexandrie : acteurs, contextes et modalités d’association avec la sphère divine Travail de fin d’études présenté par Julien DECHEVEZ En vue de l’obtention du grade de Master en Langues et Lettres Anciennes, orientation Classiques, à finalité approfondie Sous la direction de Vinciane PIRENNE-DELFORGE et Stefano G. CANEVA Lecteur : Étienne FAMERIE Année académique 2020-2021 2 Faculté de Philosophie et Lettres Département des Sciences de l’Antiquité La construction de la figure religieuse du souverain à Alexandrie : acteurs, contextes et modalités d’association avec la sphère divine Fascicule I : texte Travail de fin d’études présenté par Julien DECHEVEZ En vue de l’obtention du grade de Master en Langues et Lettres Anciennes, orientation Classiques, à finalité approfondie Sous la direction de Vinciane PIRENNE-DELFORGE et Stefano G. CANEVA Lecteur : Étienne FAMERIE Année académique 2020-2021 3 Remerciements Tout au long de l’élaboration de ce mémoire, de nombreuses personnes m’ont apporté leur aide et ont grandement contribué à rendre le présent travail moins imparfait. C’est avec ces quelques mots que je souhaite leur témoigner toute ma reconnaissance. Il m’est avant tout agréable de remercier mes promoteurs, V. Pirenne-Delforge et S. Caneva. Entre Liège, Paris et Padoue, ils ont accepté de m’encadrer durant toutes les étapes de ce travail. Leur disponibilité et leurs conseils n’eurent d’égal que la confiance et la bienveillance qu’ils témoignèrent à mon égard. La partie épigraphique a largement bénéficié des enseignements et des recommandations d’É. Famerie. Au travers de diverses collaborations, il m’a enseigné, plus que tout autre, le sens du mot « méthode ». Je remercie également K. Savvopoulos pour les discussions fructueuses ainsi que pour l’envoi de photographies d’inscriptions. Une pensée me vient pour les thiasistes de l’équipe de recherche « Religion grecque antique » de l’ULiège, qui m’ont amicalement accueilli au sein de leur équipe si dynamique. Parmi eux, je tiens à remercier tout particulièrement Z. Pitz et E. Piette pour leurs commentaires et suggestions sur divers points, ainsi que L. Lorenzon pour ses relectures si utiles et ses remarques avisées, qui ont largement nourri la réflexion dont le présent travail représente l’aboutissement. Je ne saurais non plus oublier de remercier les professeurs et chercheurs qui m’ont apporté leur aide sur des points précis : J.-M. Carbon, N. Carlig, E. Fassa, J. Grotenhuis, L. Neven, C. Shaalan, S. Polis, K. Vanhaegendoren et R. Van Hove. La rédaction de ce travail n’aurait pas été pareille sans l’agréable compagnie de mes camarades de Master, Carlo, Marie et Hugo, qui m’ont constamment accompagné, entre le sous-sol et le troisième étage. Sans eux, ces cinq dernières années auraient été bien moins enrichissantes. J’adresse également une pensée émue à mes professeurs de latin du secondaire, I. Borek, C. Pauly et C. Winandy. Elles m’ont dès le début transmis leur amour des langues anciennes, avec toute la rigueur que leur étude impose. Enfin, je ne remercierai jamais assez mes proches et ma famille de leur soutien indéfectible et de leurs encouragements continus. Qu’ils considèrent ces pages comme l’humble témoignage de ma reconnaissance et de mon affection envers chacun d’entre eux. 4 Table des matières Fascicule I Introduction .............................................................................................................................................. 8 Chapitre I : Espaces sacrés et personnel de culte ................................................................................ 16 A. Lieux de culte instaurés par la sphère royale .................................................................................. 16 1. Temples dédiés aux divinités du cercle isiaque ........................................................................... 16 1.1. Modalités de création d’espaces sacrés : les plaques de fondation ........................................................................ 16 1.2. Le Boubasteion de Bérénice II ............................................................................................................................... 17 1.3. L’Harpokrateion et l’Iseion de Ptolémée IV .......................................................................................................... 20 2. Temples dédiés à des cultes grecs traditionnels .......................................................................... 21 2.1. Le Tychaion ........................................................................................................................................................... 21 2.2. L’Homereion de Ptolémée IV ................................................................................................................................ 23 B. Lieux de culte destinés au souverain ............................................................................................... 25 1. Introduction : l’émergence des lieux de culte destinés aux souverains ....................................... 25 2. Le Ptolemaion et le Berenikeion.................................................................................................. 25 3. L’Arsinoeion ................................................................................................................................ 26 4. Les sanctuaires d’Arsinoé et de Bérénice Aktia .......................................................................... 28 5. Le Sèma et le Ptolemaion ............................................................................................................ 31 6. Le Kaisareion ............................................................................................................................... 33 7. Le complexe funéraire de Cléopâtre VII ..................................................................................... 35 C. Lieux de culte d’un souverain associé à un dieu ............................................................................. 35 1. Introduction.................................................................................................................................. 35 2. Le complexe du Sarapeion ........................................................................................................... 36 2.1. L’autel du Sarapeion .............................................................................................................................................. 36 2.2. L’association des souverains et de Sarapis au sein du Sarapeion de Ptolémée III ................................................ 38 3. Le temenos de Zeus et des Theoi Adelphoi .................................................................................. 39 4. Le temenos d’Hestia, de Ptolémée III et de Bérénice II .............................................................. 40 5. Le petit Sarapeion d’Arsinoé III et de Ptolémée IV .................................................................... 41 D. Le cas du Cap Zéphyrion : un exemple singulier ? ......................................................................... 43 1. Acteurs et contexte de la fondation du sanctuaire ....................................................................... 43 2. Entre portrait littéraire et réalité cultuelle .................................................................................... 44 2.1. Une épiclèse cultuelle pour Arsinoé à Zéphyrion ? ............................................................................................... 44 2.2. Une statue cultuelle au Cap Zéphyrion ? ............................................................................................................... 45 2.3. Le profil des dédicants ........................................................................................................................................... 46 E. Conclusion ....................................................................................................................................... 46 Chapitre II : Le corpus dédicatoire et le matériel cultuel .................................................................. 48 A. Grammaire et fonctions des dédicaces ............................................................................................ 48 1. Les dédicaces en hyper suivi du génitif ....................................................................................... 48 5 2. Les dédicaces au datif .................................................................................................................. 50 B. Le souverain et les divinités grecques traditionnelles ..................................................................... 52 1. Introduction : les souverains en associations ............................................................................... 52 2. Les associations dans le culte : vers une esquisse des prérogatives royales ................................ 53 2.1. Associations de destinataires distincts ................................................................................................................... 53 2.1.1. Adonis, les Dioscures et Ptolémée Sōtēr ....................................................................................................... 53 2.1.2. Les Theoi Adelphoi, Zeus Olympios et Synōmosios ...................................................................................... 56 2.1.3. Hestia Pantheos, Ptolémée III et Bérénice II ................................................................................................ 57 2.2. Le cas particulier des théonymes doubles .............................................................................................................. 63 2.2.1. Isis Arsinoé Philadelphos .............................................................................................................................. 63 2.2.2. Aphrodite Akraia Arsinoé ............................................................................................................................. 65 C. Le souverain et les divinités du cercle isiaque ................................................................................ 67 1. Sarapis et Isis à Alexandrie.......................................................................................................... 67 1.1. Sarapis en réseau : de Memphis à Rhakôtis ........................................................................................................... 67 1.2. Sarapis et Ptolémée : légitimation du pouvoir royal .............................................................................................. 69 1.3. Configuration du couple divin aux IIe et Ier siècles................................................................................................. 70 2. Le développement du culte royal à Canope : Sarapis, Isis et le Nil ............................................ 70 D. Le matériel de culte ......................................................................................................................... 72 1. Les oinochoai............................................................................................................................... 73 2. Les autels ..................................................................................................................................... 75 E. Conclusion ....................................................................................................................................... 77 Chapitre III : Toponymie et paysage urbain ....................................................................................... 81 A. Les dénominations des dèmes, des tribus et des rues ...................................................................... 81 1. Les dèmes et les tribus ................................................................................................................. 81 2. Les rues ........................................................................................................................................ 83 B. Les lieux publics .............................................................................................................................. 87 1. Le nymphée ................................................................................................................................. 87 2. Le gymnase .................................................................................................................................. 89 3. La synagogue ............................................................................................................................... 92 C. Les espaces royaux .......................................................................................................................... 94 1. L’organisation de l’espace à Alexandrie : les Basileia ................................................................ 94 2. Le Thalamēgos de Ptolémée IV ................................................................................................... 95 D. Conclusion ....................................................................................................................................... 98 Chapitre IV : Fêtes, cérémonies et processions ................................................................................. 100 A. Les cérémonies du IIIe siècle ......................................................................................................... 100 1. Contexte, occasion et datation ................................................................................................... 101 1.1. La grande procession de Ptolémée II ................................................................................................................... 101 1.2. La procession en l’honneur d’Arsinoé Philadelphos ........................................................................................... 102 2. De l’appropriation mythologique à la continuité dynastique .................................................... 102 6 3. Pratiques rituelles....................................................................................................................... 104 3.1. Animaux sacrificiels ............................................................................................................................................ 104 3.2. Dons et offrandes : le cas des couronnes ............................................................................................................. 106 4. Ritualisation de l’espace ............................................................................................................ 107 B. Les cérémonies des IIe et Ier siècles ................................................................................................ 108 1. Question de méthode : l’Orient au prisme de Rome .................................................................. 108 2. Ptolémée VIII et Scipion Émilien .............................................................................................. 109 3. Cléopâtre et Marc-Antoine ........................................................................................................ 110 3.1. Préambule : la rencontre de Tarse en 41 .............................................................................................................. 111 3.2. Les donations d’Alexandrie de 34 ....................................................................................................................... 113 3.2.1. Mise en contexte et portée de l’épisode....................................................................................................... 113 3.2.2. Des costumes aux titres : performance rituelle et stratégie de représentation ............................................. 115 3.3. Langage cultuel et performance rituelle : le cas d’une dédicace honorifique ...................................................... 117 C. Conclusion ..................................................................................................................................... 120 Conclusion générale ............................................................................................................................. 122 Annexes.................................................................................................................................................. 127 A. Arbre généalogique simplifié des Lagides .................................................................................... 127 B. Cartes et plans ............................................................................................................................... 128 C. Figures ........................................................................................................................................... 131 Abréviations .......................................................................................................................................... 136 Bibliographie ......................................................................................................................................... 138 Index des sources .................................................................................................................................. 164 Fascicule II Recueil de documents ........................................................................................................................... 171 A. Inscriptions ....................................................................................................................................... 174 1. Plaques de fondation ............................................................................................................................................... 175 2. Dédicaces ................................................................................................................................................................ 182 3. Autels ...................................................................................................................................................................... 207 4. Oinochoai ................................................................................................................................................................ 209 5. Bases de statues....................................................................................................................................................... 211 B. Papyrus ............................................................................................................................................. 219 1. Épigramme dédicatoire d’un Homereion ................................................................................................................ 219 2. Norme rituelle citée par Satyros, Sur les dèmes d’Alexandrie................................................................................ 219 3. Épigramme dédicatoire d’un nymphée ................................................................................................................... 220 7 Introduction Pas plus que le statut des dieux eux-mêmes, celui du souverain hellénistique dans sa relation avec les divinités n’a fait l’objet d’une quelconque codification systématique par les Anciens. Dès lors, la relation entre pouvoir royal et puissance divine ne se laisse entrevoir que par l’étude des mécanismes et des modalités qui construisent les associations complexes du roi avec les dieux à travers divers contextes et par l’intermédiaire d’une pluralité d’acteurs, avec leurs ambitions propres et leurs codes de communication spécifiques. Afin d’appréhender la construction de cette relation, l’Alexandrie de l’époque hellénistique offre un dossier documentaire riche et diversifié, réparti entre les IIIe et I er siècles avant notre ère. En effet, les textes littéraires et dédicaces, les espaces sacrés, les cérémonies rituelles ou encore la toponymie de la ville sont autant d’éléments qui témoignent de la volonté de la part de différents acteurs de faire interagir la figure du roi avec les divinités et d’intégrer le souverain au sein du panthéon de la cité. Par le biais d’une analyse croisée de différents genres de témoignages, nous souhaitons à terme mettre en évidence le caractère pluriel, flexible et omniprésent de la figure religieuse du souverain ainsi que des honneurs qui lui sont rendus à Alexandrie. L’étude des cultes rendus aux souverains hellénistiques a depuis longtemps retenu l’intérêt des savants1. Les premières productions scientifiques sur le sujet datent des années 1950. À cette époque paraît un article de J. Tondriau, intitulé Esquisse de l’histoire des cultes royaux ptolémaïques2. Les publications du savant seront nombreuses et auront le mérite de rendre accessible un vaste corpus documentaire qui n’avait pas encore été rassemblé comme tel. Toutefois, le cadre d’analyse des auteurs est teinté de déterminismes culturels répandus à l’époque, qui faussent leur démarche scientifique. À ce stade, le culte royal est tantôt perçu comme une marque de l’orientalisation de la religion grecque, tantôt comme un concurrent du christianisme, qui se développe suite à un manque de croyance dans les dieux traditionnellement honorés au sein des cités grecques3. En 1956, Chr. Habicht publie un ouvrage séminal qui s’oppose foncièrement à ces considérations anachroniques 4 . En réaffirmant le rôle évergétique des cités dans la création d’honneurs cultuels pour leurs 1 La bibliographie est pléthorique et nous renvoyons au status quaestionis de CHANKOWSKI (2011) et de CANEVA (2020a). Dans cette introduction, nous nous limitons modestement à rappeler quelques jalons fondamentaux. 2 TONDRIAU (1950). L’article est suivi quelques années plus tard d’une monographie co-écrite avec L. Cerfaux : CERFAUX – TONDRIAU (1957). 3 Sur ces idées au long cours dans le domaine du culte royal, voir CANEVA (2015), p. 95-98. En développant la thèse que le culte royal remplit un vide laissé par le déclin de la piété traditionnelle, la réflexion contemporaine de DODDS (1956) s’inscrit dans cette même perspective d’analyse. Cf. CANEVA (2012b), p. 76-77. 4 Nous reprenons in extenso le titre de l’ouvrage paru en 1956 : Gottmenschentum und griechische Städte. La troisième édition du volume a bénéficié d’une traduction anglaise produite en 2017 : HABICHT (20173). Voir le compte rendu de CANEVA (2017). Cf. CHANKOWSKI (2011), p. 2-5, sur la postérité de l’approche de Chr. Habicht. 8 bienfaiteurs, le philologue allemand inaugure une nouvelle voie dans l’étude du culte royal, dont S. Price, Ph. Gauthier et J. Ma se poseront en héritiers5. Aussi fondamentales soient-elles, ces études ne sont que partiellement satisfaisantes. En effet, l’aspect religieux du culte royal hellénistique est une dimension longtemps mise à l’écart des productions scientifiques6. Afin de pallier ce manque, de nouveaux paradigmes ont émergé, en regard des progrès fondamentaux dans la compréhension du système polythéiste grec. Dans cette perspective, plusieurs chercheurs ont questionné de manière plus fine la nature des frontières entre monde humain et monde supra-humain, en dégageant certaines modalités qui permettent à des humains de passer d’une catégorie à l’autre 7 . En parallèle, la richesse documentaire de l’époque hellénistique a permis de réaffirmer le rôle profondément innovant des cités grecques en matière de religion8. Ce constat a immanquablement mis à mal la considération que le culte royal n’était qu’un « symptôme » du déclin général, qu’aurait connu la polis-religion à l’époque hellénistique9. Loin de remplacer les dieux d’un panthéon vieilli par une nouvelle puissance divine considérée comme plus efficace envers les mortels, la documentation montre davantage la volonté chez les Anciens d’intégrer, non de substituer, la figure du souverain aux cultes déjà institués au sein des cités10. L’étude du culte royal en Égypte n’a pas non plus été exempte d’anachronismes et de déterminismes culturels, lorsqu’il a fallu approcher son émergence, son développement ainsi que les problèmes qu’elle pose sur le plan de la méthodologie à adopter et des disciplines à maitriser. Après avoir reconnu l’existence de formes de culte purement grecques à côté d’un culte des Ptolémées rendu dans les temples égyptiens dans la continuité des pratiques pharaoniques, il a fallu replacer le culte grec des souverains lagides dans le phénomène global 5 PRICE (1984a) ; GAUTHIER (1985) ; MA (2004). Ce constat est délibérément dressé par Chr. Habicht. Ce dernier indique dans son introduction qu’il omet d’« (…) illustrate the specifically religious content of this divine worship in context. » : HABICHT (20173), p. xv. Notons de même l’effort de compilation consenti par KOTSIDU (2000), qui rassemble les témoignages relatifs à l’instauration d’honneurs cultuels, sans toutefois offrir une confrontation approfondie de ces sources. 7 On verra EKROTH (2002), à propos du statut des héros ou MUCCIOLI (2014), sur les antécédents du culte royal dans les cités grecques. Mentionnons aussi l’article du ThesCRA consacré à la divinisation des souverains et à l’apothéose hellénistique : BURASELIS – ANEZIRI (2004). L’aspect rituel occupe une place importante dans l’étude actuelle des religions anciennes. Cf. le projet CGRN (http://cgrn.ulg.ac.be). Cet aspect a été réaffirmé, en lien avec le culte royal, par WIKANDER (2005) ; CANEVA (2014c) ; la base de données PHRC (www.phrc.it). En outre, d’autres projets visent à étudier plus finement les procédés d’équivalence rituelle entre les honorandi humains et les destinataires divins. On notera l’ouvrage en préparation de S. Caneva, sous le titre Equal to the Gods ? Ritual and Discursive Approaches to the Cultic Honours for Human Beings in the Hellenistic and Roman Times ainsi que la thèse en cours de L. Lorenzon, intitulée Honorer des humains comme des dieux : construction rituelle et discours critique aux périodes hellénistique et romaine. 8 PAUL (2013) ; PAUL (2016a). Dans cette perspective, voir ERSKINE (2010) ; PARKER (2011). 9 Il est à regretter que cette idée émerge encore ça et là dans la bibliographie relative à l’époque hellénistique. Citons comme exemple CABANES (1995), p. 53, qui parle de « faillite de la religion civique ». 10 Voir, à ce propos, BONNET (2004) ; CANEVA (2014a), p. 58 ; PAUL (2016a) ; CANEVA (2020a) ; CANEVA – LORENZON (2020) ; LORENZON (2020). La volonté de respecter les coutumes ancestrales dans l’établissement de rituels pour les souverains se marque bien dans une norme rituelle d’Ios, où les sacrifices pour le roi Antigone doivent être accomplis en respectant les νόµους τοὺς πατρίους. Cf. CGRN 242, l. 6, avec notre commentaire. 6 9 de l’octroi d’honneurs pour les chefs charismatiques dans les cités11. On doit d’importants travaux, centrés sur les formes qu’épouse le culte des souverains tant en contexte grec qu’égyptien, à H. Hauben, S. Pfeiffer, M. Minas, R. Preys et W. Clarysse, pour ne citer qu’eux12. Ces savants ont par ailleurs largement participé au décloisonnement des disciplines relatives à l’histoire grecque et à l’égyptologie, permettant ainsi une meilleure compréhension du phénomène du culte royal, dans son ensemble comme dans ses variations locales13. ∞ Le présent travail se situe à la croisée de plusieurs axes de recherche dont nous venons d’esquisser, de façon brève et forcément incomplète, l’historiographie. La concession et le développement d’honneurs cultuels pour un roi restent toujours attachés à un contexte sociopolitique, voire idéologique, précis et déterminé. Dès lors, l’étude de la figure religieuse du souverain doit être minutieusement confrontée à la gestion politique menée par ce dernier, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. C’est dans cette perspective que doit, par exemple, s’analyser la promotion du culte de Sarapis et d’Isis comme Theoi Sōtēres sous Ptolémée IV, à la suite de la bataille de Raphia en 21714. Par ailleurs, nous construisons notre raisonnement en dialogue constant avec les récentes analyses sur le polythéisme et la représentation du divin des anciens Grecs. Ainsi, outre l’axe historico-politique, une démarche anthropologique doit être entreprise afin d’observer la manière dont les Anciens incluent le souverain au sein de la relation qu’ils établissent avec les dieux15. Replacer la figure religieuse du roi dans le contexte de pensée dans lequel il s’inscrit est dès lors un enjeu fondamental pour notre propos. Ce travail est ambitieux, mais l’ambition est rendue possible par une restriction géographique et chronologique, qui permet de limiter sensiblement l’ampleur du corpus. Notre thématique se limitera à l’Alexandrie ptolémaïque, entre les III e et I er siècles av. J.-C. L’angle d’attaque inverse aurait été d’étudier de manière synchronique, comme cela a été fait, le profil d’un roi ou d’un couple de rois16. Or une étude régionale et étendue à l’ensemble de la période 11 VAN NUFFELEN (1998-1999) ; CHANIOTIS (2003) ; COPPOLA (2016) et PFEIFFER (2008a), sur l’Égypte lagide. À la suite des catégorisations parfois rigides mais utiles d’HAUBEN (1989), on doit une monographie exemplaire sur les formes du culte royal en Égypte à PFEIFFER (2008a). Ce dernier procède à la distinction entre le culte royal voué à un(e) souverain(e) seul(e) et le culte dynastique rendu aux souverains comme membres d’un couple royal. Ces deux types de culte peuvent ensuite prendre la forme d’un culte indigène rendu dans les temples égyptiens ou d’un culte, collectif ou non, pratiqué par la population hellénique. Voir le compte rendu de STRAUS (2010). Cf. aussi PFEIFFER (2016). Sur le culte dynastique, voir CLARYSSE (2013) ; PREYS (2015) ; PREYS (2021). Sur les prêtrises éponymes, voir CLARYSSE – VAN DER VEKEN (1983) ; MINAS-NERPEL (1998) ; MINAS-NERPEL (2000). 13 À propos de la pluridisciplinarité nécessaire à l’étude des cultes en Égypte lagide, voir QUAEGEBEUR (1983). 14 BRICAULT (1999). Sur les rapports entre la promotion des divinités isiaques et l’idéologie royale, voir PFEIFFER (2008b) ; LEGRAS (2014a) ; FASSA (2015) ; CANEVA – BRICAULT (2019) ; BRICAULT (2020), p. 23-42. 15 Voir, par exemple, CANEVA (2015), p. 112-114, qui propose une judicieuse application des analyses de J.P. Vernant au culte du souverain. 16 Sur Ptolémée Ier, voir CANEVA (2018a). Sur Arsinoé II, voir CARNEY (2013) ; CANEVA (2014c) ; CANEVA (2015) ; MINAS-NERPEL (2019). Sur les Theoi Adelphoi, voir CANEVA (2016b). Sur Bérénice II, voir CLAYMAN 12 10 lagide, appuyée sur les résultats d’études portant sur des figures royales particulières, présente un double avantage : elle permet, d’une part, de se saisir d’évolutions diachroniques dans la manière dont le roi est intégré dans le paysage religieux de la ville au fil des divers règnes. D’autre part, une étude de ce calibre permet de mettre en avant des particularités locales propres à la capitale lagide et ainsi (ré)affirmer l’ancrage foncièrement topique du culte royal, à l’instar des divinités traditionnelles17. À ces fins, la nécessité d’une connaissance préalable du contexte régional et du panthéon local dans lequel le souverain s’intègre est indiscutable18. ∞ Dans le but de tracer le profil religieux du roi à Alexandrie, le corpus des sources textuelles a été envisagé de manière vaste, puisqu’il se fonde à la fois sur des sources épigraphiques, papyrologiques et littéraires19. La cohérence du corpus est garantie par le respect d’une même condition dans la sélection des témoignages. En effet, ces sources reflètent toutes – mais de manière différente – des modalités d’interactions rituelles entre le souverain et les divinités, témoignant par ce biais de la reconnaissance d’une dimension religieuse au pouvoir monarchique20. Deux critères plus spécifiques se sont affinés en étroite relation avec la définition des caractéristiques qui, nous semble-t-il, permettent de circonscrire la figure religieuse du souverain. D’une part, ont été retenues les sources qui enregistrent des honneurs proprement cultuels dédiés aux monarques. En établissant une correspondance directe avec la sphère suprahumaine, le roi est ainsi honoré sur le plan rituel au même titre que les divinités traditionnelles, seul ou en association avec elles. Dans cette perspective, le souverain est susceptible d’être le destinataire d’espaces spécifiques qui lui sont dévolus, d’ordre sacré ou non, de pratiques rituelles comme des offrandes votives, des sacrifices ou des libations, ou encore d’autres cérémonies comme des fêtes ou des processions21. Outre ces aspects pratiques, on prend en (2014) ; VAN OPPEN (2015) ; LLEWELLYN-JONES – WINDER (2016) ; MINAS-NERPEL (2019). Sur Ptolémée V, voir LANCIERS (2014). Sur Ptolémée VI, voir PREYS (2017). Concernant la période allant de Ptolémée VI à Ptolémée X, voir les textes réunis par GORRE – WACKENIER (2020). Sur Cléopâtre I, II et III, voir MINAS-NERPEL (2011) ; BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015). Sur Cléopâtre VII, voir WALKER – HIGGS (2001). Pour un traitement général de l’histoire des Lagides, nous renvoyons à HÖLBL (2001) ; HUSS (2001) ; LEGRAS (2014b). Pour faciliter la compréhension du travail, nous joignons en annexe A un arbre généalogique de la famille lagide. 17 Sur l’importance de l’ancrage topique des divinités grecques, voir PIRENNE-DELFORGE (2020), p. 187-204. 18 Hormis l’ouvrage, dépassé à plusieurs égards, de VISSER (1938), on épinglera les travaux sur le panthéon alexandrin que l’on doit à FRASER (1972), I, p. 189-301 ; DUNAND (1992) ; KAHIL (1996) ; BALLET (1998) ; DUNAND (2007) ; SAVVOPOULOS (2018) ; SAVVOPOULOS (2020). À propos des divers aspects relatifs à l’Alexandrie hellénistique, voir BERNAND (1966) ; GRIMM (1998) ; EMPEREUR (1998) ; MELA – MÖRI (2014). 19 Pour une présentation des catégories documentaires utiles à l’étude des souverains lagides, on renverra à BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 4-8. Cf. aussi DUNAND (2007), p. 254-255. 20 Cette raison a motivé l’exclusion de ce qui touche au corpus des ordonnances royales, qui n’enregistre aucune information de nature rituelle. Sur ces documents, voir LENGER (1964). 21 À propos de ces divers éléments relevant de la sphère du rite, voir HABICHT (20173), p. 101-114 ; CHANIOTIS (2003), p. 438 ; PFEIFFER (2008a), p. 47-48 ; CANEVA (2014a), p. 57-59. 11 compte d’autres procédés qui montrent, parfois de manière indirecte, la volonté d’attribuer au roi une place traditionnellement accordée aux divinités : la prise de serments au nom des souverains ; l’octroi de dèmes, de tribus ou de rues tirant leur nom des monarques ; l’adresse rituelle dans des prières ou par des dédicaces qui leur sont offertes22. S’ajoutent à ces sources des témoignages qui enregistrent d’autres formes d’interaction rituelle du souverain vis-à-vis des dieux, sans pour autant concéder au roi un statut correspondant à celui des dieux destinataires de cultes. Le caractère divin rituellement conféré au souverain se combine alors avec sa représentation en tant que chef humain qui, par la manifestation de son eusebeia envers les dieux, s’assure pour lui, pour sa famille et pour son royaume le soutien de ces derniers. Ainsi, un acte cultuel posé par le souverain, par exemple lors de la fondation d’un temple, ou en sa faveur mobilise cette représentation du roi comme figure humaine et pieuse. Ses vertus le rendent dès lors digne de recevoir la charis divine23. Ces diverses facettes de la figure religieuse du souverain s’intègrent, à plus large spectre, dans des stratégies dynamiques et complexes de communication entre souverains, sujets et dieux, qui se déploient dans des contextes divers, qu’il s’agit d’identifier. Parce qu’il livre une quantité non négligeable de documents pour la période et la région circonscrites dans le cadre de ce travail, le matériel épigraphique occupe une partie importante du corpus documentaire24. À la suite de la monumentale monographie de P.M. Fraser, qui collecta un nombre important de sources de tout type sur l’Alexandrie ptolémaïque25, on doit à É. Bernand le premier corpus des inscriptions alexandrines, paru en 200126. Depuis lors, divers progrès accomplis dans des secteurs d’études précis touchant à l’Égypte lagide ainsi que les découvertes archéologiques réalisées durant ces deux décennies motivent à reconsidérer ces sources et le contexte – historique, social, culturel – qui les détermine27. Le dépouillement des 22 Les hymnes composés dans l’entourage des souverains, à la cour royale ou au sein des élites civiques des royaumes, étaient probablement récités lors de cérémonies en l’honneur du roi. À ce propos, voir HUNTER (2003) ; BARBANTANI (2005) ; BARBANTANI (2017) ; BRUMBAUGH (2019) ; CANEVA – LORENZON (2020). Sur la performance publique des hymnes alexandrins lors de fêtes royales, voir CANEVA – LORENZON (2020), p. 197 n. 9. Quant aux dédicaces lagides, qui couvrent la plus grande partie du corpus épigraphique, on renverra aux études menées par IOSSIF (2005) ; CANEVA (2020b) ; BARALAY (2020). 23 CANEVA (2014a), p. 59 ; CANEVA (2015), p. 98 ; COPPOLA (2016), p. 18. À propos de la place et du rôle de l’eusebeia dans la conception de la royauté, voir PRICE (1984b), p. 88-89 ; IOSSIF (2018), p. 272-273. La figure pieuse du roi mobilisée dans le formulaire en hyper et le génitif est bien mise en évidence par PFEIFFER (2020a). Dans une perspective similaire, mais touchant au domaine iconographique, cette perception du chef pieu dans la représentation royale a été récemment soulevée par P. Iossif, concernant les portraits royaux parés d’attributs divins. Ce dernier les considère, non pas comme des marques du caractère divin du roi, mais comme l’expression d’une faveur divine attribuée au monarque en rétribution de l’eusebeia qu’il manifeste : IOSSIF (2018), p. 272-273. 24 À propos de l’importance et des spécificités de l’épigraphie en Égypte, voir BINGEN (1989) ; BOWMAN – CROWTHER (2020). 25 FRASER (1972). 26 I.Alex.Ptol., qui reprend une partie des inscriptions éditées en 1911 par E. Breccia (I.Musée d’Alexandrie). 27 Cette ambition a motivé le lancement d’un projet piloté par A. Bowman, Ch. Crowther et S. Hornblower, visant à fournir de nouvelles éditions des inscriptions de l’Égypte ptolémaïque, sur base du matériel collecté par 12 publications et des recueils portant sur l’Alexandrie ptolémaïque a abouti à l’établissement d’un catalogue de soixante-deux inscriptions 28 . Le corpus d’inscriptions ainsi rassemblé d’après les critères précités est organisé selon un classement matériel en cinq catégories homogènes, au sein desquelles les textes sont classés par chronologie de règne29. Le format souvent succinct des inscriptions ne justifie pas un traitement systématique sous forme de commentaire individuel. Au contraire, on exploitera ces sources en respectant les règles qui leur sont propres, mais en les croisant systématiquement entre elles et en les faisant dialoguer avec d’autres types de sources. C’est pourquoi nous nous sommes efforcé de prendre en compte les témoignages papyrologiques et littéraires, lorsqu’ils répondent à nos critères de sélection30. Le commentaire de ces témoignages est de la sorte réparti en fonction des différentes thématiques touchant à la problématique étudiée. L’impératif d’un décloisonnement des catégories documentaires et d’une démarche interdisciplinaire dans l’analyse des sources est motivé par deux raisons au moins31. En premier lieu, ce choix de cumuler plusieurs genres de sources permet de combler une certaine inégalité dans la documentation épigraphique32. Les aléas de l’histoire parfois tourmentée de la cité et l’accumulation de couches successives d’habitat ont en effet causé le naufrage d’une grande partie des témoignages matériels datant de l’époque ptolémaïque33. En second lieu, il est vrai que les informations enregistrées par des témoignages de nature différente ne s’expriment pas dans les mêmes termes pour évoquer le profil religieux du souverain. Toutefois, ces sources documentent une même réalité et s’enracinent dans un environnement P.M. Fraser. Nous n’avons malheureusement pu consulter le premier volume du Corpus of Ptolemaic Inscriptions qu’une fois notre travail terminé. En revanche, ce volume est accompagné d’un ouvrage collectif, paru au préalable, visant à aborder diverses thématiques relatives à l’épigraphie de l’Égypte ptolémaïque : BOWMAN – CROWTHER (2020), qui fournit une liste exhaustive des inscriptions à figurer dans le CPI (p. 269-312). Voir à ce propos notre compte rendu : CANEVA – DECHEVEZ (à paraître). Quant aux inscriptions relatives à Alexandrie, elles figurent, pour la plupart, telles qu’elles seront éditées dans le CPI, dans un article issu dudit collectif : SAVVOPOULOS (2020). 28 Nos inscriptions bénéficient d’une nouvelle édition avec un lemme épigraphique et d’une traduction personnelle. 29 L’organisation en cinq catégories se fait de la sorte : les plaques de fondations (inscr. 1 à 7), les dédicaces (inscr. 8 à 33), les autels (inscr. 34 et 35), les oinochoai (inscr. 36 à 54) et les bases de statues (inscr. 55 à 62). 30 Les papyrus de provenance alexandrine sont très peu nombreux, puisque l’environnement humide n’est pas propice à leur conservation : DUNAND (2007), p. 254. Outre diverses mentions dans des papyrus documentaires à caractère juridique, nous analyserons en détail deux papyrus, dont le texte figure dans notre recueil : le pap. 1 et 3, conservés sur le même document (P.Cairo inv. 65445) ; le pap. 2 (P.Oxy. XXVII 2465, fr. 2, col. I). 31 Ce prérequis est explicité, entre autres, par HEINEN (1978), p. 177-178, et CANEVA (2020a), p. 11-12. À ce titre, l’ouvrage de PFEIFFER (2008a) livre un remarquable exemple d’étude combinant divers types de documentation textuelle (égyptienne, grecque et démotique), confrontés aux données archéologiques. 32 Le nombre réduit des témoignages épigraphiques se marque sensiblement à partir du règne de Ptolémée V. Cf. SAVVOPOULOS (2020), p. 90-92, à propos des raisons historiques et sociales de ce changement. 33 Une partie de la cité antique, notamment les environs des Basileia, gît maintenant sous les flots, ce qui rend particulièrement compliquées les fouilles à Alexandrie. On doit à l’équipe de Fr. Goddio la mise au jour d’un grand nombre de vestiges de l’époque : GODDIO et al. (1998). Dans la lignée des investigations des vingt dernières années, les travaux de GRIMM (1998) ; MCKENZIE (2007) et MAVROJANNIS (2018) permettent d’esquisser un panorama de plus en plus précis de la topographie de la ville, de ses monuments et de son architecture. 13 commun. Dès lors, la confrontation des différentes perspectives qu’elles offrent sur un même phénomène permet une reconstruction fiable et cohérente du cadre complexe et varié, à partir duquel émerge la figure religieuse des souverains. L’entreprise de cette démarche demande d’être conscient de certaines limites méthodologiques. Une première limite concerne la typologie des documents qu’il convient d’étudier. Comme nous l’avons dit, les différentes sources, relevant des domaines de l’épigraphie, de la papyrologie et de la littérature, doivent être étudiées dans leurs justes modes d’expressions et rigoureusement replacées dans leur contexte d’émergence34. Cette précaution méthodologique, si elle peut paraître évidente, engage foncièrement la compréhension des sources, car ces dernières sont conditionnées par leur genre typologique, le contexte qui les actualise, les acteurs qui les produisent et l’audience qu’elles visent. Par exemple, une attention particulière est requise à propos du contexte de production et de performances des épigrammes littéraires, en regard de ce que Cl. Calame et P. Ellinger nomment la « pragmatique cultuelle » des mythes grecs35. Il en va de même pour les auteurs de l’époque impériale qui documentent, à travers le filtre de leur propre culture, des réalités hellénistiques36. Dans une perspective de contextualisation similaire mais en relation avec les documents épigraphiques, l’attention portée sur la matérialité du culte permet, elle aussi, de dégager des constats intéressants sur le contexte de diffusion du culte royal, l’adaptation culturelle de certaines pratiques ou encore l’identité des pratiquants37. Une seconde limite concerne la langue des sources disponibles. Les sources de langue grecque sont les plus nombreuses à Alexandrie et constituent un corpus relativement large et assez représentatif. Dès lors, les sources égyptiennes, ainsi que ce qui relève de l’iconographie égyptienne comme les reliefs des temples, sont uniquement convoqués comme arrière-plan culturel38. Or, bien que le grec soit la langue de pouvoir et de communication à Alexandrie39, 34 Cf. CHANIOTIS (2007), p. 155. Sur la confrontation des témoignages épigraphiques et papyrologiques ainsi que leur apport conjoint, voir CLARYSSE (2020). Comme W. Clarysse l’a montré, la principale différence entre les papyrus et les inscriptions est l’audience ciblée : les papyrus sont destinés à un public limité, voire une seule personne, pour une période de temps limitée à la transmission de l’information. Ils documentent donc plutôt des réalités journalières. En revanche, les inscriptions sont destinées à être affichées publiquement et pour un temps illimité, en regard d’une volonté de commémoration : CLARYSSE (2020), p. 178. 35 CALAME – ELLINGER (2017). Les remarques des diverses publications fondant l’ouvrage s’appliquent parfaitement aux témoignages que nous traitons, notamment les œuvres transmises par Posidippe, Callimaque et Théocrite, ainsi que les deux épigrammes dédicatoires de l’Homereion et du nymphée. 36 Nous détaillons l’approche méthodologique spécifique à ces sources dans le dernier chapitre. 37 CANEVA (2020a) ; CANEVA (2020b). Voir déjà ANEZIRI (2005). L’étude de la matérialité des documents, de la qualité d’exécution ou du matériau utilisé, permet de nous renseigner sur l’origine sociale du dédicant, comme c’est le cas pour l’étude des dédicaces offertes à Arsinoé Philadelphos. Elle peut en outre fournir des informations sur le contexte culturel de production des objets, comme pour les plaques de fondation. En recourant à des matériaux indigènes et à une pratique locale, ces documents s’inscrivent en effet dans la tradition pharaonique. 38 Nous excluons notamment l’étude approfondie des décrets d’époque ptolémaïque, qui ne sont convoqués qu’en appui de notre documentation. En effet, leur contexte d’émission, leur développement au fil des règnes, leur 14 l’analyse de phénomènes linguistiques qu’enregistrent ces documents, produits dans un contexte multiculturel, permet de mettre en lumière l’origine indigène de dédicants. Dans l’édition des inscriptions, une exception est faite pour l’édition des plaques de fondation, qui constituent de manière remarquable les seuls documents bilingues gréco-égyptiens de la capitale40. ∞ Conventions : Toutes les dates doivent être comprises, sauf mention contraire, avant notre ère. Les datations des règnes sont données selon la chronologie établie par Chr. Bennett41. Les sources littéraires pour lesquelles l’édition n’est pas précisée dans les notes infrapaginales proviennent de la Collection des Universités de France ou, le cas échéant, des collections Loeb ou Teubner. En l’absence d’indication contraire, les traductions sont nôtres. Les abréviations utilisées pour les revues sont celles de l’Année philologique. Les auteurs anciens sont cités selon les listes fournies dans l’Oxford Classical Dictionary. Les abréviations des corpus papyrologiques sont indiquées sur la base Mertens-Pack3 42 ; celles des corpus épigraphiques sont rassemblées dans la bibliographie générale. Les textes épigraphiques et papyrologiques traités sont rassemblés dans le second fascicule qui comporte le recueil de documents. De manière générale, nous invitons le lecteur à consulter ces textes en parallèle de la lecture du mémoire. Pour ce faire, nous renvoyons dans le corps du travail au numéro du document qui lui est attribué dans le recueil de textes. La mention en lettres grasses « inscr. » renvoie dans le recueil à une inscription, et « pap. », à un papyrus. Les inscriptions éditées ne sont reprises dans le corps du texte qu’en cas de problème d’établissement textuel. Enfin, les modalités propres aux éditions sont détaillées en ouverture du recueil de documents. caractère archaïsant et l’historicité de leur contenu, parfois mis en doute, méritent une discussion distincte portant sur la construction de la figure religieuse des rois telle que présentée dans les décrets sacerdotaux. À propos de ces décrets, voir CLARYSSE (2000) ; THOMPSON (2003), p. 112-113 ; GORRE – VEÏSSE (2020). 39 LEGRAS (2014b), p. 171-173 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 92. 40 Inscr. 1, 4, 5 et 7. Sur ces témoignages, voir THOMPSON (2020). 41 http://www.instonebrewer.com/TyndaleSites/Egypt/ptolemies/ptolemies.htm. 42 http://web.philo.ulg.ac.be/cedopal/base-de-donnees-mp3/. 15 Chapitre I : Espaces sacrés et personnel de culte A. Lieux de culte instaurés par la sphère royale Définir la topographie sacrée d’Alexandrie fut un enjeu non négligeable pour les premiers Ptolémées, dont le but était de promouvoir une assise idéologique forte pour leur pouvoir. Les souverains lagides, en adoptant la position de donateurs cultuels, privilégièrent le culte de certaines divinités faisant écho à leur politique religieuse43. Dès lors, ils se rendaient symboliquement présents dans les manifestations cultuelles d’une cité dont les représentations religieuses étaient toujours en pleine élaboration44. Dans un premier temps, seront abordés les temples destinés aux divinités du cercle isiaque 45 . Ensuite, il conviendra d’étudier deux sanctuaires dédiés à des figures dont les cultes connurent un grand succès au moins à partir de la période hellénistique, Tychè et Homère. 1. Temples dédiés aux divinités du cercle isiaque46 1.1. Modalités de création d’espaces sacrés : les plaques de fondation L’acte de fonder un espace qu’on décide de dédier à des puissances divines est un processus qui n’est pas anodin et qui, dans les cultures anciennes, s’accompagne de divers rites et célébrations. À l’époque pharaonique, ces cérémonies complexes comprenaient à un moment donné l’ensevelissement sous les fondations du temple d’un dépôt de plusieurs tablettes, portant ou non un texte, qui étaient censées attirer la puissance divine dans son sanctuaire et en assurer la sacralité et la protection47. 43 Pour une mise au point sur l’importance de la gestion d’espaces cultuels dans la propagation d’un culte, voir BRICAULT (2013), p. 195-213, dont l’analyse porte sur la diffusion des cultes isiaques. 44 FASSA (2013), p. 124. Les textes anciens attribuent les premières phases du développement de la cité d’Alexandrie au fait d’Alexandre lui-même, qui aurait personnellement déterminé l’emplacement des premiers temples et sanctuaires (ARR., III, 1, 5 : καὶ αὐτὸς τὰ σηµεῖα τῇ πόλει ἔθηκεν). Cependant, cette tradition semble être le produit de la politique culturelle menée à Alexandrie par Ptolémée Ier, dans le but de consolider le lien entre la nouvelle capitale et la figure de son fondateur par la création de traditions littéraires autour de la mémoire d’Alexandre. Ainsi, les témoignages archéologiques semblent suggérer qu’il faut attribuer ces premières constructions non pas au Macédonien, qui se serait limité à fonder une ville de passage destinée à abriter ses garnisons de soldats et à remplacer Naukratis comme port de commerce, mais bien à Ptolémée Ier, à partir des années 310. C’est sous son successeur, Ptolémée II, que la ville prendra son essor avec l’expansion du complexe du Musée, entamé par Ptolémée Ier, et la construction de la tour de Pharos. À propos des prémices de la cité, voir MCKENZIE (2007), p. 1-74 ; KRASILNIKOFF (2009) ; HOWE (2014). Voir aussi ERSKINE (2013a). 45 L’expression « cercle isiaque » pose question d’un point de vue terminologique, lorsque l’on prend Alexandrie comme lieu d’investigation, car on trouve employées dans la recherche les appellations de « cultes isiaques » ou « cultes alexandrins » comme synonymes, alors qu’ils ne le sont pas tout à fait : MALAISE (2005), p. 127. Nous reprendrons cette question au cours du deuxième chapitre. 46 Nous avons choisi d’omettre dans cette section l’étude de Sarapis et de son temple pour l’analyser à deux moments différents du travail : le Sarapeion sera étudié comme lieu privilégié d’association entre les souverains et le dieu (cf. infra, p. 36-39) et l’émergence du culte de Sarapis en relation avec le développement du culte royal sera étudiée au cours du deuxième chapitre (cf. infra, p. 67-69). 47 HUNT (2006), p. 194-195 et p. 198-199 ; ABD EL-MAKSOUD et al. (2015), p. 125 et p. 131 ; SCHMITT (2017), p. 351. Pour un traitement exhaustif des dépôts de fondation dans l’Égypte du IIIe siècle, voir WEINSTEIN (1973) et récemment THOMPSON (2020). 16 Dans la région d’Alexandrie ont été identifiés sept dépôts de fondation, comprenant chacun entre trois et dix plaques inscrites ou anépigraphes composées de divers matériaux : or, argent, bronze, limon du Nil, verre coloré, faïence ou cuivre48. La reprise de cette coutume à l’époque lagide permettait aux Ptolémées de se placer dans la continuité des pratiques pharaoniques, en assumant une fonction religieuse qui était celle du pharaon. Cette pratique s’inscrivait tout autant dans la conception grecque de la monarchie, puisque le roi manifestait de la sorte son évergétisme envers la cité mais également son eusebeia envers la divinité49. Les plaques d’Alexandrie dénotent en revanche deux caractéristiques spécifiques à cette cité. D’abord, les tablettes conservées ne concernent que la fondation de sanctuaires de divinités du cercle isiaque – Sarapis, Isis, Osiris, Harpokrate et Boubastis – attestant bien les liens étroits unissant ces cultes à la sphère royale, car la pose de ces plaques s’inscrit avant tout dans un contexte de pouvoir50. De plus, les exemplaires alexandrins sont bilingues, écrits dans deux des langues parlées dans la cité, le grec et l’égyptien51. De manière symbolique, l’univers des Grecs ainsi que celui des Égyptiens se retrouvent convoqués dans l’utilisation de ces plaques, mobilisant à la fois la langue et les pratiques des deux grandes composantes de la population alexandrine dont les modalités de cohabitation étaient en pleine élaboration52. La reprise de cette pratique pharaonique participait, à son échelle, de la définition de la cité en tant que ville ethniquement mixte. Dans une plus large mesure, elle est également révélatrice de la volonté chez les Ptolémées de conforter la cité d’Alexandrie dans son nouveau rôle de capitale du pouvoir et de centre religieux, prenant peu à peu la place de Memphis53. 1.2. Le Boubasteion de Bérénice II Des fouilles de sauvetage, menées entre 2009 et 2010 dans le quartier de Kôm el-Dikka, ont livré près de six cents statuettes votives datant de l’époque ptolémaïque dispersées dans 48 Ces dépôts concernent trois Sarapeia (inscr. 1, Alexandrie ; inscr. 3, Canope ; inscr. 7, Alexandrie), l’Osireion (inscr. 2, Canope), le Boubasteion (inscr. 4, Alexandrie), l’Harpokrateion (inscr. 5, Alexandrie), l’Iseion (inscr. 6, Alexandrie). Ces plaques étaient insérées sous les pierres d’angle formant les coins du temple dans des cavités creusées dans le roc, qui étaient ensuite fermées par une large pierre taillée. 49 ABD EL-MAKSOUD (2015), p. 131 ; THOMPSON (2020), p. 112. Dans une perspective égyptienne, le roi répète par la fondation d’un temple l’acte de création au centre de la théologie pharaonique, ce qui transparait dans la formulation égyptienne des plaques (inscr. 1, l. 3 : <ir>.n=f pr Hna Hw.t « il a fait le sanctuaire et le domaine »). Cependant, l’action de création d’un temple peut se lire dans une perspective grecque où la fondation d’un sanctuaire atteste l’eusebeia de la figure dirigeante. On connaît d’ailleurs des traditions narratives décrivant les dieux grecs en plein acte de création de sanctuaires. Sur ces questions, voir HUNT (2006), p. 206-208. 50 BORGEAUD – VOLOKHINE (2000) ; SAVVOPOULOS (2020), p. 80. 51 Ce n’est en revanche pas le cas des plaques de fondation d’origine canopique (inscr. 2 et 3), qui sont uniquement écrites en grec. Cela pourrait s’expliquer par l’ancrage indigène encore fort ressenti à Canope, qui nécessitait d’employer – et d’une certaine manière d’imposer – moins l’égyptien que le grec, même de manière symbolique. Cette explication doit toutefois être nuancée au vu de l’audience limitée de ce type d’objet. 52 THOMPSON (2020), p. 110 et p. 112. 53 Sur la transition entre Memphis et Alexandrie comme « new epicenter of the cutural and religious trends of the region », voir CANEVA (2018a), p. 101. Ce même transfert aura également profité à la re-sémantisation du dieu Sarapis à partir de la divinité memphite Osorapis : BORGEAUD – VOLOKHINE (2000) ; CANEVA (2018a). 17 plusieurs cachettes dans lesquelles se trouvaient également six plaques de fondation, enterrées dans une cavité rocheuse vers le coin nord-est de la structure (inscr. 4)54. Le texte inscrit mentionne une structure composée d’une enceinte sacrée (temenos) comprenant un temple (naos) et un autel (bōmos) consacrés à Boubastis55. Durant l’époque hellénistique, la déesse chatte Boubastis est invoquée comme divinité protectrice de la maternité et des jeunes enfants. Probablement dans le sillage de son rapprochement avec Artémis déjà attesté par Hérodote56, elle semble avoir vu ses prérogatives liées à la protection des parturientes renforcées57. Les pratiques cultuelles du Boubasteion trahissent d’ailleurs le rapprochement opéré entre ces deux divinités. Le dépôt votif découvert enregistre des actes de remerciements offerts à la déesse et contient des statuettes représentant des chats en argile nilotique ou des jeunes enfants de style grec, pratiques qui rappellent celles qu’on connaît par ailleurs pour Artémis58. Ce sanctuaire, dont les pratiques cultuelles semblent surtout le fait de femmes, est consacré à une déesse patronnant les grandes étapes de la vie féminine. Ce constat expliquerait que ce temple résulte justement de l’initiative d’une reine, Bérénice II, et non pas du souverain lui-même, uniquement mentionné comme le bénéficiaire de l’action cultuelle par la formule en hyper et le génitif59. On peut vraisemblablement supposer que la naissance des enfants royaux avait fourni à la reine une occasion propice pour commanditer la construction du temple, comme acte de dévotion envers une déesse agissant dans la sphère de la maternité. En effet, le pluriel τέκνων (l. 3) dans la plaque de fondation semble suggérer que la reine avait déjà enfanté deux fois au 54 Sur le contexte archéologique, voir ABD EL-MAKSOUD et al. (2014). Le matériel votif est présenté par ABD ELMAKSOUD et al. (2012) et l’édition des plaques de fondation, par ABD EL-MAKSOUD et al. (2015). 55 Inscr. 4 : Βασίλ[ι]σσα [Βε]ρενί[κη] [ὑ]πὲρ Βα[σ]ιλέως | [Π]τολ[ε]µαίου τοῦ [αὑ]τῆς ἀ[δε]λφ[οῦ] | καὶ ἀ[ν]δ[ρὸς] καὶ [τῶν τ]ούτων τέκνων | [τὸν ναὸν καὶ τὸ τέµενος καὶ τὸν] βωµὸν | Βουβ[άστει]. CARREZ (2014) défend l’hypothèse qu’il s’agissait d’un temple dédié à Artémis et non à Boubastis : ce dernier lit à la fin de la ligne 4 un substantif se terminant par –µιδι et conclut ainsi qu’il s’agit du nom de la déesse Artémis. Cependant, J.-Y. Carrez ne disposait pas des résultats de la mise en série de l’ensemble du dépôt de fondation publiés un an plus tard par ABD EL-MAKSOUD et al. (2015), p. 133-134, qui indiquent clairement plusieurs occurrences, partielles ou complètes, du nom « Boubastis » sur ces tablettes, réfutant dès lors l’hypothèse de Carrez. 56 Ex. : HDT., II, 137 et II, 156. Les rapprochements avec des dieux égyptiens dont Artémis fait l’objet sont particulièrement variables suivant les régions et les diverses traditions narratives où l’interpretatio opère. Pour les problèmes liés à l’interpretatio d’Artémis en Égypte, voir HENRY (2015). 57 BRICAULT (2013), p. 62. MALAISE (2005), p. 54-55, remarque en effet qu’il est impossible de rendre clairement compte d’une fonction de Bastet liée à la naissance et à l’allaitement avant l’époque hellénistique. Ce transfert de fonction entre Artémis et Boubastis par le jeu de l’interpretatio pourrait d’ailleurs expliquer la faible représentation du culte d’Artémis à cette époque par rapport à la popularité grandissante de Bastet. 58 ABD EL-MAKSOUD et al. (2012), p. 443. Ce type de dépôt trouve un parallèle fascinant avec les statuettes de jeunes filles retrouvées dans le sanctuaire d’Artémis à Brauron : ABD EL-MAKSOUD et al. (2012), p. 440 ; CARREZ (2014), p. 267. La fonction de ces statuettes est en effet similaire à celles dédiées à Artémis Brauronia : des demandes de protection ou des ex-voto liés à un accouchement. Il y a par contre une différence dans les animaux représentés. À Brauron, ce sont essentiellement des lapins, des oiseaux ou des porcelets : NIELSEN (2009). 59 Le ὑπέρ grec est rendu en égyptien par la périphrase Hr rn n « au nom de ». Dans ce contexte précis, la préposition s’inscrit sémantiquement dans un contexte de continuité familiale : CANEVA (2016a) ; PFEIFFER (2020a), p. 95. Le texte insiste d’ailleurs sur l’unité familiale en recourant pour la mention des enfants royaux à des expressions marquant la possession autant en grec (τούτων) qu’en égyptien (pronom suffixe –sn « leurs »). 18 moins, ce qui placerait la fondation du temple après la naissance de Ptolémée IV en 24460. On sait par ailleurs que le temple de Philae, dédié à Isis et Harpokrate, fut inauguré aussi en 244 conjointement par « le roi Ptolémée (III), fils du roi Ptolémée et d’Arsinoé, Theoi Adelphoi, et la reine Bérénice (III), sœur et femme du roi Ptolémée, et leurs enfants », dans le cadre d’une action mettant en exergue l’unité de la famille royale61. La démarche à l’œuvre dans la dédicace du temple de Philae et celle du Boubasteion est donc fort similaire. Dans cette perspective, cette initiative permettait ainsi à Bérénice de renforcer publiquement son image de reine puissante et d’épouse vertueuse. On remarque d’ailleurs une évolution du statut de la reine par rapport à l’épisode de l’offrande de la boucle au Cap Zéphyrion relaté par Callimaque, qui mettait en scène Bérénice en tant que jeune épousée62. Par la consécration du Boubasteion, elle agissait aussi comme la contrepartie de son mari Ptolémée III en dédoublant ce dernier dans ses fonctions d’évergète63, mais dans le domaine mieux adapté à une reine qu’est la sphère de la religiosité féminine64. En somme, un tel acte de dévotion de la part de Bérénice envers une divinité protectrice des parturientes faisait habilement corps avec la politique de Ptolémée III. La reine prenait de la sorte pleinement part à la célébration de la pérennité familiale et de la continuité royale65. 60 ABD EL-MAKSOUD (2015), p. 129. On peut tenter d’affiner la datation en remarquant dans l’égyptien le recours au pluriel (msw=sn) et non au duel, induisant peut-être qu’il y avait à ce moment au moins trois enfants royaux. Cette donnée placerait la fondation après la naissance de Lysimaque en 243. Si l’usage du duel, qui est loin d’être systématique à l’époque ptolémaïque, ne peut constituer une preuve irréfutable, cette date aurait également le mérite d’expliquer l’absence de référence en grec au titre royal de Theoi Euergetai, qu’ils n’ont obtenu qu’en 243. Pour les informations généalogiques, voir BENNETT (2001-2011b). 61 I.Philae 4 : βασιλεὺς Πτολεµαῖος βασιλέως Πτολεµαίου καὶ Ἀρσινόης, | Θεῶν Ἀδελφῶν, καὶ βασίλισσα Βερενίκη, ἡ βασιλέως | Πτολεµαίου ἀδελφὴ καὶ γυνή, καὶ τὰ τούτων τέκνα τὸν ναὸν | Ἴσει καὶ Ἁρπο{πο}κράτηι. Voir BINGEN (2007), p. 31-43, pour le motif de l’unité familiale dans l’idéologie royale sous les Euergetai. Le même contexte de la maternité des enfants royaux pourrait également, comme le suggère CARREZ (2014), p. 271, expliquer l’association d’Apollon Hylatas, d’Artémis qualifiée de Phōsphoros et d’Enōdia, de Léto Euteknos et d’Héraklès Kallinikos dans une dédicace de Koptos datée du règne de Ptolémée III (I.Portes 47). J.-Y. Carrez suggère en effet un parallélisme entre les divinités honorées et les membres de la famille royale. 62 Après le départ de Ptolémée III lors de la troisième guerre de Syrie, Bérénice, toute jeune mariée, dédie à tous les dieux une boucle de ses cheveux en échange du retour sain et sauf de son mari (CALLIM., fr. 110 Pf.). La stratégie de cette dédicace était de légitimer publiquement le statut de Bérénice comme véritable épouse du souverain face à sa rivale Bérénice Syra, sœur de Ptolémée III : GUTZWILLER (1992), p. 361 ; MINAS-NERPEL (2019), p. 167. Son statut sera indiscutablement acté lorsque les souverains recevront en 243 le titre de Theoi Euergetai. Pour la construction de la figure publique de Bérénice, voir LLEWELLYN-JONES – WINDER (2016), avec les remarques de CANEVA (2018b) ; MINAS-NERPEL (2019), p. 166-174. 63 Dans l’inscr. 4, la titulature de Ptolémée est particulièrement remarquable. Il n’y reçoit pas l’appellation traditionnelle de « fils de Ptolémée et d’Arsinoé, Theoi Adelphoi » (cf. inscr. 1) mais il est dit « frère (ἀδελφοῦ) et mari (ἀνδρός) », renversant de la sorte les dénominations qui sont celles traditionnellement accordées aux reines lagides (cf. inscr. 2). 64 Le rôle que Bérénice joue comme contrepartie harmonieuse du souverain au sein du couple royal est similaire à celui joué quelques années plus tard par Laodice, épouse d’Antiochos III. Le dossier des lettres envoyées par les souverains à la cité d’Iasos met en avant la description de Laodice comme une épouse aimante, donc digne d’honneurs cultuels (OGIS I 224, l. 12-28) et comme une souveraine agissant en totale coopération avec la politique de son mari (I.Iasos 4). Cf. CANEVA (2014b), p. 42-46. 65 CARREZ (2014), p. 271. Le faisceau de la sphère d’action de Boubastis dans son sanctuaire semblait de plus pouvoir satisfaire une large partie de la population : certaines statuettes offertes en ex-voto suggèrent qu’elles ont été dédiées lors d’un passage d’une classe d’âge à une autre. Une dédicace du Boubasteion, plus tardive (161 apr. 19 1.3. L’Harpokrateion et l’Iseion de Ptolémée IV Le règne de Ptolémée IV, successeur de Ptolémée III, marque la construction à Alexandrie de nombreux temples dédiés tant aux divinités isiaques qu’à des divinités grecques66. Les auteurs anciens attestent d’ailleurs une ferveur religieuse particulièrement marquée chez Ptolémée IV, qui passe pour avoir pris part à des cérémonies dionysiaques67. En 1945, les fouilles d’Alan Rowe dans le Sarapeion d’Alexandrie ont permis de mettre au jour un lot de dix plaques de fondation. Parmi ces dernières, une tablette en or a livré un texte bilingue poinçonné (inscr. 5) enregistrant la fondation d’un temple à Harpokrate dans l’enceinte du temenos dédié à Sarapis et construit « sous l’ordre (κατὰ πρόσταγµα) de Sarapis et d’Isis »68. Si le texte grec suit le modèle des autres plaques de fondation conservées, le texte égyptien diffère des précédentes versions en ce qu’il est écrit dans un système hiéroglyphique particulier recourant à la cryptographie, un jeu destiné à exploiter les capacités visuelles du système hiéroglyphique pour en crypter le message. Une résolution et une traduction furent proposées par le chanoine É. Drioton en 1946, reprises ensuite dans les éditions postérieures69. La divinité honorée dans ce temple, Harpokrate, constitue une des facettes de l’Horus pharaonique, sous son aspect d’enfant (Hr pA Xrd « Horus l’Enfant »). Son culte se développe à partir de la troisième période intermédiaire, où le dieu s’approprie les qualités d’héritier mythologique du trône d’Égypte qui étaient autrefois celles d’Harsiésis, autre aspect d’Horus70. Ptolémée IV matérialisait de la sorte, par la construction de ce petit temple à Harpokrate (8,8 × 5 m.) à proximité directe de celui de Sarapis71, l’ajout au couple divin formé par Sarapis et Isis de leur fils en tant qu’héritier royal72. J.-C.), est dédiée à Artémis Phōsphoros, à Boubastis et à une troisième divinité non identifiée, triade patronnant sans doute la naissance de l’enfant « à la lumière » du jour. Cf. ABD EL-MAKSOUD et al. (2014), p. 161-165. 66 MCKENZIE (2007), p. 58-64 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 86-90. Les sources de son règne nous ont transmis un Harpokrateion (inscr. 5), un Iseion (inscr. 6), un nymphée, un temple à Homère, le Thalamēgos contenant un sanctuaire d’Aphrodite, et un Thesmophorion (POLYB., XV, 27, 1), attesté antérieurement (pap. 2, l. 5). En dehors d’Alexandrie, on peut également mentionner un temple d’Aphrodite-Hathor à Cusae (SEG 16.860). 67 PLUT., Quomodo adul., 56 D-E : οὗτος Αἴγυπτον ἀπώλεσε, τὴν Πτολεµαίου θηλύτητα καὶ θεοληψίαν καὶ ὀλολυγµοὺς καὶ τυµπάνων καὶ ἐγχαράξεις εὐσέβειαν ὀνοµάζων καὶ θεῶν λατρείαν, κ.τ.λ. Cf. BIKERMAN (1939), p. 95 ; DUNAND (1992), p. 172. Sur Ptolémée IV et Dionysos, cf. infra (p. 82 n. 429). 68 Inscr. 5 : Βασιλεὺς Πτολεµαῖος βασιλέως | Πτολεµαίου καὶ βασιλίσσης Βερενίκης, | Θεῶν Εὐεργετῶν, Ἁρποχράτει, κατὰ | πρόσταγµα Σαράπιδος καὶ Ἴσιδος. Cf. Annexe C, fig. 1, pour un plan du Sarapeion. 69 DRIOTON (1946), p. 97-112 et le commentaire du CPI, p. 65. BORGEAUD – VOLOKHINE (2000), p. 57, explique l’utilisation de ce système par le caractère « curieux d’ésotérisme » de Ptolémée IV. Cependant, il semble que l’usage de la cryptographie soit moins liée à la volonté du roi lui-même, qui ne connaissait pas de l’égyptien, qu’à des pratiques et réflexions intellectuelles menées à l’intérieur des temples égyptiens par les prêtres : SOUSA (2013), p. 242 et p. 256-259. L’utilisation de ce type d’écriture, notamment dans un contexte cultuel pour la rédaction des textes sacrés, témoigne en revanche de la vivacité de la vie religieuse égyptienne, même à l’intérieur du Sarapeion d’Alexandrie : ces pratiques ne sont dès lors plus limitées aux temples proprement indigènes et semblent s’étendre à la capitale. 70 MALAISE (2005), p. 34-41. Comme l’Horus pharaonique, il conserve des prérogatives liées au cycle solaire. 71 MCKENZIE – GIBSON – REYES (2004), p. 83-84 et p. 90 ; SABOTTKA (2008), p. 181-186. 72 La création de ce modèle familial, pendant divin de la famille royale terrestre, avait été entamée sous Ptolémée III : CANEVA – BRICAULT (2019). 20 Symboliquement, c’était également une manière de favoriser le rôle de Ptolémée IV comme successeur légitime des Theoi Euergetai en l’associant au dieu Horus. Si cette stratégie d’association est bien attestée dans les sources littéraires et numismatiques 73 , l’étude de l’Harpokrateion montre que l’association s’effectuait également par les pratiques cultuelles. Ce temple s’apparente en effet à une variante alexandrine des mammisi égyptiens, lieux sacrés où l’on célébrait la naissance de l’enfant Horus comme symbole de régénérescence du pouvoir royal. Selon cette interprétation, si le temple est à première vue destiné au culte d’une divinité, il servait tout autant le culte royal74. La titulature officielle employée dans la version égyptienne de la plaque de fondation participe également de l’association du souverain avec Horus. La titulature diffère en effet des précédentes car elle désigne Ptolémée IV comme « l’aimé d’Isis » (mry s.t), titre qu’il est le premier des Ptolémées à porter75. Cette dévotion accordée à la mère d’Horus s’accompagne également de la construction d’un temple alexandrin à cette déesse (inscr. 6), dont la localisation est inconnue76. La plaque de fondation du temple qualifie la divinité de « très grande déesse, cause de nombreux bienfaits envers lui-même (sc. Ptolémée IV) », formulation révélatrice de la relation du souverain vis-à-vis de la déesse77. Cette mise sous tutelle semble s’inscrire dans le sillage de la promotion à grande échelle du couple divin Sarapis et Isis, particulièrement après la victoire de Raphia (217 av. J.-C.), qui fut remportée in extremis sur Antiochos III et dont l’heureuse issue fut attribuée à la protection accordée par le couple divin78. 2. Temples dédiés à des cultes grecs traditionnels 2.1. Le Tychaion Le Tychaion, situé en plein cœur du quartier des Basileia, offre un exemple frappant des différentes dynamiques alliant patronage royal, gestion de l’espace cultuel et continuité 73 Pour l’association du futur souverain à Horus dans les monnaies frappées sous Ptolémée IV, voir LORBER (2011), p. 322-325. Le parallélisme est frappant dans les sources textuelles. La version démotique du décret de Raphia (217) célèbre le retour de bataille de Ptolémée IV tel un nouvel Horus (éd. GAUTHIER – SOTTAS, l. 11-12). Une des versions grecques du décret rapproche le souverain d’Hélios, qu’il faut comprendre comme l’interpretatio d’Horus (I.Prose 12, l. 4-5 ; Tôd). 74 SAVVOPOULOS (2018), p. 116 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 81. MCKENZIE – GIBSON – REYES (2004), p. 90 : « the birth house could therefore be understood in the wider sense as a royal cult chapel ». Avant Ptolémée IV, Ptolémée III commandite lui aussi la construction d’un mammisi au temple de Philae, dont la décoration célébrait la transmission du pouvoir royal d’une génération à l’autre : JUNKER – WINTER (1965). 75 BRICAULT (1999), p. 338. L’épiclèse égyptienne se retrouve d’ailleurs transposée en grec dans le décret de Raphia (I.Prose 12, l. 6 : ἠγαπηµένου ὑπὸ τῆς Ἴσιδος). 76 Pour les sanctuaires d’Isis à Alexandrie, voir MCKENZIE (2007), p. 23, p. 34 et p. 383 n. 18 ; FRAGAKI (2011), p. 30. Sur cet Iseion alexandrin, voir récemment SAVVOPOULOS (2020), p. 87. 77 Inscr. 6 : Βασιλεὺς Πτ[ολεµαῖος] | Πτολεµαίου κ[αὶ Βερενίκης,] | Θεῶν Εὐεργε[τῶν, Ἴσιδι θεᾶι] | µεγίστηι τῆι α[ἰτίαι πολλῶν ?] | εὐεργεσιῶν εἰς [ἑαυτόν]. À propos des attestations de l’épiclèse µεγίστη, voir BRICAULT – DIONYSOPOULOU (2016), p. 25 ; KOCKELMANN (2008), p. 49-50. 78 Sur les implications de la victoire de Raphia dans la politique religieuse de Ptolémée IV, voir BRICAULT (1999). 21 dynastique. Le monument est décrit de façon très détaillée par le Pseudo-Libanios, au IVe siècle apr. J.-C.79 : le temenos, qu’un passage flanqué de statues en bronze représentant des rois reliait au sanctuaire des Muses, était divisé en deux hémicycles en miroir où étaient disposées six statues de divinités installées dans des niches de part et d’autre80. Au centre de chaque hémicycle étaient représentés d’un côté Alexandre dit oikistēs tenant probablement un foudre81 et, lui faisant face, une représentation de Charis, symbolisant l’abondance du pays d’Égypte82. L’espace central était occupé par un groupe statuaire, qui s’inscrit dans le motif du parastēma des statues honorifiques, disposé sur une large colonne. Figurait dans cet ensemble la figure de Tychè qui, entourée de deux Nikai, couronnait la déesse Gè apposant à son tour une couronne sur la tête d’Alexandre83. Si la description du Pseudo-Libanios est celle d’un Tychaion réaménagé à l’époque romaine, on s’accorde pour considérer que le bâtiment tardif suit un plan et un arrangement architectural cohérent avec un monument fondé à la haute époque hellénistique, probablement sous l’un des deux premiers Ptolémées84. De la sorte, l’agencement visuel du sanctuaire et le jeu sur les attributs iconographiques des groupes statuaires construisent la figure d’Alexandre comme le protecteur divin et l’ancêtre de la dynastie, notamment par l’association avec Zeus Sōtēr. De plus, l’association iconographique représentant le conquérant avec la figure de Charis visait à le présenter comme une puissance liée à la prospérité du pays et du peuple, image renforcée dans l’extrait par un parallélisme littéraire autour des ressources de l’Égypte85. Quant au groupe central mettant en 79 LIB., VIII, 25, 1-8. Les attestations du Tychaion sont recensées chez FRAGAKI (2011), p. 44 n. 144. Cf. le chapitre consacré à l’édifice par GOUKOWSKY (2014), p. 265-292, avec un commentaire textuel du passage du Pseudo-Libanios (p. 266-270). 80 LIB., VIII, 25, 3-5. 81 Alexandre n’est pas clairement mentionné dans la description : il est décrit comme (25, 5) « le fondateur (οἰκιστής) (...) portant l’attribut de Sōtēr (φέρων µὲν αὐτὸς τοῦ Σωτῆρος ὑπόµνηµα) ». De ce fait, on a longtemps associé cette figure à Ptolémée Ier : GOUKOWSKY (2014), p. 268 n. 26. Mais il semble plus probable d’y reconnaitre Alexandre, effectivement appelé οἰκιστής dans les documents de l’Alexandrie romaine, ainsi que dans d’autres passages de l’œuvre du Pseudo-Libanios : GIBSON (2007), p. 435-436. Quant à l’interprétation de l’hypomnēma de Sōtēr comme le foudre de Zeus Sōtēr, voir GIBSON (2007), p. 442-445. COPPOLA (2016), p. 22, propose d’y reconnaitre iconographiquement une association d’Alexandre avec Zeus Aigiochos, dans le contexte d’une iconographie d’Alexandre possiblement liée au culte dynastique rendu au Sèma. KOSMETATOU (2004), p. 243-246, suivie par FRAGAKI (2011), p. 65, qui soutiennent toujours la thèse d’une représentation de Ptolémée Ier et non d’Alexandre, propose d’identifier l’hypomnēma comme une cornucopia. Or, dans le contexte de l’Alexandrie de l’époque romaine, cette identification semble moins probable : CANEVA (2016b), p. 45 n. 53. 82 Le topos de l’abondance de l’Égypte se retrouve dans la sphère littéraire chez Théocrite (Id., XVII, v. 77-81) : HUNTER (2003), p. 156. La signification de Charis pourrait également renvoyer à la grâce dans le sens de la bonté et de la gratitude comme caractéristiques du bon souverain : CANEVA (2016b), p. 45 n. 54. 83 GIBSON (2009), p. 454 ; FRAGAKI (2011), p. 65-66. Pour le motif du parastēma, cf. MA (2013), p. 48-49. 84 KOSMETATOU (2004), p. 243. CANEVA (2016b), p. 43-46, a bien mis en avant la cohérence entre l’arrangement du sanctuaire et la représentation de la royauté sous les deux premiers Ptolémées, notamment dans les productions rhétoriques et philosophiques du tout début du IIIe siècle. Cf. GOUKOWSKY (2014), p. 276-278. 85 25, 5 : ἀνέστηκε δὲ φέρων µὲν αὐτὸς τοῦ Σωτῆρος ὑπόµνηµα, φερόµενος δὲ δι’ ὧν ἡ πόλις εἴωθε τρέφεσθαι. On remarque le balancement par les particules µέν et δέ entre l’association d’Alexandre avec Zeus et son lien avec les ressources de la ville : GIBSON (2007), p. 445-446. Ce jeu de miroir est supporté également par l’organisation des hémicycles décrits plus haut, où Alexandre est placé face à Charis, chacun au centre de six Olympiens dans un 22 scène Tychè, les Nikai et Alexandre, il en ressort de la place prépondérante accordée à Tychè son statut de force maîtresse et conductrice de l’histoire des hommes. En association avec Alexandre, elle participe de la représentation du roi hellénistique comme un homme maître du temps, dominant le kairos et apte à saisir les bonnes occasions86. 2.2. L’Homereion de Ptolémée IV La partie inférieure d’un papyrus scolaire de la seconde moitié du III e siècle (pap. 1) a livré une épigramme commémorant la dédicace d’un temenos au poète Homère par un Ptolémée, dont on sait par une mention de ce temple (naos) chez Élien qu’il s’agit de Philopatōr87. Le patronage de la sphère artistique faisait l’objet d’un intérêt particulier chez ce dernier, qui promut activement le culte des Muses par l’établissement de sanctuaires et de fêtes, et qui serait même l’auteur d’une composition littéraire autour du personnage d’Adonis88. « […] Heureux Ptolémée qui, pour Homère établit au nom de Di[dyme ?] à la suite d’un rêve cette enceinte sacrée, lui qui jadis produisit de son esprit immortel (5) le chant impérissable de l’Odyssée et de l’Iliade. Heureux bienfaiteurs des mortels, vous [qui] avez engendré ce souverain excellent dans le domaine de la lance et des Muses. »89 Ce poète de première importance qu’était Homère recevait habituellement un culte dans les cités qui se disputaient le lieu de naissance du poète90. La création de son culte à Alexandrie semble davantage s’expliquer par le rôle qui était attribué à Homère dans la fondation de la cité : Plutarque rapporte en effet qu’en récitant en songe des vers de l’Odyssée à Alexandre (Od., IV, v. 354-355), Homère indiqua au conquérant l’endroit où fonder sa nouvelle ville91. La figure d’Homère semble d’ailleurs avoir été intégrée dans le mythe de fondation d’Alexandrie hémicycle. P. Goukowky évoque quant à lui l’hypothèse que l’évocation des ressources de la ville s’interprète en relation à des statues de Neilos et Euthènia représentées allongées de part et d’autre de la statue de la Tychè d’Alexandrie : GOUKOWSKY (2014), p. 275-276. 86 GOUKOWSKY (2014), p. 275-276 et p. 281-282 ; CANEVA (2016b), p. 44. Pour le rôle de la maîtrise du temps dans la construction de la figure charismatique du souverain, voir SAVALLI-LESTRADE (2010) ; CHANIOTIS (2011), p. 165-166 ; HAUBEN (2011), p. 366-374. 87 AEL., VH, XIII, 22 : Πτολεµαῖος ὁ Φιλοπάτωρ, κατασκευάσας Ὁµήρῳ νεών, (…), κύκλῳ δὲ τὰς πόλεις περιέστησε τοῦ ἀγάλµατος, ὅσαι ἀντιποιοῦνται τοῦ Ὁµήρου, « Ptolémée Philopatōr, ayant établi un temple pour Homère, plaça en cercle autour de la statue les villes qui se disputaient l’origine du poète ». 88 GRIMM (1998), p. 48 ; HOWE (2014), p. 83-84 ; SEAMAN (2020), p. 75-76. Pour un temple des Muses patronné par Ptolémée IV à Thespies, voir FRASER (1972), II, p. 467 n. 55. À propos d’une fête dédiée aux Muses et à Apollon (Musis et Apollini ludos) probablement sous Philopatōr, voir VITR., De Arch., VII, 4, avec FRASER (1972), I, p. 196 et p. 316. Pour la création d’une tragédie à Adonis (τραγωιδίαι Ἀδώνιδι), voir les schol. à Aristophane, Thesm., 1059. On peut également noter le débat concernant l’identification disputée des deux figures entourant Homère sur le fameux relief attribué à Archélaos de Priène, connu sous le nom de l’apothéose d’Homère, comme étant Ptolémée IV et Arsinoé III : BACCHI (2020), p. 147. 89 Pap. 1. Pour l’editio princeps du P.Cairo inv. 65445, voir GUERAUD – JOUGUET (1938), p. 25. L’édition choisie pour le texte grec est celle du SH 979. Pour les problèmes d’établissement du texte, voir PAGE (1942), p. 452 ; BARIGAZZI (1965), p. 70. Nous détaillons le type d’œuvres que ce papyrus enregistre infra (p. 87 n. 460). 90 Sur la question de l’importance politique des poètes à qui l’on offrait un culte et sur les rivalités entre les cités s’arrogeant le titre de patrie d’origine du personnage, voir KIMMEL-CLAUZET (2013). 91 PLUT., Vit. Alex., 26, 5. Voir ERSKINE (2013a), p. 176 ; BACCHI (2020), p. 147-148. 23 durant le règne de ce même Ptolémée IV. Par la création de nouvelles traditions narratives et pratiques cultuelles, le souverain désirait mettre en exergue le substrat culturel hellénique de l’héritage alexandrin en dotant un des fondateurs de la paideia grecque d’un rôle-clé dans l’imaginaire collectif de la cité92. Dans une plus large mesure, l’établissement de l’Homereion réaffirmait l’autorité de la figure du souverain ptolémaïque dans le domaine littéraire 93 . À ce titre, l’épigramme dédicatoire du temple réactive des prérogatives attribuées aux souverains dès les premières générations de Lagides : le poème construit le profil du souverain autour de la mention de la lance (v. 7 : ἐν δορί) et des Muses (v. 7 : Μούσαις). Ce faisant, l’auteur rappelle à la fois le caractère militaire de la monarchie ptolémaïque par le motif de la doriktētos chōra94 mais également le rôle culturel du souverain, qui agit comme mécène et protecteur des arts. En somme, la création d’un culte à Homère renforçait dans le domaine culturel influence du souverain autant vis-à-vis du peuple alexandrin que vis-à-vis des grandes cités rivales, dont l’intérêt pour les belles lettres grandissait95. Enfin, il est intéressant de constater la complexité du genre littéraire composite auquel l'épigramme a recours, à la croisée entre le genre hymnique traditionnellement réservé aux dieux et le genre encomiastique honorant des hommes96. Cette ambiguïté du style peut trouver un écho dans l’invocation tout autant ambiguë des « Heureux Évergètes des mortels (v. 6 : ὄλβιοι ὦ θνατῶν εὐεργέται) ». L’invocation joue ainsi sur l’ambivalence du terme εὐεργέται, en utilisant une épiclèse désignant les parents de Ptolémée IV mais qui pourrait tout aussi bien se comprendre comme une invocation à des puissances divines, brouillant de la sorte le statut des souverains dans l’épigramme97. 92 FARNOUX (2007) ; HOWE (2014), p. 83-84. Le récit de l’apparition d’Homère chez Plutarque aurait très certainement déjà figuré dans une des sources de l’auteur, Héraklides de Lemnos, historien et diplomate actif sous Ptolémée IV. Cette mise en avant de l’héritage grec pourrait s’analyser en réaction aux rébellions égyptiennes à partir du règne de Ptolémée IV : HÖLBL (2001), p. 152-173. 93 Le patronage culturel était un élément d’importance dans la représentation du pouvoir ptolémaïque : CANEVA (2016b), p. 42-43 ; STROOTMAN (2016). 94 La δορίκτητος χώρα qualifie la terre acquise par la lance du fait d’Alexandre (DIOD. SIC., XVII, 17, 2), puis est appliquée aux conquêtes égyptiennes de Ptolémée Ier (DIOD. SIC., XVIII, 43, 1). Ces rappels sont par la suite courants dans la poésie hellénistique, comme en témoigne une épigramme de Posidippe (36 A.-B., v. 5), décrivant une Arsinoé II, lance à la main. Sur ce motif, voir BARBANTANI (2007) ; STROOTMAN (2016), p. 125. 95 HOWE (2014), p. 84. La rivalité naissante entre Alexandrie et Pergame est implicitement mentionnée chez Vitruve (VII, 4). 96 On retrouve dans l’épigramme de l’Homereion des caractéristiques qui sont attestées dans les hymnes aux dieux ainsi que dans la poésie encomiastique : la mise en relation des hommes et des dieux (v. 4 : ἀγήρω ; v. 6 : θνατῶν) ; des invocations (v. 6 : Ὄλβιοι ὦ θνατῶν εὐεργέται) ; des saluts à la puissance priée (v. 2 : εὐαίων Πτολεµ[…]). Voir BARBANTANI (2005), p. 140, pour une analyse similaire du P.Lit.Goodsp. 2, I-IV. Ce jeu sur l’ambiguïté du statut du souverain dans les œuvres littéraires est largement exploité dans la poésie de cour, notamment chez Théocrite : HUNTER (2003), p. 8-24. Pour le même constat, voir PETROVIC (2017), p. 146. 97 La triple dynamique autour de l’Homereion unissant le poème, le lieu de culte qui lui est associé et le contexte culturel qui l’actualise fournit un éclatant exemple de ce que Cl. Calame nomme la « pragmatique cultuelle » des mythes grecs. Cf. CALAME – ELLINGER (2017). 24 B. Lieux de culte destinés au souverain 1. Introduction : l’émergence des lieux de culte destinés au souverain L’émergence de lieux de culte pour le seul souverain marque une étape importante dans le processus de création d’honneurs cultuels voués à ce dernier98. En ce qui concerne la capitale lagide, la mention de ces lieux de culte est parvenue principalement par le biais de sources littéraires et papyrologiques. Ces espaces sacrés semblent majoritairement émaner d’initiatives royales : ils sont d’ailleurs édifiés dans les quartiers royaux de la capitale99. En effet, pour des raisons financières dues au coût important qu’impliquaient la construction et la gestion d’espaces cultuels pour le seul roi, les particuliers semblaient préférer d’autres configurations100, comme l’ajout des souverains à un culte préexistant en tant que synnaoi theoi101 ou encore l’utilisation de chapelles de dimensions réduites réservées au culte royal pratiqué au sein de l’oikos102. On engagera dans un premier temps la discussion sur les lieux de culte destinés au seul souverain, présentés dans l’ordre chronologique de leur fondation. 2. Le Ptolemaion et le Berenikeion L’institution de cultes et de lieux de culte voués aux membres de la famille royale offrait pour le souverain une double opportunité. D’un côté, cet établissement permettait de manifester publiquement la piété du roi tout en célébrant le pouvoir royal sous un aspect divin103. On constate cette double dimension dans l’Idylle XVII, où Théocrite commémore l’établissement par Ptolémée II de temples, de sacrifices et de statues en l’honneur de ses parents, soulignant à la fois la piété du souverain régnant et les honneurs divins de ses parents décédés104. Si l’on ne dispose pas de mention d’un temple commun pour le premier couple 98 HÖLBL (2001), p. 94 ; CHANIOTIS (2003), p. 437. Pour la signification de l’édification de temples, d’autels et de statues cultuelles dans le culte des souverains hellénistiques, voir HABICHT (20173), p. 100-103. 99 GRIMM (1998), p. 74. Voir la situation des Basileia sur la carte d’Alexandrie en annexe B, 1. 100 CHANIOTIS (2013), p. 439 ; HABICHT (20173), p. 101-103. L’auteur remarque dans les sources les rares attestations de naoi par rapport à la prépondérance de temenē construits pour le souverain : circonscrire un temenos, situé en plein air, impliquait un coût moins élevé. Une autre solution était de recourir, comme les cités le faisaient souvent, à d’autres stratégies comme l’établissement de lieux de culte dans le gymnase de la ville. En effet, dans le monde hellénistique, la pratique d’honorer le souverain comme synnaos d’une divinité était le choix privilégié des cités. Cependant, Alexandrie constitue une exception sur ce point, car les initiatives émanant de la polis sont très peu documentées. 101 ANEZIRI (2005), p. 14 n. 83. 102 PFEIFFER (2008a), p. 75-76 ; PALAGIA (2020), p. 66-68. De nombreuses attestations épigraphiques et papyrologiques témoignent de la pratique du culte royal dans la sphère de l’oikos. Pour une introduction méthodologique aux dimensions « publiques » et « privées » du culte royal, voir ANEZIRI (2005). Pour une application au cas d’Arsinoé II, voir CANEVA (2014c) ; CANEVA (2020b). Ce type de culte, souvent qualifié de « privé », n’exclut pas la population égyptienne qui le pratique également, en tout cas à partir de Ptolémée V (cf. OGIS I 90). 103 CANEVA (2014a), p. 59. 104 THEOC., Id., XVII, v. 121-125 : Μοῦνος (…) | µατρὶ φίλᾳ καὶ πατρὶ θυώδεας εἵσατο ναούς· | ἐν δ’ αὐτοὺς χρυσῷ περικαλλέας ἠδ’ ἐλέφαντι | ἵδρυται πάντεσσιν ἐπιχθονίοισιν ἀρωγούς, « Seul […], il établit pour sa mère 25 royal à Alexandrie105, un papyrus (pap. 2, l. 6) a conservé la mention d’un Ptolemaion, probablement un monument dédié par Ptolémée II à son père, Ptolémée Ier 106. De plus, Callixène, dans sa description de la pompē organisée par Ptolémée II, mentionne au passage du cortège la dédicace d’une monumentale couronne (3,5 mètres de circonférence) disposée sur le portique d’entrée d’un monument dédié à Bérénice Ire, nommé Berenikeion107. Cet édifice n’est attesté par aucune autre source et certains éléments, que nous évoquerons plus loin, suggèrent que la fonction première du temple aurait été d’être le tombeau de la reine108. En outre, parmi les innombrables objets dédiés durant cette procession, symbolisant la tryphē du pouvoir royal, la destination de l’immense couronne est la seule à être mentionnée par l’auteur, probablement au vu du caractère exceptionnel de l’offrande de Ptolémée. Le souverain visait ainsi à attirer publiquement l’attention sur son acte dédicatoire et à souligner symboliquement la relation unissant ce dernier et sa mère Bérénice Ire , dans le cadre d’une procession dont un des objectifs était de mettre en exergue la continuité dynastique au sein de la famille royale. 3. L’Arsinoeion Les données concernant le culte rendu à Arsinoé II sont les plus diversifiées dans l’étude des honneurs cultuels voués aux Lagides. Elles permettent d’approcher au minimum deux configurations distinctes au sein desquelles la reine se trouvait honorée109. De son vivant, Arsinoé II est célébrée en tant que membre des Theoi Adelphoi, conjointement avec son époux, entre 272/1 et 270. C’est dans cette première configuration que Ptolémée et Arsinoé sont honorés à Alexandrie au sein du temenos des Theoi Adelphoi mentionné par Hérondas. Cet espace, dont la localisation est discutée, fut vraisemblablement consacré du vivant de la souveraine dans le cadre des honneurs que le couple recevait, avec une prêtrise et des fêtes110. bien aimée et pour son père des temples parfumés d’encens. Là-bas, il leur éleva de splendides statues d’or et d’ivoire qui viennent en aide à tous ceux qui résident sur terre ». 105 On connaît par contre des enceintes sacrées et des statues établies par Ptolémée II à Dodone (ATH., V, 203 A). 106 Des mentions d’initiatives similaires menées par les autres souverains hellénistiques nous sont parvenues. Par exemple, Antiochos I éleva à son père un temenos qu’il nomma Nikatoreion (APP., Syr., 63). À propos du lien entre le Ptolemaion de Ptolémée II et le Ptolemaion (re)construit par Ptolémée IV, voir infra (p. 33 n. 151). 107 ATH., V, 202 D : Στέφανοί τε χρυσοῖ ἐπόµπευσαν τρισχίλιοι διακόσιοι, ἕτερός τε µύρτινος χρυσοῦς λίθοις πολυτελέσι κεκοσµηµένος ὀγδοηκοντάπηχυς· οὗτος δὲ περιετίθετο τῷ τοῦ Βερενικείου θυρώµατι, « Des couronnes d’or ont défilé, au nombre de 3200, et une autre dorée en forme de myrte décorée de pierres précieuses, large de 80 coudées : cette dernière était ceinte autour de l’entrée du Berenikeion ». Cf. FRASER (1972), I, p. 228 et II, p. 377 n. 307 ; MCKENZIE (2007), p. 51 ; STROOTMAN (2007a), p. 323 ; CANEVA (2016b), p. 173. 108 Nous discutions cette question infra (p. 106). 109 Pour une récente réévaluation de ce matériel, voir CANEVA (2020b), p. 25-40. 110 HEROND., Mim., I, v. 30, avec CANEVA (2016b), p. 168. La localisation exacte de cet espace, qui n’est mentionné que dans ce mime d’Hérondas, est inconnue. GRIMM (1998), p. 73, le situe dans les Basileia. Comme FRASER (1972), I, p. 228, le suggère, ce temenos devait être indépendant du temple dynastique d’Alexandre et des Theoi Adelphoi. Par contre, on sait que les Theoi Adelphoi étaient honorés conjointement avec Isis dans un temple, qui accueillit le synode organisé à Alexandrie en 243 (éd. EL-MASRY et al. : m Hw.t-nTr nt As.t NTr.wi sn.wi (l. 19) « dans le temple d’Isis et des Dieux-Frères »). L’identification de ce temple de première importance est controversée, mais il pourrait en effet s’agir du temenos mentionné chez Hérondas. Ce même espace aurait pu 26 Seulement après sa mort en 270 av. J.-C., elle reçoit seule un culte sous l’épiclèse Philadelphos, qui connut un rapide succès. Pour la seule région d’Alexandrie, on connaît au moins trois autres espaces sacrés dédiés à la souveraine divinisée : le temple du Cap Zéphyrion, le sanctuaire d’Arsinoé Aktia et l’Arsinoeion, dans le quartier royal de la capitale lagide. Ce dernier est décrit par les auteurs anciens comme un temenos contenant un bōmos et situé dans les Basileia près de l’Emporion, c’est-à-dire en bordure de la mer111. Les sources laissent supposer que le temple fut dédié par Ptolémée II après le décès de la souveraine dans le cadre des honneurs posthumes qu’il lui rendit, ce qui tendrait à situer la construction de l’Arsinoeion entre 270 et 246 av. J.-C., car on sait par Pline l’Ancien que le projet fut au final interrompu par le décès du souverain112. D’après les sources, l’architecte Timochares, chargé de la construction du complexe par Ptolémée, imagina à l’intérieur du sanctuaire une statue cultuelle qui flotterait en l’air par le biais d’une chevelure en fer attirée par un aimant placé dans le plafond du temple113. Si ce projet ne fut jamais achevé, Pline décrit par contre la réalisation d’un second élément architectural : le transfert d’Héliopolis à Alexandrie d’un obélisque du pharaon Nectanébô, estimé à une hauteur de 42 mètres, pour être placé devant le temenos d’Arsinoé114. À travers ces éléments, l’Arsinoeion fournit un bon exemple de deux dynamiques différentes à l’œuvre dans la représentation du pouvoir royal. D’un côté, l’érection d’un obélisque, s’il s’inscrit dans la continuité des pratiques pharaoniques, marque tout autant une réappropriation de cet usage car, à partir de l’époque ptolémaïque, on n’élève plus qu’un seul obélisque, alors que l’habitude était de les ériger par paire115. D’autre part, l’ampleur du transfert de l’obélisque et accueillir par la suite le synode de 186, qui se tint également dans le sanctuaire (sHd.t) d’Isis, des Theoi Adelphoi, des Theoi Euergetai, des Theoi Philopatores et des Theoi Epiphaneis (Philensis II, l. 3 ; éd. ELDAMATY). F. Kayser identifie pour sa part ce temple où s’est tenu le synode avec le sanctuaire d’Isis, dont la construction fut prétendument ordonnée par Alexandre lors de la fondation de la cité (ARR., III, 1, 5) : KAYSER (2012), p. 433 n. 47. La proposition d’ELDAMATY (2005), p. 77, d’identifier ce temple comme celui d’Isis Pharia est bien moins probable, car le culte d’Isis Pharia n’est attesté qu’à partir de l’époque impériale et la présence d’un sanctuaire à Isis Pharia sur l’île de Pharos reste à démontrer : MALAISE (2005), p. 148 ; BRICAULT (2020), p. 161. 111 Schol. à Callim., fr. 228 Pf. ; PLIN., XXXIV, 148 ; PLIN., XXXVI, 67-69 ; PLIN., XXXVII, 108 ; AUSON., Mos., v. 311-317. Sur la localisation du sanctuaire selon les témoignages anciens, voir GHISELLINI (1998). 112 GRIMM (1998), p. 76-77 ; GHISELLINI (1998), p. 113-114 ; MCKENZIE (2007), p. 51. PLIN., XXXIV, 148 : Intercessit ipsius mors et Ptolemaei regis, qui id sorori suae iusserat fieri. Au vu de nos remarques sur la fonction funéraire du Berenikeion, on ne peut exclure que l’Arsinoeion ait aussi servi de tombeau pour Arsinoé II, d’autant plus qu’il n’existe pas de mention d’un tombeau collectif pour les Lagides avant Ptolémée IV. 113 Pline indique que toute la statue était faite e ferro, ce qui n’est pas crédible (XXXIV, 148). Or Ausone, qui décrit le projet quelques siècles plus tard, mentionne, de manière plus vraisemblable, que la statue était attirée par l’aimant par le biais d’une chevelure de fer (Mos., v. 311-317 : ferrato crine). Pour l’identité débattue de l’architecte, voir FRASER (1972), II, 73 n. 168. Cf. PFROMMER (2002), p. 61-69, pour une tentative de reconstitution du complexe. Une ébauche de ce qu’aurait pu donner le projet est figurée en annexe C, fig. 2. 114 PLIN., XXXVI, 67-69, avec MCKENZIE (2007), p. 51. 115 MCKENZIE (2007), p. 51. Cet usage de doter les temples grecs d’éléments égyptiens constitue probablement une stratégie de conciliation de l’expression des deux univers culturels de la cité (égyptien et grec). La même stratégie est employée dans le programme architectural du Sarapeion ou encore dans le temple d’Arsinoé à Zéphyrion, qui disposait d’un rhyton, un mécanisme musical ayant la forme du dieu Bès, conçu par Ctésibios 27 l’extravagance du projet de la statue permettaient de manifester aux yeux des Alexandrins la tryphē royale. L’univers cultuel ainsi créé était destiné à susciter l’admiration et l’émerveillement du public qui approchait le sanctuaire. Ce sentiment d’émerveillement, participant ainsi à brouiller les limites entre la réalité et l’image royale, constitue un processus récurrent dans l’autoreprésentation du pouvoir monarchique116. Très peu de sources matérielles provenant de l’environnement de l’Arsinoeion ont survécu. On peut quand même évoquer une base de statue (inscr. 55) honorant Arsinoé Philadelphos, dont le nom a été martelé, et dédiée par Thestor, fils de Satyros117. Elle fut découverte dans l’ancien quartier du Bruchion, qui correspondait aux alentours du site de l’Arsinoeion, avant d’être insérée en 1868 dans le soubassement de la colonne dioclétienne118. L’utilisation de l’épiclèse Philadelphos indique par ailleurs qu’il s’agit sur cette base de statue de l’Arsinoé divinisée après sa mort, ce qui semble concorder avec les bornes chronologiques délimitées pour l’édification du sanctuaire. Le manque de contexte ne permet malheureusement pas d’avancer une fonction cultuelle pour la statue édifiée jadis sur cette base. Il est donc prudent de se limiter à inscrire cette dédicace dans le cadre des offrandes honorifiques disposées dans les environs du sanctuaire d’Arsinoé119, comme d’autres objets retrouvés dans les environs du temple120. 4. Les sanctuaires d’Arsinoé et de Bérénice Aktia Certains témoignages papyrologiques, qui n’ont que très peu attiré l’attention, attestent pour la ville d’Alexandrie au moins un autre sanctuaire, outre celui du Cap Zéphyrion, où Arsinoé divinisée était honorée. Un papyrus daté de 221 av. J.-C. enregistre une lettre de plainte de la part de Ctésiclès adressée à Ptolémée IV concernant le refus du paiement par sa fille de la pension promise à son père121. Le papyrus indique le sanctuaire (hieron) d’Arsinoé (HED., Épigr., 4 G.-P.). Sur la stratégie de reprise d’Aigyptiaka dans l’Alexandrie du IIIe siècle, voir SAVVOPOULOS (2010), p. 75-88. 116 FRAGAKI (2012), p. 63 ; CANEVA (2014a), p. 55-58. Cette mise en avant de l’expression du thaumaston chez les sujets est exploitée dans la littérature de cour. Voir par exemple l’Idylle XV de Théocrite, mettant en scène deux femmes, Gorgo et Praxinoa, en route vers le palais pour assister au spectacle des Adōnia (v. 78-86). Si le recours à l’élément du thaumaston n’est pas de nature cultuelle, il participe symboliquement à rapprocher la figure du souverain de celles des divinités, en puisant dans la sphère des émotions que de tels spectacles suscitaient : CANEVA (2014a), p. 69-71. 117 Inscr. 55 : ⟦Ἀρσινόη⟧ν Φιλάδελφον | Θ"έστωρ Σατύρου Ἀλεξανδρεύς. 118 SAVVOPOULOS (2018), p. 124, et I.Alex.Ptol. p. 39-40. 119 GRIMM (1998), p. 77. Le rôle des statues honorifiques dans l’octroi d’honneurs cultuels est étudié avec précision par MA (2013). 120 Il est intéressant de mentionner qu’un autel miniature (inscr. 34) de Ptolémée II et d’Arsinoé Philadelphos dédié par des prêtres a également été retrouvé dans les environs du temple d’Arsinoé. L’autel, dont la fonction première semble d’être utilisé comme élément portatif lors de voyage, aurait pu être consacré ensuite dans les environs du temple. Cf. infra (p. 76). 121 P.Enteux. 26, 4-6 (Krokodilopolis) : Ἐµοῦ δὲ βουλοµένου [π]αρʼ αὐτῆς τὸ δίκαιον λαβεῖν ἐν Ἀλεξανδρείαι, κατεδεήθη µου, καὶ τοῦ ιη (ἔτους) ἐχειρογράφησέ µοι ὅρκον βασιλικὸν ἐπὶ τοῦ Ἀρσινόης ἀκτίας ἱεροῦ, δώσειν µοι καθʼ ἕκαστον µῆνα δραχ[µὰ]ς εἴκοσι , ἐργαζοµένη αὑτῆι τῶι ἰδίωι σώµατι, « et alors que je voulais obtenir 28 Aktia comme lieu de signature du serment royal (horkos basilikos) entre les deux partis. L’épiclèse Aktia, « du rivage, de la côte », qui est attestée sporadiquement pour Apollon et peut-être également pour Aphrodite en relation avec les prérogatives maritimes de ces divinités122, s’ajoute ainsi aux autres qualifications faisant agir Arsinoé dans son rôle de protectrice des marins123. K. Tsantsanoglou propose une hypothèse alternative pour expliquer l’épiclèse, en suggérant un rapport à un évènement historique. La dénomination d’Aktia dériverait du nom propre Aktē, désignant la péninsule en Chalcidique où se situait le mont Athos, et aurait été donnée à Arsinoé en commémoration de la domination exercée par la souveraine dans les années 285124. La même épiclèse est attestée dans le P.Ryl. IV 585 (début du II e siècle), dans un contexte similaire de signature d’un horkos basilikos mais cette fois au sein d’un sanctuaire de Bérénice Aktia125. L’identité de cette Bérénice n’est pas certaine, car il pourrait s’agir de l’épouse de Ptolémée Ier ou de celle de Ptolémée III. Cependant, le contexte de l’utilisation de l’épiclèse Aktia suggère Bérénice II. S’il n’existe en effet à notre connaissance pas de traces d’activité de Bérénice Ier dans la sphère maritime, on sait que Bérénice II était associée aux Dioscures dans le rôle de protectrice des marins126 et qu’elle exerça cette prérogative sous l’épiclèse Sōzousa dans un sanctuaire construit par Ptolémée IV127. justice auprès d’elle à Alexandrie, elle m’a supplié et, en l’an 18, elle souscrivit pour moi à un serment royal au sanctuaire d’Arsinoé Aktia, actant qu’elle me donnerait chaque mois vingt drachmes, en travaillant à la sueur de son propre front ». 122 Bien que FRASER (1972), I, p. 238, souligne que ce titre « may have applied to the queens as a result of identification with Aphrodite », l’épiclèse Aktia constitue pour Aphrodite une attestation unique, fruit d’une restitution : PIRENNE-DELFORGE (1994), p. 96. Ainsi, l’adjonction première de cette épiclèse à Arsinoé semble plutôt résulter directement des prérogatives maritimes des souveraines, indépendamment de leur association avec Aphrodite. Ce fait témoignerait à ce stade de l’autonomie de la figure divine de la Philadelphos comme protectrice des marins. 123 La liste de ces épiclèses est dressée par CANEVA (2015), p. 114, et par BRICAULT (2020), p. 29-30. 124 TSANTSANOGLOU (2020). La mise en parallèle d’Arsinoé et de la péninsule de l’Aktē s’effectue aussi dans la Coma Berenices de Callimaque (fr. 110 Pf.), où le mont Athos est métaphoriquement mentionné comme le βουπόρος Ἀρσινόης µητρὸς σέο (v. 45). Si l’hypothèse de K. Tsantsanoglou est intéressante, il semble difficile de dater, comme il le fait, l’adjonction de l’épiclèse au moment de la domination d’Arsinoé sur la région, car la souveraine n’arrivera en Égypte que dix ans après la fin de cette domination. Si l’épiclèse est révélatrice d’un lien entre Arsinoé et son contrôle exercé sur la péninsule, elle a dû par contre lui être attribuée après sa mort, en signe de commémoration posthume de cette domination. Comme l’a mis en avant PRIOUX (2011), la péninsule du mont Athos représentait symboliquement la jonction entre l’Asie et l’Europe, équivalence qui se confirme par l’évocation du passage de Xerxès et ses troupes à travers cette même péninsule chez Callimaque (Coma Berenices, v. 46). L’association est dès lors expliquée par É. Prioux comme un moyen de représenter Arsinoé comme protectrice et garante de l’ordre du monde, en inscrivant la troisième guerre de Syrie « in the frame of universal history marked by age-old conflicts between Europe and Asia » : PRIOUX (2011), p. 213. 125 On trouve une mention aux lignes 25-27 (παρὰ τοῦ Βερενίκης Ἀκτίας ἱερο̣[ῦ - - -]) et une seconde mention à la ligne 40 (ἐν τῶι Βερενίκ̣[ης Ἀ]κτίας ἱερῷ). Le papyrus est un contrat de prêt émanant de Dionysios, fils d’Athenagoras, suivi d’un horkos basilikos passé dans le sanctuaire de Bérénice Aktia. Pour l’édition, la traduction anglaise et un commentaire, voir ROBERTS – TURNER (1952), p. 47-50. 126 CLAYMAN (2014), p. 135-136 ; CLAYMAN (2018), p. 206-207. 127 ZEN., III, 94 : Καὶ ἐπὶ τῶν αἰγιαλῶν δὲ ἱερὸν αὐτῇ ἱδρύσαντο, ὃ ἐκάλουν Βερενίκης Σωζούσης, « Et vers les rivages, on lui (i.e. Bérénice II) établit un sanctuaire, qu’on nommait sanctuaire de Bérénice Sōzousa ». Le culte fut probablement établi à titre posthume : FRASER (1972), I, p. 238-239. 29 De fait, si les divinités liées au domaine maritime, comme Arsinoé et Bérénice Aktia, jouent un rôle particulièrement important dans le panthéon alexandrin, ces deux témoignages papyrologiques montrent que ce n’est pas directement cette prérogative que convoquent ceux qui se rendent au sanctuaire d’Arsinoé ou de Bérénice Aktia. En effet, leurs contextes évoquent chacun de manière similaire deux partis entamant une prise de serment (horkos basilikos) et convoquant pour ce faire la figure d’une reine (Arsinoé ou Bérénice), agissant l’une et l’autre dans un même domaine d’intervention, à savoir la protection de la prise des serments. Le rôle des souverains dans ce domaine n’est pas inconnu. Les rois lagides sont en effet les figures tutélaires des serments passés à Alexandrie à partir de Ptolémée II et Arsinoé II128. Ces deux exemples semblent indiquer que les souverains auraient pu conserver, même après leur décès, cette prérogative qu’Arsinoé et Bérénice exercent sous l’épiclèse d’Aktia129. L’utilisation de l’épiclèse Aktia suggère également une localisation du sanctuaire en bordure de rivage. Cependant, si le contexte du P.Enteux. 26 semble clairement indiquer que le sanctuaire d’Arsinoé Aktia se situait à Alexandrie130, la localisation de celui de Bérénice Aktia est moins certaine131. Bien qu’il ne soit pas impossible que cet espace sacré soit situé en dehors d’Alexandrie, les deux prérogatives constitutives des figures d’Arsinoé et de Bérénice Aktia, en lien avec la sphère du pouvoir et le domaine maritime, semblent bien correspondre à l’environnement cultuel de la capitale. Au vu de la ressemblance des contextes de ces cultes, D. Clayman a récemment proposé d’y voir deux références à un seul et même sanctuaire où étaient honorées Arsinoé et Bérénice associées avec Aphrodite132. De fait, il semble en effet probable que Philopatōr ait pris pour modèle du culte de sa mère défunte celui d’Arsinoé II133 et l’association cultuelle des deux souveraines au sein d’un sanctuaire est par ailleurs attestée134. Pour D. Clayman, ce 128 Le nom des souverains, en leur qualité de protecteurs du nomos sur terre, est ponctuellement mentionné dans les serments à partir de Ptolémée II. Cf. UGGETTI (2020), p. 82-83. Sous Ptolémée III, les Theoi Adelphoi sont systématiquement invoqués, parfois accompagnés des Theoi Euergetai. Voir Appendix 2 chez CANEVA (2016b). 129 Dans ce contexte, mentionnons un autre témoignage intéressant qui convergerait avec les prérogatives liées aux serments qu’exercent les souverains à Alexandrie. Dans l’inscr. 18, les Theoi Adelphoi sont honorés aux côtés de Zeus Synōmosios. Le rapprochement des souverains avec cette fonction précise de Zeus semble en effet s’expliquer par le partage d’une prérogative commune relative à la protection des serments (cf. infra, p. 56-57). 130 BRICAULT (2020), p. 30 n. 133. Pour des arguments touchant à une localisation à Alexandrie, voir FRASER (1972), II, p. 388 n. 382. 131 FRASER (1972), II, p. 388 n. 382, postule une origine alexandrine, mais ROBERTS – TURNER (1952), p. 49, dans l’édition du papyrus, proposent une localisation dans le nome Arsinoïte (Fayoum). TSANTSANOGLOU (2020), p. 174, argumente également en faveur d’un culte originaire du Fayoum, étendu par la suite à Alexandrie. 132 CLAYMAN (2014), p. 204 n. 126. 133 À côté du cas de l’épiclèse Aktia, Arsinoé et Bérénice partagent au moins une autre épiclèse, celle de Sōzousa, attestée pour Bérénice (cf. n. 127) et pour Arsinoé (SB V 7630 ; 172-175 apr. J.-C.). Sur les honneurs d’Arsinoé comme prototype de ceux rendus à Bérénice II, voir CLAYMAN (2014), p. 136. Sur d’autres aspects similaires dans le processus de divinisation des deux reines lagides, voir CLAYMAN (2014), p. 129-130, p. 130-135 et p. 169-170. 134 Le papyrus P.Petr. I2 1 (Fayoum ; 238/7) a livré la mention d’une dédicace d’un sanctuaire à Bérénice Mētēr Theōn et à Aphrodite Arsinoé (col. II, l. 43). Pour CLARYSSE (1991), p. 70, ce sanctuaire était destiné d’abord au 30 sanctuaire commun n’a par contre rien à voir avec le temple du Cap Zéphyrion, où Arsinoé recevait un culte modelé sur celui d’Aphrodite. Elle se démarque de la sorte de J. Tondriau qui avait suggéré que l’épiclèse Aktia pourrait faire référence au culte rendu à Zéphyrion135. Cependant, l’hypothèse de ce dernier ne peut être rejetée catégoriquement. En effet, le cap est désigné dans les épigrammes de Posidippe comme une aktē 136 et, de plus, ce promontoire semble avoir joué un rôle important dans l’association d’Arsinoé et de Bérénice, qui, jeune épousée, avait choisi de dédier spécifiquement dans ce temple une boucle de cheveux, dans un souci de continuité familiale137. Au vu de ces informations, il ne paraîtrait pas invraisemblable que le temple de Zéphyrion ait accueilli un culte dévolu à Bérénice ajouté à celui préexistant d’Arsinoé, invoquées ensemble sous la même épiclèse d’Aktia, marquant ainsi la continuité familiale entre les deux générations de souveraines. Que ces témoins fassent référence à un seul sanctuaire ou bien à plusieurs lieux distincts, on ne peut que remarquer la cohérence et la continuité des cultes et des prérogatives assignés à Arsinoé II et à Bérénice II en contexte alexandrin. 5. Le Sèma et le Ptolemaion Le tombeau d’Alexandre, appelé dans les sources Σῆµα ou Σῶµα 138, est l’endroit où était conservé le corps du conquérant macédonien. À l’époque du partage des terres d’Alexandre entre ses généraux, l’appropriation de sa dépouille représentait pour Ptolémée Ier, au moment de la détourner vers Memphis, un atout de taille pour revendiquer l’héritage symbolique d’Alexandre et pour légitimer l’établissement de son pouvoir en Égypte139. Ainsi, l’érection du tombeau constituait pour le tout nouveau souverain un avantage politique non négligeable par rapport à ses rivaux, à l’aube de la guerre des Diadoques140. Par la suite, c’est autour de la figure charismatique d’Alexandre que se développe le culte dynastique, culte d’Arsinoé II, comme le suggère le nom du sanctuaire (l. 53 : Aphrodision) et aurait accueilli par la suite le culte de Bérénice II, comme preuve de loyauté envers les souverains régnants. 135 TONDRIAU (1948), p. 173. C’est également l’hypothèse que soutient ROBERT (1966), p. 591 n. 154. 136 POS., 119 A.-B., v. 3 : ἐπὶ Ζεφυρίτιδος ἀκτῆς. 137 CALL., fr. 110 Pf., avec MINAS-NERPEL (2019), p. 167. Pour le contexte général de l’épisode relaté par Callimaque, voir CLAYMAN (2011) ; LLEWELLYN-JONES – WINDER (2016). Le choix du temple pour la dédicace de la boucle pourrait avoir également été motivé par les fonctions qu’Arsinoé Zephyritis exerçait à Zéphyrion comme patronne des mariages et protectrice de l’amour conjugal : CLAYMAN (2011), p. 239. 138 Zenobius (III, 94) appelle le monument « Σῆµα », substantif utilisé déjà dans l’Athènes classique en référence à des monuments funéraires. Cependant, des manuscrits donnent la variante de Sōma, tout comme le Roman d’Alexandre. ERSKINE (2002), p. 167, évoque l’hypothèse que le terme Sōma aurait pu être utilisé par les Alexandrins comme métonymie, désignant par le « corps (Σῶµα) » d’Alexandre son tombeau (Σῆµα). Sur les divers noms conférés à la tombe d’Alexandre par les auteurs anciens, voir GOUKOWSKY (2014), p. 176-177. 139 DIOD. SIC., XVIII, 28, 5. 140 CANEVA (2016b), p. 39-40. On voit, très peu de temps après la défaite et la mort de Perdiccas et dans les mêmes temps que l’acquisition du corps, la mise en avant de la figure d’Alexandre divinisé et paré des cornes d’Ammon sur des émissions monétaires datées de 319 av. J.-C. Afin de justifier le vol du corps d’Alexandre, les partisans de Ptolémée développent également la tradition, probablement inventée, qu’Alexandre aurait voulu se faire enterrer à l’oasis de Siwa, où il avait été reconnu comme fils de Zeus Ammon : HOWE (2013), p. 69-70 n. 21. 31 probablement rendu à l’intérieur du complexe du Sèma141. Après le transfert du corps du conquérant à Alexandrie (320-313)142, les sources attestent la création d’une prêtrise éponyme pour le culte d’Alexandre (290), dont le premier desservant fut Ménélas, frère de Ptolémée Ier 143 . Le culte dynastique prend ensuite forme sous Ptolémée II qui associe au culte d’Alexandre celui du couple royal vivant, les Theoi Adelphoi, au moins à partir de 272/1144. Sur le plan topographique, la tombe d’Alexandre est révélatrice d’une position ambiguë dans le paysage alexandrin. Si elle permettait de construire l’identité culturelle de la cité en pleine élaboration autour de la figure de son fondateur145, le tombeau d’Alexandre restait profondément ancré dans la sphère royale, car il était édifié en plein cœur du quartier des Basileia146. À proximité directe de l’édifice furent par la suite construits le Mouseion ou le Tychaion147. Cet arrangement topographique hautement symbolique dont le Sèma constituait le cœur, transposait dans le paysage alexandrin, comme on l’a vu, certaines des caractéristiques du souverain hellénistique : la protection des arts ou encore la maîtrise du kairos. Par cette évolution architecturale, la légitimité royale était ainsi progressivement transférée du corps biologique d’Alexandre au corps institutionnel du royaume incarné par la figure du roi148. Ptolémée IV, au moment de l’ajout à la prêtrise éponyme des Theoi Sōtēres149, entreprit la reconstruction de cet édifice150. Cette rénovation avait pour but de monumentaliser le culte dynastique par l’arrangement d’un complexe funéraire destiné à recevoir les dépouilles des 141 LORBER (2011), p. 313. HABICHT (20173), p. 26, présente le Sèma comme le lieu du culte d’Alexandre Ktistēs. Cependant, l’existence d’un culte autonome à Alexandre Ktistēs pour l’époque ptolémaïque est loin d’être assurée. Les sources attestant d’honneurs rendus au conquérant comme fondateur d’Alexandrie ne sont pas antérieures à la période romaine (SB III 6611 ; 120/1 apr. J.-C.) et semblent s’inscrire dans la continuité du culte dynastique qui, à cette époque, avait cessé d’être rendu : BURASELIS (2010), p. 424. Quant au culte d’Alexandre comme dieu dynastique, il n’est connu que par les mentions de sa prêtrise éponyme. On ignore d’ailleurs les éléments constitutifs de son culte. En étudiant les associations divines d’Alexandre à travers l’iconographie, C. Lorber reconnaît tout de même dans le type iconographique de l’Alexandre Aigiochos une reproduction de l’image cultuelle de l’Alexandre dynastique honoré au Sèma, dès lors associé à Zeus : LORBER (2011), p. 313. 142 Ce transfert eu probablement lieu au moment où Alexandrie devient la capitale du royaume, avant la première (320/19) ou la deuxième campagne (313) de Ptolémée en Syrie : LORBER (2005), p. 61-62. 143 P.Eleph. II. Cf. CLARYSSE – VAN DER VEKEN (1983), p. 4. Comme l’explique BURASELIS (2010), la création d’une prêtrise éponyme contribue à ancrer dans la conscience commune la figure d’Alexandre, sur laquelle repose la politique du premier Ptolémée. 144 P.Hib. II 199, avec MINAS-NERPEL (2000), p. 90-91 ; CANEVA (2016b), p. 163. 145 ERSKINE (2002), p. 174 ; HOWE (2014), p. 80-81. 146 GOUKOWSKY (2014), p. 176-177. C’est l’édifice reconstruit par Ptolémée IV qui est situé par Strabon (XVII, 1, 8) dans le quartier des Basileia. Mais il est probable que le roi ait simplement modifié l’organisation du Sèma sans en changer sa localisation. ZEN., III, 94, situe pour sa part l’édifice « ἐν µέσῃ τῇ πόλει ». Or, le témoignage reflèterait davantage l’accent placé sur la centralité de la construction plutôt qu’une position géographique spécifique : FRASER (1972), II, p. 33 n. 80. 147 Ces édifices figurent sur le plan d’Alexandrie en annexe B, 1. 148 CANEVA (2016b), p. 47. Cf. aussi SAVVOPOULOS (2018), p. 122 et n. 36. 149 Pour l’ajout des Theoi Sōtēres aux prêtrises éponymes, voir CLARYSSE – VAN DER VEKEN (1983) ; MINASNERPEL (2000) ; PFEIFFER (2008a), p. 64-68. 150 ZEN., III, 94 : ἐν µέσῃ τῇ πόλει µνῆµα οἰκοδοµήσας, ὃ νῦν Σῆµα καλεῖται, πάντας ἐκεῖ τοὺς προπάτορας σὺν αὐτῇ κατέθετο, καὶ Ἀλέξανδρον τὸν Μακεδόνα. Voir aussi STRAB., XVII, 1, 8 : Μέρος δὲ τῶν βασιλείων ἐστὶ καὶ τὸ καλούµενον Σῆµα, ὃ περίβολος ἦν ἐν ᾧ αἱ τῶν βασιλέων ταφαὶ καὶ ἡ Ἀλεξάνδρου. HÖLBL (2001), p. 168, situe l’inauguration du complexe du Sèma restauré lors de la célébration des Ptolemaia de 215/4. 32 Ptolémées (le Ptolemaion) et d’Alexandre dans une même enceinte, mais probablement dans des tombeaux distincts151. Les témoignages anciens semblent d’ailleurs mettre l’accent sur la dimension collective du monument, en écho à l’intérêt, pour Philopatōr, de souligner la continuité familiale152. Le témoignage de Strabon est d’autant plus intéressant qu’il souligne une légère distinction entre les tombes des Ptolémées d’une part et celle du Macédonien d’autre part153. En effet, à partir du moment où le culte dynastique est pleinement établi, il semble se doter d’une certaine autonomie. Ce faisant, le Sèma ne sert plus tant à permettre la transition vers un pouvoir reposant sur l’importance du charisme royal que vers un pouvoir fondé sur l’attache dynastique que le roi tirait de ses ancêtres. Cela se concrétise sur le plan religieux à la fois dans la création d’espaces sacrés (la nécropole royale) et dans l’élaboration de nouvelles pratiques cultuelles (créations de prêtrises éponymes). Le paysage cultuel alexandrin, façonné entre Ptolémée I et Ptolémée IV, semble ainsi toucher à son aboutissement : on n’identifie plus de temple destiné ou lié au culte royal avant le règne de Cléopâtre VII avec la construction du Kaisareion et d’un nouveau complexe funéraire. Serait-ce un hasard de la documentation ou un indice du changement de paradigme dans la conception royale à partir de Ptolémée IV, où les rois choisissent maintenant de se faire en enterrer aux côtés de leurs prédécesseurs ? 6. Le Kaisareion Malgré l’ambiguïté de l’appellation, le temple du Kaisareion, dont la construction fut entreprise par Cléopâtre VII, était d’abord dédié à Marc-Antoine, mais ne fut finalement achevé que sous Auguste154. Sa construction fut certainement ordonnée dans le cadre des Donations d’Alexandrie de 34 av. J.-C., dans le but de célébrer par l’établissement d’un 151 Sur base des témoignages, ERSKINE (2002), p. 167, conclut deux hypothèses : soit on construisit un Ptolemaion autour du Sèma, soit on recréa tout un complexe funéraire à l’endroit du précédent tombeau. Sur l’organisation architecturale du complexe, voir ADRIANI (2002) ; STROOTMAN (2007a), p. 79. Il faut ajouter qu’un Ptolemaion existait déjà sous le règne de Ptolémée II, puisque ce monument est mentionné dans la norme rituelle citée par Satyros (Pap. 2, l. 6). Il est probable, comme on l’a évoqué, que ce Ptolemaion fasse référence à un monument de culte établi par Ptolémée II pour son père, en écho à la construction par le même roi d’un Berenikeion pour sa mère. L’ancien Ptolemaion se situait peut-être déjà près du Sèma d’Alexandre et il n’est pas impossible qu’il s’agisse du même monument reconstruit plus tard sous Ptolémée IV, en conservant le nom de Ptolemaion. Cf. ADRIANI (2002), p. 54. 152 Zenobius utilise le substantif Mnēma, qui peut se comprendre dans le sens collectif d’un complexe contenant plusieurs tombes différentes : LORAUX (1986), p. 350-351 n. 36. Strabon mentionne quant à lui un peribolos. En outre, les diverses constructions entreprises par Ptolémée IV semblent participer à cette mise en exergue de la continuité dynastique : CANEVA (2016b), p. 179. Rappelons à ce titre la construction de l’Harpokrateion qui visait à compléter la triade familiale des divinités isiaques. De ce même esprit relève l’ajout d’une prêtresse pour Bérénice II, l’athlophoros, attestée vers 211/210 : CLARYSSE – VAN DER VEKEN 1983, p. 16-17. 153 Strabon distingue les taphai collectives des souverains (au pluriel) de celle d’Alexandre (au singulier). 154 Strabon (XVII, 1, 9) le nomme Καισάριον, Pline (XXXVI, 69) le Caesaris templum et Philon (Leg., 151) le Σεβαστεῖον. Une entrée de la Souda (s.v. « ἡµίεργον ») met en lumière les deux étapes de construction du temple : Ἀντωνίωι δὲ ὠικοδόµει νεὼν µέγαν, ὃσπερ οὖν ἡµίεργος ἀπελείφθη, τῶι Σεβαστῶι δὲ ἐτελέσθη. Sur la question du nom du temple et de ses destinataires, voir BERNAND (1966), p. 135 ; FRASER (1972), II, p. 68 n. 156 ; GOUKOWSKY (2014), p. 241-257. 33 nouveau sanctuaire royal le commencement de ce qui était présenté comme une nouvelle ère pour l’Égypte lagide155. La dédicace d’un temple royal dans le cadre de cet évènement, qui s’ancre dans la tradition des pompai hellénistiques, soulignait ainsi la continuité dynastique et l’unité du couple régnant, Antoine et Cléopâtre, ce qui n’est pas sans rappeler les évènements organisés sous Ptolémée II156. Dans ce contexte d’inauguration pourrait aussi s’inscrire une base de statue (inscr. 62) retrouvée dans les environs du Kaisareion, dédiée à « Antoine le Grand, l’inimitable dans les ouvrages d’Aphrodite », datée précisément de 34 av. J.-C.157. Nous reviendrons sur ce témoignage au cours du dernier chapitre. Le passage de Philon, décrivant vers 40 apr. J.-C. la grandeur et la beauté de cette enceinte sacrée (temenos), est riche en détails concernant l’arrangement du sanctuaire158. Le texte met en relation, de façon très intéressante, la localisation du sanctuaire, son destinataire et le champ d’intervention de ce dernier sur l’élément marin. Philon situe le temple « en face des ports les plus sûrs (εὐορµοτάτων λιµένων) »159, mentionne le destinataire comme étant César (Octave) sous l’épiclèse d’ἐπιβατήριος « qui favorise le retour »160 et le caractérise enfin comme « l’espoir du salut (ἐλπὶς σωτήριος) pour ceux qui s’embarquent ainsi que pour ceux qui reviennent »161. Bien que le sanctuaire fut destiné, après la victoire d’Octave, à célébrer le culte impérial et non plus le culte royal, ces éléments permettent de constater de manière frappante que le mode d’association du souverain régnant, qui est maintenant l’empereur, avec la sphère divine continue de faire agir ce dernier dans la sphère maritime, selon des modalités similaires aux cultes dévolus aux souverains lagides depuis près de trois siècles162. 155 Sur la signification religieuse et politique des Donations d’Alexandrie, cf. infra (p. 113-117). STROOTMAN (2007b) ; GOUKOWSKY (2014), p. 256. 157 Inscr. 62 : Ἀντώνιον µέγαν | ἀµίµητον ἀφροδισίοις | Παράσιτος τὸν ἑαυτοῦ θεὸν | κ̣αὶ εὐεργέτην, (ἔτους) ιθʹ τοῦ κ(αὶ) δʹ , | vac. Χοιὰχ κθʹ . Sur base de ce témoignage, GOUKOWSKY (2014), p. 255-256, suppose qu’au moins une partie du temple devait être en voie d’achèvement en 34, confirmant l’hypothèse d’une consécration lors des donations d’Alexandrie. Cf. aussi CANEVA (2020e), p. 309 n. 7. 158 PHILO, Leg., 151 : Οὐδὲν γὰρ τοιοῦτόν ἐστι τέµενος, οἷον τὸ λεγόµενον Σεβαστεῖον, ἐπιβατηρίου Καίσαρος νεώς, ὃς ἀντικρὺ τῶν εὐορµοτάτων λιµένων µετέωρος ἵδρυται µέγιστος καὶ ἐπιφανέστατος καὶ οἷος οὐχ ἑτέρωθι κατάπλεως ἀναθηµάτων, {ἐν} γραφαῖς καὶ ἀνδριάσι καὶ ἀργύρῳ καὶ χρυσῷ περιβεβληµένος ἐν κύκλῳ, τέµενος εὐρύτατον στοαῖς, βιβλιοθήκαις, ἀνδρῶσιν, ἄλσεσι, προπυλαίοις, εὐρυχωρίαις, ὑπαίθροις, ἅπασι τοῖς εἰς πολυτελέστατον κόσµον ἠσκηµένον, ἐλπὶς καὶ ἀναγοµένοις καὶ καταπλέουσι σωτήριος. À propos de ce témoignage, voir GOUKOWSKY (2014), p. 242-244. 159 Le temple, dont l’emplacement est aujourd’hui assuré, se situait effectivement sur le front de mer. Les fondations d’un épais mur longitudinal, attribuées au Kaisareion, furent découvertes en 1874. Pour le contexte archéologique, voir BERNAND (1966), p. 136 ; MCKENZIE (2007), p. 177-178 ; FRAGAKI (2011), p. 26-28. 160 L’épiclèse est attestée pour un naos d’Apollon à Trézène par Pausanias (II, 32, 2), un édifice prétendument consacré par Diomède après avoir échappé à une tempête au retour de Troie. 161 Selon P. Goukowsky, Octave aurait hérité cette représentation de protecteur des marins au sein du Kaisareion directement d’Antoine qui, en sa qualité de Neos Dionysos, aurait voulu évoquer dans son temple les traditions dionysiaques relatives à la conquête de l’oikoumenē par le dieu : GOUKOWSKY (2014), p. 253-254. 162 DUNAND (2007), p. 262 ; GOUKOWSKY (2014), p. 253-254. 156 34 7. Le complexe funéraire de Cléopâtre VII Selon le témoignage de Dion Cassius, Cléopâtre VII avait également entrepris la construction d’un autre complexe d’envergure au sein des Basileia, un complexe funéraire (mnēmeion), dont Plutarque indique qu’il se situait « contre le temple (naos) d’Isis »163. Le temple auquel fait référence Plutarque devait se situer sur le Cap Lochias, comme les récentes découvertes archéologiques le laissent entendre, mais l’identité de la figure d’Isis qui y était honorée n’est pas assurée164. Bien que la proximité spatiale de ce monument avec un lieu de culte d’Isis n’indique en rien l’accomplissement de rites conjoints, elle marque sur le plan monumental une phase d’évolution dans les associations de la reine avec la déesse Isis. Les sources montrent en effet que, durant la seconde partie du règne de Cléopâtre, la politique religieuse menée par la reine construisait d’autant plus activement son rapprochement avec Isis : la reine avait pris, selon Plutarque, l’appellation de Nea Isis lors d’une cérémonie rituelle tenue en 34 à Alexandrie, où elle était apparue vêtue comme la déesse165. Par ailleurs, en ordonnant la construction d’un nouveau tombeau, Cléopâtre se démarquait de ses prédécesseurs qui étaient placés, au moins depuis Ptolémée IV, dans la tombe collective du Ptolemaion. Ainsi, la construction d’un Mausolée pour la reine, comme l’établissement du Kaisareion pour Antoine, évoquait le renouveau qu’entendait apporter le règne de Cléopâtre. C. Lieux de culte d’un souverain associé à un dieu 1. Introduction Pour la plupart, les sanctuaires destinés au seul souverain à Alexandrie, relativement rares, s’inscrivent dans le cadre de fondations royales. Les sanctuaires financés par des particuliers privilégient pour leur part une configuration cultuelle au sein de laquelle le souverain et la divinité se retrouvent associés. Afin de désigner cette configuration cultuelle au sein des temples et sanctuaires, il n’est pas rare que les travaux modernes recourent à 163 DIO CASS., LI, 8, 6 ; PLUT., Vit. Ant., 74, 2 : αὐτὴ δὲ θήκας ἔχουσα καὶ µνήµατα κατεσκευασµένα (…), ἃ προσῳκοδόµησε τῷ ναῷ τῆς Ἴσιδος. Selon l’auteur, le complexe se situait près de la mer (PLUT., Vit. Ant., 86, 5). Sur le Mausolée de Cléopâtre, voir MCKENZIE (2007) p. 78 ; GOUKOWSKY (2014), p. 248-253. Cf. TZALAS (2018), p. 23-25, sur la possible localisation du monument sur le Cap Lochias. 164 On a récemment mis au jour, dans la partie immergée du Cap, un linteau qui aurait appartenu à la porte monumentale du Mausolée de Cléopâtre, ainsi qu’un pylône égyptien de granite rose que les chercheurs attribuent à un lieu de culte d’Isis : TZALAS (2018), p. 24-25. Nous ne suivons pas DUNAND (1973), p. 111 (n. 1) et GOUKOWSKY (2014), p. 251, qui écrivent que le temple sur le Cap était dédié à Isis Lochia. Un culte à Isis sous cette épiclèse, tout comme sous l’épiclèse Pharia, n’est attesté, dans l’Alexandrie ptolémaïque, par aucun témoignage : BRICAULT (2020), p. 161 et p. 182 n. 73. En revanche, ce temple pourrait être identifié avec le temple égyptien d’Isis dont Arrien attribue la fondation à l’initiative d’Alexandre : ARR., III, 1, 5. Un sanctuaire d’une importance et d’une ancienneté similaire est mentionné plus tardivement par Achille Tatius (V, 14, 2) et dans le Roman (PS.-CALL., I, 31, 4 ; éd. BOUNOURE – SERRET [2004]). Il est possible que l’initiative de cette fondation ait été attribuée au conquérant a posteriori. De fait, on connaît, en tout cas dans l’Alexandrie romaine, un sanctuaire d’Isis représenté précisément sous forme de pylône sur les monnaies : FRAGAKI (2011), p. 30. 165 PLUT., Vit. Ant., 54, 5-9. Nous analysons cette dénomination infra (p. 116-117). 35 l’expression « synnaos theos ». La formule, employée dès l’Antiquité dans les textes grecs, s’est progressivement figée à la suite des travaux d’A.D. Nock 166 comme catégorie interprétative, induisant une subordination du souverain et de son image par rapport au dieuhôte du temple167. L’analyse de plusieurs dossiers par D. Steuernagel a cependant montré que la relation entre des synnaoi theoi devait se concevoir comme un réseau à géométrie variable au cœur duquel les statues, par leur arrangement architectural ou leurs codes iconographiques, n’exprimaient pas une subordination de l’un à l’autre mais plutôt un partenariat entre le souverain et les dieux qui se définissait par leurs distinctions168. En ce qui concerne le monde ptolémaïque, l’étude du culte des souverains comme synnaoi theoi des divinités traditionnelles a souvent été biaisée par une perception uniquement égyptienne de la pratique. Si l’introduction dans les temples indigènes des statues des rois constitue le cœur du culte dynastique égyptien169, les cas d’introduction du culte royal au sein de sanctuaires de divinités grecques sont également attestés170. Dans la mesure où il n’existe pas de sources décrivant l’institution d’un souverain lagide comme synnaos d’une puissance divine, au contraire de certains cas dans le royaume attalide171, les dédicaces enregistrant des espaces sacrés partagés par les souverains et les divinités constituent un moyen privilégié d’étudier au plus près les différentes dynamiques régissant ces associations cultuelles. 2. Le complexe du Sarapeion 2.1. L’autel du Sarapeion Agrandi sous Ptolémée III en l’honneur du dieu Sarapis dont il soutient activement le culte, le site du Sarapeion a très probablement connu un sanctuaire antérieur, construit sous un des deux premiers Ptolémées172. En effet, lors de fouilles menées par Th. Schreiber en février 166 NOCK (1930), qui constitue la première étude systématique sur le sujet. Affirmation toujours exposée chez PRICE (1984a), p. 146-156. 168 STEUERNAGEL (2010), p. 251-253. Voir les mises au point de QUEYREL (2015). Les cohabitations divines dans le monde gréco-romain font actuellement l’objet d’une thèse menée par Beatriz Pañeda, sous la direction de N. Belayche, dont les résultats préliminaires ont été présentés lors d’un atelier du groupe de recherche DIVI. 169 PFEIFFER (2008a), p. 77-114. Comme S. Pfeiffer le résume, le culte dynastique égyptien consistait majoritairement en la représentation cultuelle des souverains sur les parois des temples et l’édification de leur statue de culte près de celles des dieux du temple. Cf. MINAS-NERPEL (2000), p. 52-79 ; CLARYSSE (2013). 170 Pour Alexandrie, voir inscr. 7 ; inscr. 35 ; inscr. 18 ; inscr. 23. L’association cultuelle d’un souverain et d’un dieu grec au sein d’un sanctuaire n’est évidemment pas spécifique à Alexandrie, bien qu’en dehors de la capitale, les cas soient moins nombreux. On connait entre autres un prêtre d’Arsinoé et de Zeus Kasios, attesté dans le P.Heid. VI 378, l. 3-4 (Péluse ; IIIe siècle). Ces cas d’étude sont omis par S. Pfeiffer dans son analyse des synnaoi, car son objectif est de montrer le substrat profondément égyptien de la pratique. Il choisit pour ce faire d’étudier deux mentions attestant de souverains comme synnaoi de divinités grecques mais ces choix s’avèrent fort problématiques, car les figures divines qu’il prend comme exemple s’apparentent dans les faits à des interpretationes de puissances égyptiennes : PFEIFFER (2008a), p. 55-58. 171 Cf. OGIS I 332 pour l’instauration d’Attale III comme synnaos d’Asklépios, avec CANEVA (2020f). 172 MCKENZIE – GIBSON – REYES (2004), p. 84 ; LEGRAS (2014a), p. 55-56. PFEIFFER (2008b), p. 400, mentionne, à la suite de GRIMM (1998), p. 82, le règne de Ptolémée Ier comme un choix probable pour l’édification de ce petit complexe. GRIMM (1983), p. 73, identifie la structure abritant le grand autel comme le fameux temenos des Theoi 167 36 1901, un autel, évidé en son centre, fut retrouvé sur le site, au nord-est du temple érigé par Ptolémée III. Cet autel quadrangulaire (inscr. 35)173, originellement recouvert de stuc et décoré de kymatia rouges et bleus représentant des guirlandes de fleurs, semble avoir fait partie d’un sanctuaire couvert, composé de diverses chambres adjacentes de dimensions assez réduites174. Le complexe fut par la suite ensablé lors de la construction du Sarapeion sous Ptolémée III. La découverte du grand autel creux du Sarapeion a longtemps laissé supposer une utilisation dans le cadre d’un culte de type « chthonien » rendu à Sarapis et aux souverains vivants175. Cependant, cette hypothèse se heurte à plusieurs problèmes. Premièrement, l’emploi de l’épiclèse Philadelphos adjointe à Arsinoé indique que l’autel fut dédié après la mort de la souveraine en 270. Ensuite, la diversité d’utilisation de ces instruments cultuels n’indique en rien un usage unique dans le cadre de rites dédiés aux dieux infernaux176. Il semble d’ailleurs difficile de déterminer la fonction exacte de cet autel ou le type précis de sacrifices pratiqués, si ce n’est que des résidus de cendres retrouvés à l’intérieur de l’autel confirment qu’on y brûlait des offrandes177. Enfin, il faut noter que l’hypothèse d’une association de Sarapis et des souverains sous les deux premiers Ptolémées doit être émise avec prudence, car la question de l’introduction d’un temple à Sarapis sur la colline de Rhakôtis fait l’objet de débats178, même si les sources semblent confirmer cette hypothèse. Des inscriptions y attestent la présence de lieux cultuels dédiés à Sarapis entre la fin du règne de Ptolémée Ier et le début de celui de Ptolémée II, certaines d’entre elles témoignant déjà d’une forme d’association du souverain avec le dieu par le recours à la préposition hyper et le génitif179. En se fondant sur ces arguments, G. Grimm a proposé de considérer une association à date haute entre les souverains et Sarapis, en émettant l’hypothèse que l’autel dédié aux Adelphoi d’Alexandrie qu’Hérondas mentionne dans un de ses mimes (Mim., I, 30). Ses arguments sont réfutés par SABOTTKA (2008), p. 61, pour plusieurs raisons, notamment les dimensions modestes du complexe qui ne sembleraient pas correspondre à la notoriété du sanctuaire dont Hérondas se fait l’écho. Comme l’indique PFEIFFER (2008b), p. 400, il n’est pas non plus certain que cette structure antérieure au Sarapeion de Ptolémée III soit le « Sarapeion de Parmeniskos » à Alexandrie, construit sous Ptolémée II et mentionné dans les archives de Zénon (P.Cair.Zen. III 59355, l. 103 ; 243). 173 Inscr. 35 : Βασιλέως Πτολεµαί[ου] | [καὶ Ἀρσινόης Φιλαδέλφου,] | Θ[ε]ῶ[ν Σωτήρων]. 174 GRIMM (1983), p. 70-73 ; SABOTTKA (2008), p. 61. Les fouilles archéologiques ont mis au jour les restes d’un mur et des traces d’une mosaïque couvrant originellement le sol. La présence de cette mosaïque et de décorations peintes sur la surface de l’autel semble confirmer l’hypothèse d’un sanctuaire intérieur. Les dimensions de la pièce contenant l’autel sont estimées à 4,6 m. de long sur 5 m. de large. 175 Hypothèse formulée chez FRASER (1972), II, p. 385-386 n. 367, retenue par BURR THOMPSON (1973), p. 70. 176 CANEVA (2014c), p. 106. D’une manière générale, la catégorie de cultes « chthoniens », fort peu opératoire, a notamment fait l’objet d’une reconsidération par SCULLION (1994) et par HÄGG – ALROTH (2005). 177 BRECCIA (1914), p. 151. Sur les autels creux et les divers rites pratiqués, voir YAVIS (1949), p. 135-166 et, plus récemment, PATERA (2010), p. 234. 178 BORGEAUD – VOLOKHINE (2000), p. 58 n. 92 ; HÖLBL (2001), p. 93-94 ; MALAISE (2005), p. 136-138 ; PFEIFFER (2008b). 179 Inscr. 8 (règne de Ptolémée Ier) et l’I.Alex.Ptol. 2 (début du règne de Ptolémée II), provenant de la colline de Rhakôtis, sont des dédicaces offertes à Sarapis et à Isis. La première mentionne en outre les souverains au génitif introduits par la préposition hyper. Pour le lien entre les dédicaces privées à Sarapis et l’émergence du culte royal, voir PFEIFFER (2008b) ; FASSA (2015). 37 souverains faisait partie d’un temenos plus large dans lequel Sarapis aurait pu recevoir un culte180. L’hypothèse est intéressante car, comme l’a montré S. Pfeiffer, l’association à date haute du culte de Sarapis au pouvoir royal s’explique certainement par le désir des souverains de mettre à profit ce culte à la popularité grandissante. Ce processus semble s’élaborer surtout dans les classes supérieures de la population, favorisant ainsi la diffusion du culte royal181. Il faut pour finir remarquer le double niveau d’association construit par l’inscription. Outre l’association probable des souverains et du dieu Sarapis, l’autel atteste un second niveau d’association cultuelle : celle de Ptolémée et d’Arsinoé. En effet, l’adjonction de l’épiclèse Philadelphos indique qu’Arsinoé y était honorée comme déesse à part entière. Ptolémée est ainsi associé, de son vivant, comme symbōmos de la défunte souveraine, au sein d’une configuration qui souligne l’unité du couple royal, même après le décès de la souveraine182. 2.2. L’association des souverains et de Sarapis au sein du Sarapeion de Ptolémée III Si l’association de Sarapis et des souverains comme synnaoi theoi du dieu dans un sanctuaire antérieur à celui du Sarapeion de Ptolémée III ne peut être définitivement prouvée, cette même configuration cultuelle est en revanche fort bien attestée après les agrandissements du complexe sacré sous les Euergetai. Sur le plan iconographique, l’association est remarquable. Dès Ptolémée III, des statues colossales des souverains furent érigées aux côtés de celles de Sarapis au sein du sanctuaire183. Un ensemble statuaire construit autour de la figure de Sarapis, étudié par H. Kyrieleis, fournit un second exemple d’autant plus explicite. L’archéologue allemand associa à une tête en marbre du dieu retrouvée sur le site du Sarapeion deux autres têtes de même matière représentant des souverains ptolémaïques, qu’il identifie comme Ptolémée IV et Arsinoé III184. 180 GRIMM (1983), p. 72-73. Puisque les fouilles archéologiques indiquent que la chambre de l’autel faisait partie d’un complexe plus large composé de plusieurs pièces, le culte de Sarapis aurait pu être pratiqué dans une de ces chambres, à proximité de celle réservée au culte des souverains. 181 PFEIFFER (2008b), p. 400-403. 182 CANEVA (2016b), p. 156. Les attestations du formulaire présentant cette configuration associant le roi Ptolémée et Arsinoé Philadelphos sont datées des années suivant directement le décès de la souveraine, mais la présence du patronyme Theoi Sōtēres pourrait indiquer une date de consécration après les années 260 : CANEVA (2020d), p. 145. Il faut également remarquer dans la configuration syntaxique de l’autel que Ptolémée conserve une place dominante par rapport à Arsinoé car il est mentionné en première position, avant la souveraine, comme dans l’inscr. 34, un autel miniature de Ptolémée et d’Arsinoé Philadelphos. Mais des sources montrent que ce n’est pas systématiquement le cas. Voir PHRC 036 (Délos ; milieu du IIIe siècle). 183 GRIMM (1998), p. 83 ; PFEIFFER (2008b), p. 401. 184 KYRIELEIS (1980). Voir GRIMM (1998), fig. 85a, 85b et 85c, pour des reproductions. On peut mentionner l’identification avec le couple Ptolémée IV et Arsinoé III réalisée par GORRINI (2008), sur base des caractéristiques physionomiques et iconographiques du groupe statuaire. Cette identification est réfutée par QUEYREL (2015), p. 222-225, qui propose d’identifier les souverains comme Ptolémée VI et sa mère Cléopâtre I. Outre les éléments stylistiques de la statuaire, l’identification avec le quatrième couple des Ptolémées concorderait mieux avec le cadre évènementiel de leur règne. On sait qu’après la construction de l’Harpokrateion par Ptolémée IV, le Sarapeion ne fit plus l’objet de travaux : HÖLBL (2001), p. 170. GORRINI (2008), p. 3, avance ainsi l’hypothèse que le groupe statuaire aurait été placé au sein du Sarapeion dans les mêmes temps que la construction de l’Harpokrateion, dans le sillage de la promotion de Sarapis et d’Isis après la victoire de Raphia. 38 Ce groupe de statues acrolithiques, relevant du type statuaire des Familiengruppen fréquemment employé dans la représentation des Lagides185, semble ainsi avoir été utilisé comme ensemble cultuel au sein du Sarapeion186. Si l’utilisation d’un tel groupe statuaire transpose sur le plan visuel le motif de la continuité familiale au cœur de la politique des premiers Lagides, elle élève aussi à la fois visuellement et cultuellement les souverains au rang de synnaoi theoi de Sarapis. Au travers de cette configuration cultuelle, Sarapis acquiert dès lors ses pleines fonctions de dieu protecteur des souverains et garant du pouvoir royal187. 3. Le temenos de Zeus et des Theoi Adelphoi Une inscription conservée sur une plaque de marbre (inscr. 18) découverte à l’est d’Alexandrie permet d’enrichir le dossier concernant l’agencement des configurations cultuelles entre le culte des dieux et celui des souverains188. Cette inscription atteste, sous le règne de Ptolémée III, de dons d’autels, d’espaces sacrés et de terres accomplis par les prêtres de Zeus pour les Theoi Adelphoi, pour Zeus Olympios et Synōmosios. Déterminer clairement la configuration cultuelle de ce sanctuaire semble délicat car la syntaxe au pluriel de l’inscription ne permet pas de savoir si Zeus et les Theoi Adelphoi étaient honorés ensemble à l’intérieur de chacun des temenē dédiés ou s’ils étaient honorés séparément, chacun occupant un temenos spécifique. En tout cas, si la proximité géographique de lieux de culte n’implique pas systématiquement l’accomplissement de rituels communs189, elle est révélatrice, sinon d’une équivalence des souverains et du dieu sur le plan cultuel, au moins de mécanismes de promotion qui sous-tendent l’association entre les deux cultes190. On sait en effet que le lien généalogique entre les Theoi Adelphoi et le couple régnant des Theoi Euergetai fit l’objet d’une promotion publique à l’initiative de Ptolémée III et de 185 Le motif des Familiengruppen, qui se détecte également dans les sources littéraires, est un moyen d’autoreprésentation du pouvoir royal auquel les Lagides ont fréquemment recours pour renforcer la légitimité qu’ils tirent de leurs prédécesseurs : KOSMETATOU (2004). Pour d’autres exemples de groupes statuaires du même type, voir PALAGIA (2020), p. 69-73. 186 QUEYREL (2015), p. 222-224 ; QUEYREL (2019), p. 211-212 ; PALAGIA (2020), p. 69. L’usage du marbre, qui n’est pas présent en Égypte et doit dès lors être importé d’autres régions, pourrait en effet trahir un usage cultuel, en opposition au bronze, utilisé plus régulièrement pour les portraits honorifiques : PALAGIA (2020), p. 68. 187 Voir FASSA (2011), p. 196-238, dans un chapitre qui est consacré à « Sarapis, le dieu de la maison royale ptolémaïque ». 188 Inscr. 18 : Ὑπὲρ βασιλέως Πτολεµαίου | τοῦ Πτολεµαίου καὶ Ἀρσινόης, | Θεῶν Ἀδελφῶν, καὶ βασιλίσσης | Βερενίκης τῆς γυναικὸς | καὶ ἀδελφῆς τοῦ βασιλέως, | Θεῶν Εὐεργετῶν {καὶ} Θεοῖς | Ἀδελφοῖς <καὶ> Διὶ Ὀλυµπίωι καὶ Διὶ | Συνωµοσίωι τοὺς βωµοὺς | καὶ τὰ τεµένη καὶ τὴν συν|κύρουσαν αὐτοῖς γὴν Κλέων | καὶ Ἀντίπατρος οἱ ἰερεῖς | τοῦ Διός. La mention des Theoi Euergetai permet de dater l’inscription entre 243/2 (date à laquelle la prêtrise des Euergetai fut instaurée à Alexandrie) et 221. 189 PATERA (2010). 190 Le cas est fort similaire au sanctuaire de Séleucos et d’Antiochos érigé contre le peribolos d’Apollon Chrēstērios (CGRN 137, l. 5-15). À Aigai, la construction d’un sanctuaire royal à proximité du sanctuaire d’Apollon permettait de profiter de la popularité de ce complexe oraculaire et d’assurer ainsi la fréquentation du sanctuaire des souverains. 39 Bérénice II, dans le but de faciliter la transition dynastique du pouvoir191. L’ajout par les prêtres de Zeus du culte des Theoi Adelphoi à celui du dieu dont ils avaient déjà la charge montre ainsi une remarquable capacité de compréhension du message royal et d’intégration de ce message dans leurs initiatives religieuses192. L’emploi de la préposition hyper et le génitif, introduisant le formulaire, ainsi que la place prioritaire des Theoi Adelphoi par rapport à Zeus dans la séquence de l’inscription trahissent d’ailleurs, sur le plan syntaxique, la volonté de commémorer le respect et l’allégeance des prêtres vis-à-vis de la politique de la maison royale. 4. Le temenos d’Hestia, de Ptolémée III et de Bérénice II Une plaque de calcaire retrouvée à Gabbari, près des nécropoles antiques (inscr. 23), datée du règne de Ptolémée Philopatōr193, conserve la dédicace d’un sanctuaire dédié aux Theoi Euergetai associés au culte d’Hestia, désignée sous l’épiclèse Pantheos. [Ὑπὲρ βα]σιλέως Πτολεµ̣αίου | [καὶ βασιλί]σσης Ἀρσινόη[ς] | [τὸ τέ]µ̣ε̣νος καὶ τὸν βωµὸν | [Διὸς ?] Πανθέο̣υ̣ κ̣α̣ὶ̣ Εὐσεβῶν | [Θεῶν βα]σιλέως Πτο[λε]µαίου | [καὶ βα]σ̣ιλίσσης [Βερε]νίκης | [Θεῶν Ε]ὐεργετῶν <καὶ> τὸ τέµενος | [καὶ τὸν β]ωµὸν Ἡστίας Πανθέου | [- -ca 12- -]ης Ἀριστόµ<ε>νους | [- - ca 9-10 - - κατ’]εὐχὰ[ς ἀνέθηκε ?- - -]194. Le mauvais état de conservation de la pierre a engendré un certain nombre de restitutions divergentes, qui entravent la compréhension de l’espace cultuel dédié. Dans son édition de l’inscription, É. Bernand comprend qu’il est fait mention d’un temenos et d’un autel d’Hestia Pantheos et des dieux Eusebeis. Si, d’un point de vue paléographique, la lecture du omicron de l’adjectif Πανθέου (l. 4) semble préférable à celle d’un omega195, la proposition d’É. Bernand admettrait la répétition, respectivement aux lignes 3-4 et 7-8, de la mention de l’objet dédié et de ses destinataires cultuels196. Cependant, comme E. Breccia l’a montré, les deux ensembles cultuels devraient plutôt être compris comme distincts l’un de l’autre197. Par 191 CANEVA (2016b), p. 179-197 ; CANEVA – BRICAULT (2019). Voir par exemple l’I.Hermoupolis 1 (246-221), la dédicace d’un temple aux Theoi Adelphoi et aux Theoi Euergetai par une garnison militaire dédiée en remerciement de bienfaits royaux. 192 CANEVA (2016b), p. 180-181. 193 L’absence de Ptolémée V, l’héritier au trône dans la titulature, permet de réduire les limites chronologiques du règne de Ptolémée IV et d’Arsinoé III (220-204) en établissant 210/9, l’année de naissance de l’enfant royal, comme terminus ante quem. En effet, dès sa naissance, Ptolémée V est mentionné dans le protocole royal des inscriptions. Cf. IC III, iv 18 (= PHRC 015, ca 220-209) et le commentaire de M. Guarducci. Ces éléments de datation interne concordent en outre avec les traits épigraphiques de l’inscription, caractéristiques de la fin du IIIe siècle : on remarque l’alpha à barre brisée, la position légèrement irrégulière du omicron, ainsi que l’ornementation de la haste droite du pi, qui tend à ne pas faire descendre trop bas la datation. 194 Cette partie du travail a donné lieu à un article, cité sous la forme DECHEVEZ (à paraître). 195 La partie droite de la lettre présente des traits arrondis qui concorderaient avec la forme circulaire d’un omicron fermé. De plus, la pierre laisse entrevoir les incises des deux branches supérieures d’un upsilon. 196 L’auteur souligne d’ailleurs cette singularité et, pour l’expliquer, fait l’hypothèse d’une volonté d’insister sur l’importance des monuments dédiés : I.Alex.Ptol. p. 70. 197 I.Musée d’Alexandrie p. 12. Ce constat converge avec l’hypothèse récemment avancée par BENEDETTI (2021), p. 248. À propos des objections analysées en profondeur concernant la lecture [τῶν] Πανθέων καὶ Εὐσεβῶν [Θεῶν] (l. 4-5) proposée par E. Breccia, nous nous permettons de renvoyer à DECHEVEZ (à paraître). 40 contre, si l’on envisage bien l’existence de deux ensembles cultuels distincts, la double mention d’Hestia honorée sous une même épiclèse, dans deux espaces cultuels qui seraient différents, pourrait paraître redondante et douteuse198. Peut-être faudrait-il pour cette raison envisager de restituer un autre théonyme conforme à la longueur de la lacune, estimée entre trois et quatre lettres. Celui de Zeus pourrait convenir tant sur le plan textuel que contextuel : en effet, Zeus est susceptible de porter une épiclèse similaire à celle de Pantheos199 ; d’autre part, on connaît les affinités cultuelles du binôme formé par Zeus et Hestia200. Ces deux solutions permettraient d’envisager le partage du premier temenos entre les souverains et une divinité, qui pourrait être Hestia ou, plus probablement, Zeus201. On peut déduire que le dédicant établit un premier temenos contenant un autel, destiné à la pratique du culte des souverains qualifiés d’au moins une épiclèse composée, celle d’Eusebeis Theoi. Selon les restitutions, on peut alors envisager l’association des souverains comme synnaoi d’une autre divinité (Zeus ou Hestia) ou, moins probablement, comme seuls destinataires de ce premier ensemble, honorés sous les épiclèses Pantheoi et Eusebeis, en tout cas à proximité d’un temenos et d’un autel d’Hestia Pantheos. Les implications de cette situation seront abordées dans le deuxième chapitre. 5. Le petit Sarapeion d’Arsinoé III et de Ptolémée IV Dégagé durant des fouilles entreprises dans les environs de la Nouvelle Bourse d’Alexandrie en 1885, un dépôt de fondation a livré une plaque de fondation bilingue (inscr. 7) poinçonnée en or202, attestant la présence d’un temple dédié à Sarapis, Isis, à Ptolémée IV et Arsinoé III, daté entre les années 215/4 et 210/9 203 . Cette plaque présente certaines particularités qui la distinguent des autres tablettes de fondation retrouvées. En effet, si ce type de plaques émane généralement de la sphère royale, certains arguments semblent soutenir l’hypothèse que, dans le cas présent, le dédicant de ce temple est 198 La restitution d’É. Bernand présentait une certaine logique dans la mesure où ce dernier considérait l’existence d’une seule et même structure cultuelle. 199 CGRN 190 (Cyrène, 150-100), mentionnant des sacrifices à Ζηνὶ Πανθείωι καὶ | Ἀθαναίαι Πανθείαι (l. 12-13). Zeus porte également l’épiclèse Pantheos dans une inscription carthaginoise datant de l’époque impériale, résultat de son assimilation avec Sarapis, d’ailleurs évidente dans l’inscription. DAIN (1933), p. 193-194, n° 176, l. 6-7 : Διῒ Ἡλίω Μεγάλω Πανθέω Σαράπιδι. Je remercie M. Carbon d’avoir partagé avec moi cette piste. 200 CGRN 191 (Lydie ; 125-75). Cf. CGRN 86 (Kos ; 350) ; CGRN 198 (Mégalopolis ; 183/2). 201 Une recherche sur les bases de données BDEG et MAP montre qu’excepté Zeus, seuls Aphrodite, Athéna et Sarapis, dont les théonymes sont trop longs pour combler la lacune de notre inscription, portent cette épiclèse. 202 Inscr. 7 : (texte grec) Σαράρπιδος <κ>αὶ Ἴσ<ι>δος, Θεῶν Σωτήρων, | καὶ βασιλέως Πτολεµαίου καὶ βασιλίσσης | Ἀρσινόης, Θεῶν Φιλοπατόρων. Ce temple est d’ailleurs un des seuls sanctuaires que l’on est en mesure de situer avec précision sur un plan de la ville (cf. annexe B, 1). Dans le dépôt ont été retrouvées une autre plaque en argent portant le même texte et d’autres plaques anépigraphes réalisées en cuivre et en faïence. 203 La mention de l’épiclèse égyptienne NTr.wi Mr-it.wy (« Dieux-qui-aiment-leur-père »), attestée à partir de 215/4, permet de donner cette date comme terminus post quem. Cf. BRICAULT (1999), p. 337 et p. 343. De plus, l’absence de la mention du fils royal Ptolémée V donne 209 comme terminus ante quem. 41 un particulier d’origine égyptienne204. Il faut de prime abord remarquer qu’aucune fondation royale n’est dédiée à Sarapis et Isis ensemble, les dédicaces d’espaces sacrés au couple divin émanant systématiquement de la sphère privée205. De plus, la mention des destinataires cultuels exprimés au génitif diffère des précédents exemplaires de plaques206, car la syntaxe au génitif, insistant sur l’appartenance divine, est plus fréquemment attestée sur des autels ou objets votifs. Le génitif grec pourrait ici résulter d’une transposition de l’égyptien vers le grec pour manifester syntaxiquement la propriété du temple par les dieux, ce qui ressort particulièrement bien de la formulation égyptienne de la plaque qui recourt à l’expression de la possession avec la préposition ns. Enfin, l’origine égyptienne du dédicant expliquerait aussi les problèmes phonologiques du texte grec, qui semblent trahir une influence de la langue égyptienne : la confusion de la sourde /k/ avec l’aspirée /ch/ dans la conjonction καί écrite par le lapicide χαί207 ainsi que la perte de l’iota interne non accentué dans le nom de la divinité Ἴσ<ι>δος208. Ptolémée IV et Arsinoé III, dont les mentions sont exprimées au génitif, sont présentés comme les destinataires directes de la dédicace et occupent dès lors un niveau d’égalité cultuelle par rapport au couple divin formé par Sarapis et Isis : les quatre destinataires du sanctuaire sont d’ailleurs tous coordonnés par la conjonction καί. C’est à ce titre le premier témoignage d’un temple dédié à Sarapis et à Isis, ainsi qu’au couple royal toujours vivant à Alexandrie, témoignant d’une parfaite équivalence cultuelle entre les dieux et les souverains. Les bornes chronologiques de la fondation du sanctuaire (215/4-210/9), l’octroi de ces honneurs de culte ainsi que l’emploi dans la plaque de fondation de l’épiclèse Theoi Sōtēres désignant Sarapis et Isis209 coïncideraient parfaitement avec la promotion, après la victoire de Raphia en 217, du modèle formé par Sarapis et Isis comme archétype divin de l’endogamie royale, désignés sous l’épiclèse collective de Theoi Sōtēres, en commémoration de leur intervention dans la victoire in extremis de Ptolémée IV210. 204 Hypothèse proposée par BEVAN (1934), p. 273-274, réfutée par la suite par FRASER (1960) et BRICAULT (1999). La recherche actuelle tend à revenir vers la possibilité d’un dédicant égyptien : FASSA (2015), p. 139-140. 205 PFEIFFER (2008b), p. 394 ; CANEVA – BRICAULT (2019), p. 8. 206 Les autres exemplaires expriment la divinité dédicataire au datif, avec ou sans mention de la structure cultuelle dédiée. Cf. inscr. 1, 2, 3, 4, 5 et 6. 207 Le copte connait de nombreux cas de confusions similaires à celui-ci : LOPRIENO (1995), p. 42. 208 La forme égyptienne As.t « Isis » porte certainement l’accent sur l’aleph, accent conservé dans la forme grecque du nom. Pour l’accent des noms égyptiens, voir LOPRIENO (1995), p. 36. On trouve un cas similaire dans l’inscr. 23, dans laquelle le lapicide a probablement inscrit le patronyme Aristomnous à la place de Aristom<e>nous suite à l’influence de l’accentuation égyptienne. Nous reprenons ces divers arguments dans notre article : DECHEVEZ (à paraître). 209 Pour MASPERO (1886), p. 140-141, l’appellation Theoi Sōtēres désignait le premier couple des Ptolémées, une affirmation qui est par la suite réfutée par tous les chercheurs. 210 On peut suivre la promotion des Theoi Sōtēres à travers une pluralité de media de communication différents. Sur leur promotion dans le monnayage, voir LANDVATTER (2012). Pour les attestations de Sōtēr pour Sarapis et Isis, voir BRICAULT – DIONYSOPOULOU (2016), p. 60 (Isis) et p. 115 (Sarapis). L’intervention de Sarapis et d’Isis dans la victoire de Ptolémée IV se traduit également par l’épiclèse égyptienne accordée dans la plaque de 42 D. Le cas du Cap Zéphyrion : un exemple singulier ? Si le sanctuaire du Cap Zéphyrion est un sanctuaire destiné au culte de la souveraine Arsinoé II et aurait pu dès lors trouver place dans la deuxième partie du présent chapitre, la complexité de la figure que l’on y invoquait, les sources qui y ont trait et les dynamiques qui régissent ces associations divines méritent que lui soit consacrée une entrée à part entière. 1. Acteurs et contexte de la fondation du sanctuaire Situé à quelques dizaines de kilomètres de la capitale lagide, le sanctuaire du Cap Zéphyrion, dédié par l’amiral Kallikratès de Samos211, est majoritairement connu par des épigrammes littéraires composées par Posidippe de Pella, Callimaque ou Hédyle. Au sein du corpus littéraire, Arsinoé II, associée à Aphrodite par l’utilisation de certaines des épiclèses de la déesse, agit comme une puissance protectrice des marins ainsi que des jeunes filles à la veille de leur mariage212. L’existence d’un lieu de culte dédié à la souveraine sur ce cap est confirmée par le témoignage de Strabon, qui mentionne un « petit temple d’Arsinoé Aphrodite » sur le promontoire du Cap Zéphyrion213. Une des questions fondamentales lors de l’étude du sanctuaire de Zéphyrion est sa date de fondation, par ailleurs inconnue. Si les spécialistes ont d’abord postulé l’établissement du culte canopique lors du vivant de la reine214, le contexte de la fondation du sanctuaire pourrait suggérer le contraire. De fait, l’importance accrue donnée par les poètes de cour au temple de Zéphyrion semble s’inscrire dans la promotion à grande échelle du culte d’Arsinoé Philadelphos, instauré après la mort de la souveraine en 270 av. J.-C. Le financement et la création d’un sanctuaire qui semble cristalliser les prérogatives divines d’Arsinoé tout en rattachant le culte de la défunte reine à un lieu spécifique trouveraient ainsi habilement leur fondation au souverain, mry As.t (« aimé d’Isis »), remplaçant l’appellation traditionnelle mry PtH (« aimé de Ptah ») et, par ce biais, soulignant une dévotion particulière envers la déesse Isis : BRICAULT (1999), p. 338-339. 211 Fort actif dans la politique navale lagide et proche des souverains, Kallikratès jouissait d’une position particulière au sein de l’élite alexandrine. Nommé à la charge de navarque, il est le commanditaire d’un monument en l’honneur de Ptolémée II et Arsinoé II sur le site d’Olympie (OGIS I 26 et 27). Il assume en outre la prêtrise des Theoi Adelphoi dès sa création en 272/1. Sur ce personnage, cf. HAUBEN (1983) ; HAUBEN (2013). 212 POS., 36, 37, 38, 39, 116 et 119 A.-B. ; CALLIM., fr. 5 Pf. ; HED., 4 G.-P. Il est plus précisément question du temple de Zéphyrion dans les épigrammes 39 (v. 3-4 : πότνιαν ἐκ νηοῦ…θεόν, ἣν ὁ Βοΐσκου | ναυαρχῶν Σάµιος θήκατο Καλλικράτης), 116 (v. 5-6 : ἔνθα µε Καλλικράτης ἱδρύσατο καὶ βασιλίσσης | ἱερὸν Ἀρσινόης Κύπριδος ὠνόµασεν) et 119 (v. 3-4 : ἣν ἀνακοιρανέουσαν ἐπὶ Ζεφυρίτιδος ἀκτῆς | πρῶτος ὁ ναύαρχος θήκατο Καλλικράτης). Sur l’association d’Arsinoé et d’Aphrodite dans les sources littéraires, voir BARBANTANI (2005). 213 STRAB., XVII, 1, 16 : (…) καὶ τὸ Ζεφύριον, ἄκρα ναΐσκον ἔχουσα Ἀρσινόης Ἀφροδίτης. 214 FRASER (1972), I, p. 239, soutenait la thèse d’une consécration du vivant d’Arsinoé sur base du fait qu’elle était désignée dans le corpus littéraire par le terme basilissa (POS., 116 A.-B., v. 5). Cependant, comme d’autres l’auront démontré après lui, l’emploi du terme en contexte poétique peut aussi désigner une personne décédée, au contraire de ce que l’on observe dans le contexte plus figé des dédicaces formulaires : CANEVA (2016b), p. 146147. De plus, le terme basilissa peut encore s’appliquer, comme l’indique BURR THOMPSON (1973), p. 56, immédiatement après la mort d’un souverain. Sur cette utilisation rare du titre basileus, voir aussi CANEVA (2019). 43 place dans le programme politique entrepris par Ptolémée II au début des années 260215. On constate d’ailleurs dans les quelques années suivant le décès de la souveraine d’autres entreprises similaires à l’initiative de Kallikratès tout autour de la Méditerranée, confortant l’hypothèse d’une consécration du temple très peu de temps après la disparition d’Arsinoé, en 270. Dans ce contexte, le rôle des épigrammes était de participer de la définition des prérogatives de la souveraine et d’encourager la diffusion de son culte. Ces différents arguments permettraient de situer l’instauration sur le cap d’un lieu de culte destiné à honorer Arsinoé associée à Aphrodite entre les années 270 et 268216. 2. Entre portrait littéraire et réalité cultuelle Au vu de l’absence de traces archéologiques et de l’incertitude des sources épigraphiques à l’égard du temple du Cap Zéphyrion, le corpus littéraire reste un moyen privilégié d’étudier le culte d’Arsinoé sur son promontoire canopique. Or, il convient tout de même de traiter ces informations avec une certaine précaution méthodologique car la teneur poétique des sources peut parfois biaiser le lecteur dans l’approche du culte rendu à la souveraine217. Dans cette perspective, trois éléments peuvent être convoqués. 2.1. Une épiclèse cultuelle pour Arsinoé à Zéphyrion ? Les œuvres de Posidippe, Callimaque et Hédyle attribuent à la souveraine un certain nombre de qualifications précisant son action sur l’élément marin : Kypris, Euploia, Zephyritis, Philozephyros et Lokris 218 . Le choix de ce champ d’intervention dans les prérogatives d’Arsinoé Philadelphos semble d’une part motivé par le rôle qu’Arsinoé pourrait avoir joué de son vivant dans la constitution de la flotte lagide et, d’autre part, par la politique d’expansion des Ptolémées en Méditerranée, qui se plaçaient ainsi sous le patronage d’une nouvelle déesse protectrice de la bonne navigation219. 215 MALAISE (1994), p. 356 n. 21 ; CANEVA (2018a), p. 144 n. 127. Pour la consécration du temple à Zéphyrion dans le sillage de la promotion du culte d’Arsinoé, voir CARNEY (2013), p. 98-99 ; CANEVA (2015), p. 106-108. 216 FULINSKA (2012), p. 142. On peut mentionner la dédicace par le général Épicharès d’un hieron à Rhamnous dédié vers 268/267 probablement à Arsinoé, bien que le caractère lacunaire de l’inscription laisse subsister un certain doute (I.Rhamn. 3, l. 15-16, avec la restitution pour ces lignes de Steinhauer dans SEG 59.146). Cf. le commentaire du texte dans AIO 823. Ces mêmes années marquent également les fondations de nombreuses villes côtières en mer Égée (à Chypre, Lesbos, Paros, Théra,…) portant le nom de la souveraine : BRICAULT (2020), p. 30-31. Ces dernières entreprises, d’une façon similaire à celle du Cap Zéphyrion, participaient de la diffusion du culte de la Philadelphos en inscrivant la sphère d’action de la déesse dans le domaine maritime. 217 Ces épigrammes littéraires ont fait l’objet d’un grand nombre d’études, dont notamment GUTZWILLER (1992) ; STEPHENS (2004) et CANEVA (2015). Voir aussi le commentaire thématique établi par WINANDY (2009), p. 13-45, sur les œuvres de Posidippe touchant au profil divin d’Arsinoé II. 218 Les différentes dénominations d’Arsinoé dans le corpus littéraire sont étudiées en détail par CANEVA (2015), avec un tableau récapitulatif des différentes épiclèses et épithètes de la souveraine (p. 114). 219 WINANDY (2009) ; CANEVA (2015), p. 107. Bien que l’argument soit souvent convoqué par les chercheurs à divers degrés, les sources n’indiquent pas clairement qu’Arsinoé a joué un rôle de taille dans le développement du domaine maritime en Égypte. La raison en est que le rôle politique tenu par les femmes est davantage documenté 44 Mais ces qualificatifs ne relèvent pas tous du domaine cultuel et certains sont à ranger dans la catégorie des épithètes littéraires, largement tributaires des choix et parfois même de l’inventivité des poètes, comme le montre le cas du composé littéraire Philozephyros220. C’est en effet une des grandes inconnues autour du sanctuaire de Zéphyrion : sous quelle(s) épiclèse(s) Arsinoé y était-elle vénérée ? Les vers six et sept de l’épigramme 116 de Posidippe pourraient fournir une piste d’analyse. On remarque en effet un arrangement syntaxique particulier : le nom de la reine (Ἀρσινόης Κύπριδος) et celui de la déesse (Ζεφυρῖτιν Ἀφροδίτην) sont insérés dans un chiasme, où chaque divinité se voit attribuer une épiclèse qui semble déterminer l’autre221. Derrière ce jeu littéraire se dissimule peut-être une logique cultuelle : le poète décrirait l’instauration d’un culte d’Arsinoé sous l’épiclèse Zephyritis, forgée sur le modèle du nom de Kypris222. 2.2. Une statue cultuelle au Cap Zéphyrion ? L’existence d’une statue cultuelle en ce lieu a été récemment abordée par A. Fulińska, dont l’analyse s’est portée sur deux vers de l’épigramme 36 de Posidippe : l’image décrite est celle d’une Arsinoé « tenant dans sa main une lance pointue […] et un bouclier concave au bras » 223 . Selon la chercheuse, cette image, auparavant expliquée comme une référence historique à l’implication d’Arsinoé dans la guerre chrémonidéenne, pourrait faire allusion à la statue cultuelle du temple de Zéphyrion. A. Fulińska établit ainsi des parallèles avec le type iconographique d’Aphrodite « en armes », comme on en a retrouvé à Sparte ou à Corinthe224. Si l’hypothèse mérite d’être mentionnée, l’absence de toute représentation de la statue de culte du Cap Zéphyrion, ou même d’autres occurrences représentant Arsinoé avec de tels attributs ne permet malheureusement pas de corroborer l’analyse d’A. Fulińska225. Loin de à travers des sources non officielles, comme la poésie. Pour cette raison entre autres, la place politique des femmes a laissé très peu de traces sur le plan documentaire. 220 HED., 4 G.-P., v. 2. La dénomination Philozephyros semble être un jeu poétique du poète composé à partir de deux épiclèses d’Arsinoé, Zephyritis et Philadelphos : WINANDY (2009), p. 29 ; CANEVA (2015), p. 108. 221 CANEVA (2015), p. 109. L’épiclèse Zephyritis qualifie également Arsinoé dans l’épigramme 5 de Callimaque, où la souveraine est invoquée sous cette dénomination lors de la dédicace d’un coquillage. 222 L’épiclèse Zephyritis pourrait faire l’objet d’une restitution dans le décret alexandrin transmis dans l’œuvre de l’historien Satyros (P.Oxy. XXVII, 2465, fr. 2). Le papyrus, sur lequel nous reviendrons souvent, présente une lacune commençant par Ζεφυ[... (cl. II, l. 23) : ROBERT (1966), p. 593. Il est vraisemblable que l’historien Satyros, dans le règlement cultuel qu’il reproduit, ait voulu rendre compte de l’épiclèse sous laquelle Arsinoé était adorée à Zéphyrion. Cependant, la nature hypothétique de la restitution empêche de tirer une conclusion définitive à ce sujet : CANEVA (2015), p. 109. Plus tardivement, c’est bien sous cette épiclèse qu’Arsinoé sur son ἄκρα τῆς Αἰγύπτου est désignée par Stéphane de Byzance. Cf. STEPH. BYZ., s.v. « Ζεφύριον ». 223 POS., 36, v. 5-6 : (…) καὶ ἐν χερὶ δούρατος αἰχµήν, | πότνα, καὶ ἐν πήχει κοῖλον ἔχουσα σάκος. 224 FULINSKA (2012), p. 151-152. Le type iconographique de l’Aphrodite « en armes », qualifiée chez Pausanias d’Hoplismenē, est étudié par PIRENNE-DELFORGE (1994), p. 102-103 et p. 451-452. 225 CARNEY (2013), p. 91, mentionne elle aussi que cette « mysterious militarized Arsinoë » pourrait se référer à une image cultuelle. Cependant, cette dernière émet l’alternative qu’il puisse s’agir d’un rapprochement avec la figure d’Athéna armée, association qui n’est pas sans précédent dans le culte d’Arsinoé. 45 décrire une réalité matérielle, l’image d’Arsinoé ainsi créée visait peut-être simplement à la conforter dans son rôle de déesse offrant sa protection à ceux qui l’imploraient226. 2.3. Le profil des dédicants Les sources littéraires mettent en scène un certain nombre de personnages accomplissant divers rites en l’honneur d’Arsinoé, probablement dans le contexte du sanctuaire du Cap Zéphyrion. C’est par ce biais qu’il est possible d’entrevoir le profil de ceux qui invoquaient la souveraine sur son promontoire. Les épigrammes montrent que la figure d’Arsinoé y est convoquée soit par des hommes sur le point d’entamer un voyage en mer ou encore par des jeunes filles à la veille de leur mariage, autant de fonctions que la souveraine divinisée exerçait en ce lieu227. Si l’on croise ces données littéraires avec le corpus épigraphique alexandrin, une dédicace semble à plusieurs égards trouver sa place dans le contexte cultuel du Cap Zéphyrion (inscr. 29) 228. Cette dernière est dédiée par Philokratès et Hellagion à « Aphrodite Akraia Arsinoé ». L’épiclèse Akraia, quand elle est attestée pour Aphrodite, montre sa prédilection pour les lieux de culte situés sur les hauteurs, comme par exemple à Chypre, Trézène ou à Cnide229. Ce constat converge avec la situation géographique du temple d’Arsinoé au Cap Zéphyrion. Le promontoire canopique est d’ailleurs désigné par le substantif akra dans le témoignage de Strabon cité ci-dessus230. Au vu des prérogatives matrimoniales d’Arsinoé à Zéphyrion, le couple engagé dans cette démarche dédicatoire venait peut-être demander à la souveraine sa protection dans le cadre d’un mariage à venir231. E. Conclusion Les sanctuaires constituent un lieu d’interaction privilégié avec le divin et, dès lors que le souverain fait l’objet d’honneurs divins, son culte trouve également place au sein d’espaces 226 L’image d’Arsinoé « en armes » pourrait relever en quelque sorte de l’ordre d’une protection de type offensif là où, quand la souveraine reçoit le qualificatif d’Eleēmōn ou de Sōzousa, c’est une protection défensive et apaisante qu’elle est en mesure de procurer. Ces deux modes d’intervention permettent de renforcer l’image d’une puissance divine capable d’offrir sa protection au peuple. Cf. CARNEY (2013), p. 99 : « Being a helpful, protective goddess was one way for the queen to intercede and make monarchy less remote ». 227 Ces deux prérogatives sont mises en exergue par Posidippe dans l’épigramme 116, où il exhorte les « chastes filles des Grecs » (v. 8 : Ἑλλήνων ἁγναί […] θυγατέρες) et les « travailleurs de la mer » (v. 9 : ἁλὸς ἐργάται ἄνδρες) à s’avancer vers le temple de la souveraine. 228 Inscr. 29 : Ἀφροδίτηι | Ἀκραίαι Ἀρσινόηι | Φιλοκράτης | [καὶ Ἑ]λ̣λάγιον. 229 MIRANDA (1989), p. 130-131 et p. 139-140 ; PIRENNE-DELFORGE (1994), p. 362-363 et p. 439. 230 STRAB., XVII, 16 : (…) ἄκρα ναΐσκον ἔχουσα Ἀρσινόης Ἀφροδίτης. 231 La démarche matrimoniale entreprise par les dédicants pourrait également expliquer le choix de l’épiclèse Akraia. En effet, selon l’Etymologicum Magnum, l’épiclèse revêtirait dans le dialecte macédonien un sens spécifique, l’accompagnement des jeunes filles jusqu’au « point extrême » (akros) de leur vie, autrement dit leur mariage : Etym. Magn., s.v. « Ἄκρεα », avec l’analyse du terme chez HATZOPOULOS (1994), p. 36-37. Outre la signification toponymique de l’épiclèse, cette alternative induirait également un sens fonctionnel en spécifiant une prérogative particulière d’Arsinoé à Zéphyrion, connue par ailleurs dans les sources littéraires. Cette alternative n’est mentionnée qu’à titre d’hypothèse, car ce type de glose doit être analysé avec précaution. 46 sacrés. Mais l’association du pouvoir royal et des puissances divines dans les temples alexandrins se construit de diverses manières et à différents niveaux. L’association du roi et d’un dieu peut se faire d’une façon indirecte, à travers l’instauration d’un culte d’une divinité qui puisse servir le culte du souverain. Ainsi, les prérogatives d’une divinité, les pratiques cultuelles attachées à un temple ou encore l’arrangement iconographique ou architectural d’un sanctuaire sont autant de facteurs susceptibles d’établir un parallélisme symbolique rapprochant la figure du monarque, parfois sous un aspect idéalisé, de celle des divinités, sans pour autant constituer des honneurs proprement divins rendus directement au souverain. Le Boubasteion et l’Harpokrateion sont des exemples frappants d’instauration de cultes de divinités dont les traditions narratives et les pratiques cultuelles permettent d’établir un parallélisme symbolique entre la figure du roi et celle des dieux. En revanche, le souverain devient le destinataire direct d’honneurs cultuels au même titre que les divinités, lorsqu’il se voit honoré au sein d’un sanctuaire, seul ou avec d’autres dieux. Les cas où les sanctuaires sont destinés au seul souverain sont limités à la sphère royale et constituent des témoignages exceptionnels de cultes rendus au souverain comme figure divine autonome. L’établissement de tels lieux de culte était également l’occasion de démontrer la puissance, la grandeur et la richesse du pouvoir royal, en créant autour de ces sanctuaires une atmosphère religieuse particulière, comme dans le cas du Berenikeion ou de l’Arsinoeion. D’autre part, les temples où les souverains et les dieux étaient honorés conjointement résultent le plus souvent d’initiatives privées et jouent, entre autres, sur la proximité géographique et le partage d’espaces cultuels pour renforcer le caractère divin des honneurs qui étaient rendus aux rois. Ainsi, les Theoi Adelphoi disposaient d’un complexe cultuel composé de plusieurs temenē où ils partageaient les honneurs que les prêtres de Zeus vouaient au dieu dont ils exerçaient déjà le sacerdoce. Dans une certaine mesure, on peut donc analyser ces sanctuaires liés d’une manière ou d’une autre au culte royal comme un remarquable outil de communication entre les divers échelons de la population alexandrine, s’inscrivant au cœur d’un discours de pouvoir mobilisant divers média. À travers cet outil, le roi – ou la reine – peut d’une part matérialiser dans le paysage topographique alexandrin la politique religieuse qu’il soutient. D’autre part, les particuliers peuvent à leur tour montrer leur approbation vis-à-vis de la politique menée par le souverain en intégrant le message royal dans leurs initiatives cultuelles propres. La création de sanctuaires ne constitue en somme qu’une des multiples facettes du culte royal, dont la flexibilité permet la reconfiguration constante des associations entre rois et dieux selon plusieurs facteurs qu’il s’agit maintenant d’étudier. 47 Chapitre II : Le corpus dédicatoire et le matériel cultuel Au sein du système religieux des Grecs, l’offrande votive, qui permet d’engager la communication entre les hommes et la sphère supra-humaine, est un aspect essentiel de la pratique rituelle232. À la période hellénistique, l’intégration du souverain comme troisième terme de la relation entre le dédicant et la divinité dédicataire s’opère par diverses associations élaborées par le donateur, établies tant sur le plan de la syntaxe que des configurations cultuelles opérées. Beaucoup de petits objets – dédicaces sur plaques ou petits autels – enregistrent ce processus et leur importance est parfois sous-estimée233. Offertes par des particuliers, des groupes de sociabilité ou des membres de l’administration lagide, les dédicaces votives ont le désavantage d’être assez courtes et laconiques. Toutefois, l’étude de ce corpus régional permet d’aborder de front les conceptions religieuses qu’atteste la démarche des dédicants. Les dédicaces constituent à ce titre un témoignage exceptionnel de l’enracinement de l’idéologie du culte royal dans la vie religieuse et des initiatives individuelles qui contribuent à construire la figure cultuelle des rois lagides. Puisqu’il analyse le rôle et la fonction des dédicaces accomplies par des particuliers, hors du cadre institutionnel ou de la sphère royale234, ainsi que les dynamiques qui président aux associations cultuelles que ces inscriptions enregistrent, le présent chapitre se veut le pendant du premier, qui portait davantage sur les temples et sanctuaires relevant de l’initiative royale235. A. Grammaire et fonctions des dédicaces 1. Les dédicaces en hyper suivi du génitif L’intégration des souverains dans les initiatives religieuses des dédicants se manifeste à divers degrés. Sur le plan de la syntaxe des dédicaces, l’étude de ce corpus permet d’entrevoir au moins deux configurations sémantiquement différentes, qui permettent d’associer au binôme donateur (au nominatif) – divinité dédicataire (au datif) un troisième intervenant en la personne du souverain, mentionné au datif ou au génitif précédé de la préposition hyper. Ces pratiques correspondent à deux types d’honneurs distincts qui coexistent simultanément au sein de la 232 Pour une introduction générale à la pratique dédicatoire, voir PURVIS (2003) ; PARKER (2004). À propos de la typologie épigraphique des dédicaces, voir MCLEAN (2002). Notre propos doit beaucoup aux approches du corpus dédicatoire en contexte multiculturel proposées par BONNET – BIANCO (2018). À propos des dédicaces en contexte égyptien, voir BARALAY (2020), avec nos commentaires dans CANEVA – DECHEVEZ (à paraître). 233 Le rôle des plaques votives et des objets cultuels dans le culte royal a récemment fait l’objet d’un colloque sur la matérialité du culte des souverains, dont l’objectif était d’analyser plus finement la fonction des dédicaces, leur contexte et le type d’initiative qui les porte. On renverra à l’introduction de l’ouvrage issu du colloque proposée par CANEVA (2020a). Voir aussi ANEZIRI (2005). 234 À propos de la distinction entre contextes qualifiés de « public » et de « privé » dans le culte des souverains, voir ANEZIRI (2005) ; CANEVA (2014c), p. 91-93 ; CANEVA (2020b), p. 25-32. 235 Le tableau 1, présenté en fin de chapitre (p. 79-80), regroupe les dédicaces reprises dans notre corpus et étudiées pour la plupart dans le présent chapitre. 48 capitale, l’un où le donateur consacre quelque chose pour/en faveur du souverain (hyper et le génitif), l’autre où il le consacre au souverain (datif). La configuration la plus ancienne dans les dédicaces honorant les souverains lagides recourt à la préposition hyper. Attestée dès Ptolémée Ier, la formule semble s’être développée d’abord à Alexandrie, avant que l’usage ne s’étende à d’autres régions236. La préposition a pour fonction première de spécifier l’identité de la personne qui doit bénéficier de la charis accordée par les dieux en retour de l’offrande237. Ainsi, l’inclusion du souverain par le biais de hyper permet d’accomplir un acte dédicatoire aux divinités (au datif), en plaçant le roi comme bénéficiaire de l’action du dédicant, avec qui il partage alors les bienfaits divins. La valeur religieuse d’une dédicace hyper + un souverain s’interprète de la sorte comme acte d’intercession rituelle voulu par le dédicant auprès des dieux, afin d’assurer la sauvegarde et la protection du monarque238. Comme elle permet d’associer la figure du souverain aux initiatives des dédicants, la préposition en hyper engage la communication entre les agents du rituel et l’environnement social dans lequel ils s’inscrivent. En effet, la sémantique de la préposition hyper peut revêtir diverses implications vis-à-vis de la communauté au sein de laquelle la dédicace était affichée : rehausser le prestige de l’acte dédicatoire entrepris par le dédicant239 ; acter l’approbation du donateur envers la politique établie par le souverain240 ; afficher un lien de proximité avec le 236 CANEVA (2016a), p. 133, reprenant une hypothèse de BINGEN (1989), p. 31-32. Les deux premières dédicaces préservées adoptant cette formule sont l’inscr. 8 (Alexandrie) et l’inscr. 9 (Canope), datées probablement du règne de Ptolémée Ier. Cf. CPI 89, p. 184. LORBER (2020), p. 190, dénombre au total 131 dédicaces lagides de ce type, complétant ainsi la liste donnée par IOSSIF (2005). 237 Pour les usages religieux d’hyper et l’ambiguïté liée à son emploi dans les dédicaces grecques, voir JIM (2014). Les dédicaces en hyper ont d’abord été analysées comme de simples témoignages de loyauté envers les souverains avant que P. Iossif ne réaffirme leur rôle crucial de véritable témoin du culte royal. Cf. IOSSIF (2005). 238 CANEVA (2016a), p. 125-126 ; CANEVA (2020c), p. 21. Ce constat est déjà établi par JIM (2014), p. 620. Si hyper peut revêtir des nuances culturelles propres aux conceptions traditionnelles égyptiennes, où le pharaon est le seul intermédiaire entre le monde humain et divin, cela ne signifie pas pour autant que le recours à cette préposition corresponde à une manière égyptienne de dédier une offrande aux dieux, comme l’a suggéré IOSSIF (2005). S. Pfeiffer soutient pour sa part que l’utilisation de la préposition hyper en contexte égyptien assumait la même fonction qu’en contexte grec ou juif, c’est-à-dire l’assurance que la protection divine s’étende bien au souverain. Pour ce dernier, il n’est en rien nécessaire d’y voir, même en contexte égyptien, l’implication du système théologique pharaonique : PFEIFFER (2020a). 239 Le caractère prestigieux d’une offrande, renforcé par l’adjonction du nom du souverain après hyper, se manifeste tout particulièrement dans la référence explicite à l’objet dédié (cf. inscr. 10, 13, 18, 19, 23, 28, 30, 32, 33). Toutefois, l’implication du souverain dans ces initiatives doit davantage se comprendre en termes symboliques, car la plupart des structures dédiées ne nécessitait pas une intervention directe du souverain dans le financement de l’acte dédicatoire. Dans certains cas, la dédicace peut aussi être offerte en réponse à des bienfaits royaux envers les sujets, sans que le roi n’ait participé directement au processus de financement de l’objet dédié. Voir l’I.Hermoupolis 1, où les instruments cultuels sont dédiés εὐεργεσίας ἕνεκεν τῆς εἰς αὐτούς (l. 6). Cf. SAVVOPOULOS (2018), p. 118 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 82-83. À propos des processus de financement des cultes royaux, voir LORBER (2020). 240 CANEVA (2016b), p. 180. Voir l’inscr. 18, témoignant de l’approbation des prêtres de Zeus envers la politique royale (supra, p. 40). 49 souverain dans le sillage de l’autopromotion de son statut social241. Ces données contextuelles semblent corroborées par l’aspect matériel des dédicaces. On remarque à ce titre que le marbre est particulièrement présent dans la capitale lagide, en comparaison de la chōra égyptienne242. Le caractère rare et couteux de ce matériau, conférant à l’offrande une dimension prestigieuse, semble trahir l’initiative des hautes couches de la société lagide243. La fonction sociale du syntagme en hyper explique d’ailleurs que les plus anciennes attestations proviennent de la capitale ptolémaïque, où l’établissement et la promotion des relations de proximité avec la sphère royale étaient au cœur des préoccupations de l’élite du royaume244. En somme, une dédicace recourant à la polysémie de la préposition hyper permet d’établir la communication entre les différentes couches de la société très hiérarchisée du royaume ptolémaïque. Cette administration particulièrement bien organisée est d’ailleurs probablement l’une des raisons qui éclairent le succès durable de cette formulation au sein du monde lagide245. 2. Les dédicaces au datif La seconde configuration syntaxique du corpus dédicatoire recourt au datif pour honorer le souverain. L’utilisation du datif dans les dédicaces est la formule la plus courante dès l’époque archaïque grecque 246 . Toutefois, sur le plan chronologique, les dédicaces mentionnant le souverain au datif semblent légèrement postérieures à l’émergence du formulaire en hyper suivi du génitif : la première n’est attestée avec certitude que sous Ptolémée II247. Dans le corpus alexandrin, les dédicaces honorant le roi au datif sont moins nombreuses (11 dédicaces, dont 4 de provenance canopique) et limitées aux règnes de 241 CANEVA (2016a), p. 128 ; CANEVA (2020b) ; PFEIFFER (2020a), p. 102. Certains monuments sont dédiés par des proches de la famille royale qui, en offrant une dédicace en hyper + un souverain, affichent de la sorte clairement qu’ils gravitaient autour de la sphère royale. Par exemple, on mentionnera le hieron d’Isis et Anubis offert par Kallikratès (inscr. 13 ; Canope) ou le temenos de Sarapis et d’Isis offert par Archagathos et Stratonikè (inscr. 10). Cf., sur le dernier cas, BAGNALL (1976) ; CANEVA (2020d), p. 144 n. 65. 242 Le marbre n’est pas présent en Égypte et doit être importé, notamment de Paros. Les dédicants égyptiens ont dès lors plus souvent recours à des pierres locales, comme le calcaire nummulitique. Ce matériau est plus abordable et plus facile d’accès car il est extrait dans le Delta : KLEMM – KLEMM (2001), p. 641. Or, dans les dédicaces provenant de la cité, ces deux matériaux semblent être représentés en proportion égale (10 dédicaces de marbre contre 10 de calcaire), alors que la comparaison avec d’autres dossiers de dédicaces, par exemple celui concernant Arsinoé Philadelphos étudié par CANEVA (2020b), tendent à montrer un écart plus significatif entre les deux matériaux, infirmant le caractère plus rare du marbre. 243 Pour prendre un exemple contraire, le culte d’Arsinoé à Chypre semble se diffuser pour sa part hors des hautes sphères de la société ptolémaïque, vu la faible qualité d’exécution des dédicaces chypriotes offertes à la souveraine : CANEVA (2020b), p. 28. 244 CANEVA (2016a), p. 133. 245 Pour conserver la pluralité sémantique de la préposition hyper, nous assumons dans le recueil le choix de rendre le hyper par la traduction française « pour ». Occasionnellement, il est possible de dégager à peu près clairement le sens et les implications de la mention du souverain après hyper, qui dans ces cas pourrait se rendre par des traductions plus précises du type « en l’honneur de » ou « pour le bien de ». Or, le manque cuisant de contextualisation incite, dans la plupart des cas, à ne pas extrapoler cette sémantique en conférant à la traduction française des implications qui ne soient pas représentatives de l’action dédicatoire entreprise par le dédicant. 246 LAZZARINI (1976). 247 Inscr. 11. Pour la discussion problématique de la datation de SEG 44.1507, qui pourrait constituer une attestation antérieure de la mention du souverain au datif, voir infra (p. 53 n. 264), avec CANEVA (2016a), p. 122. 50 Ptolémée II, III et IV248. Cette distribution coïncide chronologiquement avec l’instauration des honneurs cultuels pour les souverains sous Ptolémée II, puis avec leur succès grandissant au sein de la population sous Ptolémée III et IV249. Si la répartition des dédicaces au datif dans la capitale est représentative de l’ensemble des pratiques dédicatoires de l’Égypte du IIIe siècle, on constate toutefois une disparité en ce qui concerne le II e siècle. Presque absentes du corpus alexandrin, les seules dédicaces honorant le souverain au datif proviennent de la Thébaïde, à une exception près, dont la provenance est incertaine250. Mentionné au datif, le souverain est alors honoré comme destinataire direct du rituel, occupant la place syntaxique traditionnellement dévolue aux puissances divines à qui l’offrande est dédiée251. Sur le plan rituel, ces dédicaces procèdent la plupart du temps à des associations entre souverains et divinités252. Divers paramètres, autant fonctionnels que locaux, conditionnent le choix de la configuration divine honorée par le dédicant, afin de permettre l’insertion de la figure du souverain dans un panthéon préalablement constitué253. Au terme de ces considérations sur la forme des dédicaces, il reste à souligner le caractère contemporain de ces deux types d’honneurs : le règne d’un même souverain peut en effet connaître des dédicaces où ce dernier exerce tant le rôle de bénéficiaire après la préposition hyper que celui de destinataire. Ce constat permet de souligner la flexibilité des honneurs rendus aux souverains hellénistiques254. En effet, dans un univers culturel aussi complexe que celui d’Alexandrie, il apparaît que le succès du culte royal résidait dans la 248 Inscr 11, 14-18, 20-23 et 29. Cf. tabl. 1, p. 79-80. Le constat alexandrin concernant le nombre plus réduit de dédicaces au datif par rapport à celles en hyper et le génitif est représentatif de l’ensemble des pratiques dédicatoires lagides. IOSSIF (2005) compte à ce titre 35 dédicaces au datif (tabl. 2) pour 81 dédicaces en hyper suivi du génitif (tabl. 1). 249 FASSA (2015), p. 143-144 ; CANEVA (2016a), p. 122-123 ; BARALAY (2020), p. 119. Trois de ces dédicaces concernent le culte d’Arsinoé Philadelphos, dont la popularité et le succès ne sont plus à démontrer, et deux d’entre elles honorent les Theoi Adelphoi sous Ptolémée II et Ptolémée III. IOSSIF (2005) explique cette disparité chronologique comme une marque de la « pharaonisation » de la royauté lagide, car, selon lui, les dédicaces au datif « semblent liées au caractère gréco-macédonien de la même royauté » (p. 250). Or, les trois dédicaces provenant de Canope (inscr. 20-22), honorant les souverains au sein de ce qui semble constituer une triade ancrée dans un univers culturel égyptien (Sarapis, Isis et le Nil), tendent à nuancer ces propos, car elles montrent que le recours au datif est un procédé attesté tant dans le milieu indigène qu’hellénique. 250 FASSA (2015), p. 145-146. Cf. CANEVA (2016a), p. 134-135, qui souligne le rôle des garnisons ptolémaïques détachées dans ces régions et leur rôle évergétique dans les temples locaux. La seule dédicace au datif du corpus alexandrin est l’inscr. 29 dédiée à Arsinoé, dont la date et l’origine sont incertaines. 251 IOSSIF (2005), p. 248-251 ; FASSA (2013), p. 129-130 ; FASSA (2015), p. 143-145. L’inscr. 23, où les dédicataires figurent au génitif, constitue une exception (voir supra, p. 42). 252 ANEZIRI (2005), p. 6 ; IOSSIF (2005), p. 248. L’équivalence syntaxique se marque particulièrement lorsque la dédicace coordonne par un kai l’ensemble des destinataires divins (ex. : inscr. 21). 253 Pour d’autres cas d’associations avec des divinités en dehors de la cité, voir IOSSIF (2005), tabl. 2. Comme le remarque FASSA (2015), p. 134, le facteur géographique joue un rôle important dans ces associations : en milieu alexandrin, le roi fait plus souvent l’objet d’honneurs partagés avec des divinités grecques, dont les cultes sont plus répandus que dans la chōra égyptienne. 254 Cf. tabl. 1, p. 79-80. Pour le règne de Ptolémée III, on trouve par exemple des dédicaces où le souverain est mentionné aussi bien à titre de bénéficiaire (inscr. 18-19) que de destinataire (inscr. 20-22). À propos d’un même document où le souverain est mentionné dans ces deux rôles, voir OGIS I 111 (El Sehel ; 150-145), avec CANEVA (2016a), p. 138-139. 51 multitude et la flexibilité des configurations cultuelles capables de coexister et de s’ajuster aux représentations religieuses des dédicants, qu’il est temps d’approfondir255. B. Le souverain et les divinités grecques traditionnelles 1. Introduction : les souverains en associations Lorsque les souverains sont honorés au même titre que les divinités traditionnelles, ils acquièrent, comme ces dernières, un spectre d’intervention qui leur est propre. Si, dans le champ du polythéisme, toute puissance divine ne se comprend que dans les rapports qui l’unissent avec d’autres divinités, les prérogatives des souverains sont également définies par leur association avec d’autres puissances256. En contexte cultuel, le partage des honneurs entre une divinité et un souverain participe activement de la définition du spectre d’intervention bien particulier du roi. L’ajout ponctuel d’une épiclèse aux destinataires divins, visant à préciser leur champ d’action, permet le cas échéant d’affiner l’analyse. Ces associations apparaissent aussi au cœur même de la dénomination du souverain, au sein d’une séquence onomastique où son nom se juxtapose à celui d’une autre divinité. Ce processus témoigne d’un stade fort abouti dans la construction de la figure du souverain, où les affinités de ce dernier avec le monde supra-humain semblent tellement proches qu’elles conduisent le dédicant à les invoquer ensemble en un théonyme unique257. Les associations du souverain à un panthéon régional sont bien évidemment conditionnées par divers paramètres, notamment le facteur local et culturel258. En ce sens, une étude régionale permet de détecter ces facteurs, à condition de replacer les configurations divines localement honorées dans le contexte historique et culturel dans lequel elles se sont constituées259. Afin de satisfaire à cette exigence, nous assumons la distinction dans le présent chapitre entre les associations du roi avec les divinités traditionnelles honorées depuis longtemps par les Grecs et celles qui mobilisent les divinités égyptiennes du cercle isiaque. L’objection majeure que soulève cette distinction est qu’elle pourrait donner la fausse impression de créer deux ensembles distincts de divinités honorés par les pratiquants du 255 Voir les conclusions similaires de PAGANINI (2020), p. 130. Ce constat est approfondi au cours du troisième chapitre. 256 Parmi les études fondamentales sur le sujet, on se limitera à citer VERNANT (1974) ; DETIENNE (1997). 257 Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les deux cas étudiés concernent le culte d’Arsinoé Philadelphos, dont les procédés d’association avec le culte d’Aphrodite furent parmi les plus efficaces dans les cultes royaux. Nous mentionnons infra la bibliographie fondamentale à propos de la dénomination des souverains (p. 63 n. 323). 258 La démarche méthodologique de cette partie doit beaucoup aux études de panthéons régionaux, qui mettent en exergue la façon dont les associations entre divinités sont susceptibles de reconfigurations et de réorganisations en vue de participer à la cohésion d’une communauté. On renverra notamment aux ouvrages de PIRENNE-DELFORGE (1998a) et de PAUL (2013). 259 Pour l’intégration des souverains au sein d’ensembles divins localement honorés, on épinglera les travaux de PAUL (2016a) ; CANEVA – LORENZON (2020) ; CANEVA – LORENZON (en préparation). 52 culte260. Toutefois, elle présente l’avantage de rendre compte des diverses motivations qui ont présidé à l’insertion de ces divinités dans le paysage alexandrin. En effet, les cultes des divinités helléniques semblent avoir été introduits par les premiers habitants grecs venus habiter Alexandrie à la suite des mouvements de population dus aux campagnes d’Alexandre261. Par contre, les divinités du cercle isiaque sont des puissances déjà honorées en Égypte à la période pharaonique, mais dont les pratiques cultuelles, les traditions narratives et l’iconographie ont été modifiées à dessein pour correspondre à l’environnement mixte de l’Égypte ptolémaïque et, surtout, de l’Alexandrie hellénistique262. À ce titre, les divinités isiaques honorées dans la capitale lagide conservent certaines spécificités culturelles qui ont motivé la distinction établie pour notre propos. 2. Les associations dans le culte : vers une esquisse des prérogatives royales 2.1. Associations de destinataires distincts 2.1.1. Adonis, les Dioscures et Ptolémée Sōtēr Une plaque de calcaire (inscr. 11), dont la provenance alexandrine est incertaine263, livrerait la première association cultuelle d’un souverain et de divinités, désignés conjointement au datif264. Si la lecture des deux derniers destinataires divins de la dédicace, les 260 L’emploi à lui seul du terme « isiaque », aussi pratique soit-il, court le risque d’isoler les composantes des cultes isiaques comme une « religion » à part entière, déconnectée de l’environnement culturel avec lequel les cultes et les acteurs de culte interagissaient : PIRENNE-DELFORGE (2018). 261 DUNAND (1992), p. 171-176 ; DUNAND (2007), p. 255. Évoquons comme exemples de l’implantation de cultes grecs en Égypte deux dédicaces offertes à la haute époque hellénistique au binôme Zeus Sōtēr et Athéna Polias par des soldats stationnés à Schédia, aux alentours d’Alexandrie (SB I 2262 et I 2263, fin du IVe s.). Pour l’origine ionienne des soldats, cf. PFEIFFER (2020b), p. 30-32, n° 2. Comme second exemple, on peut noter que des traces de cultes relatifs à Dionysos sont attestées dans le Delta avant la fondation d’Alexandrie, fait intéressant quand on sait combien la figure de Dionysos est capitale dans l’idéologie des premiers Ptolémées : CANEVA (2016b), p. 101-102, avec les références archéologiques. Il ne faut toutefois pas négliger non plus le rôle des hellénomemphites en Égypte dans la création d’une koinē culturelle partagée dans le Delta. Cf. MOYER (2011). De récentes études ont par exemple mis en évidence leur rôle dans le processus d’émergence de la figure de Sarapis : PFEIFFER (2008b), p. 389-390 ; DEVAUCHELLE (2012), p. 224. 262 M. Malaise émet une distinction supplémentaire entre les divinités « isiaques » et « alexandrines », ces dernières étant définies comme des « divinités égypto-grecques qui seraient non seulement le résultat d’une interpretatio graeca d’anciennes déités égyptiennes, mais qui, en outre, offriraient des traits spécifiques à la grande ville portuaire » : MALAISE (2005), p. 128. Or cette distinction, aussi pertinente soit-elle pour comprendre les variantes locales des divinités isiaques, ne semble pas justifiée pour notre enquête, centrée sur Alexandrie. 263 Les caractéristiques matérielles et paléographiques de la pierre semblent indiquer une origine alexandrine. Cependant, on ne peut exclure qu’elle provienne du Delta, puis qu’elle ait été transportée à Alexandrie, où elle fut finalement vendue en 1893 : FRASER (1967a). Le nom du dédicant, homonyme d’un faussaire notoire de la fin du e XIX siècle et mort à Alexandrie, a d’ailleurs laissé supposer BOTTI (1898), que la pierre était un faux, avant que son authenticité ne soit réhabilitée par FRASER (1967a). 264 Une autre dédicace de provenance incertaine (Athribis ?) datée de 304-282, honorant un Ptolémée dont le nom figure au datif, pourrait être antérieure (SEG 44.1507 : Βασιλεῖ Πτολεµαίωι | Εἰδὼς Τηλέφου | Ἀλεχξανδρεύς). Cependant, la datation est loin de faire l’unanimité car, en l’absence de titres cultuels ou de la mention de la filiation, il pourrait tout aussi bien s’agir d’une dédicace postérieure honorant un autre Ptolémée. De plus, la barre brisée du alpha inviterait à dater l’inscription entre les IIe et Ier siècles : CANEVA (2018a), p. 113. 53 Dioscures et Ptolémée désigné sous l’épiclèse Sōtēr est évidente, la lecture du premier théonyme est plus complexe : Ὑπὲρ βασιλέως Πτολεµαίου | τοῦ Πτολεµαίου Σωτῆρος | Ἄδω<ν>ι Διοσκόροις | Πτολεµαίωι Σωτῆρι 5| vac. Σιµωνίδης. Les premiers éditeurs avaient en effet compris ΑΔΩΤΙ comme une forme d’ Ἄδιστι, le nom de la déesse phrygienne dont le culte fut introduit en Égypte vers le milieu des années 270265. P.M. Fraser proposa par la suite la lecture alternative d’Ἄδωνι, variante du théonyme du dieu Adonis, proposition unanimement acceptée par les éditeurs postérieurs266. Si l’on accepte l’émendation, il s’agit alors de comprendre quelle prérogative est convoquée dans l’association d’Adonis, des Dioscures et de Ptolémée Ier. Tout d’abord, l’évocation du contexte dynastique de la dédicace se marque particulièrement par la double mention de Ptolémée sous l’épiclèse Sōtēr, dans le patronyme de Ptolémée II et comme destinataire cultuel267. Comme le remarque E. Fassa, la volonté de promouvoir le cadre dynastique pourrait être le reflet de l’atmosphère politique d’Alexandrie, au moment où Ptolémée II instaure les Ptolemaia en l’honneur de son père défunt, dans le sillage de l’instauration du culte de Ptolémée Ier 268. À partir de Ptolémée II, on atteste diverses associations du souverain avec les Dioscures, qui jouissaient déjà d’une certaine popularité dans les établissements grecs du Delta269. Les Dioscures ont en effet donné leur nom à des dèmes alexandrins, ils interviennent dans les traditions narratives relatives à la déification d’Arsinoé II, qui partage avec eux le domaine de la protection des marins, et ils bénéficiaient de sacrifices conjoints avec les souverains sous Ptolémée III, peut-être au sein d’un temple commun270. Quant à la place qu’occupait Adonis dans la politique lagide, on sait que le culte de ce dernier jouissait d’un certain prestige à Alexandrie, notamment auprès d’Arsinoé II, qui avait 265 Lecture de STRACK (1897) et de BOTTI (1898). La déesse est également connue par une dédicace d’origine incertaine (Fayoum ?) datée entre 274 et 270 (I.Louvre 8). Son culte aurait été introduit par les mercenaires celtes à la solde de Ptolémée II : BORGEAUD (1996), p. 117. Cette donnée, doublée de la présence de l’épiclèse Sōtēr, pourrait indiquer que la dédicace aurait été dédiée entre ca 270 et 246. Cf. CANEVA (2020d), p. 141-142. Pour une discussion sur la datation haute autrement possible pour cette dédicace, cf. infra, n. 268. 266 FRASER (1967a), p. 31. La forme brève Ἄδωνι semble plus courante en Égypte, où elle est attestée de façon contemporaine dans un papyrus (P.Petr. III 142, l. 19-20) et dans l’Idylle XV de Théocrite à neuf reprises. 267 Pour les implications de l’épiclèse Sōtēr dans la propagande royale menée par Ptolémée II, cf. CANEVA (2020d). 268 FASSA (2015), p. 148. La datation haute proposée pour cette dédicace (283-ca 275) la situe avant le mariage de Ptolémée II et d’Arsinoé II, qui n’est pas mentionnée dans le texte, ce qui concorde avec la datation des premières Ptolemaia qui eurent lieu en 279. Cependant, on ne peut exclure la possibilité que l’absence d’Arsinoé s’explique par une datation après la mort de la souveraine, ce qui abaisserait les bornes chronologiques entre les années 270 et 246 : CANEVA (2020d), p. 141-142. 269 FRASER (1967a), p. 34 n. 6. 270 Un dème du nom de Pollux est attesté dans l’inscr. 8 (Πολυδεύκειοι). Pour l’Εktheōsis Arsinoēs, voir CALLIM., fr. 228 Pf. Une inscription de provenance incertaine (I.Varsovie 44 ; 246-221) mentionne des sacrifices offerts tous les mois aux Dioscures et aux Theoi Euergetai par deux associations liées à ces cultes (les Synbasilistai et les Dioskouriastai). Cf. PFEIFFER (2008a), p. 57-58 ; PAGANINI (2020), p. 135-136. 54 organisé en son honneur des festivités décrites dans l’Idylle XV de Théocrite 271 . L’appropriation de traditions narratives autour d’Adonis avait l’avantage de promouvoir une image d’Aphrodite tout à fait compatible avec le cadre matrimonial instauré par les Theoi Adelphoi272. C’était l’occasion pour la souveraine de promouvoir son association avec la déesse par l’instauration de célébrations en l’honneur de celui qui était traditionnellement l’amant d’Aphrodite273. La figure d’Adonis et les mythes qui lui sont associés se prêtaient d’ailleurs bien, face à un public multiethnique, au rapprochement avec d’autres divinités étrangères, notamment le dieu égyptien Osiris274. L’initiative à l’origine de la dédicace semble difficile à déterminer. Toutefois, les Dioscures et Adonis étant étroitement liés à la jeunesse275, la dédicace aurait pu prendre place dans un gymnase, lieu où le roi était fréquemment honoré en association avec des dieux locaux276. Quoi qu’il en soit, le document illustre la capacité du donateur à adapter le message royal en fonction de la démarche dédicatoire qu’il entreprend. Le dédicant déploie dans cette configuration divine une variété d’éléments mis en place dans le cadre de la politique religieuse des Theoi Adelphoi, notamment le cadre matrimonial et dynastique, confortant dans ce sens l’hypothèse de la datation basse (270-246). On remarque d’ailleurs que les prérogatives matrimoniales et maritimes, convoquées dans ce contexte par l’association d’Adonis et des Dioscures, sont des composantes essentielles de l’association d’Arsinoé avec Aphrodite, qui exercent ensemble ces prérogatives dans le cadre du culte divinisant de la souveraine. Bien qu’Arsinoé n’apparaît pas dans l’inscription, les éléments promus dans le cadre de son culte semblent ainsi transposés à l’association de Ptolémée Ier, d’Adonis et des Dioscures277. 271 THEOC., Id., XV, avec REED (2000). Sur l’histoire de la composition du poème, voir HUNTER (1996), p. 158166 ; STROOTMAN (2007a), p. 207, avec la bibliographie antérieure. 272 Dans le cycle mythologique d’Adonis, Aphrodite se pose comme amante et jeune mariée. Cette figure semblait tout à fait adaptée pour légitimer le mariage des Theoi Adelphoi par le recours à la thématique de l’amour familial mais également afin de promouvoir la déification de Bérénice Ier, mise aussi en scène dans la pièce (v. 106-108). Cf. HUNTER (1996), p. 160. 273 Voir par exemple les vers 110-111, compris dans la section récitée au cœur du thalamos d’Aphrodite et d’Adonis : Ἁ Βερενικεία θυγάτηρ Ἑλένᾳ εἰκυῖα Ἀρσινόα πάντεσσι καλοῖς ἀτιτάλλει Ἄδωνιν. Théocrite établit des rapprochements tant sur le plan linguistique que mythologique entre Adonis, Aphrodite et la maison royale. On note par exemple les nombreuses alternances d’invocations à la souveraine et à la déesse, qui visaient à éveiller la confusion entre l’une et l’autre : TSANTSANOGLOU (2020), p. 177. Certains chercheurs ont aussi émis l’hypothèse fort spéculative qu’Arsinoé aurait elle-même endossé sur scène le rôle d’Aphrodite : HAVELOCK (2008), p. 127. 274 FULINSKA (2012), p. 150. Le rapprochement des deux divinités est confirmé chez Lucien (Syr. D., 7). 275 CANEVA (2020d), p. 142 n. 50. 276 CANEVA (2021b), p. 21. Le souverain pouvait en effet recevoir des honneurs cultuels en contexte agonistique, comme l’atteste une inscription listant des vainqueurs aux Basileia, dédiée à Ptolémée II en 267 (SEG 27.1114 ; provenance incertaine). L’instauration d’honneurs royaux au sein du gymnase était une stratégie qui visait, entre autres, à impliquer dès le plus jeune âge la jeunesse dans la pratique du culte royal. Nous détaillons ce fait dans une partie consacrée au gymnase à Alexandrie (infra, p. 89-92). 277 En agissant de la sorte, le dédicant adapterait le discours divinisant promu par Ptolémée II, généralement présenté au féminin en lien avec le culte d’Arsinoé, dans le registre, plutôt masculin, de l’éducation des jeunes hommes au sein du gymnase. 55 2.1.2. Les Theoi Adelphoi, Zeus Olympios et Synōmosios La dédicace d’autels, de temenē et de terres aux Theoi Adelphoi, à Zeus Olympios et à Zeus Synōmosios (inscr. 18) a précédemment été évoquée du point de vue de l’agencement matériel des espaces sacrés278. Il est temps d’interroger le rapprochement des Theoi Adelphoi avec la figure de Zeus, convoqué sous deux de ses épiclèses. Les prérogatives privilégiées pour Zeus à Alexandrie semblent principalement concerner son aspect protecteur et salvateur, mais également sa dimension souveraine et royale279. C’est cet aspect de la figure de Zeus que précise l’épiclèse Olympios, qui évoque le dieu, alors dans le plein exercice de son pouvoir, en écho au type iconographique du Zeus trônant sur l’Olympe280. Cette représentation ouranienne de Zeus est d’ailleurs celle qui est mobilisée dans les premiers vers de l’Encomium, où Théocrite décrit le roi des dieux dans son palais, installant Ptolémée Ιer sur un trône d’or à ses côtés281. Dans ce passage, Zeus joue le rôle de figure garante des honneurs accordés à Ptolémée, car le dieu confère à ce dernier un niveau d’honneurs égal aux immortels (v. 15-16 : ὁµότιµον ἀθανάτοις)282. L’épisode élaboré par Théocrite se veut en effet le reflet de certaines traditions locales destinées à légitimer le rôle de Ptolémée Ier comme fondateur de la dynastie283. De la même façon que le poète construit un parallélisme entre Zeus et Ptolémée Ier 284 , le choix d’invoquer dans l’inscription Zeus Olympios évoque vraisemblablement la fonction royale des Theoi Adelphoi en soulignant les 278 Inscr. 18 : Ὑπὲρ βασιλέως Πτολεµαίου | τοῦ Πτολεµαίου καὶ Ἀρσινόης, | Θεῶν Ἀδελφῶν, καὶ βασιλίσσης | Βερενίκης τῆς γυναικὸς | καὶ ἀδελφῆς τοῦ βασιλέως, | Θεῶν Εὐεργετῶν, {καὶ} Θεοῖς | Ἀδελφοῖς <καὶ> Διὶ Ὀλυµπίωι καὶ Διὶ | Συνωµοσίωι τοὺς βωµοὺς | καὶ τὰ τεµένη καὶ τὴν συν|κύρουσαν αὐτοῖς γὴν Κλέων | καὶ Ἀντίπατρος οἱ ἰερεῖς | τοῦ Διός. Cf. supra (p. 39-40). 279 Dès les débuts de la cité, la figure de Zeus est attestée sous son épiclèse de Sōtēr (I.Alex.Ptol. 32, Alexandrie ; SB I 2262, Schédia). La dimension souveraine du Zeus alexandrin, outre les épiclèses étudiées, est attestée de manière générale par son rapprochement avec le dieu de la royauté, Sarapis. Des sources littéraires plus tardives mentionnent un culte alexandrin rendu à Zeus Ouranios et Meilichios (ACH. TAT., V, 2, 2). Pour le culte alexandrin de Zeus, cf. FRAGAKI (2011), p. 44 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 84-85 et 88 n. 40. 280 KRUSE (1939), col. 251-252 ; SCHWALB (1972), col. 342-44 ; SCHWALB (1978), col. 1192-1193. L’épiclèse convoque la dimension supérieure du roi des dieux, dont l’exaltation de la puissance en fait une divinité liée à la sauvegarde et à la protection du peuple, dès lors proche des fonctions qu’il exerce sous l’épiclèse Sōtēr : PAUL (2013), p. 53-54 et p. 61. Pour la dimension souveraine convoquée par l’épiclèse, voir PIRENNE-DELFORGE – PIRONTI (2016), p. 168-172 ; LE BOHEC-BOUHET (2002), spécifiquement sur la dévotion des rois hellénistiques envers Zeus. 281 THEOC., Id., XVII, v. 16-18 : Τῆνον καὶ µακάρεσσι πατὴρ ὁµότιµον ἔθηκεν | ἀθανάτοις, καί οἱ χρύσεος θρόνος ἐν Διὸς οἴκῳ | δέδµηται. La scène s’inscrit dans la représentation homérique d’un festin olympien partagé par les dieux : HUNTER (2003), p. 110-112 ; PETROVIC (2017), p. 154-155. La symbolique du trône renforce d’ailleurs la dimension royale conférée à cette partie de l’Encomium. Cf. PALAGIA (2018). Pour l’évocation du trône comme symbole du pouvoir de Zeus, voir PIND., Ol., II, v. 138-141. 282 Dans l’Idylle, la figure de Zeus, agissant dans sa fonction hésiodique de distributeur des timai, fonctionne comme paradigme de la continuité dynastique et de la légitimation du pouvoir : CANEVA (2012b), p. 92 ; STROOTMAN (2016), p. 123-126 ; BRUMBAUGH (2019), p. 21-31. 283 Souda, s.v. « Λᾶγος ». Cf. LORBER (2011), p. 309 ; COPPOLA (2016), p. 22. 284 Les scholies à Théocrite (Id., XVII, 1-4 C) soulignent d’ailleurs le rappel conjoint au début et à la fin du poème de Zeus et Ptolémée. D’ailleurs, l’ensemble du poème semble construire ce parallélisme entre souveraineté divine du dieu et souveraineté terrestre du roi. Cf. HUNTER (2003), p. 93-95 ; CANEVA (2014b), p. 31-36 ; BRUMBAUGH (2019), p. 50 n. 104. 56 positions analogues que chaque destinataire de l’espace cultuel occupe : Zeus détient la souveraineté sur les dieux alors que les souverains détiennent celle sur les hommes285. La seconde épiclèse, Synōmosios, est par ailleurs inconnue et semble renvoyer au champ d’action de Zeus relatif à l’accomplissement et à la protection des serments286. Zeus est en effet, avec Héra, la divinité témoin des serments à Alexandrie287. L’association de cette prérogative jovienne avec le couple royal n’est pas anodine, car on sait qu’à partir de Ptolémée II, les Theoi Adelphoi apparaissent dans les serments de langue grecque ou démotique et y sont systématiquement mentionnés sous Ptolémée III288. De plus, la fonction de protection des serments est également, comme on l’a vu, une prérogative spécifique qu’exercent Arsinoé II et Bérénice II dans leur sanctuaire alexandrin, sous l’épiclèse Aktia289. Dans l’association cultuelle qu’ils construisent, les prêtres de Zeus semblent en définitive convoquer des prérogatives similaires assumées par Zeus et les souverains lagides : l’exercice du pouvoir souverain et la protection des serments. La proximité fonctionnelle des divinités dedicataires de la dédicace est d’ailleurs matérialisée dans le paysage alexandrin par le voisinage spatial de leurs lieux de culte respectifs. La construction cohérente de ces prérogatives attribuées aux Theoi Adelphoi est un autre exemple de la capacité des dédicants à adapter la conception monarchique promue à échelle royale, qui voit dans le roi à la fois l’instigateur et le protecteur du nomos sur terre, dans une figure aux prérogatives définies et spécifiques à la démarche dédicatoire290. 2.1.3. Hestia Pantheos, Ptolémée III et Bérénice II Comme dans le cas de l’association avec Zeus, la dédicace à Hestia, Ptolémée III et Bérénice II (inscr. 23) semble aussi déployer les potentialités du système épiclétique pour convoquer des aspects spécifiques de la figure des souverains. Selon les restitutions, on a envisagé l’association des souverains comme synnaoi d’une autre divinité (Zeus ou Hestia) ou comme seuls destinataires de ce premier ensemble, honorés sous les épiclèses de Pantheoi et d’Eusebeis, en tout cas à proximité d’un temenos et d’un autel d’Hestia Pantheos291. 285 Comme Zeus, le roi est dans la conception grecque de la basileia l’instaurateur et le protecteur du nomos : HEINEN (1978), p. 185. Cf. OGIS I 56, l. 13 (238, Canope) : (…) τὴν εὐνοµίαν παρέχουσιν (concernant Ptolémée III). Voir aussi UGGETTI (2020), p. 82-83. On peut comparer l’association de notre inscription avec une autre inscription de Mytilène, d’époque impériale, attestant un culte voué à Zeus Olympios Auguste (IG XII, suppl. 42 : Διὶ Ὀλυµπίῳ | Αὐτοκράτορι Καίσαρι Θε|ῶι υἱῶι Θεῶι Σ̣εβάστωι | Εὐεργέται καὶ Σώτηρι καὶ | Κτίσται). L’inscription témoigne, certes à un degré rhétorique plus élevé, de l’expression de la puissance du souverain au travers de son association avec Zeus dans sa fonction de roi de l’Olympe : FRIJA (2010), p. 47-49. 286 HÖFER (1909-1918), col. 1629. 287 P.Hal. I, l. 214-218 (Apollinopolis ; 259), avec FRASER (1972), I, p. 194. 288 MINAS-NERPEL (2000), p. 168-169 ; CANEVA (2016b), p. 184, et appendix I et II. 289 P.Enteux. 26, l. 4-6 (Krokodilopolis ; 221) ; P.Ryl. IV 585, l. 25-27 et l. 40 (Égypte ; 199-175). 290 Sur le rôle des prises d’initiatives individuelles dans le culte royal, voir JIM (2017) ; LORENZON (2020). 291 Voir supra, p. 40-41, à propos des diverses restitutions. Cf. DECHEVEZ (à paraître). 57 [Ὑπὲρ βα]σιλέως Πτολεµ̣αίου | [καὶ βασιλί]σσης Ἀρσινόη[ς] | [τὸ τέ]µ̣ε̣νος καὶ τὸν βωµὸν | [Διὸς ?] Πανθέο̣υ̣ κ̣α̣ὶ̣ Εὐσεβῶν 5| [Θεῶν βα]σιλέως Πτο[λε]µαίου | [καὶ βα]σ̣ιλίσσης [Βερε]νίκης | [Θεῶν Ε]ὐεργετῶν · τὸ τέµενος | [καὶ τὸν β]ωµὸν Ἡστίας Πανθέου | [- - ca 12 - -]ης Ἀριστόµ<ε>νους 10 | [- - ca 9-10 - - κατ’]εὐχὰ[ς ἀνέθηκε ?- - -]. Avant de s’intéresser aux implications de cette association divine sur le profil divin des Theoi Euergetai, il semble intéressant de relever certains phénomènes linguistiques attestés dans les parties encore lisibles du texte. Sur le plan orthographique, la graphie du nom d’Hestia (l. 8) avec un èta et non un epsilon aspiré mérite d’être signalée. Elle semble résulter d’une confusion phonologie attestée en Égypte à plusieurs reprises, le plus souvent dans les sources papyrologiques 292 , mais également dans certaines inscriptions 293 , autant de documents vraisemblablement produits en milieu indigène294. Le patronyme du dédicant, dont le nom est perdu, a peut-être connu un tel phénomène phonétique. En effet, il semble que le lapicide ait omis de graver l’epsilon de la pénultième syllabe dans le patronyme Ἀριστόµ<ε>νους. Bien que les éditions aient divergé sur la graphie à adopter pour ce nom propre, la restitution d’un epsilon tronqué semble être la piste la plus plausible295. Si en effet le nom d’Ἀριστόµνης ne semble pas particulièrement attesté, celui d’Ἀριστοµένης est bien représenté en Égypte ptolémaïque dès le III e siècle296. De même, on remarque, dans certains noms propres égyptiens transcrits en grec, l’instabilité des voyelles subissant l’influence de l’accent original du mot297. L’accent égyptien du patronyme tombait vraisemblablement sur l’avant-dernière syllabe du nom (Arystmn), qui était vocalisée ponctuellement par un waw dans les attestations démotiques et correspond au omicron de la forme grecque du nom. L’influence d’un tel accent pourrait expliquer que l’epsilon interne non accentué ait chuté par syncope298. 292 TEODORSSON (1977), p. 109-112, a recensé 147 occurrences de confusion entre les èta et les epsilon. D’une manière générale, l’hésitation entre graphies longues et brèves est récurrente en Égypte ptolémaïque : CLARYSSE (1993), p. 197. 293 Voir une inscription de Taposiris Parva (OGIS I 97 ; 193/192-181/0), témoignant d’une probable confusion entre κωµηγέται inscrit pour κωµεγέται. 294 Cette remarque converge avec les analyses de CLARYSSE (1993), p. 197, qui en conclut, pour la plupart des documents papyrologiques manifestant ce type de particularité, l’influence du milieu indigène des dédicants. La même hypothèse a été émise par S. Caneva au sujet de l’inscription de Taposiris Parva mentionnée supra, n. 293 (OGIS I 97), dont une partie des donateurs pourrait être d’origine égyptienne : CANEVA (2016c), p. 51-52. 295 STRACK (1903), p. 546-547 n° 24 et I.Musée d’Alexandrie 25, éditent tout deux Ἀριστόµνους. É. Bernand, dans l’I.Alex.Ptol. 25 et, récemment, le CPI 24 lisent pour leur part l’anthroponyme Ἀριστοφάνης. Cependant, l’examen de la photographie de la pierre montre davantage un Μ qu’un Α et n’a pas livré de traces de la présence d’un Φ. 296 Trismegistos dénombre 21 attestations grecques du prénom localisées en Égypte et concentrées vers le début du IIe s. av. J.-C. (TM People 2277). 297 Un phénomène vocalique similaire expliquerait également la perte de l’iota interne dans la forme Ἴσ<ι>δος de l’inscr. 7 étudiée supra, p. 42. 298 Le nom, qui est particulièrement bien attesté dans les régions de Thèbes et de Memphis (cf. I.Memnonion 388 ; SB XX 14976 ; SEG 48.2028), est également connu sous plusieurs formes démotiques : Arstmns (P.Dem.Memphis 2 ; fin du IIIe s.) ; Arystmn (deux ostraca : TM 81243, TM 81246 ; IIe-Ier s.) ; Arystwmns (P.Cairo II 30660 ; fin du 58 Sur le plan syntaxique, la dédicace présente également une certaine unicité. En effet, elle ne mentionne pas les divinités dédicataires des espaces cultuels au datif mais emploie le génitif299. Cette séquence inhabituelle pourrait s’expliquer par une légère hésitation, dans les pratiques dédicatoires, entre l’emploi du génitif et du datif grec300, phénomène repéré en milieu indigène dans divers documents, montrant que cette confusion n’est pas limitée à la seule Égypte301. Ces différents faits linguistiques et syntaxiques pourraient en fin de compte plaider en faveur de l’origine égyptienne du dédicant. Pour en revenir à la configuration cultuelle établie par le dédicant, ce dernier procède à l’association de la déesse et du couple des Theoi Euergetai par l’invocation de deux instances d’une puissance divine sous l’épiclèse Pantheos. Le voisinage de leurs lieux de culte respectifs en est d’autant plus plausible. Il serait à première vue tentant d’interpréter l’épiclèse Pantheos en relation avec un sanctuaire dédié à tous les dieux. Une telle interprétation soulève l’épineuse question de l’existence dans l’Alexandrie ptolémaïque d’un Panthéon, qui n’est attesté avec certitude qu’à partir IIe siècle après J.-C.302. On évoquera toutefois l’intéressante découverte, en 1962 à Alexandrie, d’un autel de marbre blanc (105 cm de diamètre ; 74 cm en hauteur), daté de la fin du III e siècle av. J.-C., portant des traces d’un relief figurant originellement une assemblée de divinités303. Il n’est pas impossible que cet ensemble, s’inscrivant dans la tradition des autels des Douze dieux (Dōdekatheon) attestés en divers lieux du monde grec304, ait trouvé sa place au sein d’un sanctuaire dédié au culte de cet ensemble de divinités, situé e s.). Selon les règles d’accentuations égyptiennes, qui doivent évidemment être prises en compte avec beaucoup de prudence, le prénom Arystmn porterait l’accent sur la pénultième syllabe, c’est-à-dire sur la voyelle prononcée entre le /t/ et le /m/. Pour l’accentuation des mots égyptiens, voir LOPRIENO (1995), p. 36-39. 299 Sur la syntaxe des dédicaces, voir GUARDUCCI (1987), p. 254-255 ; CANEVA (2020b), p. 25-27. 300 La confusion en contexte égyptien pourrait résulter de l’ambiguïté d’une même préposition (ny) à laquelle l’égyptien a recours pour traduire à la fois le génitif et le datif en langue grecque. Voir par exemple des cas dans les décrets bilingues de Canope et Memphis étudiés par DAUMAS (1952), p. 48-49. Ce phénomène se remarque également dans la syntaxe des plaques de fondation bilingues d’Alexandrie, où le grec recourt au datif pour marquer le destinataire, alors que l’égyptien recourt à un syntagme introduit par la préposition n(y) et le substantif. 301 Cette hésitation dans l’emploi des cas en contexte multiculturel, voire bilingue, a notamment fait l’objet de remarques concernant plusieurs documents. Mentionnons la dédicace gréco-phénicienne CIS I 95 (début du IIIe s.), signalée par BONNET (2004), p. 135, où le lapicide a gravé dans une dédicace grecque le nom de la déesse au datif mais celui du roi Ptolémée, pourtant co-destinataire de l’inscription, au génitif. À ce titre, BONNET (2004), p. 135, avance également l’hypothèse qu’il s’agirait d’un lapicide d’origine phénicienne. Voir aussi AMADASI GUZZO (2015), qui interprète ce génitif comme une marque de différence de statut entre les destinataires (p. 37) ; BIANCO – BONNET (2016), p. 165-166 ; BONNET – BIANCO (2018), p. 44-45, postulant un hyper devant le nom de Ptolémée, hypothèse qui paraît peu convaincante. 302 Chron. Pasch. 653a : Τούτοις τοῖς χρόνοις ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τὸ Σεβηριανὸν ἐκτίσθη γυµνάσιον καὶ τὸ ἐκεῖσε ἱερὸν µέγα τὸ καλούµενον Πάνθεον (année 205 apr. J.-C.). Sur la question d’un Panthéon à l’époque ptolémaïque et les différentes hypothèses qui ont été établies, voir FRASER (1972), II, p. 1023 n. 105. 303 Voir annexe C, fig. 3, pour une reproduction. Sur l’autel, voir GHISELLINI (1999). L’autel, maintenant conservé au Musée gréco-romain d’Alexandrie (inv. 27064), a été découvert dans le quartier de Mazarita : GHISELLINI (1999), p. 14 et p. 20. Voir aussi SAVVOPOULOS – BIANCHI (2012), p. 88, pour un groupe de trois statues, représentant probablement des dieux ou des héros, provenant peut-être du même espace cultuel que cet autel. 304 Sur le culte des Douze dieux dans les cités, voir GEORGOUDI (1998) ; PIRENNE-DELFORGE (2020), p. 109-113. III 59 dans les quartiers royaux (Basileia) de la cité305 . Après l’examen approfondi de l’objet, E. Ghisellini a identifié les traces de onze représentations de dieux, dont seuls Zeus, Héra, Hermès, Poséidon et Hestia sont clairement identifiables306. Si la datation sous le règne de Ptolémée IV Philopatōr proposée par E. Ghisellini s’avère exacte, la dédicace de l’inscription à Hestia se révèlerait contemporaine de l’érection de l’autel d’Alexandrie307. À la lumière de ces éléments, l’épiclèse Pantheos dans la présente inscription pourrait dès lors s’interpréter, avec la prudence requise, comme une référence, non pas à un Panthéon stricto sensu, mais plutôt à un espace sacré dédié aux Douze dieux, qui aurait accueilli l’autel de Mazarita et qui se trouverait dans les quartiers royaux de la cité. On constate de surcroit que l’insertion de la figure du roi dans une assemblée divine comme celle du Dōdekatheon n’est pas sans parallèle dans le culte des souverains308. D’ailleurs, des groupes similaires, composés d’autels et de statues d’ancêtres de la dynastie ptolémaïque et de divinités, dont l’identité est variable, sont connus en Égypte par des sources archéologiques et littéraires309. L’hypothèse d’un lieu de culte dédié à un ensemble de dieux dans la cité d’Alexandrie ne constitue toutefois pas la seule manière de comprendre le sens de l’épiclèse Pantheos dans l’inscription. En effet, cette épiclèse appartient à un groupe de dénominations divines qui servent à exalter un pouvoir divin310. Selon cette piste interprétative, l’inscription enregistrerait la dédicace de deux espaces cultuels conjoints. L’un serait probablement dédié à Zeus en tant que figure souveraine et donc prééminente parmi les divinités et associé au couple royal. L’autre serait dévolu à Hestia, agissant dans son rôle de protectrice du foyer civique, selon une 305 La disposition interne de ce sanctuaire et l’organisation des statues par rapport à l’autel nous échappent. Toutefois, le caractère monumental du groupe architectural ainsi qu’un vestige de chapiteau d’ordre dorique provenant du même site supposeraient que l’autel ait été érigé dans un édifice de type stoa, en tout cas dans un bâtiment bâti bénéficiant d’un certain prestige, comme en atteste la qualité d’exécution de ces ouvrages. 306 Les critères iconographiques de l’identification d’Hestia sont la présence de l’himation, la position assise sur un siège en forme d’autel circulaire ainsi que la comparaison avec les traits iconographiques d’Hestia sur l’autel des Douze dieux d’Ostie (GHISELLINI [1999], p. 59, fig. 59) et sur une statuette de la déesse conservée au Musée de Trévise (GHISELLINI [1999], p. 58, fig. 58). 307 GHISELLINI (1999), p. 122. Comme l’explique PIRENNE-DELFORGE (2020), p. 111-112, par rapport au sanctuaire de l’Hellènion de Naukratis (HDT., II, 178), l’établissement d’un lieu de culte à un groupe comme celui des Douze dieux pointait vers une « affirmation d’hellénisme, soit au sein même du monde grec, soit face à ce qui n’est pas grec ». De la sorte, la dédicace de l’autel alexandrin sous Philopatōr trouverait un écho dans la politique religieuse du roi, désirant célébrer l’héritage hellénique, notamment par l’érection des temples dédiés à des divinités grecques, peut-être en réaction aux rébellions égyptiennes naissantes. 308 Voir à ce propos la procession des images des Douze dieux (εἴδωλα τῶν δώδεκα θεῶν) et de Philippe II à Aigai, le jour de son assassinat (DIOD. SIC., XVI, 92, 5) ; le groupe statuaire du Tychaion d’Alexandrie organisé autour d’Alexandre (LIB., XVIII, 25, 1-8) ; l’ajout d’Alexandre au culte des Douze dieux d’Athènes (AEL., VH, V, 12). Ces attestations apparaissent dans des sources littéraires postérieures, mais on connaît d’autres cas attestés par les sources documentaires hellénistiques. L’association entre le culte royal et celui de l’ensemble des dieux de la cité est notamment attestée dans la Pergame d’Attale III (139-133), où on connaît un stephanophoros des Douze dieux et du Theos Basileus Eumène (OGIS I 332, l. 27-28). Cf. CANEVA (2020f), p. 152. 309 PALAGIA (2020), p. 69-70, pour la mise au jour dans le Delta d’un groupe de dix statuettes acrolithes avec leurs autels. Selon une hypothèse de P.M. Fraser, certes spéculative, il se pourrait que les figures d’Alexandre et de Ptolémée aient été ajoutées dans une section vide de l’autel de Mazarita : FRASER (1972), II, p. 355 n. 159. 310 SAVVOPOULOS (2020), p. 86 ; BENEDETTI (2021), p. 248-249. 60 tradition bien attestée dans les cultes des cités grecques311. Il est intéressant d’observer que l’évocation du binôme formé par Zeus et Hestia en relation avec les honneurs conférés aux souverains n’est pas sans parallèle dans la documentation hellénistique312. De plus, dans le cadre multiculturel d’Alexandrie, et en lien avec la possible origine du donateur évoquée cidessus, il faut rappeler qu’en Égypte, Hestia, dont le culte est relativement peu attesté, est rapprochée par interpretatio de la déesse égyptienne Isis313. Or, l’épiclèse Pantheos est connue dans les dénominations isiaques employées pour évoquer la toute-puissance d’une divinité aux multiples prérogatives et aux nombreuses images314. La rencontre qui se réalise dans l’Égypte lagide entre Hestia et Isis pourrait dès lors justifier davantage l’utilisation de l’épiclèse Pantheos dans notre dédicace. Le culte alexandrin rendu à Zeus reste, quant à lui, assez obscur. Néanmoins, le champ d’intervention que dessine l’inscription par ces dénominations, en relation avec les Theoi Euergetai, s’accorde bien avec la sphère d’action d’Hestia, à savoir la stabilité et la protection du foyer, dans un contexte tant privé et public. En effet, l’évocation de ce binôme, dont la commune puissance est soulignée par le partage de l’épiclèse Pantheos, semble participer à la fois de la préservation de la maison royale, dont la préposition hyper évoque la continuité dynastique315, ainsi que de la sauvegarde de la cité d’Alexandrie et du royaume. La dédicace met d’ailleurs en exergue, par l’attribution aux souverains de l’épiclèse cultuelle Eusebēs, une qualité que doivent manifester les souverains hellénistiques, la piété (eusebeia). Si l’adjectif Eusebēs apparaît dans les formules protocolaires de plusieurs autres souverains hellénistiques, il reste absent des titres officiels lagides 316 . Dans le monde ptolémaïque, son utilisation se limite à qualifier les souverains, hors de tout contexte cultuel, 311 PAUL (2013), p. 277-281. Le rôle limité des institutions civiques en Égypte explique, peut-être au moins en partie, la rareté d’attestations du culte d’Hestia dans la documentation ptolémaïque. Sur Hestia en Égypte, I.Alex.Ptol. p. 69-70 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 86. 312 SEG 54.1569 (Tadjikistan ; 200-195), concernant un autel d’Hestia dans le bois de Zeus en faveur des souverains ; OGIS I 332 (Pergame ; 138-133), concernant les honneurs conférés à Attale III, spécifiquement des sacrifices dédiés aux souverains sur les autels de Zeus Boulaios et Hestia Boulaia, qui selon toute vraisemblance devaient également être destinataires des offrandes aux côtés du roi : CANEVA (2020f), p. 155 n. 41. 313 SAVVOPOULOS (2018), p. 125. L’hymne de Narmouthis (I.Métriques 175, l. 21-22) cite Hestia comme un des noms d’Isis. 314 BRICAULT (2013). Cf. BENEDETTI (2021). Pour les épiclèses cumulatives attribuées aux divinités du cercle isiaque, cf. BELAYCHE (2005), p. 145-146, et les occurrences de l’épiclèse Pantheos rassemblées par BRICAULT – DIONYSOPOULOU (2016), p. 79, p. 113 et p. 122. 315 Cf. SEG 54.1569 (Tadjikistan ; 200-195), associant les figures de Zeus et d’Hestia afin d’assurer le salut des souverains de Bactriane, Euthydème et Démétrios. Voir le récent commentaire de WALLACE (2016), p. 211-214. Sur le plan formulaire, l’inscription est poétique (l. 4-6 : ὄφρα … σώιζῃς) et recourt à une expression équivalente à ὑπὲρ σωτηρίας en prose : BERNARD et al. (2004), p. 335. 316 Nous opérons une distinction entre « titre officiel », appellation standardisée relative au protocole royal et « épithète », une dénomination accompagnant le nom du souverain, pouvant être utilisée en contexte cultuel (épiclèse) ou non. Voir MUCCIOLI (2013), p. 19-25 ; CANEVA (2020d), p. 133. 61 dans les décrets honorifiques, précisément à partir de Ptolémée III317. La dédicace constituerait au demeurant pour le royaume lagide la seule mention de l’utilisation d’Eusebēs comme épiclèse, exemple d’autant plus particulier que les emplois d’Eusebēs comme épithète cultuelle hors du monde lagide se comptent en nombre très restreint318. Dans la conception hellénistique de la basileia, l’eusebeia constitue le pendant de l’euergesia manifestée par le souverain : au sein des relations bidirectionnelles unissant les sphères humaine et supra-humaine, l’une concerne le rapport du roi aux dieux et l’autre, le rapport du roi à son peuple319. Ce lien qui existe entre l’eusebeia et l’euergesia trouve d’ailleurs un parallèle frappant en égyptien, qui exprime les notions d’eusebēs et d’euergetēs par un seul et même adjectif, mnx(-ib), litt. « bienfaisant/puissant (de cœur) ». Le même adjectif est utilisé pour traduire le titre officiel Theoi Euergetai en égyptien : NTr.wi–Mnx.wi « les Dieux Bienfaisants »320. Les deux qualités attribuées par le donateur aux souverains, l’une non-formulaire (eusebeis) et l’autre formulaire (euergetai), sont conceptuellement très proches, à tel point que la langue égyptienne ne semble pas distinguer les deux. Peut-être est-ce cette unité conceptuelle et linguistique qui a conduit le dédicant à invoquer de la sorte les Theoi Euergetai, d’autant plus si son origine égyptienne est bien avérée. En somme, par la mise en relation du caractère pieux et bienfaiteur du couple royal, l’inscription vient renforcer le profil divin des Theoi Euergetai déjà circonscrit de leur vivant. En effet, par diverses actions, dont nous nous limiterons pour l’instant à mentionner la mise en place d’un vaste programme architectural et d’une réforme calendaire, les souverains justifiaient pleinement leur statut d’Euergetai en manifestant à la fois leur évergétisme envers la cité et leur eusebeia envers la divinité321. 317 I.Prose 12, l. 2 (217) : εὐσεβοῦ[ς τὰ πρὸς θεούς]. Cf. OGIS I 90, l. 1-2. Il n’existe à notre connaissance que les cas suivants : une prêtrise de la reine attalide Apollinis, mentionnée dans une section, assez lacunaire, d’un décret en l’honneur d’un gymnasiarque de Pergame (SEG 50.1217, l. 3-4 ; 138-133) et dans un décret émanant de la cité de Téos (OGIS I 309 ; 175-168). À Téos, Apollonis est dite Θεὰ Ἀπολλωνὶς Εὐσεβής (l. 5) et Θεὰ Ἀπολλωνὶς Εὐσεβής Ἀποβατηρία (l. 14). Cette dénomination fournit un éclatant parallèle avec la dénomination royale dans l’inscription étudiée, autant par la présence du substantif Θεός que par l’utilisation de l’épiclèse Εὐσεβής. Selon une restitution de BALLESTEROS PASTOR (2014), l’épithète Eusebēs pourrait aussi avoir qualifié en contexte cultuel Mithridate VI Eupatōr dans une dédicace faite au souverain (I.Délos 1560 ; 115/14). Cette première désignation d’Eusebēs aurait par la suite été remplacée dans la titulature du roi du Pont par le surnom de Dionysos. L’épithète est aussi attestée au IIe siècle dans la titulature des dynastes de Cappadoce et des souverains de la Commagène, mais ces dénominations constituent une phase de création d’épithètes royales plus tardive : DE CALLATAŸ – LORBER (2011), p. 453 ; MUCCIOLI (2013), p. 313-316. Pour l’utilisation d’εὐσεβής dans la titulature des empereurs romains, cf. VAN ’T DACK (1993). 319 Pour le lien entre ces deux qualités, voir LIV., XLI, 20, 5, en parlant d’Antiochos IV, avec BRINGMANN (1993), p. 12-13. À propos de la place et du rôle de l’eusebeia dans la conception de la royauté, cf. PRICE (1984b), p. 8889 ; BRUIT ZAIDMAN (2001) ; IOSSIF (2018), p. 272-273. Sur l’association spécifique entre eusebeia et euergesia, voir MUCCIOLI (2013), p. 309-310 ; PFEIFFER (2016), p. 13-14, spécifiquement en contexte égyptien. 320 NESPOULOUS-PHALIPPOU (2015), p. 38. 321 À propos du programme politique et religieux mené sous les Theoi Euergetai, voir BINGEN (2007), p. 31-43 ; HAUBEN (2011), p. 369 ; CANEVA – BRICAULT (2019). 318 62 2.2. Le cas particulier des théonymes doubles L’invocation d’une puissance divine passe obligatoirement par la reconnaissance et l’identification du dieu susceptible de répondre à la demande des hommes322. Loin de perdre sa flexibilité à l’époque hellénistique, le système de dénomination des dieux devient un instrument capable de faire interagir sur le plan rituel les souverains hellénistiques avec la sphère supra-humaine323. Ces dénominations peuvent épouser deux configurations : l’ajout d’épiclèses au nom du souverain ou la juxtaposition de son nom avec celui d’un autre dieu324. Ces modalités de désignation du souverain ne sont en rien éloignées de celles des puissances traditionnelles, susceptibles de mobiliser les deux possibilités mentionnées325. Comme les deux exemples alexandrins vont le montrer, le choix de la dénomination participe de la définition du profil du souverain comme nouvelle divinité et de la détermination de son champ d’action, en mobilisant une association divine qui corresponde à la démarche entreprise par le dédicant. 2.2.1. Isis Arsinoé Philadelphos L’utilisation de théonymes doubles mentionnant le nom d’une souveraine à la suite de celui d’une déesse est un procédé de dénomination fréquent dans d’autres monarchies hellénistiques326. Pourtant, cette séquence est l’ordre le moins attesté dans la documentation concernant Arsinoé II. À notre connaissance, trois documents mentionnent la souveraine de la sorte327. L’un d’eux (inscr. 17), une dédicace de Canope, pourrait avoir mentionné, comme premier élément du nom de la divinité, le théonyme d’Isis, ainsi que l’avait proposé M. Strack dans son édition de 1897328 : 322 Sur la question de la dénomination des dieux dans le champ du polythéisme grec, on renverra aux travaux de BRULE (1998) ; BELAYCHE et al. (2005) ; VERSNEL (2011) ; PARKER (2017) ; PIRENNE-DELFROGE (2020). Voir le status quaestionis dressé par BONNET et al. (2018). 323 Une étude globale sur les dénominations spécifiques des souverains lagides dans le sillage de celle de MUCCIOLI (2013) pour les souverains hellénistiques et de FRIJA (2010) pour le culte impérial reste encore à faire. S’il ne sera question que de dénominations relatives au culte d’Arsinoé Philadelphos, les procédés de dénomination sont par contre toujours productifs sous le règne des autres souverains. Cependant, ces attestations se situant hors de la cité d’Alexandrie ou de ses environs proches, leur analyse dépasserait le cadre de notre étude. 324 L’usage d’une épiclèse avec le nom d’un souverain est bien attesté dans des textes poétiques (POS., 116, v. 6 : Ἀρσινόη Κύπρις) mais également dans d’autres contextes, par exemple le nom des rues alexandrines (P.Tebt. III 879, l. 5 : ἀ̣γ[̣ υιᾶς Ἀρσινόης] Καρποφόρου). Le P.Petr. I2, 1, col. II, mentionne pour sa part le second cas, celui de la juxtaposition d’un anthroponyme et d’un théonyme (l. 43 : Ἀφροδίτη Ἀρσινόη). Le cas des oinochoai alexandrines figure également dans cette seconde catégorie, ainsi qu’une base de marbre provenant de Chytroi mentionnant une Ἀρσινόηι Φιλαδέλφωι Ναιάδι (PHRC 009 ; 270-240). Cf. CANEVA (2015), p. 102-103. 325 L’étude des théonymes doubles et de ses potentialités dans le polythéisme doit beaucoup aux études de PARKER (2005) et de PIRENNE-DELFORGE – PIRONTI (2013). Pour évoquer un cas d’école, Pausanias (III, 13, 9) mentionne le culte spartiate rendu à une Aphrodite Héra, entité au sein de laquelle collaborent deux puissances dans un même champ d’action, à savoir le contexte matrimonial : PIRENNE-DELFORGE (1994), p. 197-198. 326 Cf. le cas de la « reine Aphrodite Laodice » (I.Iasos 4, col. II, l. 68), avec CANEVA – LORENZON (à paraître). 327 Un papyrus du Fayoum daté de 238/7 (P.Petr. I2, 1, col. II, l. 43 : ἱ[ερὸν] µητ̣ρ̣[ὸς θ]εῶν Βερε̣νίκης καὶ Ἀφροδίτης Ἀρσινόης) ainsi qu’une dédicace discutée infra, dédiée à Aphrodite Akraia Arsinoé (inscr. 29). Cf. CANEVA (2015), p. 104. Pour la juxtaposition de noms humains et divins, voir PARKER (2017), p. 201-204. 328 La pierre, brisée sur son côté gauche, a fait l’objet de plusieurs restitutions pour combler la lacune estimée entre 5 et 6 lettres, comme le suggère l’édition du CPI (p. 186). STRACK (1894) proposa dans un premier temps de 63 [Ἴσιδι Ἀ]ρ̣σινόηι | [Φιλαδέ]λφωι Θέ|[ων ὑπὲ]ρ̣ αὑτοῦ καὶ | [τῆς γυ]ναικὸς καὶ 5| [τῶν π]αιδίων. Ce témoignage lacunaire, d’interprétation délicate, connaît peu de parallèles dans la documentation grecque des dénominations d’Arsinoé II, si ce n’est les oinochoai qui, quand elles incluent Isis, la nomment systématiquement à la suite du nom d’Arsinoé et non en première position de la séquence 329 . En revanche, si l’on convoque la documentation égyptienne, des parallèles plus probants apparaissent. En effet, le théonyme double, où la primauté dans la séquence est accordée à Isis, est attesté sur des stèles contemporaines de la dédicace : une inscription hiéroglyphique sur un naos provenant de Saïs mentionne deux occurrences d’une dénomination qui correspondrait au grec « Isis Arsinoé Philadelphos »330, de même qu’un autre document égyptien provenant des carrières de Maâsara, près de Memphis331. Ce mode de désignation dans les sources égyptiennes doit se comprendre dans le sillage des représentations de la reine véhiculées par les sources iconographiques de tradition pharaonique figurant Arsinoé sous les traits d’Isis. Dans une perspective égyptienne, le transfert du nom et des attributs d’Isis permet en effet de légitimer la place d’Arsinoé au sein du panthéon332. Si la restitution est correcte, ce mode de désignation reflète probablement une réalité cultuelle, car Arsinoé et Isis étaient associées à divers degrés dans le culte. Certains documents grecs mentionnent des honneurs cultuels voués conjointement aux deux divinités 333 . Le rapprochement de leur culte fut certainement facilité par certaines caractéristiques communes dans les honneurs qui leur étaient rendus334. De plus, à la suite du décès de la souveraine, restituer Θεᾶι. Cependant le substantif, trop court pour combler la lacune, n’est aucunement attesté en tête de dénomination. Il l’est seulement dans la formule Ἀρσινόη Θεὰ Φιλάδελφος, qu’on retrouve très rarement et uniquement en Égypte : CANEVA (2014c), p. 95. A. Bernand (I.Delta p. 233-234, n° 3) proposa de restituer un βασιλίσσαι, mais la leçon semble cette fois trop longue pour combler l’espace manquant et ne concorde pas non plus avec les manières de désigner Arsinoé II : la reine n’est appelée basilissa que de son vivant et ne prend l’épiclèse Philadelphos qu’après son décès en 270. La lecture d’Ἴσιδι, proposée par STRACK (1897) et suivie par Dittenberger (OGIS I 31), semble en fin de compte être la plus plausible. Enfin, tant sur le plan paléographique que sur celui de l’utilisation de Philadelphos, la dédicace semble être datée après la mort d’Arsinoé. 329 Ex. : [Ἀγ]αθῆς Τύχης | [Ἀ]ρσινόης | Φιλαδέλφου | Ἴ̣σιος (inscr. 36). 330 Musée du Louvre, stèle n° C 123, col. 10 C (Saïs ; 266/265) : « Souverain, notre maitre, fais apparaître la statue de la reine, héritière du Double-Pays, Isis Arsinoé (As.t Arsny), la déesse [qui aime] son frère (…). » (Trad. Chr. Thiers). Cf. THIERS (1999) ; BRICAULT (2013), p. 86-87. 331 N(i)-sw.t-bity (As.t irsnA)|. Cf. QUAEGEBEUR (1969), p. 212 n° 20 et p. 202. La stèle de Maâsara, maintenant perdue, n’est connue que par des commentaires succincts de HOWARD-VYSE – PERRING (1842). 332 NILSSON (2012), p. 119-120. Voir par exemple une statue en granite rouge représentant une Arsinoé-Isis datée des années 270, conservée au Museo Gregoriano Egizio du Vatican (inv. 22682). Cf. BRICAULT (2013), p. 88. Dans la tradition pharaonique, la souveraine est dite « image d’Isis », c’est-à-dire sa représentante sur terre, statut auquel participe son iconographie si proche de celle de la déesse qu’il est dans certains cas difficile de différencier l’une de l’autre. Voir, sur ces questions, PLANTZOS (2011). 333 PSI V 539, l. 3 (Philadelphie ; 250-200) : [- - - ἐπιτελ]ῶ τὰς θυσίας τῆι Ἴσι καὶ Ἀρσινόηι Φιλαδέλφωι ὑπὲρ τοῦ βασι̣[λέως - - -]. 334 L’aspect sacrificiel du culte voué à Arsinoé aurait peut-être été modelé à partir du culte d’Aphrodite, mais il est aussi probable que les normes sacrificielles du culte d’Isis aient inspiré celui d’Arsinoé, cette dernière partageant avec Isis les sacrifices d’oiseaux ainsi que l’offrande de végétaux : CANEVA (2014c), p. 101-102. 64 nombre de temples égyptiens instaurèrent en leur sein le culte d’Arsinoé Philadelphos335. Le mode d’expression de cette dédicace, influencée par la proximité du culte d’Isis et d’Arsinoé autant sur le plan de la dénomination que de l’iconographie, semble en définitive mobiliser des codes culturels ancrés dans les traditions égyptiennes 336. S’il serait tentant, au vu de la proximité cultuelle des deux déesses, d’identifier le destinataire de cette inscription avec une seule entité formant un théonyme double, on ne peut en définitive pas exclure l’hypothèse qu’il s’agisse de deux destinataires cultuels distincts, juxtaposés par asyndète337. Le facteur local aura sans doute motivé, dans le rapprochement des deux déesses, la place prioritaire du nom d’Isis dans la séquence, en regard d’un possible modèle égyptien discuté plus haut, sans toutefois renoncer à désigner la souveraine par son épiclèse exclusive de Philadelphos. En effet, Isis jouissait à Canope d’un culte fort développé338. Aussi, il n’est pas impossible que la dédicace de Theôn ait été déposée dans un des temples canopiques d’Isis, qui aurait accueilli, conformément aux prescriptions royales, le culte d’Arsinoé comme synnaos de la déesse égyptienne339. Canope semble en tout cas avoir fourni un lieu propice à l’interaction des deux puissances divines et, à plus large spectre, comme nous le verrons plus loin, un terrain fertile pour le développement du culte royal340. 2.2.2. Aphrodite Akraia Arsinoé Le second cas étudié (inscr. 29) où le nom d’Arsinoé est précédé de celui d’une divinité est une dédicace à Aphrodite Akraia Arsinoé 341 , découverte dans le quartier d’Hâdra à Alexandrie et datant probablement du règne de Ptolémée V342. Déjà analysée au cours du 335 Caire CG 22181 dite « Stèle de Mendès », l. 41-42. Voir THIERS (2007a), p. 190-191. Comme l’a remarqué M. Minas, un phénomène similaire au transfert de prérogatives par le partage d’épiclèses entre Aphrodite et Arsinoé semble se produire en milieu égyptien, cette fois entre Isis et Arsinoé. La stèle de Mendès (Caire CG 22181 ; Delta) attribue en effet à la reine des épiclèses attestées par la suite pour Isis dans les temples de Haute-Égypte, visant probablement à « strengthen the goddess’s role as a queen by assigning her an epithet of Arsinoe (…) rather than the other way around. » : MINAS-NERPEL (2019), p. 153. Pour les relations entre Isis et Arsinoé, cf. MINAS-NERPEL (2019), p. 151, p. 152-153 et p. 165. 337 Un parallèle est offert par RICIS 305/1702, une dédicace à « Sarapis, Isis (,) Arsinoé Philadelphos » (Halicarnasse ; 270-246), discutée par CANEVA – BRICAULT (2019), où un doute subsiste quant à l’identification de l’unité des destinataires (Isis-Arsinoé ou Isis et Arsinoé). Dans ce cas, la séparation entre Isis et Arsinoé Philadelphos semble toutefois à privilégier : MALAISE (2005), p. 10. 338 On dénombre de nombreux exemplaires d’associations iconographiques des deux déesses, particulièrement dans cette région. Voir par exemple une statue d’Arsinoé sous les traits d’Aphrodite-Isis retrouvée à Canope, chez GODDIO (2006), p. 106-108 n° 25, et les analyses de DUNAND (1973), p. 35-36. 339 On connait notamment un temple dédié à Isis et à Anubis (inscr. 13) sous Ptolémée II, qui aurait par la suite pu accueillir le culte de la souveraine divinisée. Des témoignages postérieurs de statues de reines érigées dans les sanctuaires isiaques de Canope (inscr. 57, une statue d’Arsinoé III ; inscr. 60, une statue de Cléopâtre III) attestent la proximité de la figure d’Isis, dans sa prérogative royale, et des reines lagides. 340 Le processus d’interaction entre Arsinoé, Aphrodite et Isis à un moment où cette dernière tend à récupérer d’Arsinoé-Aphrodite la prérogative liée à l’élément marin semble se construire d’ailleurs précisément dans la région alexandrine. À ce propos, voir MALAISE (1994), p. 364 ; BRICAULT (2020), p. 23-32. 341 Inscr. 29 : Ἀφροδίτηι | Ἀκραίαι Ἀρσινόηι | Φιλοκράτης | [καὶ Ἑ]λ̣λάγιον. 342 La datation se base sur des critères paléographiques. Les alpha à barre brisée indiquent une date postérieure à la fin du IIIe siècle, mais la présence de certains traits épigraphiques – les barres des sigma légèrement ouvertes, la 336 65 premier chapitre concernant son possible lien avec le culte du Cap Zéphyrion, l’inscription pose également le problème du mode de dénomination composite de la divinité à laquelle le dédicant s’adresse. La juxtaposition de ces théonymes vise à convoquer une puissance divine particulièrement spécialisée dans un champ d’action commun aux deux entités, les prérogatives maritime et matrimoniale 343 . La superposition des compétences d’Aphrodite-Arsinoé est d’ailleurs renforcée par l’adjonction au théonyme de l’épiclèse Akraia pour spécifier le domaine d’action convoqué par le dédicant344. Ainsi, la séquence onomastique mobilise les compétences d’Aphrodite telles qu’Arsinoé les traduit, d’autant plus qu’au II e siècle, les fonctions d’Arsinoé dans le domaine maritime et matrimonial sont bien définies. Sur le plan des implications de l’utilisation d’un théonyme double, le cas d’Aphrodite Akraia Arsinoé n’est dès lors pas si éloigné, en matière d’intersections des timai divines, d’autres cas bien connus dans les panthéons des cités grecques345. Il faut toutefois noter que la dédicace est d’environ septante ans postérieure à l’établissement du culte d’Arsinoé et qu’une variation dans le mode de dénomination de la souveraine n’est pas à exclure, surtout à partir du moment où, après la période initiale de la diffusion du culte d’Arsinoé à l’instigation de Ptolémée II, les modes de désignation montrent une plus grande liberté de la part des donateurs346. D’autre part, nous ne disposons d’aucun témoignage certain de pratiques cultuelles codifiées (prêtrise ou sacrifice), spécifiquement dédiées à la souveraine assimilée à Aphrodite, qui permettrait d’établir un parallèle avec la formule de la dédicace. On atteste tout au plus des associations occasionnelles. On évoquera toutefois une base de statue canopique représentant un Ptolémée, probablement Ptolémée II, érigée par un prêtre d’Arsinoé […] Aphrodite (inscr. 56). Une épiclèse pourrait être restituée forme ovale du phi et l’absence d’apices – invite à ne pas descendre trop bas la datation. Le règne de Ptolémée V (204-180) fournirait à ce titre un juste milieu. BRECCIA (1931) indique quant à lui une date entre les IIe et Ier siècles, sans mentionner de critère de datation. 343 Les études de PARKER (2005), p. 222-225 ; PIRENNE-DELFORGE – PIRONTI (2013) et WALLENSTEN (2014) ont bien montré que les théonymes doubles ne devaient pas être compris en terme de hiérarchisation d’une puissance par rapport à une autre, mais plutôt en terme de collaboration de l’une avec l’autre, résultant dans l’évocation d’une divinité spécialisée dans le domaine d’intervention convoqué par le dédicant. 344 À propos de la prérogative convoquée par l’utilisation de l’épiclèse Akraia, voir supra (p. 46). Le composé Aphrodite Akraia Arsinoé cumule de façon exemplaire les deux procédés de dénominations précédemment mentionnés : l’adjonction d’une épiclèse et la juxtaposition avec un nom divin. On renverra également aux inscriptions étudiées par WALLENSTEN (2014), attestant des associations complexes en contexte multiculturel, ainsi qu’à ses judicieuses remarques sur l’attitude des dédicants, qu’elle qualifie de « syncrétique ». 345 Voir, par exemple, le cas déjà mentionné d’Aphrodite Héra à Sparte (PAUS., III, 13, 9). Il faut toutefois souligner que la relation entre Aphrodite et Héra ne se pose pas exactement dans les mêmes termes que celle unissant Aphrodite et Arsinoé sur le plan de la « nature divine » des entités honorées. 346 L’hypothèse est corroborée par le témoignage de Strabon (STRAB., XVII, 1, 16) vers la fin du Ier siècle, qui utilise la dénomination « Arsinoé Aphrodite », explicitant toujours la nature de l’association divine du Cap Zéphyrion. On voit diachroniquement le glissement entre le mode de dénomination d’Arsinoé sous une épiclèse (cf. Posidippe), puis Aphrodite Arsinoé (inscr. 29) et enfin Arsinoé Aphrodite (STRAB., XVII, 1, 16). 66 dans la lacune du document. À ce titre, on suggérera, avec toute la prudence nécessaire, de restituer l’épithète Ἀκραίας, qui constituerait à plusieurs égards un bon candidat347. En somme, ces deux exemples de théonymes doubles attestent l’importance de l’environnement culturel dans les choix de dénomination opérés par les dédicants. En effet, les modalités d’association avec les deux divinités, Aphrodite et Isis, permettaient d’insérer la souveraine dans les paysages cultuels d’Alexandrie et de Canope, en conférant une coloration locale au culte qui était rendu à la reine dans ces régions348. Dès lors, les (re)configurations cultuelles auxquelles la figure de la déesse Arsinoé Philadelphos pouvait se prêter se situent au cœur d’un principe de négociation entre traditions grecques et égyptiennes. Elles entendent créer une puissance adaptée à l’ensemble de la population, tant sur le plan de l’iconographie que des pratiques cultuelles qui lui étaient dédiées349. C. Le souverain et les divinités du cercle isiaque 1. Sarapis et Isis à Alexandrie 1.1. Sarapis en réseau : de Memphis à Rhakôtis La question de l’émergence de la figure de Sarapis et de la création de son iconographie alexandrine fait l’objet d’une bibliographique pléthorique350. On se limitera dès lors à rappeler certains éléments de la genèse du dieu nécessaires au présent propos. Sarapis est à l’origine la réinterprétation d’une vieille divinité égyptienne bénéficiant d’un important culte à Memphis, le taureau Apis mort et honoré sous le nom d’Osor-Apis (ég. : Wsr-Hp). Sous l’influence des traditions transmises par les historiens de l’époque impériale, on a longtemps attribué la prétendue création du culte de Sarapis à l’initiative de l’un des premiers lagides, voire même d’Alexandre351. Cependant, le processus historique semble plutôt aller dans le sens inverse : 347 La lacune est estimée entre 5 et 7 lettres. Les restitutions des précédents éditeurs (Ἀρσινόης Νέας ou Ἀρσινόης Θεᾶς Νέας) ne semblent pas satisfaisantes car elles ne correspondent pas aux dénominations d’Arsinoé II. L’épiclèse Ἀκραίας respecterait d’une part la longueur de la lacune, tout en recourant à une dénomination très proche de celle de l’inscr. 29, convergeant avec le schéma proposé supra, n. 346. Cette base de statue fournirait ainsi un argument attestant l’existence d’une prêtrise d’Arsinoé sous cette épiclèse. Sur l’identité du Ptolémée représenté sur cette base de statue, voir l’édition du CPI, p. 93. 348 Voir les conclusions similaires de FRIJA (2010). Les deux cas étudiés dans ce contexte sont comparables à l’insertion du culte de la reine séleucide Laodice à Iasos à travers une association explicite avec Aphrodite. Toutefois, on connait à Iasos des pratiques cultuelles pérennes vouées à la « reine Aphrodite Laodice », notamment une prêtrise dédiée à son culte et des sacrifices, codifiées par un décret (I.Iasos 4, col. II, l. 74-76 : καὶ ἅµα µετὰ τὴν σύν]|ερξιν θυέτωσαν βασιλίσσ̣[ηι Ἀφροδίτηι Λαοδίκηι κατὰ δύ]|ναµιν ἕκαστοι ὃ ἂν π[ροαιρῶνται). Cf. CANEVA – LORENZON (en préparation). Or, on a vu que l’association d’Arsinoé et d’Aphrodite n’était en rien fixée par un décret ou une norme de ce type, mais a plutôt recours à des procédés discursifs. 349 À propos du caractère multiculturel de la création du culte d’Arsinoé, voir MINAS-NERPEL (2019). 350 On épinglera les travaux de BORGEAUD – VOLOKHINE (2000) ; PFEIFFER (2008b) ; LEGRAS (2014a) ; FASSA (2015) ; CANEVA (2018a). 351 LEGRAS (2014a), p. 102, évoque une initiative directe d’Alexandre et PFEIFFER (2008b), p. 388, celle de Ptolémée Ier. Voir les remarques de CANEVA (2018a), p. 97 n. 44. Sur les traditions relatives à l’introduction de la statue cultuelle attribuée au sculpteur athénien Bryaxis à Alexandrie, voir BELAYCHE (2011), p. 227-250. 67 l’apport de Ptolémée Ier relève davantage d’une stratégie visant à soutenir la diffusion d’un culte né des interactions culturelles entre Grecs et Égyptiens, érigeant par ce biais Alexandrie au rang de nouveau centre religieux et culturel de l’Égypte352. À Alexandrie, les sources épigraphiques attestent l’apparition du culte de Sarapis dès la fin du règne de Ptolémée Ier, notamment sur la colline de Rhakôtis353. Elles manifestent par la même occasion une relation étroite, à date haute, entre le culte de Sarapis et les hautes couches de la société alexandrine354. Par ailleurs, on voit se développer dans l’Alexandrie de Ptolémée II un réseau de plusieurs Sarapeia destinés au culte du dieu, seul ou accompagné de sa parèdre Isis. Ces espaces sont établis aux frais de membres de l’élite lagide, probablement dans le cadre de leur promotion personnelle vis-à-vis des souverains, comme l’indique l’utilisation de la préposition hyper destinée à marquer l’implication symbolique du roi dans les initiatives du dédicant355. On mentionnera à ce titre l’exemple d’un temenos dédié à Sarapis et à Isis pour (hyper) Ptolémée II par Archagathos, haut fonctionnaire de l’administration ptolémaïque356. Dans cette perspective, les dédicaces recourant à la préposition hyper reflètent l’établissement d’une relation entre les souverains et leurs sujets au sein du royaume ainsi que le rôle médiateur du culte de Sarapis, qui permettait l’articulation entre culte royal et initiatives des particuliers357. En outre, face à un culte déjà bien accepté par la population alexandrine, Ptolémée II semble avoir eu recours à la figure de Sarapis pour promouvoir sa politique matrimoniale et dynastique, forgeant peu à peu l’identité du dieu comme divinité royale et contrepartie divine du souverain. Par ce biais, il contribuait également au soutien de la collaboration culturelle entre Grecs et Égyptiens au sein de la capitale lagide358. 352 CANEVA (2018a), p. 97-101. Nos réflexions sur les noms des dèmes d’Alexandrie (infra, p. 81-82 n. 425) au sein desquels les divinités isiaques sont ajoutées par après, confirment l’hypothèse que, sous les deux premiers Ptolémées, ces cultes ne jouent pas encore le rôle fédérateur qu’on leur connaît à partir de Ptolémée III et IV. 353 Inscr. 8 (304-285), l’I.Alex.Ptol. 2 (300-275) et l’I.Alex.Ptol. 4 (ca 280). Cf. SAVVOPOULOS (2020), p. 77-79. 354 CANEVA (2018a), p. 99. Il est en effet intéressant de constater que l’une des plus anciennes attestations du culte alexandrin rendu à Sarapis (inscr. 8) fournit également le premier exemple de l’utilisation de la préposition hyper pour introduire le nom du souverain. 355 PFEIFFER (2008b), p. 394-395 ; CANEVA (2018a), p. 99 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 82-83. 356 Inscr. 10 (282-ca 275). Cf. PFEIFFER (2008b), p. 398-403 ; SAVVOPOULOS (2018), p. 117-118. On peut évoquer un papyrus (P.Cair.Zen. III 59355, col. I, l. 128) mentionnant un autre Sarapeion, construit par Parmeniskos (CANEVA [2018a], p. 99 n. 56) ainsi qu’un hieron dédié à Isis et à Anubis à Canope par Kallikratès, personnage gravitant également autour de la sphère royale (inscr. 13 ; ca 275-270). 357 FASSA (2015), p. 143-144. Le culte de Sarapis assumait un rôle médiateur également sur le plan culturel et social, car il permettait l’interaction, si ce n’est entre population grecque et égyptienne à Alexandrie, en tout cas entre les helléno-memphites occupant précédemment le Delta et la population hellénique arrivée suite aux conquêtes d’Alexandre : CANEVA (2018a), p. 101. 358 PFEIFFER (2008b), 400-403 ; CANEVA (2018a), p. 98-99. L’interpretatio du mariage incestueux des Theoi Adelphoi constitue à ce titre un cas exemplaire de collaboration culturelle à des fins idéologiques. Le premier témoignage d’une équivalence symbolique entre l’union des souverains avec celui d’Osiris et d’Isis, en écho aux rapprochements dans la poésie de cour opérés avec le mariage de Zeus et d’Héra, est mentionné sur la stèle de Mendès (ca 263-257), l. 10-12 (éd. THIERS). Voir THIERS (2007b). 68 1.2. Sarapis et Ptolémée : légitimation du pouvoir royal Sous Ptolémée III et Ptolémée IV, la relation des souverains avec Sarapis semble évoluer vers l’instauration d’une véritable connexion entre la royauté lagide et les divinités isiaques, promue à travers différents media. D’une part, la construction du Sarapeion de Ptolémée III matérialise sur le plan monumental la dimension royale conférée au dieu, le confortant dans son rôle de protecteur de la royauté359. Il n’est dès lors pas étonnant que le temple du dieu, situé sur la colline de Rhakôtis, bénéficie d’une situation géographique prépondérante, le Sarapeion étant construit sur le seul monticule élevé de la cité360. Dans le même temps, on assiste à la refonte des serments royaux avec l’ajout de la mention de Sarapis et d’Isis aux côtés du roi et de la reine, ainsi que certaines innovations dans l’iconographie monétaire361. Ces trois vecteurs différents semblent en définitive constituer divers volets d’une même stratégie visant à figurer le couple isiaque comme l’archétype divin de l’union royal362. La promotion de Sarapis et d’Isis comme modèle divin de l’endogamie monarchique se renforce davantage à la suite de la victoire in extremis de Ptolémée IV lors de la bataille de Raphia, opposant le Lagide à Antiochos III. À la suite de cet évènement, les deux divinités égyptiennes sont promues, dans le monnayage comme dans les inscriptions, sous l’épiclèse commune de Sōtēr, épithète manifestant la protection du couple divin à l’égard du roi. Cette qualification semble aussi doublée d’une connotation dynastique, car elle est contemporaine de l’ajout par Ptolémée IV de Ptolémée Ier et Bérénice Ier à la liste des prêtrises éponymes, sous le titre de Theoi Sōtēres363. 359 Sur le Sarapeion, cf. inscr. 1 avec MCKENZIE – GIBSON – REYES (2004) et SABOTTKA (2008). À propos de la politique de Ptolémée III par rapport à Sarapis, voir FASSA (2015), p. 142-143 ; CANEVA – BRICAULT (2019). 360 MCKENZIE – GIBSON – REYES (2004), p. 111. Sur ce point, la localisation du sanctuaire suit le modus operandi grec d’établir les divinités destinées à protéger la cité sur les lieux les plus élevés. Il s’agirait là d’un argument soutenant la place prépondérante accordée à Sarapis comme protecteur, sinon de la cité, en tout cas de la royauté. Ce sont en effet dans les œuvres des auteurs de l’époque romaine que la hauteur du lieu de culte semble particulièrement mise en exergue, allant jusqu’à qualifier la colline d’akropolis (ex. : APTH., Prog., XII). Précisément à partir du IIe s. apr. J.-C., Sarapis reçoit l’épiclèse de polias ou poliouchos (ex. : I.Portes 89), jusqu’alors réservée au binôme Zeus-Athéna et accordée à des divinités tutélaires, c’est-à-dire bénéficiant d’un lieu de culte sur l’acropole des cités qu’elles protègent : BONNET – PIRENNE-DELFORGE (2013), p. 210-211. Il semblerait, au vu de ces documents, que Sarapis n’ait été proprement considéré comme un dieu « de la cité » qu’à partir de l’époque romaine, dans le sillage de son rapprochement avec Zeus mais également de sa promotion à l’extérieur comme dieu protecteur d’Alexandrie. À ce propos, voir les réflexions de VEYMIERS (2009), p. 180 n. 50 et de PAUL (2013), p. 315 n. 270. 361 FASSA (2013), p. 122 ; FASSA (2015), p. 136-142. 362 PFEIFFER (2008b), p. 408 ; FASSA (2013), p. 122-127 ; CANEVA – BRICAULT (2019). On renverra aux inscriptions étudiées infra (inscr. 20 et 21), manifestant une égalité cultuelle entre les divinités isiaques et le couple royal Ptolémée III et Bérénice II, mentionnés au datif et coordonnés par la préposition καί. 363 BRICAULT (1999) ; SAVVOPOULOS (2020), p. 86-88. La dédicace d’un sanctuaire à Sarapis, à Isis, à Ptolémée IV et à Arsinoé III (inscr. 7) montre bien les répercussions de cette double promotion de Sarapis et d’Isis comme archétype de l’endogamie royale et comme Theoi Sōtēres. Voir supra (p. 42). À propos des attestations de Sōtēr qualifiant le couple divin, voir BRICAULT – DIONYSOPOULOU (2016), p. 115, ainsi que l’inscr. 25 (216/5-210/9). 69 1.3. Configuration du couple divin aux IIe et Ier siècles C’est sans doute cette proximité entre le souverain et les divinités isiaques, promue à partir de Ptolémée III et IV, qui éclaire la remarquable longévité de leur association, attestée tout au long de la période lagide, notamment par le biais de la configuration dédicatoire en hyper suivi du génitif364. Toutefois, de légères adaptations dans les habitudes dédicatoires semblent apparaître. On constate par exemple que les dédicants privilégient des dons d’embellissement ou de rénovation de sanctuaires préexistants à la construction de nouveaux temples365. Sur le plan de la configuration du couple Sarapis-Isis, le dieu tend à perdre sa primauté par rapport à Isis dans les associations cultuelles, cette dernière pouvant être seule dédicataire dans les inscriptions366. Deux raisons au moins semblent expliquer ce changement : d’une part, la popularité grandissante de la déesse Isis et l’expansion de son culte en Méditerranée ; d’autre part, le déclin progressif du culte de Sarapis dès Ptolémée V, au profit de celui de Dionysos et d’Osiris, changement sur lequel il nous faudra également revenir au cours du dernier chapitre367. 2. Le développement du culte royal à Canope : Sarapis, Isis et le Nil La ville de Canope, située à une trentaine de kilomètres d’Alexandrie, fournit dès le règne de Ptolémée II un terrain propice à l’implantation et le développement du culte royal, dans un milieu où l’ancrage indigène était encore fort par rapport à la cité d’Alexandrie, avec qui elle entretenait des liens étroits368. C’est dans cette région que Kallikratès fonde un sanctuaire dédié à Isis et à Anubis, dont Pasis assume la prêtrise (inscr. 13)369. Sa fondation est datée entre les années 275 et 270370. Sous les Theoi Euergetai, la ville de Canope constitue un 364 Cette configuration va du règne de Ptolémée Ier (inscr. 8 ; 304-285) à celui de Ptolémée XII (inscr. 32 ; 52). MASSAR (2016), p. 92. L’inscr. 32 atteste par exemple l’embellissement d’un hieros topos pour Isis et Sarapis. Voir aussi les autres exemples mentionnés par MASSAR (2016), p. 92 n. 36. 366 Isis est seule destinataire de l’inscr. 28 (199/8-194/3) et se trouve mentionnée en première position par rapport à Sarapis dans l’inscr. 32 (52). Sur ces changements dans les pratiques dédicatoires, voir FASSA (2015), p. 134 et les inscriptions auxquelles elle fait référence (p. 134 n. 7). 367 SAVVOPOULOS (2020), p. 90, évoque l’hypothèse d’un manque d’intérêt de la part des souverains envers le culte du dieu, ou encore un manque de fonds disponible pour assurer sa promotion. Après Ptolémée IV, on remarque que Sarapis disparaît progressivement de l’iconographie monétaire lagide pour laisser place à Dionysos : BRICAULT (1999), p. 342. Les thèmes dionysiaques seront particulièrement promus sous le règne de Cléopâtre VII : HEINEN (1978), p. 188-192 ; HÖLBL (2001), p. 289-292 ; LEGRAS (2014a), p. 111-112. 368 Sur Canope en général, voir les références données dans l’I.Delta p. 153-257, et la notice de FELBER (2003). À propos des cultes canopiques, particulièrement liés au cercle isiaque, voir MALAISE (1994) ; KAYSER (1991). 369 Inscr. 13 : Ὑπὲρ βασιλέως Πτολεµαίου | καὶ βασιλίσσης Ἀρσινόης, | τὸ ἱερὸν Ἴσει Ἀνούβει Καλλικράτης | Βοίσκου Σάµιος ναυαρχῶν | ἔδωκεν Πασίτι ἱερεῖ. L’inscription semble être une copie de la dédicace originale, sur laquelle le prêtre Pasis aurait ajouté la mention de la fonction qu’il exerçait. En effet, l’authenticité des trois derniers mots (ἔδωκεν Πασίτι ἱερεῖ) est loin d’être assurée : BRICAULT (2020), p. 35. Pour les localisations potentielles du temple, voir BRICAULT (2013), p. 91-92. 370 Le mariage de Ptolémée II et d’Arsinoé II (ca 275) fournit le terminus post quem de l’inscription, la mort d’Arsinoé II (270) le terminus ante quem. Sur la date du mariage, voir THIERS (2007a), p. 50-51 ; THIERS (2007b). 365 70 lieu privilégié de manifestation de l’évergétisme royal. Le vaste programme architectural entrepris par Ptolémée III y fait la part belle à Osiris et à Sarapis : le premier reçoit dans la ville un temenos (inscr. 2) et le second un naos (inscr. 3)371. C’est également Canope qui accueille le synode des prêtres tenu en 238, au sein d’un « sanctuaire des Theoi Euergetai »372. Une série de trois inscriptions canopiques, datées du règne de Ptolémée III et de Bérénice II, enregistre des dédicaces au couple royal honoré au datif, conjointement avec des divinités isiaques : le couple Sarapis et Isis pour la première dédicace373, auquel est associé le Nil dans les deux autres exemplaires374. La figure du Nil, si elle est inspirée de celle de la vieille divinité égyptienne Hâpy, personnification de la crue du fleuve, se dote d’une toute nouvelle image élaborée en milieu alexandrin sur le modèle des dieux-fleuves du monde grec375. Le dieu conserve dans sa version hellénisée un spectre d’intervention lié à la prospérité de l’Égypte, à travers la crue annuelle dont il est responsable. Pour cette raison, il reçoit comme attribut une corne d’abondance 376. Isis assume une prérogative similaire dans le domaine de la fertilité, de même que Sarapis qui, à travers son ancêtre Osiris, bénéficiait particulièrement à Canope d’affinités fonctionnelles avec le Nil377. Ces constats appellent plusieurs remarques. D’une part, la triade auquel Ptolémée III et Bérénice II sont associés semble, comme l’avait évoqué M. Malaise, proprement ancrée dans la région canopique378 . D’autre part, c’est probablement ce domaine d’intervention lié à la fertilité et à la prospérité qui a motivé l’association des souverains avec la triade locale 371 La relation des deux temples a longtemps posé question. MALAISE (1994), p. 354 n. 9, estimait que l’Osireion et le Sarapeion de Canope ne devaient faire qu’un. Cependant, la découverte d’une plaque de fondation (inscr. 3), dont le savant n’a pu avoir connaissance, permet d’affirmer qu’il existait au moins un Osireion (inscr. 2) différent du Sarapeion (inscr. 3) : BRICAULT (2020), p. 36-38. Si les deux espaces sacrés d’Osiris et de Sarapis semblent pour leur part bien distincts, il ne faut toutefois pas écarter l’alternative que le naos de Sarapis (inscr. 3) se serait situé dans le temenos dédié à Osiris (inscr. 2). Certains chercheurs ont par contre tenté d’identifier le naos de Sarapis (inscr. 3) avec le hieron de Sarapis à Canope, décrit par Strabon (XVII, 1, 17) comme un grand centre d’incubation sur le modèle memphite. Voir FRAGAKI (2011), p. 37 n. 102. 372 OGIS I 56, l. 7 : ἐν τῶι ἐν Κανώπωι ἱερῶι τῶν Εὐεργετῶν. Pour l’hypothèse d’une localisation de ce hieron au sein du Sarapeion de Canope, voir MALAISE (1994), p. 354 n. 9. W. Dittenberger (OGIS I 56) avait au contraire proposé de localiser le hieron des Theoi Euergetai dans le temenos d’Osiris fondé par Ptolémée III (inscr. 2). PFEIFFER (2004b), p. 154, évoque lui aussi une identification avec l’Osireion mais considère que le hieron des Theoi Euergetai désignait un temple construit par les souverains et non un temple dédié à leur culte. 373 Inscr. 20 : Σαράπιδι καὶ Ἴσιδι | καὶ βασιλεῖ Πτολεµαίωι | καὶ βασιλίσσηι Βερενίκηι, | Θεοῖς Εὐεργέταις. 374 Inscr. 21 : Σαράπιδι καὶ Ἴσιδι καὶ Νείλωι | καὶ βασιλεῖ Πτολεµαίωι | καὶ βασιλίσσηι Βερενίκηι, | Θεοῖς Εὐεργέταις, | Ἀρτεµίδωρος Ἀπολλωνίου | Βαργυλιώτης ; Inscr. 22 : Σαράπιδι, Ἴσιδι, Νείλωι | καὶ βασιλεῖ Πτολεµαίωι | καὶ βασιλίσσηι Βερενίκηι, | Θεοῖς Εὐεργέταις, | Καλλικράτης Ἀντιπάτρου. 375 MALAISE (2005), p. 66-74. Des temples au Nil sont attestés à Alexandrie, mais seulement à partir de l’époque romaine : FRAGAKI (2011), p. 45 et fig. 125-127. 376 DUNAND (1973), p. 113 ; DUNAND (2013), p. 202. 377 À Canope, Osiris bénéficiait d’un culte où il était honoré comme personnification de l’eau fraiche du Nil : FRAGAKI (2011), p. 36. À propos du domaine d’intervention d’Isis dans le champ de la fertilité, voir MALAISE (1994), p. 362. Pour l’aspect agraire de Sarapis et son lien avec l’inondation à travers son ancêtre Osiris, voir KAYSER (1991), p. 213 ; MALAISE (2005), p. 73. 378 MALAISE (1994), p. 365. Il est en effet possible, comme le remarque M. Malaise, que le Nil ait fait l’objet d’un culte spécifique à Canope. On remarque d’ailleurs que l’inscr. 57 (Canope ; 222-204) atteste l’existence d’une prêtrise dédiée au Nil à Canope (l. 4 : ἱερεὺς τοῦ Νείλου). 71 composée de Sarapis, d’Isis et du Nil, visant à conforter les monarques dans leur rôle de protecteur de la prospérité et de l’abondance du pays d’Égypte379. Les honneurs décernés aux souverains à la suite du synode de 238 à Canope viennent étayer cette analyse et contribuent à construire cette prérogative dans le spectre d’intervention des Theoi Euergetai380. En effet, le décret enregistre notamment une réforme calendaire visant instituer une panēgyris célébrant les souverains durant les cinq premiers jours de l’an (du 1er au 5 Payni), suivant la crue du Nil381. Ces honneurs cultuels rendaient les souverains symboliquement responsables de l’inondation du fleuve et, à plus large échelle, de la prospérité du royaume, participant de la sorte à justifier leur statut d’Euergetai382. Dans le sillage de la promotion du caractère évergétique des actions menées par Ptolémée III et Bérénice II, particulièrement manifeste dans l’environnement canopique, on ne peut raisonnablement pas écarter l’hypothèse de M. Malaise : ce dernier avait en effet suggéré que les trois dédicaces associant les divinités isiaques et les Theoi Euergetai aient trouvé leur place dans le sanctuaire mentionné dans le décret de Canope qui aurait pu accueillir un culte voué à ces mêmes souverains, qu’il soit à identifier au Sarapeion, à l’Osireion ou à un autre édifice cultuel encore non identifié383. D. Le matériel de culte L’acte d’honorer le souverain par le biais d’une dédicace ne constitue qu’une forme d’expression du culte royal parmi d’autres. À l’image des rites accomplis pour les dieux traditionnels, un culte quotidien était rendu aux souverains. Ce dernier était rythmé par des sacrifices et des libations, qui nous sont connus par l’intermédiaire des instruments cultuels, retrouvés en nombre conséquent, utilisés dans le cadre de ces rites384. 379 L’attribution de ce rôle au souverain se traduit également en termes iconographiques. Ptolémée III est représenté sous des traits particulièrement ronds, en écho à l’idéal ptolémaïque de la tryphē royale. La notion d’opulence est en effet étroitement liée à la démonstration de l’évergétisme royal. Voir GALBOIS (2018), p. 105107, et les portraits auxquels elle renvoie. En cela, les Theoi Euergetai s’inscrivent dans la continuité d’Arsinoé II, agissant aussi dans le domaine de la prospérité, par le biais de rapprochements avec Déméter ou Isis. 380 OGIS I 56, l. 10-46. Cf. PFEIFFER (2004b), p. 124-127. À propos de la place de ces réformes dans le cadre de la politique religieuse des Theoi Euergetai, voir PFEIFFER (2004a) ; HAUBEN (2011), p. 366-371. 381 OGIS I 56, l. 31-32. Cf. HAUBEN (2011), p. 368-370. 382 HÖLBL (2001), p. 108 ; HAUBEN (2011), p. 369 ; DUNAND (2013), p. 207. Comme le résume justement M. Minas-Nerpel à propos du rôle des Theoi Euergetai dans le décret de Canope, « the Ptolemaic rulers as successors of ancient Egyptian pharaohs were the benefactors par excellence, since the prosperity of the land by the Nile and its population was central to the king’s role from early dynastic times onwards » : MINAS-NERPEL (2019), p. 168. 383 MALAISE (1994), p. 365. 384 On regrette l’absence d’une étude globale sur l’ensemble des pratiques cultuelles lagides. Une introduction à la thématique est proposée par CANEVA (2014c) et FASSA (2015), p. 143-145. On notera aussi certaines études ponctuelles concernant l’aspect matériel de ce type d’instruments, notamment CANEVA (2020a) ; CANEVA (2020b) et LORBER (2020), sur le financement des cultes hors de la sphère royale. 72 1. Les oinochoai Une vaste catégorie du matériel cultuel utilisé dans le culte royal comprend les oinochoai385. Ces vases en faïence étaient utilisés lors de libations pratiquées en contexte domestique. Ce type de vaisselle cultuelle, de production typiquement alexandrine, date majoritairement de la période entre Ptolémée II et Ptolémée IV386. La scène rituelle typique de ces vases montre une figure féminine accomplissant une libation, tenant dans sa main droite une phialē avec dans son autre main une corne d’abondance, nommée cornucopia. Ce dernier élément permet d’interpréter le personnage comme la représentation d’une souveraine (Arsinoé II, Bérénice II). Cet élément figuratif, dont Athénée rapporte qu’il fut attribué à Arsinoé à l’initiative de Ptolémée II387, permettait d’une part de doter la souveraine divinisée d’un trait distinctif, repris ensuite par les autres reines lagides388. D’autre part, le symbole, en écho aux traditions relatives à Zeus qui, durant son enfance, aurait été allaité par la chèvre Amalthée, évoque l’abondance et la prospérité dont les reines se rendent symboliquement responsables. La scène peut figurer en outre un autel ainsi qu’un pilier agyieus. L’objet peut s’accompagner d’une légende peinte, précisant par un génitif de possession l’identité du souverain pour qui la libation est accomplie389. À la suite des travaux de D. Burr Thompson, qui avait remarqué que la figure représentée accomplissait une choē versée sur le sol, les oinochoai ont été perçues comme les instruments rituels d’un culte prétendument chtonien voué aux souverains 390 . Il semble toutefois plus correct d’analyser la scène décrite comme une représentation idéalisée d’une scène sacrificielle391. La présence visuelle d’objets cultuels comme des autels, une phialē ou, plus rarement, un animal sacrificiel 392 , évoque en une seule image des séquences 385 Sur les oinochoai, voir BURR THOMPSON (1973) ; CANEVA (2014c), p. 104-108 ; CLAYMAN (2014), p. 168170. On trouvera un exemplaire d’une oinochoē complète figurée en annexe C, fig. 4, ainsi qu’un développé de la scène sacrificielle en annexe C, fig. 5. 386 90 % des oinochoai sont de provenance alexandrine. Les autres provenances semblent dans la plupart des cas résulter du mouvement de la population alexandrine qui emporta avec elle la vaisselle cultuelle : CANEVA (2014c), p. 104 n. 77. Cf. PHRC 012 (Kourion, 221-204), pour un exemple unique d’oinochoē de production chypriote. 387 ATH., XI, 497 B : δοκεῖ δὲ σκευοποιηθῆναι ὑπὸ πρώτου τοῦ Φιλαδέλφου Πτολεµαίου βασιλέως φόρηµα γενέσθαι τῶν Ἀρσινόης εἰκόνων. 388 Arsinoé porte une cornucopia double appelée dikeras, alors que Bérénice porte une cornucopia simple : BURR THOMPSON (1973), p. 33. Sur le dikeras d’Arsinoé II, voir CANEVA (2016b), p. 134 et p. 173-174 ; CARNEY (2013), p. 114-115. Si le dikeras constituait l’attribut spécifique d’Arsinoé Philadelphos, on ignore si cet attribut était aussi utilisé aussi lorsque la souveraine était représentée, de son vivant, comme membre du couple des Theoi Adelphoi : CANEVA (2016b), p. 153. Sur la cornucopia de Bérénice, voir CLAYMAN (2014), p. 129-130 et p. 169. 389 Voir la catégorie 4 de notre recueil, p. 209-210 (tabl. 2). Le génitif des oinochoai marquant l’appartenance à un destinataire cultuel, il se rapproche dès lors du génitif qu’on trouve sur les autels. 390 BURR THOMPSON (1973), p. 69-71. 391 CANEVA (2014c), p. 104-108, qui, fort de reconsidérations méthodologiques de certaines catégories peu opératoires, propose une nouvelle analyse de la portée sémantique des scènes rituelles des oinochoai. 392 La présence d’un animal sacrificiel n’est attestée que dans une oinochoē représentant Arsinoé II, avec un caprin situé derrière l’autel (BURR THOMPSON [1973], p. 161, n° 112). L’exception est d’autant plus unique que le 73 chronologiquement différentes du sacrifice. Ainsi, les scènes ne visent pas tant à décrire l’acte sacrificiel qu’à activer la représentation mentale d’un sacrifice chez le pratiquant393. De la même manière, la présence du pilier agyieus situe le cadre du sacrifice dans l’espace public, à l’extérieur des maisons394. Les légendes mentionnées sur les oinochoai livrent quant à elles certaines particularités concernant le théonyme des souverains honorés. Six de ces légendes juxtaposent au nom d’une reine celui de l’agathē tychē (inscr. 36-38, 41-43). Bien que la compréhension de l’invocation ne bénéficie d’aucun consensus, cette légende semble devoir s’interpréter davantage comme l’invocation de la tychē de la souveraine qu’en tant que théonyme double395. Par ailleurs, dans quatre occurrences, le nom d’Isis accompagne aussi celui de la reine (inscr. 36, 38-40). Ces deux procédés de désignation des souveraines semblent mobiliser chez les reines une prérogative particulièrement liée à la prospérité et l’abondance. D’une part, l’action d’Isis dans la sphère de l’abondance et de la fertilité a été évoquée à plusieurs reprises. D’autre part, la « bonne fortune » de la souveraine invoquée par l’accomplissement du rituel se comprend comme une puissance d’action traduisant l’accomplissement de bienfaits divins pour les hommes. Cette fonction, qu’expriment dans des modalités propres ces trois entités divines, semble visuellement évoquée dans les scènes rituelles par la présence de la cornucopia et, dans le cas spécifique de Bérénice II, par le port d’attributs isiaques396. Dès lors, tant sur le plan visuel que textuel, les souveraines se voyaient confortées dans leur rôle de patronne de l’abondance et garante de la prospérité locale397. sacrifice du caprin est interdit pour le culte d’Arsinoé II (pap. 2, l. 17-18 : πλὴ[ν προ]β̣ά|τ̣ου καὶ αἰγός). Toutefois, il se peut que les deux documents fassent référence à des moments ou à des contextes différents. 393 La scène ne représente spécifiquement ni l’accueil de la victime sacrificielle, comme l’avait supposé GRIMM (1998), p. 78, ni la séquence de la mise à mort, comme le soutenait BURR THOMPSON (1973), p. 69. Cf. PFEIFFER (2008a), p. 62-64. Pour l’activation d’un arrière-plan culturel par le biais de la présence d’éléments visuels, on renverra aux remarques méthodologiques de LISSARRAGUE (2017). 394 Sur l’agyieus dans le monde grec, voir BURR THOMPSON (1973), p. 62-69 ; GAIFMAN (2012), p. 123-125. 395 CANEVA (2015), p. 103 n. 28. La tychē ou le daimōn d’une personne peut assumer une dimension cultuelle et recevoir des prières et des sacrifices : CARBON (2005), p. 5. Plus spécifiquement dans le cadre du culte royal, on sait que des serments pouvaient être accomplis sur la tychē ou le daimōn d’un souverain : MINAS-NERPEL (2000), p 168. Ex. : PSI IV 361 (Philadelphie ; 251/250) : [ὀµνύ]ω δέ σοι τὸν βασιλέως δαίµονα | καὶ τὸν Ἀρσινόης. On observe cependant des parallèles sur le plan rituel à Délos entre Arsinoé et la Tychē personnifiée (PHRC 038, 270240 ; PHRC 036, 240/239). Ces derniers s’expliqueraient par une évolution dans les cultes rendus à l’agathē tychē. Toutefois, la distinction entre la notion abstraite de l’agathē tychē et la divinité personnifiée résulte d’une perception moderne. Voir, sur ce constat, le récent commentaire du CGRN 229. 396 À propos du port d’attributs propres à Isis, voir BURR THOMPSON (1973), n° 122 ; PLANTZOS (2011). En général sur l’association iconographique d’attributs divins aux reines lagides, voir GALBOIS (2018), p. 136-141. 397 Pour des conclusions similaires sur l’iconographie des portraits des reines lagides, voir GALBOIS (2018), p. 105-107. Cette prérogative est confortée par l’association dans les pratiques cultuelles avec la figure de divinités liées à l’abondance et à la prospérité, notamment Déméter. Pour Arsinoé II, notons à ce titre le partage de l’épiclèse Karpophoros (P.Teb. III 879, l. 5), la préférence sacrificielle de porcins lors des Arsinoeia, la proximité spatiale de la procession d’Arsinoé II avec le Thesmophorion (pap. 2, l. 5). Quant à Bérénice II, on rappellera la consécration d’un temple à Boubastis (inscr. 4) et le partage de l’épiclèse Thesmophoros (BELL [1924], p. 17-29 ; Fayoum). Pour le culte alexandrin rendu à Déméter, voir SKOWRONEK – TKACZOW (1981) ; SAVVOPOULOS (2020), p. 88-89. Cf. l’inscr. 24, un autel dédié à Déméter, à Korè et à Dikaiosynè, avec le commentaire du CPI, p. 63. 74 2. Les autels Le second groupe-témoin illustrant les pratiques cultuelles dédiées au souverain se compose d’autels ou de plaques insérées dans des autels, dont les exemplaires préservés sont pour la plupart relatifs au culte d’Arsinoé Philadelphos. Un décret alexandrin, conservé dans l’œuvre de l’historien Satyros, à qui l’on doit un traité intitulé Sur les dèmes d’Alexandrie, a transmis une norme rituelle grecque régulant les sacrifices dans le cadre d’une fête alexandrine dédiée à Arsinoé Philadelphos398. La prescription rituelle impose au passage de la procession menée par une kanēphoros la réalisation de sacrifices sur des autels en sable ou recouverts de sable399. En rappelant l’action de la déesse Philadelphos sur l’élément marin, l’utilisation du sable fonctionne comme un signe (sēmeion) de la présence divine, qui permet par la même occasion d’identifier le destinataire de l’offrande, à savoir Arsinoé associée à Aphrodite400. En outre, l’utilisation de ce type d’autel « en face des maisons des particuliers, sur les terrasses ou le long de la voie » inscrit le sacrifice, qui relève de l’initiative propre des individus, dans le cadre de l’espace public partagé par l’ensemble des Alexandrins401. Dans le contexte de ces célébrations s’inscrivent, comme l’avait à juste titre remarqué L. Robert, des autels de dimensions réduites ou des plaques de marbre ou de calcaire destinées à être encastrées dans des autels construits temporairement pour l’occasion, selon les modalités prescrites par la norme rituelle citée par Satyros402. Ces instruments cultuels portent une brève formule dédicatoire : les autels enregistrent l’emploi du génitif et les plaques votives, dont on dénombre deux exemplaires alexandrins (inscr. 15 et 16), davantage celui du datif403. Ces deux plaques votives, portant une dédicace au datif à Arsinoé Philadelphos, semblent avoir été originellement insérées dans des autels destinés au culte de la reine, expliquant dès lors que les 398 Pap. 2. L’édition de référence pour ce papyrus (P.Oxy. XXVII 2465, fr. 2, col. I) est celle de SCHORN (2001). L’occasion dans laquelle s’inscrivent les sacrifices est décrite aux lignes 12-15 : [οἱ δὲ] βουλόµενοι θύειν Ἀρσιν[όῃ Φιλα]|[δέ]λφῳ θυέτωσαν πρὸ τῶν ἰδ[ίων οἴ]|[κ]ων ἢ ἐπὶ τῶν [δ]ωµάτων ἢ κατ[ὰ τὴν] | ὁδὸν ᾗ ἂν ἡ καν[η]φόρος βαδίζ[ῃ. Les types d’autels permis sont définis aux lignes 18-23 : (...) το[ὺς] δὲ βωµοὺ[ς πο]ιείτω|σαν πάντες ἐξ ἄµ[µ]ου. Ἐὰν δέ τ[ι]νες | [ο]ἰκοδοµητοὺς πλινθίνους ἔχ[ωσ]ι<ν> ἐπ[ι]|[β]αλλέτωσαν ἐπάνω ἄµµον καὶ ἐ[π’αὐ]|τῆς τὰς σχίζας ἐπιθέτωσαν ἐφ’ [αἷς τὰ] | [ὄ]σπρια κατακαύσου[σι]ν. Sur ces fragments, voir SCHORN (2001) ; CANEVA (2014c). 400 PIRENNE-DELFORGE (2008b), p. 108-109. Sur la place du sable dans les cultes d’Arsinoé, voir ROBERT (1966), p. 590-592 ; DEMETRIOU (2010). 401 Pap. 2, l. 12-15. Cf. ROBERT (1966), p. 585-587. De la même manière, le décret sacerdotal de 243 émis à Alexandrie enjoignait ceux qui voulaient participer aux fêtes dédiées aux Theoi Euergetai d’exposer visiblement un petit naos pour le culte royal dans les environs de leur maison (éd. EL-MASRY et al., l. 34-35 : ἐξεῖναι δὲ καὶ τοῖς ἄλλοις ἰδιώταις | τοῖς βουλ[ο]µένοι[ς ἱδρύσασθ]αι παρ’αὐ[τοῖς καὶ (…) ναὸν χρυσοῦ]ν τῶν [προ]γεγραµµένω[ν Εὐεργετῶν Θεῶν]). Une localisation similaire pour les sacrifices est mentionnée dans le W.Chrest. 449 (Krokodilopolis ; 241). Enfin, la même injonction d’élever un naos est donnée dans le cadre de la fête alexandrine en l’honneur de Ptolémée V Epiphanēs prescrite dans le décret de Memphis de 196 (I.Prose 16, l. 52-53). Cf. CANEVA (2014c), p. 94. 402 ROBERT (1966) ; CANEVA (2014c), p. 93-96. Sur ce type de document à Paphos, voir CANEVA (2020e). 403 Là où le datif enregistre l’action de consécration, le génitif insiste davantage sur le résultat de l’action de consécration, c’est-à-dire l’appartenance de l’objet au dieu : CANEVA (2020b), p. 25-27. Il commémore ainsi un stade postérieur à la consécration proprement dite. Pour un exemple d’autel portant la mention Ἀρσινόης Φιλαδέλφου (au génitif), cf. OGIS I 34, avec ROBERT (1966), p. 597. 399 75 bords et le revers de la pierre n’aient pas été plus soigneusement travaillés404. Aucun argument ne permet toutefois de limiter l’utilisation de ces autels ou des plaques votives portant cette mention au seul contexte des Arsinoeia405. Le corpus alexandrin compte deux autels destinés au culte du souverain, mais qui semblent s’inscrire dans des contextes différents. Les deux enregistrent la mention des propriétaires cultuels dudit objet par une inscription au génitif406. L’autel creux retrouvé sous le Sarapeion de Ptolémée III (inscr. 35) semble avoir été utilisé dans le cadre d’un culte rendu à Ptolémée II comme symbōmos d’Arsinoé Philadelphos, au sein d’un espace cultuel possiblement dédié à Sarapis. Des résidus de cendres indiquent qu’on y brûlait des offrandes, tant végétales qu’animales407. Le second autel (inscr. 34), épousant la forme d’un brûleparfum, semble s’inscrire dans un contexte d’utilisation différent408. D’une part, les dimensions réduites de l’autel (4,5 × 5,7) permettaient difficilement d’y accomplir un sacrifice sanglant. De plus, la mention générique des prêtres écarterait l’hypothèse d’une fonction proprement domestique pour l’autel concerné, qui semble dès lors avoir servi à un culte rendu à Arsinoé exercé par plusieurs prêtres, peut-être au sein d’un même lieu. Une autre hypothèse intéressante récemment reprise par Th. Schreiber envisage une utilisation comme élément portatif pour effectuer des libations ou pour procéder au dépôt d’offrandes végétales lors de déplacements ou de voyages409. Cette alternative aurait le mérite d’expliquer que l’autel ait été découvert aux environs des emporia situés près du port410. Cet exemplaire alexandrin (inscr. 34) reproduit en miniature un type d’autel connu à partir de la période lagide, les autels à acrotères dits « à cornes »411. Les autels à acrotères étaient utilisés lors de libations ou de la combustion de divers matériaux, dont le choix était 404 I.Alex.Ptol. p. 41. Les travaux de L. Robert, s’ils ont constitué un progrès remarquable dans l’analyse de la documentation, ont toutefois laissé place à des généralisations poussant à interpréter l’ensemble des autels retrouvés comme des instruments cultuels lors des Arsinoeia. Cf. CANEVA (2020b), p. 30-33. 406 Inscr. 34 (270-246) : (Recto) Βασιλέως | Πτολεµαίου | τοῦ Πτολεµαίο<υ> | (verso) Ἀρσινόης | Φιλαδέλφου | οἱ ἱερεῖς ; Inscr. 35 (260-246) : Βασιλέως Πτολεµαί[ου] | [καὶ Ἀρσινόης Φιλαδέλφου] | Θ[ε]ῶ[ν Σωτήρων]. La similitude des deux inscriptions sur le plan matériel (des autels de calcaire) et sur le plan syntaxique (génitif d’appartenance) a motivé le choix d’en faire dans le recueil une catégorie spécifique et distincte des dédicaces. 407 Les dimensions de l’autel (65 × 84) et son ouverture intérieure, peut-être destinée à accueillir un poêle à feu, permettaient l’exécution de ces deux types de sacrifice. Voir YAVIS (1949), p. 131-132, pour ce type d’autel. 408 À propos des autels en forme de brûle-parfum, voir SOUKIASSIAN (1983), p. 329-331; QUAEGEBEUR (1993), p. 331-332 et p. 336-340. Pour l’utilisation de brûle-parfums en contexte domestique, voir MASSAR (2008), p. 201. 409 SCHREIBER (2011), p. 198-199, reprenant une hypothèse de STÄHLER (1980), p. 50. Voir SB I 434 (Égypte ; 270-246), pour un autre autel de fonction similaire. Le dépôt d’encens constitue souvent un acte préalable au sacrifice : CANEVA (2021a). 410 On ne peut pas non plus exclure que l’autel ait été consacré dans le temple d’Arsinoé, dont la situation géographique correspond au lieu de découverte de l’autel. Cf. BOTTI (1902), p. 103. Les deux hypothèses ne semblent toutefois pas contradictoires en considération des prérogatives d’Arsinoé comme protectrice des marins. L’autel aurait pu, une fois utilisé comme autel portatif, être offert à Arsinoé dans son sanctuaire comme don de consécration, en remerciement du bon déroulement d’une traversée en mer. 411 Sur ces autels, voir SOUKIASSIAN (1983) et QUAEGEBEUR (1993). 405 76 tantôt conditionné par le contexte proprement culturel du rituel ou par la scène iconographique où l’autel était représenté412. Ces autels pouvaient accueillir tant la combustion d’encens413 que le dépôt d’offrandes végétales414 ou le sacrifice de divers animaux415. Par ailleurs, ce type d’autel apparaît fréquemment dans les scènes cultuelles liées au culte rendu aux souverains. En contexte grec, les autels à acrotères sont figurés sur les oinochoai. Bien que les scènes des oinochoai soient, comme on l’a vu, des projections imaginaires, il est probable que les autels peints sur ces vases s’inspirent de structures préexistantes, relevant d’un type pour ainsi dire canonique, c’est-à-dire reconnaissable et identifiable comme autel destiné au culte royal416. C’est à cette catégorie d’autels que serait par ailleurs apparenté l’autel creux du Sarapeion (inscr. 35)417. E. Conclusion L’examen des sources épigraphiques attestant les associations cultuelles du souverain avec le monde supra-humain a permis de mettre en évidence diverses stratégies de création de la figure religieuse du souverain, tant sur le plan formel que fonctionnel. Au sein des modalités d’intégration du roi dans les initiatives des particuliers, la gestion des espaces sacrés et la manipulation du système de dénomination des figures divines jouent un rôle prépondérant : ces facteurs assurent l’interaction du souverain avec les divinités traditionnelles et, par ce biais, légitiment sa place au sein du répertoire de représentations religieuses à même d’être convoqué par les Alexandrins. Ainsi, la dédicace à Zeus Olympios, à Zeus Synōmosios et aux Theoi Adelphoi ainsi que celle offerte à Hestia et aux Theoi Euergetai, peut-être conjointement à Zeus, ont montré que la proximité fonctionnelle des anciennes et nouvelles divinités, matérialisée dans le paysage alexandrin par le voisinage spatial de leurs lieux de culte respectifs, participe ainsi activement de la définition du champ d’intervention du souverain. Par 412 SOUKIASSIAN (1983), p. 330. Pour l’analyse des scènes sacrificielles sur les stèles égyptiennes, voir CANEVA (2013a), p. 303-307 et p. 313-316 ; CANEVA (2016b), p. 158-162. 413 La stèle de Moscou étudiée par NILSSON (2012), n° 7 (Moscow I.i 5375) montre Ptolémée II portant le symbole égyptien représentant l’encens près d’un autel « à cornes » face à Arsinoé Philadelphos. Pour une étude de l’impact de l’encens sur l’expérience religieuse dans le cadre du culte royal, voir CANEVA (2021a). 414 Les végétaux seraient, selon une conjecture de SCHORN (2001), p. 206-207, une des offrandes sacrificielles possibles mentionnées dans le décret cité par Satyros lors des Arsinoeia (pap. 2, l. 16 : ὄσπρια). Le terme ὄσπριον renvoie de façon générique à tout produit venant des plantes ou des arbres (PLAT., Cri., 115), laissant au dédicant un large panel de choix sacrificiels possible. 415 Le décret cité par Satyros prescrit le sacrifice d’oiseaux ou de tout autre animal sacrificiel (pap. 2, l. 16 : ἱερεῖα), excepté le mouton et le caprin (pap. 2, l. 16-17 : πλὴ[ν προ]βάτου καὶ αἰγός). Le choix du porc semblait toutefois privilégié dans le culte d’Arsinoé Philadelphos (ex. : P.Lond. VII 2000 ; Fayoum, 250). Nous étudions la question des offrandes sacrificielles liées au culte d’Arsinoé infra (p. 104-105). 416 Pour la figuration d’autels sur les oinochoai, voir BURR THOMPSON (1973), p. 35-36 et p. 70. 417 On n’ira toutefois pas jusqu’à postuler, comme le fait BURR THOMPSON (1973), p. 70, que l’autel creux du Sarapeion aurait fonctionné comme le « paradigm for the chtonic altar on the first oinochoai ». 77 ces divers processus, l’acte dédicatoire permet de construire les timai spécifiques du souverain, en regard des prérogatives de la divinité à laquelle il est associé. Les différentes associations ont en outre mis en lumière des affinités particulières de la figure du souverain dans certains champs d’action particuliers. Le roi est naturellement associé à la sphère du pouvoir et de la puissance, en collaboration avec Sarapis ou Zeus, sphère à laquelle sont intimement liés les modes d’intervention relatifs à la sōtēria, c’est-à-dire la sauvegarde et la protection des sujets. C’est aussi en leur capacité souveraine que les monarques assument le rôle de garants des serments passés à Alexandrie, comme l’a montré l’étude croisée de témoignages épigraphiques et papyrologiques. Par ailleurs, les sphères maritime et matrimoniale sont l’apanage, semble-t-il, des reines lagides, particulièrement Arsinoé II et Bérénice II, en collaboration avec Aphrodite ou Isis. À ce domaine s’ajoute également celui de la fertilité et de la prospérité patronné par les souveraines, en association avec Isis, Boubastis, Déméter ou l’agathē tychē. C’est par ailleurs ce champ d’action qui est convoqué dans la politique religieuse de Ptolémée III et Bérénice II afin de légitimer leur statut d’Euergetai, par la promotion de leur eusebeia envers les dieux et de leur euergesia envers la cité. Les particuliers adaptent la démarche dédicatoire qu’ils entreprennent en fonction des besoins et des circonstances qui ont motivé l’acte de la dédicace, tout en respectant le cadre officiel posé par la monarchie lagide. L’univers tant culturel que social du dédicant détermine ainsi en grande partie la construction de la figure royale résultant de l’acte dédicatoire. Rappelons à ce titre l’association fréquente de Sarapis et du culte royal lagide dans les hautes sphères de l’administration ptolémaïque. On pense aussi à la triade formée par Ptolémée, les Dioscures et Adonis, probablement liée à l’éducation de la jeunesse dans un contexte agonistique ou encore à l’invocation par un couple d’Aphrodite Akraia Arsinoé, probablement dans un contexte matrimonial418. Les normes rituelles, régissant la pratique du culte royal dans la cité d’Alexandrie, assument également un large degré d’adaptation en fonction du profil du dédicant et des motivations qui l’ont conduit à engager la communication rituelle avec les dieux. Dès lors, la flexibilité des pratiques cultuelles les rendait particulièrement aptes à s’adapter au statut et à l’origine culturelle du dédicant, mais aussi à l’argent qu’il pouvait se permettre d’investir dans la pratique du culte royal. 418 Le contexte matrimonial de l’inscr. 29 est discuté supra (p. 46). 78 79 Tabl. 1. Tableau chronologique des dédicaces Document Souverain(s) honoré(s) Règne Destinataire(s) (hyper) Divinité(s) Origine Souverain(s) divinisé(s) inscr. 8 Ptolémée Ier Ptolémée Ier Sarapis, Isis / A. inscr. 9 Ptolémée Ier Ptolémée Ier Artémis Sōteira / C. inscr. 10 Ptolémée II Ptolémée II Sarapis, Isis / A. inscr. 11 Ptolémée II Ptolémée II Adonis, Dioscures Ptolémée Ier Sōtēr A. ? inscr. 12 Ptolémée II Ptolémée II Tous les dieux / A. inscr. 13 Ptolémée II Ptolémée II – Arsinoé II Isis, Anubis / C. inscr. 14 Ptolémée II / / Theoi Adelphoi A. inscr. 15 Ptolémée II / / Arsinoé Philadelphos A. inscr. 16 Ptolémée II / / Arsinoé Philadelphos A. inscr. 17 Ptolémée II / / Isis Arsinoé Philadelphos C. inscr. 18 Ptolémée III Ptolémée III – Bérénice II Theoi Adelphoi A. inscr. 19 Ptolémée III Sarapis, Isis / A. ? inscr. 20 Ptolémée III / Sarapis, Isis Ptolémée III, Bérénice II C. inscr. 21 Ptolémée III / Sarapis, Isis, le Nil Ptolémée III, Bérénice II C. inscr. 22 Ptolémée III / Sarapis, Isis, le Nil Ptolémée III, Bérénice II C. inscr. 23 Ptolémée IV Ptolémée IV – Arsinoé III Hestia Pantheos, Zeus Pantheos Ptolémée III, Bérénice II ( ?) Eusebeis Theoi inscr. 24 Ptolémée IV Ptolémée IV – Arsinoé III Déméter, Korè, Dikaiosynè / Ptolémée III – Bérénice II – leurs enfants Zeus Olympios, Zeus Synōmosios A. A. 80 inscr. 25 Ptolémée IV Ptolémée IV – Arsinoé III Sarapis, Isis Sōtēres / A. inscr. 26 Ptolémée IV Ptolémée IV – Arsinoé III Sarapis, Isis / A. inscr. 27 Ptolémée IV Ptolémée IV – Arsinoé III Anubis / A. inscr. 28 Ptolémée V Ptolémée V Isis / A. ? inscr. 29 Ptolémée V ( ? ) / / Aphrodite Akraia Arsinoé A. inscr. 30 Ptolémée VI Ptolémée VI – Cléopâtre II Hermès, Héraklès ( ?) / A. Inscr. 31 Ptolémée X Cléopâtre III – Ptolémée X ? / A. inscr. 32 Ptolémée XII Ptolémée XII – ses enfants Isis, Sarapis / A. inscr. 33 Ptolémée XV Cléopâtre VII – Ptolémée XV le dieu megas epēkoos / A. Légende : A. = Alexandrie C. = Canope Chapitre III : Toponymie et paysage urbain Dans les mondes anciens, « il n’existait aucun lieu qui soit vide de dieux »419. Ainsi, les espaces sacrés, avec le matériel votif qu’ils contiennent, ne constituent que l’armature d’un « paysage religieux » plus large et dynamique, où peut se déployer la relation entre les sphères humaine et supra-humaine420. Au même titre que les divinités des Grecs sont foncièrement topiques, la construction de la figure royale est conditionnée par les choix opérés au sein de la communauté qui les honore. Aussi de multiples stratégies, émanant d’acteurs divers tels que la sphère royale, les institutions civiques ou des particuliers, sont-elles mises en place dans le but d’intégrer le souverain au sein de cette communauté et de l’espace qu’elle occupe421. Le présent chapitre compte revenir sur les configurations publiques de la figure du souverain et sur l’articulation locale du culte royal, lorsqu’il est confronté aux réalités culturelles, civiques et administratives de la polis422. Pour ce faire, notre propos partira des plus modestes échelons constitutifs de la cité. Il confrontera ensuite l’étude de trois édifices publics avec un quartier idéologiquement chargé d’Alexandrie, à savoir les Basileia, les « espaces royaux ». A. Les dénominations des dèmes, des tribus et des rues 1. Les dèmes et les tribus La cité d’Alexandrie a bénéficié d’un système de circonscriptions administratives et territoriales très développé. Ce dernier se divisait en 5 tribus, 60 dèmes et 720 phratries423. La répartition s’est établie très tôt, puisque les témoignages datant du règne de Ptolémée Sōtēr enregistrent déjà l’utilisation de démotiques comme désignation officielle des citoyens alexandrins424. Les noms donnés à ces diverses entités sont majoritairement empruntés au répertoire mythologique et sont, à ce titre, riches d’enseignement. Certains dèmes tirent leur nom de divinités traditionnelles du panthéon des Grecs, comme Athéna, Zeus ou les Dioscures425. L’établissement des entités territoriales et politiques d’Alexandrie traduit sur ce 419 SCHEID – DE POLIGNAC (2010), p. 427. De récentes études ont souligné les dynamiques spatiales qu’on peut détecter dans les pratiques cultuelles et les représentations religieuses, au sein de ce que les savants nomment le « paysage sacré/religieux » des cités grecques. On renverra aux mises au point de SCHEID – DE POLIGNAC (2010) ; HORSTER (2010). 421 HABICHT (20173), p. 141 : « This effort is expressed in a number of cult honors that symbolically integrate the ruler, who stood outside the city, into the community ». 422 Sur les caractéristiques inscrivant Alexandrie au rang des poleis grecques, voir COHEN (2006), p. 357 ; BOWMAN (2020), p. 63-67. 423 COHEN (2006), p. 356. À propos de l’organisation administrative et territoriale de la cité, voir FRASER (1972), I, p. 39-46 ; CLARYSSE – SWINNEN (1983) ; COHEN (2006), p. 355-357 et p. 367-368. 424 FRASER (1972), I, p. 43. Dans l’inscr. 8 (304-285), le plus ancien témoignage épigraphique de l’Alexandrie ptolémaïque, Nikanor et Nikandros se présentent comme originaires « du dème de Pollux » (Πολυδεύκειοι). 425 Inscr. 8 (304-285) : Πολυδεύκειοι, en référence à Pollux ; Ἀθηναιεύς (I.Alex.Ptol. 58 ; 130-100) ; Ζήνειος (P.Tebt. I 99, l. 55 ; 150), et les cas recensés par FRASER (1972), I, p. 44 ; COHEN (2006), p. 367-368. Au contraire de ce qu’affirmait FRASER (1972), I, p. 45, les noms des divinités du cercle isiaque ne semblent apparaître dans les 420 81 point l’appropriation de représentations religieuses par une cité, dont l’identité et les traditions sont en cours de construction. Ce premier groupe de dénomination permet dans ce processus l’intégration de la tradition panhellénique au sein du paysage civique d’Alexandrie. Par contre, d’autres types de dénomination déploient des traditions narratives spécifiquement associées aux mythes fondateurs promus par la dynastie lagide. Ce processus souligne pour sa part l’élaboration d’une idéologie propre au royaume, ainsi transposée dans le cadre civique426. Deux groupes méritent sur ce point une attention particulière. Le premier mobilise des personnages mythiques liés aux traditions généalogiques revendiquées par les Ptolémées. On atteste par exemple un dème portant le nom d’Ammon ou d’Héraklès427. Le dème de Léonnatos témoigne d’une dynamique similaire, à la différence qu’il tire son nom d’un personnage historiquement attesté, un Macédonien ayant servi dans la garde rapprochée d’Alexandre428. D’autre part, certaines circonscriptions tirent leur nom de personnages liés aux traditions dionysiaques. Ces noms sont probablement introduits sous Ptolémée IV, dont les sources attestent l’attrait particulier pour le culte du dieu429. On relève au sein du corpus épigraphique un dème dénommé d’après Maron, une figure mythologique associée à Dionysos, comme parent ou compagnon du dieu430. À côté de ces figures destinées à alimenter l’imaginaire collectif de la cité, le souverain peut lui-même s’inscrire au rang de ces personnages éponymes des dèmes. En effet, créer ou renommer un dème ou une tribu d’après le nom d’un souverain est une pratique connue parmi les honneurs conférés aux dirigeants. Cet honneur est d’ailleurs octroyé la plupart du temps à l’initiative d’une cité431. À Alexandrie, les membres de la famille royale sont éponymes de deux phylai432. Certains dèmes portent quant à eux des noms tirés des titres dynastiques de rois démotiques que vers la fin de l’époque ptolémaïque : CLARYSSE – SWINNEN (1983), p. 15. Ainsi, au moment de l’instauration des divisions territoriales, les cultes isiaques ne jouent pas encore le rôle central et fédérateur qu’on leur connaît plus tard, à partir de Ptolémée III. 426 BALLET (1998), p. 243. 427 Inscr. 19 : Ἀµµωνιεύς ; I.Musée d’Alexandrie 16, l. 3 : Ἡρακλεῖος (Alexandrie ; 246-222). Voir aussi CLARYSSE – SWINNEN (1983), p. 15 ; CANEVA (2012a), sur l’appropriation d’Ammon chez les premiers Lagides. 428 Inscr. 25 (216/5-210/9) : Λεοννατεύς. Sur le personnage, voir les références données par STROOTMAN (2007a), p. 97-98. Le dème Σελεύκειος (P.Petr. I2 5, l. 9) semble de manière similaire s’interpréter en relation avec le diadoque Séleucos. La dénomination date probablement de Ptolémée Ier, en remerciement du soutien séleucide dans la guerre contre Antigone Monophtalmos : CLARYSSE – SWINNEN (1983), p. 13-14 ; CANEVA (2013a), p. 292. 429 FRASER (1972), I, p. 44 et p. 203-204 ; HÖLBL (2001), p. 171. La première phylē éponyme d’un nom dionysiaque (Dionysia) semble remonter à Ptolémée IV, dans sa volonté d’honorer le dieu comme archēgetēs de la dynastie. Il s’agit probablement de la phylē dénommée d’après Bérénice puis renommée ensuite sous Philopatōr : COHEN (2006), p. 367. À propos de la promotion du culte de Dionysos par Ptolémée IV, cf. HÖLBL (2001), p. 170-171 ; CANEVA (2016b), p. 87 n. 15. 430 Inscr. 28 (199/8-194/3) : Μαρωνεύς. À propos de Maron, voir KRUSE (1930), col. 1911-1912. 431 À propos de cette pratique, voir PFEIFFER (2004b), p. 107 ; HABICHT (20173), p. 110-113. 432 On connaît une phylē Berenikēs (P.Tebt. III 879, l. 3 ; 190) ainsi qu’une phylē Ptolemaïs, où était inscrit Apollonios de Rhodes (Schol. à Apoll. de Rhodes, Prolegomènes A.a. [éd. LACHENAUD]). Cf. COHEN (2006), p. 367-368. 82 (ex. : Philadelpheios ; Euergesios). Ces dénominations remontent au règne de Ptolémée II433. De la sorte, les souverains étaient élevés au rang des héros éponymes traditionnellement honorés au sein des poleis grecques. En revanche, on ignore quelles pratiques cultuelles étaient éventuellement réservées au souverain éponyme de dèmes ou de tribus434. Néanmoins, la toponymie de ces entités fournit un premier témoignage de l’agencement du paysage civique, afin d’inscrire le souverain à un niveau similaire aux dieux honorés au sein des entités territoriales alexandrines, sinon sur le plan cultuel, en tout cas sur le plan symbolique. 2. Les rues L’intégration de la figure du souverain dans la toponymie d’Alexandrie trouve son plein accomplissement dans le cas bien connu des rues de la capitale lagide. Les noms de ces rues nous sont parvenus par leur mention dans l’adresse des citoyens alexandrins conservée par des papyrus documentaires à caractère juridique435. Ces dénominations se construisent sur le modèle « rue d’Arsinoé » (ἀγυιὰ Ἀρσινόης), auquel est associée une épiclèse traditionnellement attribuée aux déesses du panthéon grec : Basileia et Teleia, en référence à Héra436 ; Chalkioikos et Neikē, se rapportant à Athéna437 ; Eleēmōn et Sōzousa, en rapport avec Aphrodite et probablement Isis438 ; enfin, Karpophoros et Eleusinia, en référence à Déméter439. Comme l’avait avancé P.M. Fraser, ces rues pourraient tirer leur nom d’une petite chapelle située à proximité de la rue où Arsinoé recevait un culte440. Le premier témoignage de ce type de dénomination apparaît en 252/1, dans la seconde moitié du règne de Ptolémée II. L’initiative de cette entreprise honorifique émane probablement d’une autorité officielle, que ce soit dans la sphère royale elle-même ou au sein 433 Le premier titre dynastique éponyme d’un dème est daté de Ptolémée II. Sous son règne, un papyrus atteste l’existence du démotique Φιλαδέλφειος (SB XVI 12387 ; 260/59). Le même démotique est ensuite attesté sous Ptolémée III (P.Petr. I2 1, l. 18 ; 238/7). La pratique semble se répéter par la suite, où chaque souverain bénéficie d’un dème dont le nom est tiré de son titre cultuel : Εὐεργέσιος (P.Tebt. I 99, l. 56 ; 148) ; Φιλοπατόρειος (SEG 20.699 ; 35 apr. J.-C.) ; Ἐπιφάνειος (SB II 6670 ; 71/0 ?) ; Φιλοµητόρειος (inscr. 61 ; 88-81 ?). COHEN (2006), p. 367-368, note à ce propos la prépondérance à Alexandrie de démotiques tirés des titres cultuels des souverains, par rapport à ceux tirés du nom personnel de ces derniers. 434 En comparaison des phylai nommées en l’honneur d’autres souverains hellénistiques (ex. : la phylē Demetrias à Athènes), on peut conjecturer que les Ptolémées recevaient bien dans ces entités un culte spécifique. Cf. aussi KOTSIDU (2000), n° 285, à propos d’un décret iasien enregistrant des rites pratiqués à l’échelle de la phylē pour Antiochos III. Le culte du roi, présenté ainsi comme nouvelle figure éponyme du dème, devait ainsi s’ajouter aux honneurs rendus aux anciens héros éponymes d’un dème ou d’une tribu. Cette manifestation du culte constituerait ainsi une forme indépendante et complémentaire du culte royal rendu par la cité : HABICHT (20173), p. 111. 435 La première étude sur le sujet remonte à BELL (1924). Voir maintenant CANEVA (2015), p. 110-112. 436 Basileia et Teleia : SB X 10251 (252/1). 437 Chalkioikos : SB X 10251 (252/1), SB XIV 11388 (175-199 apr. J.-C.) ; Neikē : PSI VII 777 (96 apr. J.-C.), PSI XII 1223 (131 apr. J.-C.), SB V 7555 (154 apr. J.-C.), PSI XII 1224 (156/157 apr. J.-C.), BGU IV 1084 (222 apr. J.-C.). 438 Eleēmōn : SB X 10251 (252/1) ; Sōzousa : SB V 7630 (172-175 apr. J.-C.), SB XVI 13059 (290 apr. J.-C.). 439 Karpophoros : P.Tebt. III 879 (190) ; Eleusinia : SB III 7239 (140-141 apr. J.-C.). 440 FRASER (1972), I, p. 35-36. Le phénomène est connu sur l’île de Thasos, où des rues portent le nom d’un sanctuaire adjacent. Voir SEG 42.785 (Thasos ; 470-460), qui mentionne un « chemin du sanctuaire des Charites » (l. 2-3) : ἀπ|ὸ τῆς ὁδõ τõ ἱρõ Χαρίτων (…). 83 des institutions civiques441. Le premier témoignage qui livre la mention d’une rue nommée d’après une épiclèse d’Arsinoé est d’ailleurs chronologiquement proche de la première attestation d’un dème nommé en l’honneur d’un souverain. Ce dème, connu par le démotique Philadelpheios, tire précisément son nom du titre cultuel d’Arsinoé442. Ces deux honneurs relèvent vraisemblablement d’une même étape dans le processus de divinisation de la reine à la suite de sa mort, qui vise à ancrer sa figure dans le tissu urbain d’Alexandrie et, dès lors, à conforter son statut de puissance divine, protectrice de la cité443. Cependant, comme dans le cas des souverains éponymes de dèmes, les sources ne permettent pas d’entrevoir la nature des pratiques cultuelles établies pour la reine en ces lieux. En revanche, ces témoignages permettent d’observer les modalités d’interaction de la reine avec la sphère supra-humaine, par le biais de l’attribution d’épiclèses à Arsinoé, quand elle donne son nom à des rues. Tout d’abord, l’épiclèse Eleēmōn résulte de l’association bien connue d’Arsinoé avec Aphrodite444. L’attribution de l’épiclèse Sōzousa semble pour sa part être le fruit de l’association entre Aphrodite et Isis, qui partagent la protection accordée aux marins445. Les épithètes Eleēmōn et Sōzousa expriment toutes deux une notion similaire liée à la faculté protectrice et apaisante que la souveraine apporte dans divers contextes446. Ensuite, les épithètes Karpophoros et Eleusinia, traditionnellement attribuées à Déméter, dessinent un spectre d’intervention quelque peu différent, en lien avec la prospérité et la fertilité447. Le jeu des associations toponymiques entre Arsinoé et Déméter se traduit d’ailleurs sur le plan spatial, puisque le cortège honorant Arsinoé Philadelphos lors de la procession qui lui était consacrée empruntait un chemin passant à proximité du Thesmophorion d’Alexandrie448. 441 CANEVA (2015), p. 110-111. Le dème du nom de Philadelphos (SB XVI 12387) est attesté en 260/59, c’est-à-dire une dizaine d’années avant la première mention en 252/1 d’une rue dénommée d’après Arsinoé (SB X 10251). 443 CANEVA (2015), p. 111. 444 Selon Hésychios, l’épiclèse Eleēmōn qualifie tout particulièrement l’Aphrodite chypriote : HSCH., s.v. « Ἐλεήµων ». Sur cette épiclèse, voir PIRENNE-DELFORGE (1994), p. 362. 445 Les épiclèses Sōteira et Sōzousa sont courantes pour manifester la fonction protectrice, particulièrement envers les marins, accordée par Isis : BRICAULT – DIONYSOPOULOU (2016), p. 58-59. Cette prérogative isiaque est par la suite davantage renforcée par son rapprochement avec Aphrodite à travers Arsinoé Philadelphos. Sur cet aspect d’Isis, voir BRICAULT (2020), p. 158-160. Cf. aussi SFAMENI GASPARRO (2007), spécifiquement sur l’aspect sotériologique d’Aphrodite-Isis. Il est en outre possible que l’utilisation de l’adjectif Sōzousa comme épiclèse résulte d’un usage plus tardif, puisque cette qualification est bien attestée à partir du Ier siècle, en alternative de l’épiclèse Sōteira, utilisée à haute époque hellénistique (ex. : inscr. 9 ; 304-282) : CANEVA (2015), p. 111-112. Toutefois, l’existence d’un culte à Alexandrie rendu à Bérénice II sous l’épiclèse Sōzousa (ZEN., III, 94) montre qu’elle apparaît déjà au IIIe siècle. 446 CARNEY (2013), p. 99. Cf. supra (p. 46 n. 226 ; p. 74 n. 397). 447 VAN NUFFELEN (1998-1999), p. 183-184. Eleusinia pointerait en ce sens vers un apport du culte attique de Déméter. Indépendamment de la rue d’Arsinoé Eleusinia et d’un dème nommé Eleusinios (P.Petr. I2 6, l. 19), un faubourg d’Alexandrie porte également le nom d’Éleusis. Une épigramme de Posidippe de Pella nous informe d’ailleurs que Déméter était la déesse protectrice de ce lieu (POS., 20 A.-B.). Sur la question controversée de l’importation du modèle attique dans le culte alexandrin de Déméter, voir FRAGAKI (2011), p. 33-34. 448 Pap. 2, l. 5, avec CANEVA (2012b), p. 82-84 ; CANEVA (2015), p. 111-112. 442 84 Les épiclèses Basileia et Teleia convoquent, quant à elles, deux aspects fondamentaux du profil divin d’Héra, associés à sa fonction royale et à son rôle d’épouse accomplie qui éprouve et légitime constamment la souveraineté de Zeus449. Les prérogatives convoquées par ces deux épiclèses, le registre du mariage et de la souveraineté, sont caractéristiques du spectre d’intervention assumé par les reines ptolémaïques. Toutefois, l’association explicite d’Arsinoé avec Héra est circonscrite au registre de la poésie de cour. Par la reprise de topoi littéraires tirés des traditions relatives à la déesse, comme l’hymne homérique qui lui est consacré, les poètes alexandrins mettent à profit le couple divin qu’elle forme avec Zeus, pour légitimer le mariage des Theoi Adelphoi450. On détecte tout de même, dans les pratiques rituelles, certains parallèles entre la déesse et la reine. Ptolémée II ne se remariera jamais. Au contraire, il mit à profit le culte divinisant de son épouse afin de construire symboliquement l’unité dynastique du couple royal, puisque par delà la mort, Arsinoé continue à être mentionnée dans les dédicaces aux côtés de son mari451. Ainsi, le culte dont Arsinoé fait l’objet construit, dans la sphère cultuelle, son statut d’épouse et de reine, autour duquel s’articule la politique de Ptolémée II452. De la même façon, les interactions établies entre Arsinoé et Athéna par le biais des épiclèses Neikē et Chalkioikos sont par ailleurs peu attestées 453 . L’épiclèse Chalkioikos soulignerait une référence historique à la guerre chrémonidéenne, lors de laquelle s’opposèrent Ptolémée II et Antigone II. Durant le conflit, Sparte avait en effet offert son soutien au royaume lagide. En établissant un lien entre Arsinoé et l’Athéna spartiate 454 , l’épiclèse évoquerait ainsi le rôle conféré à la reine à titre posthume dans ces évènements et construirait son image de protectrice du royaume et de la dynastie455. D’ailleurs, cette initiative est peut449 PIRENNE-DELFORGE – PIRONTI (2009), p. 101-102 ; PIRENNE-DELFORGE – PIRONTI (2016), p. 105-107, p. 184187 et p. 194-199. 450 On remarque par exemple des réminiscences de l’Hymne homérique XII à Héra dans la poésie épigrammatique de Théocrite. Ex. : THEOC., XVII, v. 130-134. Cf. CANEVA (2013b), p. 145-146. 451 CANEVA (2016b), p. 130. 452 Néanmoins, force est de constater le rôle pauvrement documenté, peu étudié et parfois mal interprété d’Héra dans la divinisation des reines hellénistique. VAN NUFFELEN (1998-1999), p. 180-182, qui remarque le peu d’associations des reines avec Héra, en déduit une inadéquation du profil de la déesse avec l’idéologie lagide. Toutefois, ce n’est pas tant l’inadéquation d’Héra qui est en cause, mais bien la parfaite adéquation du modèle que fournit Aphrodite dans la divinisation des femmes influentes, qui ne se limitent pas aux reines mais aussi aux princesses et courtisanes. Dans cette perspective, c’est l’aspect d’Aphrodite comme déesse, sinon de l’Erōs, en tout cas de la Peithō qui est convoqué. De plus, Aphrodite est une déesse dont la puissance, tant destructrice que protectrice, se manifeste de manière charismatique dans le monde humain, au même titre que Dionysos dans le registre masculin : CANEVA (2012b), p. 94. Enfin, l’apparente rareté des associations des reines lagides avec Héra semble aussi s’expliquer en regard de la présence limitée de son culte en Égypte : I.Alex.Ptol. p. 91 ; FRASER (1972), I, p. 195. 453 Voir CARNEY (2013), p. 91. Les associations avec la déesse semblent limitées à l’iconographie. On épinglera l’association sur monnaies d’Athéna avec Ptolémée Ier (CANEVA [2016b], p. 40, fig. 3) et celle d’Athéna Parthenos avec Bérénice II (EMPEREUR [1998], p. 158 n° 96). Athéna est également présente lors de la pompē de Ptolémée II, où sa statue défile aux côtés de celles d’Alexandre et de Nikè : ATH., V, 202 A. 454 PAUS., III, 17, 2. Sur le culte d’Athéna à Sparte, voir VILLING (2009), p. 82-89. 455 BELL (1924), p. 23-24 ; FRASER (1972), I, p. 238 ; CANEVA (2013a), p. 291-293. Sur le rapprochement d’Athéna avec l’Arsinoé « en armes » décrite chez Posidippe (36, v. 5-6), voir supra (p. 45 n. 225). 85 être à attribuer aux alliés spartiates. En effet, certains des partisans de Ptolémée s’étaient réfugiés à Alexandrie après la fin du conflit, à l’instar de l’Athénien Chrémonidès. L’auteur du décret qui avait déclenché les hostilités, forcé de quitter Athènes pour l’Égypte à la fin du conflit, avait comme d’autres relancé sa carrière à Alexandrie, à la cour de Ptolémée II456. En somme, l’inclusion des souverains dans la toponymie d’Alexandrie vise à les intégrer, sinon aux pratiques cultuelles des divers échelons administratifs de la cité, en tout cas à l’identité partagée et l’imaginaire collectif d’Alexandrie. La pratique est d’ailleurs attestée dès le règne de Ptolémée II, c’est-à-dire dès les prémices des honneurs conférés aux souverains. Ces honneurs relèvent donc d’une période où le culte royal en était à un stade d’expérimentation. Ce constat éclaire probablement les associations occasionnelles d’Arsinoé avec Héra ou Athéna, qui ne sont plus documentées par la suite. Aussi s’agit-il sans doute de la raison pour laquelle ces honneurs ont été attribués de manière ponctuelle et ne sont pas devenus une pratique courante. Si, au demeurant, les seules rues homonymes d’un souverain à Alexandrie concernent Arsinoé II, d’autres reines lagides sont éponymes de rues, mais ces cas sont connus plus tardivement et hors de la capitale457. Il est d’ailleurs fort probable que le développement de cette pratique résulte d’une exportation du modèle alexandrin458. Ce type d’honneur jouit par ailleurs d’une longévité exceptionnelle, puisque les noms de ces rues sont attestés au moins jusqu’en 290 après J.-C., près de trois siècles après l’extinction de la dynastie lagide 459. Si ces noms ont certainement fini par perdre toute connotation cultuelle, leur existence sur la longue durée témoigne toutefois de la volonté de les conserver comme lieux de mémoire. Ils constituent dès lors, pour un observateur moderne, un marqueur évident de la réussite de l’intégration de la figure royale au sein des références identitaires des citoyens alexandrins. 456 HABICHT (1997), p. 156. Cette hypothèse est plausible sur le plan chronologique, puisque la rue d’Arsinoé Chalkioikos est attestée en 252/1, après l’arrivée des réfugiés du conflit à Alexandrie vers la fin de la guerre (ca 261). L’intervention de l’Athénien Chrémonidès et des partisans spartiates n’est pas non plus sans précédent dans la construction de l’idéologie royale, puisque le décret qu’il promulgue en 269/8 a contribué à forger l’image d’Arsinoé, récemment décédée, comme puissance protectrice du royaume : CANEVA (2020d), p. 141 n. 42. 457 Le P.Oxy. XIV 1628, l. 8 (73) a transmis une rue dénommée « Cléopâtre Aphrodite » à Oxyrhynque. La datation invite à identifier cette Cléopâtre avec la Tryphaina, épouse de Ptolémée XII. Il est toutefois possible que la rue existait au préalable et que son nom fasse référence à une des fameuses Cléopâtre du IIe siècle, peut-être Cléopâtre II ou Cléopâtre III. Le cas est similaire pour la mention d’une rue « Cléopâtre Aphrodite » dans le P.Oxy. XIV 1629, l. 7 (26), que l’on aurait tendance à rapprocher de Cléopâtre VII ou d’une reine homonyme antérieure. Il n’est pas non plus à exclure que cette dernière mention désigne en fait la même rue citée dans le P.Oxy. XIV 1628. Enfin, on mentionnera une rue d’« Arsinoé Euergetis », dont la mention est conservée dans un papyrus du nome Arsinoïte (SB XX 14659, l. 28-29 ; 197). Le contexte est en revanche incertain. 458 Comme l’indique CLARYSSE (1991), p. 131-132, le terme ἀγυιά est rare en prose pour désigner la rue et n’est attesté à l’époque ptolémaïque que pour les rues d’Alexandrie, puis pour celles d’Oxyrhynque. Un degré d’adaptation est toutefois perceptible dans le système de dénomination, puisque la matrice onomastique utilisée pour les rues d’Oxyrhynque n’est plus composée d’un anthroponyme et d’une épiclèse (ex. : rue d’Arsinoé Eleēmōn), mais bien d’un théonyme double (ex. : rue de Cléopâtre Aphrodite). 459 SB XVI 13059 (290 apr. J.-C.). Le même constat est tiré pour le nom des dèmes, puisque les noms dynastiques sont attestés au moins jusqu’au milieu du IIIe siècle apr. J.-C. (P.Flor. I 24, l. 30 : Philopatoreios). 86 B. Les lieux publics 1. Le nymphée Une partie d’un papyrus scolaire daté de la seconde moitié du III e siècle a livré un poème commémorant la dédicace d’un nymphée dédié à une Arsinoé460. Ce papyrus a été précédemment évoqué pour l’autre épigramme qu’il conserve, à savoir la dédicace d’un Homereion datant probablement du règne de Ptolémée IV Philopatōr461. « Fêtez […], allumez […], faites silence […] et Ptolémée […]. Veuillez bien volontiers, souverains, recevoir l’hommage de cet homme, qui a établi cette œuvre en pierre, une ample construction pour votre maison, (5) ayant autrefois libéré le flux translucide de l’eau, en disposant la construction suivant la forme d’un hémisphère. Le bas muret fait de marbre parien soutient la base d’une colonnade de style ionique, et dans la cannelure évidée brille le granite tacheté d’Assouan, sur la partie inférieure de la construction. Telle est la disposition de la colonnade. (10) Et la roche de l’Hymette recueille l’eau de source qu’elle fait jaillir, en déversant de pierres creuses son liquide. Et votre image, il l’a modelée avec un riche marbre blanc après l’avoir rendu lisse et il installa alors Arsinoé au milieu, partageant la part d’honneur des Nymphes toute l’année. Mais vers cette fontaine, avancez selon le rite, Nymphes des sources462. » L’épigramme se divise en deux sections : la première couvrant les trois premières lignes est fragmentaire mais semble décrire les actions constitutives d’une cérémonie rituelle463, probablement la cérémonie d’inauguration du monument464. La seconde partie couvrant les lignes 4 à 15 est une description du monument offert. Il s’agit d’une fontaine monumentale composée d’un bassin délimité par un muret fait de marbre de Paros et décoré de granite rose d’Assouan, sur lequel est disposée une colonnade abritant un ensemble statuaire (eikōn)465. Le bâtiment devait selon toute vraisemblance se situer dans les Basileia de la cité466. 460 Pap. 3. Pour l’editio princeps du P.Cairo inv. 65445, voir GUERAUD – JOUGUET (1938), p. 20. Improprement appelé « livre d’écolier », il s’agit en fait du manuel du professeur contenant du matériel pédagogique classé du plus simple au plus complexe. Sur les problèmes de compréhension que le texte pose (auteur, commanditaire, date), voir SETTIS (1965) ; BARIGAZZI (1966), p. 75-85 ; FRASER (1972), II, p. 860 n. 412 ; LAVAGNE (1988), p. 128-129 ; FERNANDEZ-DELGADO – PORDOMINGO (2010). Une traduction commentée est fournie par GOUKOWSKY (2014), p. 258-259. 461 Pap. 1. Voir supra (chap. 1, p. 23-24). 462 Pap. 3. L’édition choisie pour le texte grec est celle de C. Austin et G. Bastianini (113 A.-B.). 463 La cérémonie décrite comprenait au moins un festin (θοινάω), un moment de silence (σιγηλός) et l’usage du feu (φλέγω), peut-être pour la combustion d’offrandes. Selon I. Cazzaniga, ces éléments pourraient se comprendre comme une référence à l’aspect rituel d’une cérémonie sacrificielle, qui serait désigné par le terme geras (l. 3) : CAZZANIGA (1966), p. 491. Les destinataires de ce geras seraient les souverains vivants, mentionnés à la ligne 3 (βασιλεῖς). Mais la partie est lacunaire et pourrait avoir enregistré d’autres destinataires divins. À propos du sens de geras et de ses destinataires dans ce texte, voir RONCHI (1968), p. 57-58 ; SH 978, p. 492. 464 BARIGAZZI (1966), p. 75-76 ; GOUKOWSKY (2014), p. 260. 465 Une reconstitution du monument réalisée par M. Pfrommer est figurée en annexe C, fig. 6. 466 LAVAGNE (1988), p. 127 ; QUEYREL (2019), p. 197. Il est en effet possible que, dans l’épigramme, le terme οἴκω̣ι (l. 4) désigne les Basileia en tant que « maison » du roi. La combinaison de matériaux de qualité (marbre blanc de Paros, marbre bleuté de l’Hymette) ainsi que la présence d’une pierre polychrome fréquente dans l’art égyptien (roche d’Assouan) sont autant d’éléments qui s’inscrivent dans l’idéal artistique alexandrin, manifestant la tryphē royale et l’identité multiculturelle du royaume. Cf. LAVAGNE (1988), p. 130 et p. 135. Ces traditions architecturales correspondent d’ailleurs bien aux canons en vigueur dans l’architecture des Basileia de la cité. 87 L’ensemble statuaire érigé contre les parois rocheuses imitant une grotte représentait Arsinoé disposée au milieu et accompagnée, de part et d’autre, de Nymphes des sources467. La question de l’identité de l’Arsinoé honorée avec les Nymphes est délicate468. Arsinoé III est en effet destinataire d’un nymphée et de son eau à Itanos en Crète469. Mais Arsinoé II est également associée aux Nymphes dans plusieurs documents provenant de l’île de Chypre470. Un argument de nature textuelle plaiderait en faveur d’une identification avec Arsinoé III, puisque l’épigramme est conservée sur le même papyrus que celle qui concerne l’Homereion d’Alexandrie, dédié à Ptolémée IV. Certains chercheurs ont à ce titre évoqué l’hypothèse que les deux épigrammes constitueraient une paire. L’un honorerait, au travers de la dédicace de l’Homereion, Ptolémée IV et l’autre, son épouse Arsinoé III471. Quoi qu’il en soit, le poète construit l’association de cette Arsinoé avec les Nymphes à deux niveaux, au moins. D’une part, l’espace où ces dernières sont honorées épouse la forme d’une grotte et rappelle par ce biais le caractère champêtre du séjour des Nymphes472. D’autre part, Arsinoé reçoit dans l’épigramme la qualification σύγκληρον Νύ̣µ̣φαις, « qui partage la part d’honneur des Nymphes ». L’adjectif σύγκληρος est dérivé du substantif κλῆρος, désignant la part assignée par le sort. En relation au monde supra-humain, il évoque les compétences divines liées aux timai conférées aux dieux. Au-delà de la simple association d’Arsinoé aux Nymphes, cette séquence onomastique permet d’inscrire l’action de la reine dans les compétences de ces divinités, à savoir l’approvisionnement en eau, fondamentale pour Pour sa part, P. Goukowsky suggère, en datant la fontaine du règne de Ptolémée IV, que l’oikos désigne le temple de Bérénice Sōzousa que ce roi a fait construire sur le rivage : GOUKOWSKY (2014), p. 263. 467 L. 13-15 : (…) µέσσην δ’ ἥρµοσ̣[ε]ν Ἀρσινόην | σύγκληρον Νύ̣µ̣φαις κατὰ π̣ᾶν ἔτος. Ἀλλ’ ἐπὶ πηγὴν | τήνδε µετ’ εὐνοµίης βαίνετε, Κρηνιάδες. PAGE (1942), p. 453, imagine aux côtés de la statue de la reine Arsinoé une effigie du roi Ptolémée. C’est à ce couple que se référerait, selon lui, l’adjectif possessif ὑµετέρην à la ligne 12 : εἰκόνα δ’ ὑµετέρην. Toutefois, comme l’indique SH 978, l’adjectif semble davantage qualifier Arsinoé « sine marito » (p. 492), accompagnée par les statues des Nymphes, qui sont mentionnées aux lignes 14 et 15. 468 Pour l’identification avec Arsinoé III, voir SETTIS (1965) ; SH 978, p. 492 ; MCKENZIE (2007), p. 61 ; GORRINI (2008), p. 172-173. Pour l’identification avec Arsinoé II, voir RONCHI (1968), p. 59 ; GRIMM (1998), p. 70-72 ; 113 A.-B., p. 136. 469 IC III, iv 18 (= PHRC 015 ; Itanos, 220-209). 470 PHRC 009 (Chytroi, 270-240) : Ἀρσινόηι Φιλαδέλφωι Ναïάδι | Ἀριστοκλῆς Ἀριστοκλέους | Ἀλεξανδρεύς. Ces épithètes, couplées au mode de dénomination d’Arsinoé par l’épiclèse Philadelphos accompagnée d’autres qualificatifs, pointeraient en effet vers une origine alexandrine. Voir aussi CANEVA (2015), p. 103 n. 30. Mentionnons aussi une autre forme d’association, cette fois indirecte, entre Arsinoé et les Nymphes, particulièrement à Chypre. Comme le note récemment LORBER (2020), p. 178, certaines Nymphes honorées dans un lieu cultuel spécifique situé à Kafizin sont nommées d’après des titres cultuels qui rappellent la figure d’Arsinoé II : Adelphē et, dans un cas, Philadelphos. 471 MCKENZIE (2007), p. 61. L’hypothèse se heurte au fait que le papyrus qui conserve les épigrammes est une anthologie à usage scolaire qui puise à diverses sources et probablement à des anthologies préexistantes. De la sorte, les deux épigrammes sélectionnées par le scripteur peuvent provenir d’anthologies différentes, voire d’auteurs différents, sans entretenir une relation particulière entre elles. Toutefois, s’il est question d’une référence à Arsinoé III, une identification de l’auteur des épigrammes avec Posidippe, comme l’a évoqué A.-B., p. 136, n’est plus possible : BARIGAZZI (1966), p. 83 n. 3. Je remercie N. Carlig pour ses éclaircissements sur ce dossier. 472 LAVAGNE (1988), p. 129 ; GOUKOWSKY (2014), p. 259. À propos des Nymphes comme divinités collectives, isolées et marginales, voir LARSON (2001) ; SOURVINOU-INWOOD (2005). Sur la place des grottes dans le culte des Nymphes, voir LARSON (2001), p. 226-267. 88 la survie d’une cité473. L’espace cultuel où Arsinoé prend place, une fontaine d’où est « libéré le flux translucide de l’eau », résonne d’ailleurs parfaitement avec cette responsabilité. Ces éléments rappellent de surcroit l’importance de l’eau dans la sphère d’action des reines lagides, qui se construit à la croisée entre prérogatives liées à la navigation (eau salée) et celles liées à la purification lors du mariage des jeunes filles (eau douce), les nymphai474. À ce titre, si l’épigramme ne renseigne pas spécifiquement sur le type d’utilisation de l’eau de la fontaine, un contexte rituel nécessitant l’usage d’une eau, qui acquiert alors un caractère sacré, n’est pas à exclure475. Si l’on prend en examen le spectre d’intervention des reines lagides dans le contexte matrimonial et les pratiques cultuelles documentées pour d’autres souveraines hellénistiques, il semble d’ailleurs probable que l’eau de cette fontaine ait servi lors de rituels sacrificiels ou purificatoires à l’approche de mariages476. Notre hypothèse concorde d’ailleurs avec l’interprétation que fait D.L. Page de l’expression σύγκληρον Νύ̣µ̣φαις. Elle recouvrirait selon lui une référence à une cérémonie cultuelle, organisée une fois par an (κατὰ π̣ᾶν ἔτος)477, où Arsinoé recevait un culte conjoint avec les Nymphes478. Une fonction cultuelle de la fontaine et du groupe statuaire qu’elle abrite résonnerait d’ailleurs bien avec l’expression finale du poème µετ’ εὐνοµίης (l. 15), qui pourrait dès lors s’interpréter en relation au bon déroulement d’une cérémonie rituelle479. 2. Le gymnase Le gymnase d’Alexandrie était, aux dires de Strabon, l’un des plus beaux endroits de la cité480. À l’époque hellénistique, le gymnase est avant tout un lieu de sociabilité. Il assure à ce titre la visibilité des bienfaiteurs liés à la sphère royale qui y manifestent leur évergétisme. 473 La présence d’une source est une condition nécessaire pour rendre une cité habitable : PAUS., X, 4, 1. Voir GOUKOWSKY (2014), p. 259 et p. 263, à propos de l’utilisation de cette fontaine comme source d’eau potable, située à proximité du rivage afin d’« étancher la soif des gens de mer et des promeneurs » (p. 263). 474 CHANIOTIS (2003), p. 441 ; CANEVA (2015), p. 103 ; CANEVA (2020b), p. 23 n. 7. Dans l’Ektheōsis Arsinoēs, Arsinoé II, emportée au ciel par les Dioscures, est qualifiée de nymphē (fr. 228 Pf.). Voir RONCHI (1968), p. 59, en faveur d’une identification de l’Arsinoé du nymphée avec Arsinoé II sur base de ce témoignage. 475 Une double utilisation de l’eau, en contexte rituel ou non, n’est pas impossible, puisqu’on connaît des normes rituelles interdisant l’utilisation de l’eau précisément dans ces deux contextes. Voir I.Priene 377, avec KAH (2012). À propos d’interdits concernant l’utilisation profane de l’eau d’un sanctuaire, voir BRULE (2012), p. 194. 476 À Téos, la reine Laodice est destinataire d’une fontaine nommée d’après son nom, où se déroulaient des cérémonies nuptiales. Cf. SEG 41.1003, l. 70-82, avec CHANIOTIS (2003), p. 441 ; CANEVA (2014b), p. 43-44. 477 L’expression κατὰ π̣ᾶν ἔτος est ambiguë, puisqu’elle peut assumer un sens ponctuel (« chaque année ») mais aussi un sens duratif, équivalent à un accusatif de durée sans préposition (« durant toute l’année »). Étayant ce dernier sens, A. Barigazzi comprend la sententia finale de l’épigramme dans un sens symbolique et imagé et non pas en référence à une cérémonie rituelle. Le poète décrit, selon ce dernier, une procession imaginaire de Nymphes venant rendre hommage à Arsinoé et à la beauté de cette fontaine : BARIGAZZI (1966), p. 81-82. RONCHI (1968), p. 60, pour sa part, évoque une possible identification de cette cérémonie annuelle avec les Arsinoeia, célébrées une fois par an. Or, cette dernière explication impose que l’identification avec Arsinoé II soit certaine. 478 PAGE (1942), p. 453. L’hypothèse est reprise par GOUKOWSKY (2014), p. 260. 479 CAZZANIGA (1966), p. 488. L’expression finale µετ’ εὐνοµίης assumerait un sens similaire au rite latin. 480 STRAB., XVII, 1, 10. Sur le gymnase d’Alexandrie, voir BERNAND (1966), p. 141-145 ; BURKHALTER (1992), spécifiquement sur ses aspects politiques et administratifs ; COHEN (2006), p. 375. On renverra à CURTY (2015), pour la place du gymnase dans le monde grec. 89 Pour la même raison, le gymnase est un important vecteur de diffusion du culte royal et devait probablement accueillir diverses manifestations destinées à honorer le souverain, comme des autels temporaires, des statues ou des offrandes481. C’était aussi un environnement privilégié pour l’organisation publique de cérémonies honorant le souverain ou mises en scène par ce dernier : c’est dans celui d’Alexandrie qu’eut lieu la cérémonie célébrée par Marc-Antoine en l’honneur de Cléopâtre et de leurs enfants, connue sous le nom des « Donations d’Alexandrie »482. De plus, au vu du rôle majeur assumé par le gymnase dans l’éducation de la jeunesse, l’intégration du culte royal au sein de cette institution permettait de sensibiliser cette partie de la population, dès son plus jeune âge, à la pratique du culte royal. Deux exemples sont particulièrement éloquents. D’abord, la participation d’éphèbes est attestée lors de la procession alexandrine pour Arsinoé Philadelphos483. Par ailleurs, l’implication de neaniskoi, sans doute liés aux institutions agonistiques, est documentée lors de la parade militaire clôturant les Ptolemaia organisés en l’honneur de Ptolémée II484. C’est dans ce contexte que nous avons évoqué, au sein du corpus alexandrin, l’hypothèse qu’une dédicace à Adonis, aux Dioscures et à Ptolémée Sōtēr (inscr. 11) établissait une association divine particulièrement liée à la sphère de la jeunesse et aurait à ce titre trouvé sa place dans un gymnase de la cité485. Une inscription fragmentaire (inscr. 30) offre un autre témoignage des contacts entre le culte royal et le gymnase dans la capitale lagide486. Le texte enregistre la dédicace des gradins d’un gymnase 487 , offerte au nom de Ptolémée VI et Cléopâtre II par Diotélès, un magistrat responsable de l’organisation de compétitions agonistiques. Si les noms des divinités sont perdus en lacune, la plupart des savants sont d’avis d’identifier ces dernières avec Hermès et Héraklès, les divinités tutélaires du gymnase488. L’acte dédicatoire d’un haut fonctionnaire dans le gymnase, un lieu fréquenté par l’élite de la capitale, assumait un caractère ostentatoire face à la communauté dans laquelle le 481 PAGANINI (2020), p. 145. À propos de la pratique du culte royal au sein du gymnase, voir CHANIOTIS (2003), p. 442 ; PFEIFFER (2008a), p. 74-75 ; PAGANINI (2020), p. 127-132 ; CANEVA (2021b). La nature proprement cultuelle des honneurs rendus aux souverains dans le gymnase est une question délicate, car l’organisation des espaces sacrés réservés au roi au sein du gymnase est mal connue. 482 PLUT., Vit. Ant., 54, 6. Dion Cassius ne situe pas l’épisode dans le gymnase mais bien dans l’ekklesia (DIO CASS., XLIX, 41, 1-3). Cf. infra (p. 114 et n. 632). 483 Pap. 2, l. 10-11, avec CANEVA (2021b), p. 24. 484 La documentation papyrologique enregistre des groupes de neaniskoi qui se rendaient à Alexandrie pour participer à ces fêtes : LEGRAS (1999), p. 196-199. De plus, une procession de neaniskoi du gymnase a également accueilli Ptolémée III à Antioche en 246 (W.Chrest. 1 [=FGrH 160], cl. III, 22). Cf. CANEVA (2021b), p. 24. 485 Cf. supra (p. 53-55). 486 Inscr. 30 (163-145) : [Ὑπὲρ βασιλέως Πτολεµαίου] | [κα]ὶ̣ βασιλίσση[ς Κλεοπάτρας] | vac. Θεῶν Φιλ̣[οµητόρων] | vac. καὶ τῶν τ[έκνων αὐτῶν] | Διοτέλης Μενε̣[- - ca 10-13 - -] | τὰ βάθρα τοῦ γ̣[υµνασίου - -ca 3 - -] | ἀγωνοθετήσ[ας Ἑρµεῖ Ἡρακλεῖ]. 487 Le substantif βάθρον désigne, au théâtre ou au gymnase, l’endroit situé entre les espaces plats et les toits, c’està-dire les gradins généralement occupés par la foule. Sur le sens du mot, voir GOUKOWSKY (2014), p. 184 n. 50. 488 Les inscriptions égyptiennes où apparaissent ces dieux en contexte agonistique sont listées par FRASER (1972), II, p. 353 n. 149. Sur le rôle d’Hermès et d’Héraclès au gymnase, voir CURTY (2015), p. 249-260. 90 magistrat entreprenait sa démarche évergétique. Mais le lieu de son offrande s’explique plus précisément en regard de sa fonction d’agonothète, puisque le gymnase était le lieu par excellence des concours agonistiques, auxquels Diotélès était préposé489. De surcroit, l’attitude favorable de Ptolémée VI et Cléopâtre II envers les complexes agonistiques, attestée par ailleurs, aura davantage encore motivé, tant le choix de ce lieu au cœur de la politique royale, que l’inclusion des rois par le biais de la préposition hyper dans l’initiative du dédicant490. Le choix syntaxique du syntagme en hyper semble privilégié à l’usage du datif dans les dédicaces des gymnases en Égypte, où de très rares mentions du souverain comme destinataire direct nous sont parvenues. Par contre, le souverain partage bien en contexte gymnasial les honneurs divins, alors mentionné au datif, aux côtés d’Hermès et d’Héraklès, mais dans d’autres régions de l’empire ptolémaïque491. Les témoignages des pratiques cultuelles au sein du gymnase vont également dans ce sens, puisque les rites du gymnase étaient davantage accomplis en faveur du roi et non adressés directement à lui492. Ces constats doivent toutefois être relativisés en convoquant le facteur chronologique. En effet, le recours au syntagme en hyper est, de manière générale, représentatif d’un changement dans l’habitus épigraphique en Égypte à partir du milieu du II e siècle, où les dédicaces en hyper suivi du génitif deviennent 493 prédominantes . Remarquons enfin la présence de la reine Cléopâtre II dans la dédicace. Comme A. Bielman Sanchez et G. Lenzo l’ont montré, en mentionnant Cléopâtre II aux côtés de Ptolémée VI dans un contexte qui est proprement l’apanage du domaine masculin, la dédicace reflèterait le rôle politique prégnant octroyé à la reine494. Si le caractère figé de ce type de formulation tendrait à banaliser sa mention, le fait que la reine n’est pas systématiquement 489 Le participe aoriste ἀγωνοθετήσ[ας] semble indiquer que le magistrat offre la dédicace à sa sortie de charge. BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 72-74 et p. 135. La présente inscription fournit le premier témoignage de la charge d’agonothète à Alexandrie. Si on ne peut exclure qu’il s’agisse d’un hasard de la documentation, l’intérêt du couple royal dans le développement des gymnases pointerait vers une innovation datant de leur règne : BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 73. 491 FRASER (1972), II, p. 353 n. 149. Les dédicaces en hyper + le souverain offertes au sein des gymnases sont listées par PAGANINI (2020), p. 131 n. 22. À propos des dédicaces où le roi est honoré au datif aux côtés d’Hermès et d’Héraklès hors d’Égypte, voir IG XII,6 179 (Samos ; ca 200) ; SEG 43.1215 (Chytroi ; 175-170) et les cas mentionnés par CANEVA (2021b), p. 7-8. Un papyrus (P.Enteux. 8, l. 3-4 ; Krokodilopolis, 221), attestant la dédicace d’un gymnase égyptien au seul roi mentionné au datif, constitue sur ce point une exception : PAGANINI (2020), p. 129. Il faut enfin dire un mot du cas complexe de l’I.Louvre 3. Il s’agit d’une inscription du nome Pharbaïthite enregistrant la dédicace d’un édifice appelé Ptolemaion, que l’on a tendance à comprendre comme un espace situé dans le gymnase. Toutefois, les interprétations de cette structure divergent : il pourrait s’agir d’un édifice lié au gymnase établi par le souverain ou, plus probablement, d’un lieu destiné à honorer le roi, à l’instar d’une chapelle du culte royal : BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 135 ; CANEVA (2021b), p. 19-20. Contra PAGANINI (2020), p. 128, qui réfute le rapport entre ce Ptolemaion et le gymnase. 492 I.Prose 40, l. 7-8 (Kôm Toukala, 67-64) : ὅπως γυµνάσιον ποιήσαντες καὶ οἶκον ἄγω|µεν τὰς ὑπὲρ τῶν βασιλέων θυσίας. Cf. PAGANINI (2020), p. 132. 493 CANEVA (2020c), p. 238-239. Ce constat ne signifie pas que les dédicaces au datif disparaissent à partir du IIe siècle, mais qu’elles apparaissent, en tout cas en Égypte, localement circonscrites à la Thébaïde. Cf. supra (p. 51). 494 BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 72-73 et p. 135. 490 91 mentionnée dans les dédicaces du gymnase invite à prendre en compte sa mention dans la présente inscription495. Dans ce sens, la comparaison avec d’autres documents confirme le rôle actif de Cléopâtre II dans les activités agonistiques, qui constituaient pour la reine un moyen stratégique d’affirmer sa position face à son conjoint de l’époque, Ptolémée VI496. Enfin, Philon rapporte qu’une statue en l’honneur d’une Cléopâtre qui serait « l’arrière-grand-mère de la dernière » (i.e. Cléopâtre III), aurait été dédiée dans un gymnase d’Alexandrie497. Ce passage témoigne en somme de la continuité des honneurs royaux au sein du gymnase alexandrin. 3. La synagogue L’exemple du gymnase a bien montré comment les modalités d’implantation du culte royal, particulièrement dans un espace public et partagé, sont conditionnées par le facteur local et culturel. Prenons un dernier exemple. Une inscription fragmentaire, datée de 37 av. J.-C. (inscr. 33), enregistre la dédicace d’une synagogue alexandrine498. L’édifice est désigné par le terme grec προσευχή499. La place du souverain dans le formulaire enregistré dans le document appelle deux constats. D’abord, la mention du couple royal par le biais d’un hyper offre aux Juifs l’occasion d’exprimer leur loyauté envers les Ptolémées, en s’inscrivant en continuité de l’habitus épigraphique de l’Égypte500. Par ce biais, la troisième plus grande communauté ethnique d’Alexandrie affichait visuellement l’approbation officielle des souverains quant à l’érection d’un lieu de prière destiné à son culte dans la capitale lagide501. La caution ainsi apportée au développement du judaïsme témoigne de l’ouverture, certainement motivée par des considérations politiques, dont le régime lagide fait preuve en matière religieuse502. En effet, 495 BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 72-73 et n. 116. Cf. une base de statue (SEG 55.1847 ; Égypte ?, 152/1), qui ne mentionne que Ptolémée VI en contexte gymnasial. Le prestige des reines dans le domaine agonistique ne date toutefois pas de Cléopâtre II mais remonte au IIIe siècle, où les victoires royales – particulièrement celles des reines – constituent un topos littéraire de la poésie épigrammatique : CRISCUOLO (2003) ; THOMPSON (2005). Dans la même perspective, au IIe siècle, une inscription de Palaipaphos mentionne un gymnasiarque qui exerçait également la prêtrise d’Arsinoé : CANEVA (2020e), p. 311-312. 496 Cléopâtre figure en 162/1 sur une liste de vainqueurs aux concours Panathénaïques (SEG 41.115, col. III, l. 22). À propos de l’émancipation de Cléopâtre II face à Ptolémée VI, puis Ptolémée VIII, voir la remarquable synthèse de BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015). 497 PHILO, Leg., 135-136 : καὶ τοσοῦτον ἦν τὸ τάχος καὶ τὸ σύντονον τῆς σπουδῆς, ὥστε οὐκ ἔχοντες ἐν ἑτοίµῳ καινὸν τέθριππον ἐκ τοῦ γυµνασίου παλαιότατον <ἐκόµιζον> ἰοῦ γέµον, ἠκρωτηριασµένον ὦτα καὶ οὐρὰς καὶ βάσεις καὶ ἕτερα οὐκ ὀλίγα, ὡς δέ φασί τινες καὶ ὑπὲρ γυναικὸς ἀνατεθὲν τῆς ἀρχαίας Κλεοπάτρας, ἥτις ἦν προµάµµη τῆς τελευταίας. 498 Inscr. 33 : [Ὑπὲρ] β̣α̣σ̣[ιλίσ]|[ση]ς̣ καὶ β[ασι]|[λ]έως̣ θεῶ[ι µε]|γάλωι ἐ[πηκό]|ωι Ἄλυπ̣[ος τὴν] | προσε[υχὴν] | ἐπόει.| (ἔτους) ιεʹ Με[χεὶρ - - -]. À propos du calcul de la date de cette inscription, voir CPI, p. 82. 499 Le grec προσευχή désigne d’abord une prière, puis en vient à signifier le lieu où l’on prie (οἶκος προσευχῆς). Le terme est courant pour désigner une synagogue dans les documents d’Égypte. Cf. LSJ, s.v. « προσευχή ». 500 PFEIFFER (2008a), p. 32 ; PFEIFFER (2020a), p. 87. 501 BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 143. 502 À propos des Juifs en Égypte, voir MELEZE-MODRZEJEWSKI (1991) ; HÖLBL (2001), p. 189-190. 92 dès le règne de Ptolémée III, on voit apparaître la dédicace de plusieurs synagogues503. Par la suite, Ptolémée VI et Cléopâtre II jouent un rôle actif dans les querelles politiques opposant les Grands prêtres de Jérusalem504. Cléopâtre VII manifestera de manière similaire une attitude positive envers la population juive505. C’est sous son règne que la présente dédicace est offerte. Par ailleurs, le choix du syntagme en hyper pour évoquer le souverain en contexte monothéiste est significatif. La fonction de bénéficiaire assumée de la sorte par le souverain n’implique en rien la reconnaissance par le dédicant d’un quelconque statut supra-humain, qui serait incompatible avec le caractère exclusif du dieu des Juifs506. Les autres exemples de dédicaces de synagogues montrent d’ailleurs qu’il est habituel chez les Juifs d’omettre les titres formulaires lagides. En effet, l’emploi particulier du terme Theos au cœur des titres dynastiques des souverains aurait pu poser un problème théologique (ex. : Theoi Adelphoi). D’ailleurs, l’omission dans ce type précis de document est volontaire, puisque d’autres témoignages montrent que les titres dynastiques ne leur étaient pas inconnus507. Au terme de l’étude de ces trois édifices, on observe que, dans un univers culturel aussi complexe que celui d’Alexandrie, la figure du souverain tirait avantage de la multitude de formes que ses honneurs épousaient. La flexibilité du culte royal et la pluralité de ses manifestations cultuelles et honorifiques, capables de coexister les unes avec les autres, lui permettaient de s’ajuster à l’univers culturel ou religieux des dédicants. Cette capacité d’adaptation permettait en outre d’assurer la bonne diffusion de sa pratique. 503 I.Musée d’Alexandrie 11 (Schédia ; 243/2-221) ; OGIS I 96 (Athribis ; 205-180) ; SB I 5862 (Abu el-Matamir ; 143-117) ; SB IV 7454 (Nitriai ; 143-117). Une seconde dédicace alexandrine proviendrait du quartier d’Hâdra, mais l’état fort fragmentaire de l’inscription a motivé son exclusion du corpus (I.Musée d’Alexandrie 116 ; IIIe s.). 504 HÖLBL (2001), p. 189-191 et p. 198 ; BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 70-71 et p. 142-145. On mentionnera notamment le soutien du couple royal envers Onias IV (JOSEPH., AJ, XIII, 62-73). Descendant d’une famille de Grands prêtres du Temple, Onias est exilé dans le Delta à la suite de la révolte des Maccabées. La tolérance religieuse du couple royal s’explique en réaction aux persécutions menées par les Séleucides, mais aussi à la volonté d’établir un bastion juif dans le Delta afin de contrer d’éventuelles incursions venant du ProcheOrient. Sur cet épisode, voir CAPPONI (2007), p. 61-110 ; CAPPONI (2017), p. 349-353. 505 Cléopâtre et Césarion avaient renouvelé le droit d’asile pour des synagogues, autrefois accordé par un Ptolémée Euergetēs (III ou VIII ?) : BINGEN (1982), p. 16 ; HÖLBL (2001), p. 284-285. À propos de la politique religieuse de Cléopâtre à cet égard, voir GOUDCHAUX (2001), p. 137, invitant à nuancer le profil négatif de la reine dessiné dans l’œuvre de Flavius Josèphe. 506 CANEVA (2016a), p. 143 ; PAGANINI (2020), p. 129-130. Cette différence de statut qu’implique le syntagme en hyper est soulignée par Philon (Leg., 357), qui rapporte que Caligula se plaignait que les Juifs ne sacrifiaient que « pour lui » et non pas à lui : τεθύκατε, ἀλλ’ἑτέρῳ, κἂν ὑπὲρ ἐµοῦ. Cf. PFEIFFER (2020a), p. 87-88. 507 BIELMAN SANCHEZ – LENZO (2015), p. 108 n. 153 et p. 142 ; SAVVOPOULOS (2020), p. 91 n. 51. Voir par exemple le formulaire enregistré dans un document légal émanant d’un Juif, le P.Tebt. III 817 (Krokodilopolis ; 182). L’utilisation de l’épithète Theos dans la titulature royale semble dépendre du contexte et du caractère du document qui enregistre le formulaire. Si l’épiclèse Theos dans un document de nature proprement religieuse, comme une dédicace, peut poser problème au dédicant, l’épiclèse perd toute implication cultuelle lorsqu’elle est utilisée dans un contexte purement administratif, comme le papyrus documentaire cité supra. Dans ce type de document, son emploi est requis par un impératif de datation, donnée par l’énonciation de la prêtrise éponyme et des titres dynastiques des souverains. À propos des modes de création du protocole royal dans les centres dynastiques d’Alexandrie, transmis ensuite aux bureaux locaux de scribes, voir UGGETTI (2020). 93 C. Les espaces royaux 1. L’organisation de l’espace à Alexandrie : les Basileia Loin d’entreprendre une étude sur la topographie des quartiers royaux (Basileia) de la capitale, nous souhaitons attirer l’attention sur la manière dont se déploie la relation entre espaces urbains et pouvoir monarchique. Alexandrie constitue à ce titre un cas exemplaire dans le monde lagide, puisqu’elle est à la fois le siège politique et le lieu de résidence permanent du pouvoir royal508. Les quartiers royaux d’Alexandrie sont particulièrement étendus et couvraient, à l’époque de Strabon, un quart ou un tiers de la ville509. Au sein de ces quartiers se situaient les édifices religieux les plus importants de la cité. Comme on l’a vu, les sanctuaires émanant d’initiatives royales et destinés au seul souverain sont pour la plupart érigés dans les Basileia de la cité510. De la sorte, ils permettent la transposition dans le paysage cultuel alexandrin d’un discours de pouvoir instauré par la sphère royale 511 . Les édifices des Basileia n’étaient toutefois pas exclusivement limités au domaine religieux. Ces quartiers comprenaient également des institutions prépondérantes dans la vie civique, comme un théâtre, un gymnase, une palestre ou un stade512. Une caractéristique des espaces royaux transparait au travers de cette brève présentation : la cohabitation des espaces religieux, royaux et civiques permet de refléter symboliquement le rôle et l’implication du monarque dans la vie quotidienne des Alexandrins et matérialise de la sorte son pouvoir au sein de la société513. Cependant, diverses stratégies sont également mises en place sur le plan topographique et architectural pour limiter l’accessibilité de la figure monarchique et accentuer le caractère éloigné, inaccessible et mystérieux de la fonction royale514. Les quartiers résidentiels du roi sont en effet situés dans une partie retirée et plus élevée des Basileia, qui s’étend sur le Cap 508 Pour une étude des édifices formant les Basileia d’Alexandrie, voir FRASER (1972), I, p. 14-32 ; GRIMM (1998), p. 38-40 ; STROOTMAN (2007a), p. 78-80 ; MORGAN (2017), p. 46-61. Sur le rôle des Basileia dans la création de l’image monarchique, voir STROOTMAN (2007a) ; STROOTMAN (2014a) ; GOUKOWSKY (2014), p. 173263 ; MORGAN (2017) ; STROOTMAN – WILLIAMSON (2020). 509 STRAB., XVII, 1, 8. Voir la situation géographique des Basileia sur le plan d’Alexandrie en annexe B, 1. 510 Tels sont le Sèma, le Kaisareion ou l’Arsinoeion. Les Basileia accueillent également le Musée, la Bibliothèque, le Tychaion, un temple à Poséidon (STRAB., XVII, 1, 9) ainsi que le Thesmophorion (pap. 2, l. 5 ; POLYB., XV, 29, 8). Cf. GRIMM (1998), p. 38 ; COHEN (2006), p. 355-359 et p. 379-381. Nous avons également proposé de situer dans cette partie de la ville un temple destiné au culte de tous les dieux, qui aurait abrité l’autel de Mazarita et auquel pourrait se rapporter l’inscr. 23 offerte à Hestia Pantheos, à Ptolémée III et à Bérénice II. 511 Cf. supra, chapitre 1. 512 STRAB., XVII, 1, 9-10 ; POLYB., XV, 30. Sur le rôle des espaces civiques dans les Basileia des cités, voir NIELSEN (1996), p. 210 ; STROOTMAN – WILLIAMSON (2020), p. 117. 513 MORGAN (2017), p. 31 et p. 35 ; STROOTMAN – WILLIAMSON (2020), p. 122. On rappellera l’exemple frappant de la création du Musée et de la Bibliothèque sur initiative royale, afin de renforcer la position de la cité et, par la même occasion, de son roi, dans le domaine des arts et des Belles-lettres. Cf. STROOTMAN (2016) et p. 37-40, concernant le Musée d’Alexandrie. 514 PETROVIC (2017), p. 147 ; STROOTMAN – WILLIAMSON (2020), p. 116-118. 94 Lochias515. Ainsi, la position élevée et dominante du roi renforce la différence de statut entre ce dernier et les hommes516. De plus, elle marque également l’appropriation royale d’une position traditionnellement réservée aux divinités protectrices de la cité 517 . Ces deux constats permettent d’exprimer la protection que le souverain doit dispenser à la cité qu’il domine. Les quartiers résidentiels du souverain, dénommés Basileia intérieurs, sont séparés du reste de la ville par une porte monumentale (pylōn)518. Cette porte représente en quelque sorte la jonction entre les espaces royaux ouverts au public et ceux réservés spécifiquement au pouvoir royal, qui apparaît de la sorte comme séparé et difficile d’accès. C’est d’ailleurs par cette porte que le roi reçoit le peuple, de manière occasionnelle, lors d’audiences519. En effet, les palais royaux ne sont ouverts au public qu’à certaines occasions spécifiques, notamment lors de fêtes ou de célébrations, où le roi se laisse apercevoir pour une période limitée. Ces moments sont mis à profit par le souverain pour montrer les richesses et les merveilles innombrables qu’abritaient son palais et ses jardins. Par ce biais, le roi construit lui-même sa représentation comme maitre du monde et de toutes ses ressources520. De la sorte, cette accessibilité temporaire de la figure royale et le dévoilement public de sa tryphē en de telles occasions ont pour but de jouer sur les émotions des spectateurs alexandrins afin de construire une équivalence entre les apparitions royales et les épiphanies divines521. 2. Le Thalamēgos de Ptolémée IV Parmi les espaces urbains destinés à souligner la proximité de la famille royale avec la sphère des dieux, la somptueuse barque de cérémonie, nommée Thalamēgos dans la 515 STRAB., XVII, 1, 8-9. STROOTMAN – WILLIAMSON (2020), p. 122. La comparaison avec les palaces d’autres monarchies hellénistiques montre que la position topographique particulière des palais est une caractéristique récurrente dans l’établissement de lieux résidentiels pour les rois. Les Basileia des cités sont tantôt érigés sur des élévations comme des promontoires ou des péninsules (Aigai, Pergame, Alexandrie) ou dans des lieux reculés, comme des îles (Césarée, Antioche, Syracuse) : STROOTMAN (2007a), p. 89-90. 517 STROOTMAN (2007a), p. 90. Les rois assument dès lors une fonction conférée aux divinités poliades, qui sont avant tout des dieux honorés sur une position prédominante au sein de la cité, comme une acropole, et qui, dès lors, jouent le rôle de bouclier protecteur de la ville : BONNET – PIRENNE-DELFORGE (2014), p. 205-214. 518 Cette porte est mentionnée chez Polybe (XV, 31, 2-3). Sur le rôle symbolique de cette entrée, voir MORGAN (2017), p. 46-47 ; STROOTMAN – WILLIAMSON (2020), p. 118. 519 POLYB., XV, 31, 2-3 : τὸν χρηµατιστικὸν πυλῶνα τῶν βασιλείων. 520 Ptolémée II disposait dans ses palais royaux d’une collection d’animaux exotiques, à propos de laquelle Agatharchide (apud PHOT., Bibl., 441b), nous dit que « les êtres que la nature a divisés, lui [ = Ptolémée] les réunit délibérément dans un unique lieu d’habitation ». Cette collection servira sans doute de modèle pour le parc zoologique construit par Ptolémée VIII au sein des Basileia (ATH., XIV, 654 B-D = FGrH 234 F 2). Sur la construction symbolique de l’universalisme des Ptolémées, cf. CANEVA (2014a), p. 64-67 ; STROOTMAN (2014b). 521 PETROVIC (2017), p. 147. Dans l’Idylle XV de Théocrite, l’étonnement et l’admiration manifestés par Praxinoa et Gorgo lorsqu’elles entrent au sein des palais pour assister à la célébration des Adōnia sont des éléments révélateurs de la perception que les sujets se faisaient des merveilles royales : THEOC., Id., XV, v. 44-77, avec CANEVA (2014a), p. 68-69. 516 95 description qu’en fait Callixène de Rhodes, mérite une attention particulière522. Construit sur l’ordre de Ptolémée IV, le bateau était équipé de toutes les infrastructures nécessaires pour accueillir le roi et sa cour : des sanctuaires, des salles de réception et de diner, des espaces résidentiels et des lieux de loisirs523. C’est d’une certaine manière l’ensemble des Basileia qui était rassemblé en un seul lieu. Ce type de navire s’inscrit dans une tradition partagée par les successeurs d’Alexandre, qui disposaient au sein de leur flotte d’au moins un bateau d’apparat destiné à symboliser la présence royale lors de batailles navales. Toutefois, la construction du Thalamēgos innove dans ses dimensions excessives, qui l’empêchaient de prendre la mer524. Son utilisation se limitait donc à des cérémonies d’apparat pour naviguer sur le Nil lors d’occasions particulières525. Si le Thalamēgos assume ainsi une fonction symbolique, car il manifeste la tryphē et la puissance du pouvoir royal526, on peut lui attribuer une seconde fonction. On qualifiera cette dernière de « diplomatique », car elle permet d’affirmer la position dominante des souverains lagides, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur royaume527. En effet, dans la continuité des pratiques pharaoniques, le Thalamēgos symbolise l’unification de l’Égypte, car il parcourt le Nil de part en part. Par ailleurs, le navire matérialise tout autant les volontés impérialistes ptolémaïques, particulièrement lorsqu’il est stationné à Alexandrie, qui par sa situation géographique connecte symboliquement l’Égypte à toute la Méditerranée. L’organisation des différentes pièces du navire associe, les uns à la suite des autres, les espaces dédiés aux rois et à sa cour à proximité d’autres lieux destinés aux divinités528. Ainsi sur le pont supérieur, à une salle de banquet succède un temple (naos) en forme de tholos consacré à Aphrodite, qui abritait une statue de la déesse529. Callixène mentionne à la suite du naos un autre espace entouré d’un péristyle comprenant treize lits. L’auteur qualifie la pièce d’oikos Bakchikos, une salle dédiée à Bacchus. La partie droite de la salle comprenait une 522 La description de Callixène est conservée par Athénée (V, 204 E-206 D) et date vraisemblablement du milieu du IIe siècle avant J.-C. À propos de la datation de Callixène, voir CANEVA (2016b), p. 88 n. 18. L’édition retenue pour le texte est celle d’OLSON (2006), aux éditions Loeb. 523 Une reproduction de la façade de l’édifice ainsi qu’un plan de la disposition intérieure des pièces figurent en annexe C, fig. 7 (reconstitution de la façade) et fig. 8 (plan du complexe). 524 Le navire est décrit par Callixène comme un « ποτάµιον πλοῖον » (ATH., V, 204 E). Sur base de la description de l’auteur, les chercheurs ont estimé les dimensions du navire à 105 m. de long sur 15 m. de large, pour 21 m. de haut : THOMPSON (2013), p. 189-190. 525 STROOTMAN (2007a), p. 87, évoque l’hypothèse de visites annuelles de temples afin d’y pratiquer des sacrifices. 526 Les dimensions exagérées et le caractère exceptionnel de l’édifice montrent un autre exemple, dans l’autoreprésentation du pouvoir royal, du recours à l’élément du thaumaston et à l’expérience émotionnelle qu’il suscite sur les sujets. Voir, sur ce point, CANEVA (2014a). 527 STROOTMAN (2007a), p. 87 ; THOMPSON (2013), p. 186. 528 THOMPSON (2013), p. 190. 529 ATH., V, 205 D-E : πλησίον αὐτοῦ ναὸς Ἀφροδίτης θολοειδής, ἐν ᾧ µαρµάρινον ἄγαλµα τῆς θεοῦ. On trouvera une reconstruction du temple d’Aphrodite et de sa statue en ronde-bosse, réalisée par M. Pfrommer, chez GRIMM (1998), p. 3. 96 grotte artificielle (ἄντρον) décorée de pierres précieuses et d’or, où étaient disposées des « statues-portraits » (ἀγάλµατα εἰκονικά) en marbre translucide, à l’image de la famille royale (συγγένεια) 530. C’est sur le vocabulaire spécifique qui décrit l’organisation de cette pièce ainsi que les implications qu’il engage que nous souhaitons brièvement nous arrêter531. Au sein du navire, un certain nombre d’éléments rappelle d’emblée l’exploitation de la figure de Dionysos dans l’idéologie ptolémaïque : la salle dédiée à Bacchus et la décoration qui la rend « appropriée au caractère du dieu », la création d’un antre ainsi que l’installation de structures théâtrales, ailleurs sur le bateau532. À ce titre, si la relation unissant Dionysos et le théâtre est évidente, l’antre évoque elle aussi le caractère liminal, mystérieux et sauvage du dieu et de ses lieux de culte533. La reproduction de la grotte, où Dionysos avait été caché enfant, était d’ailleurs un élément important de la procession de Ptolémée II à Alexandrie534. Le caractère dionysiaque du navire s’explique d’autant plus par la promotion particulière du dieu sous Ptolémée IV535. En outre, le choix de dédier un sanctuaire à Aphrodite à proximité d’espaces liés à Dionysos préfigure la configuration divine qui sera promue par les souverains durant les IIe et Ier siècles comme modèle du couple royal. Dans l’organisation architecturale et iconographique du Thalamēgos, on détecte également un second élément intimement lié à l’idéologie lagide : la construction de la continuité dynastique. Ce motif transparait dans l’organisation des espaces dédiés à Dionysos, où sont érigées des effigies de la famille royale, qualifiées dans le passage de « statuesportraits ». Or, ce passage est ambigu et pose le problème du sens exact de l’expression. En effet, l’expression ἀγάλµατα εἰκονικά procède à la juxtaposition de deux substantifs auxquels on associe traditionnellement des fonctions et des implications différentes. Le terme d’agalma évoque une référence à la nature divine de statues de taille plus ou moins humaine, tandis que celui d’eikōn oriente vers la ressemblance et donc vers le portrait 536 . Dès lors, l’habile 530 ATH., V, 206 E-F : προάγοντι δὲ ἐπὶ τὴν πρῷραν οἶκος ὑπέκειτο Βακχικὸς τρισκαιδεκάκλινος περίπτερος, ἐπίχρυσον ἔχων τὸ γεῖσον ἕως τοῦ περιτρέχοντoς ἐπιστυλίου: στέγη δὲ τῆς τοῦ θεοῦ διαθέσεως οἰκεία, ἐν δὲ τούτῳ κατὰ µὲν τὴν δεξιὰν πλευρὰν ἄντρον κατεσκεύαστο, οὗ χρῶµα µὲν ἦν ἔχον τὴν πετροποιίαν ἐκ λίθων ἀληθινῶν καὶ χρυσοῦ δεδηµιουργηµένην ἵδρυτο δ ̓ ἐν αὐτῷ τῆς τῶν βασιλέων συγγενείας ἀγάλµατα εἰκονικὰ λίθου λυχνέως. 531 Les traductions proposées sont inspirées de la traduction anglaise d’OLSON (2006) et de celle proposée, en français, par ÉTIENNE (2015), p. 280. 532 La structure similaire à un théâtre est décrite peu avant dans l’extrait comme un προσκήνιον (…) κατάστεγον ὄν (ATH., V, 205 A). Sur les configurations publiques de Dionysos et l’exploitation de son image dans l’idéologie hellénistique, voir CANEVA (2016d), avec références antérieures. 533 JACCOTTET (2003), p. 150-162 ; SCARPI (2007), p. 602-603 ; JACCOTTET (2011). Marc-Antoine crée également une structure imitant un antre dionysiaque à Athènes, afin d’évoquer, lorsqu’il y accueillait des banquets ou des cérémonies, son statut de Neos Dionysos (Socratès de Rhodes, FGrH 192 F 2 = ATH., IV, 148 B-C). Le motif architectural de la grotte se retrouve également dans la construction du nymphée pour Arsinoé (pap. 3). 534 ATH., V, 200 B-C, avec RICE (1983), p. 80-83 ; CANEVA (2016b), p. 106-107. 535 Cf. supra (p. 82 n. 429). 536 BETTINETTI (2001), p. 25-63 ; PIRENNE-DELFORGE (2014), p. 31. 97 composition à laquelle se livre Callixène semble trahir, sur le plan iconographique, le processus de divinisation des figures ainsi représentées en statuaire537. L’identité exacte des personnages que ces statues représentaient, désignés par le terme συγγένεια, est d’autant plus difficile à déterminer. Le substantif ne se limite pas à des relations de parentés538. C’est pourquoi G. Grimm et S. Pfeiffer voient derrière ce terme un groupe statuaire représentant les ancêtres de la famille royale, les ancêtres « historiques », c’est-à-dire les trois couples ptolémaïques précédents, auxquels s’ajoutent les ancêtres « mythiques » revendiqués par la dynastie, comme Héraklès, Zeus et Dionysos539. Cette hypothèse trouve un écho dans les séries de groupes statuaires représentant les ancêtres de la dynastie, qui apparaissent sous Ptolémée IV. Comme ils permettent d’accentuer visuellement le motif de la continuité familiale du pouvoir royal, ces ensembles iconographiques cadrent avec les aspirations dynastiques du souverain, qui désire asseoir son pouvoir sur la légitimité qu’il tire de ses ancêtres540. L’organisation architecturale et iconographique du Thalamēgos permet en somme d’associer visuellement anciennes et nouvelles puissances divines, afin de construire un nouvel ensemble de figures, idéologiquement chargé et propre à la royauté lagide. D. Conclusion Tout au long de ce chapitre, il est apparu que l’ancrage topique caractérisait foncièrement le profil religieux des souverains. L’articulation à l’échelle locale des manifestations cultuelles et honorifiques envers le roi reflète sur ce point l’omniprésence de sa figure dans la cité, de ses plus petits constituants jusqu’aux parties spécifiques d’Alexandrie qui lui sont dédiées. Dès les premiers moments de la cité, les traditions religieuses destinées à constituer un arrière-plan culturel partagé par l’ensemble des habitants se construisent autour de la famille royale ou des ancêtres mythiques qu’elle revendique. L’inclusion des références évoquant la sphère monarchique dans l’identité alexandrine est d’autant plus frappante qu’elle 537 THOMPSON (2013), p. 190 ; QUEYREL (2019), p. 196. PALAGIA (2020), p. 68, plaide en faveur d’un groupe statuaire utilisé précisément en contexte cultuel. Ses arguments reposent sur l’usage plus fréquent du bronze pour les portraits, souvent offerts à titre honorifique, alors qu’il s’agit de marbre dans le contexte du groupe du Thalamēgos. De plus, sur base de la comparaison avec la statue cultuelle d’Alexandre à Athènes, décrite dans les sources par le substantif eikōn (HYP., Dem., 32), la savante indique que rien n’empêche l’utilisation de ce type de statues en contexte cultuel. Contra KYRIELEIS (1975), p. 139, qui éloigne l’hypothèse d’une utilisation en tel contexte dans le cas du groupe statuaire du Thalamēgos. 538 L’argument est soulevé par KYRIELEIS (1975), p. 139, et vérifié par une recherche au LSJ, s.v. « συγγένεια ». 539 GRIMM (1998), p. 70 ; PFEIFFER (2008a), p. 69-70. Cette possibilité résonne également avec la généalogie dressée dans l’œuvre de Satyros, qui qualifie Dionysos d’archēgetēs de la dynastie (Cf. infra, p. 103 n. 561) ainsi que celle dressée dans l’inscription d’Adoulis, où Ptolémée III est dit « descendant, du côté de son père, d’Héraklès, fils de Zeus, du côté de sa mère, de Dionysos, fils de Zeus » (OGIS I 54, l. 4-5). 540 On rappellera le groupe statuaire du Sarapeion représentant le dieu accompagné probablement de Ptolémée IV et d’Arsinoé III (cf. supra, p. 38-39). À propos du motif des Familiengruppen comme moyen d’autoreprésentation du pouvoir royal, voir KOSMETATOU (2004), et d’autres exemples de groupes de statues du même type chez PALAGIA (2020), p. 69-73. Sur la politique dynastique de Ptolémée IV, cf. supra (chap. 1, p. 32-33). 98 jouit d’une longévité exceptionnelle : certains noms de dèmes, de rues ou encore certains édifices, tels que les Basileia, survivent à l’extinction des monarchies hellénistiques et sont repris pour une part dans le discours impérial, comme dans le cas du Kaisareion, évoqué précédemment541. En outre, puisque la topographie alexandrine forme un espace partagé par l’ensemble de la population, elle constitue un environnement privilégié pour la collaboration d’une multitude d’acteurs. Au contraire des informations offertes par l’étude des temples et des dédicaces, on voit se dessiner des initiatives cultuelles et honorifiques qu’il faut probablement attribuer à la polis et ses divers constituants, dont le rôle apparaît limité en dehors de l’espace public. Cette convergence de divers acteurs permet d’ailleurs d’expliquer les différents degrés d’associations avec la sphère supra-humaine dont le culte royal fait l’objet au sein du paysage alexandrin. La construction d’un nymphée pour Arsinoé, intimement lié aux procédés d’association promus par la cour, s’inscrit dans le phénomène divinisant des reines lagides. C’est tout le contraire dans le cas de la dédicace d’une synagogue, où aucune équivalence divine n’est construite par le dédicant. Par contre, la figure du souverain au sein du gymnase semble assumer une position intermédiaire, puisque le roi peut recevoir dans l’institution gymnasiale, sinon un culte, au moins des honneurs qui l’inscrivent dans la lignée de ceux rendus aux grands bienfaiteurs des cités hellénistiques. Par contraste, il apparaît que les espaces royaux, qui relèvent de l’initiative du roi et qui, pour cette raison, adoptent les idéaux des monarchies hellénistiques, sont idéologiquement plus chargés. Leur organisation spatiale, architecturale ou iconographique construit une équivalence – tantôt symbolique, tantôt cultuelle – entre pouvoir monarchique et sphère divine. Ainsi, la flexibilité du culte royal permet d’articuler dans l’espace public les honneurs voués aux souverains avec le substrat local et culturel de la population qui fréquente ces lieux. Le monarque est présenté et honoré comme un bienfaiteur, comme un protecteur, comme un héros éponyme ou comme une divinité à part entière, alors doté d’un spectre d’intervention précis et ancré, selon un processus que l’on qualifierait de « théographique »542, dans un lieu qu’il est destiné à protéger. 541 542 Sur les cultes et les honneurs hellénistiques survivant à l’extinction des dynasties, voir CHANKOWSKI (2010). Nous reprenons une heureuse expression de BORGEAUD (2004), p. 258. 99 Chapitre IV : Fêtes, cérémonies et processions Comme l’écrit Cl. Préaux, « si le monde hellénistique est, par le fait de ses rois, un monde toujours en guerre, il est aussi, à cause de ces mêmes rois, un monde toujours en fête543 ». Les fêtes et les cérémonies qui se déroulent à diverses occasions constituent des moments propices pour célébrer le pouvoir royal : elles ancrent l’expérience religieuse suscitée par ces évènements au sein des différentes strates sociales de la communauté et de la topographie de la cité. Les célébrations assument une fonction communicative et symbolique, qui se décline sur deux plans, au moins. Au sein d’une société, les fêtes transmettent un message à la fois religieux et politique, tout en renforçant la cohésion d’une communauté. En outre, ces moments sont mis à profit pour afficher le pouvoir et le luxe (tryphē) du roi face à ses sujets mais aussi face aux autres puissances de la Méditerranée hellénistique544. En traitant de manière diachronique les fêtes célébrées à Alexandrie, le présent chapitre souhaite mettre en exergue deux aspects importants de l’autoreprésentation du roi. Le premier est le développement à des fins de légitimation d’un système de symboles et d’images associés à certains mythes. Le second aspect touche aux pratiques cultuelles et aux