« LE POINT DE VUE DU THÉORICIEN DE LA VIOLENCE »
Onze réponses de Georges Sorel à des enquêtes (1899-1919)
Georges Sorel, Michel Prat
Société d’études soréliennes | « Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle »
2004/1 n° 22 | pages 173 à 206
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2004-1-page-173.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Société d’études soréliennes.
© Société d’études soréliennes. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
ISSN 1146-1225
ISBN 2912338220
DOI 10.3917/mnc.022.0173
DOCUMENTS
« Le point de vue
du théoricien de la violence »
Onze réponses de Georges Sorel
à des enquêtes (1899-1919)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Comme on le sait, l’œuvre de Georges Sorel, bien qu’elle se résume
encore pour beaucoup à quelques titres d’ouvrages célèbres, comprend en réalité des centaines de publications. Parmi celles-ci, à côté
de dizaines d’articles de revues et d’innombrables comptes rendus
qui constituent l’essentiel d’une œuvre toujours in progress, figurent
aussi un certain nombre de réponses à des enquêtes d’opinion. Le
dossier présenté ici rassemble l’ensemble des réponses de Sorel à des
enquêtes, parues dans la presse ou dans des revues et ayant parfois
fait l’objet de publication en volume. La plupart de ces textes n’ont
jamais été réédités et certains forts rares, voire inconnus, constituent
même des curiosités.
Précisons d’emblée que le corpus ne comprend que des réponses
adressées par écrit, dont on peut penser que Sorel a non seulement
autorisé la publication, mais, dans la plupart des cas, également pu
contrôler le texte 1. On n’y trouvera donc pas les quelques interviews
accordées par Sorel, les propos rapportés ayant le plus souvent été
rédigés par les auteurs des entretiens et n’ayant que rarement fait
l’objet d’une relecture 2.
1. Dans une de ces enquêtes, celle de l’Éclair sur « La morale à l’école », la signature
manuscrite de Sorel est même reproduite à la fin de sa réponse, venant ainsi authentifier le texte imprimé.
2. C’est notamment le cas pour les textes suivants : « Une conversation avec
M. Georges Sorel : Ferrer et Briand », l’Action française, 29 septembre 1909 ;
« Colloquio con G. Sorel », la Voce, I, 52, 9 décembre 1909, p. 220-221 ; « Aux
armes les bourgeois ! Chez M. Sorel », le Gaulois, 19 janvier 1910 ; « D’un pôle à
173
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Présentation
l’autre. Trois opinions sur les grèves des services publics », la Revue des Français,
25 novembre 1910, p. 112-113 (repris dans la Revue critique des idées et des livres, III,
65, 25 décembre 1910, p. 749-750) ; « Une conversation. Chez Georges Sorel,
apôtre du syndicalisme révolutionnaire, ami de la Russie des soviets », l’Humanité,
9 mars 1922. Le cas du texte « Le déclin du parti socialiste international », publié
dans il Divenire sociale (II, 1er janvier 1906, p. 3-6) puis dans le Mouvement socialiste
(VIII, 171, 15 février 1906, p. 194-202), est plus litigieux. Présenté comme un
entretien recueilli par Salvatore Piroddi, alors le traducteur habituel de Sorel en italien, il a vraisemblablement été corrigé, au moins pour la publication française.
3. La Critica, XXVIII, 1930, p. 43.
4. Lettre à Mario Missiroli du 25 décembre 1918 [et non pas 1919], in G. Sorel,
« Da Proudhon a Lenin » e « L’Europa sotto la tormenta », Rome, Edizioni di storia e
letteratura, 1973, p. 682. Il n’est pas exclu qu’il s’agisse finalement du texte publié,
sous le titre « Dubbi sull’avvenire intelletuale », dans il Tempo du 24 janvier 1919.
5. On n’y trouve ainsi aucune mention de l’enquête sur Don Quichotte, tandis que
pour celle sur Ce qu’il faudra que soit la France de la victoire, Sorel se contente de
signaler sa publication sans préciser qu’il y a participé, cf. lettre à A. Lanzillo du
27 mai 1917, in Francesco Germinario (ed.), « Cher camarade »… Georges Sorel ad
Agostino Lanzillo 1909-1921, Annali della Fondazione Luigi Micheletti, vol. 7 (19931994), p. 238 ; et lettre à B. Croce du 28 mai 1917, la Critica, XXVII, 1929, p. 444.
174
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
En dépit du fait que deux des onze documents publiés ici, la
réponse à l’enquête sur Don Quichotte et celle à l’enquête sur Ce qu’il
faudra que soit la France de la victoire ne figuraient dans aucune
bibliographie sorélienne, il n’est néanmoins pas possible d’assurer
que le corpus présenté soit complet. On trouve en effet mentionnées, dans la correspondance actuellement disponible de Sorel, au
moins deux réponses à des enquêtes qui n’ont pas été retrouvées,
sans que l’on sache si elles ont bien été publiées. Le 9 décembre
1917, Sorel écrit à Benedetto Croce : « Vous devez avoir reçu un
programme d’enquête sur les résultats que la guerre pourra produire
dans la littérature ; j’ai envoyé ma réponse, qui n’est pas d’accord
avec les illusions des écrivains de la démocratie ; et je crois avoir été
très modéré dans mes appréciations 3. » Une année plus tard, il
répond à Mario Missiroli, qui lui demandait un article pour il Resto
del Carlino, qu’il tâchera de lui envoyer « la réponse que je ferai (si je
peux) à une enquête d’un journaliste espagnol 4 ».
Si la correspondance de Sorel ne suffit pas toujours à nous
informer sur toutes ses activités et ses publications 5, elle nous renseigne en revanche sur un certain nombre de refus de participation
à des consultations. En 1899, Sorel n’accepte pas de répondre à un
questionnaire des Sozialistische Monatshefte, organe des courants
réformistes de la social-démocratie allemande, sur les résultats du
Congrès de Hanovre du SPD, de peur de « [s’]exposer à dire des
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
J’avoue que je n’ai pas lu l’enquête sur le néo-malthusianisme.
Je n’ai pas le temps de faire les recherches approfondies qui seraient
nécessaires pour donner un avis motivé sur la question.
Je pense toutefois que certains faits déjà constatés en France
montrent comment, dans les régions où l’on pratique depuis longtemps l’infécondité systématique, se vérifie une dégénérescence de
la race.
Il me semble que c’est surtout sur ce point que doit porter le référendum : la dégénérescence des familles riches pourrait-elle dériver
de l’infécondité ?
Sans que l’on sache si Sorel en avait été informé, cette brève
« (non-)réponse » fut incluse dans l’édition en volume de l’enquête 9.
L’examen des documents fait apparaître que les premières
réponses sont destinées à des consultations organisées par des publications auxquelles Sorel collabore régulièrement ou des personnes
avec lesquelles il est en contact. Puis, la soudaine notoriété que lui
6. Cf. lettre à Joseph Bloch du 10 novembre 1899, Cahiers Georges Sorel, 2, 1984,
p. 126-127 ; voir aussi la lettre à Eduard Bernstein du 30 octobre 1899, Mil neuf cent,
11, 1993, p. 165.
7. Cf. lettre à H. Lagardelle du 1er mars 1904, Educazione fascista, XI, 1933, p. 32.
8. Cf. lettre à B. Croce du 24 janvier 1910, la Critica, XXVI, 1928, p. 336. Après la
parution de l’enquête, il s’étonnera de ce que Vilfredo Pareto ait accepté de participer à une consultation « qui a montré une bien profonde sottise dans les gens qui se
disent avancés », cf. lettre à B. Croce du 15 février 1911, ibid., p. 346.
9. Alfonso De Pietri-Tonelli (ed.), Il problema della procreazione. Inchiesta sul « neomalthusianismo », Milan, Casa editrice di Avanguardia, 1911, p. 173-174. Sur cette
enquête, parue initialement dans Pagine libere du 15 juillet 1909 au 15 février 1910
et dont on ne trouve pas trace dans la correspondance de Sorel, cf. Olivier Bosc,
« Eugénisme et socialisme en Italie autour de 1900. Robert Michels et l’“éducation
sentimentale des masses” », Mil neuf cent, 18, 2000, p. 97-100. Du fait de la brièveté
de la réponse de Sorel et du doute quant à un accord donné pour sa publication,
nous avons choisi de ne pas la faire figurer dans le corpus.
175
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
bêtises sur l’Allemagne 6 ». En 1904, il décline l’invitation de Xavier
Léon de donner un article pour « une sorte d’enquête sur l’idée de
patrie » dans la Revue de métaphysique et de morale 7. Au début de
1910, sollicité par la revue milanaise la Giovane Italia pour une
« enquête internationale sur la pudeur », il indique à Croce qu’il n’a
pas l’intention de répondre, « à moins que le journal ne soit de vos
amis 8 ». La même année, à la revue Pagine libere qui lui demandait
son opinion à propos de l’enquête sur le néo-malthusianisme qu’elle
venait de publier, il envoie les quelques lignes suivantes :
Michel Prat
10. Il en va différemment en Italie, où, après la guerre, Sorel pourra écrire réguliè-
rement dans deux quotidiens, le Resto del Carlino de Bologne et le Tempo de Rome.
11. Afin de ne pas alourdir les textes, nous nous sommes limités à fournir quelques
brèves informations sur les enquêtes et à reproduire, à chaque fois que cela était possible, le questionnaire soumis aux participants. Les indications bibliographiques de
quelques ouvrages cités par Sorel ont été complétées ou ajoutées. Toutes les interventions de l’éditeur, autres que les corrections d’erreurs typographiques ou dans
l’orthographe des noms, figurent entre crochets. Les documents 2 et 5, inédits en
français, ont été traduits de l’italien par Willy Gianinazzi.
176
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
valent l’édition en livre des Réflexions sur la violence en 1908 et plus
encore la pièce de Paul Bourget, La barricade, en 1910, le fait entrer
dans le cercle des « personnalités », dont la presse sollicite l’opinion
sur les sujets les plus divers, en France comme à l’étranger. C’est
ainsi que le « théoricien de la violence » est invité à donner son
« point de vue » sur la morale à l’école, l’influence de la pensée de
Bergson, ou encore l’œuvre de Cervantès.
Alors que les réponses de Sorel aux enquêtes jusqu’à 1910 s’inscrivent dans un flot ininterrompu de publications en tout genre, il
faut souligner que celles publiées à partir de 1914 acquièrent une
importance particulière, du fait de la raréfaction de ses écrits pendant cette période. En effet, à partir de sa rupture définitive avec
l’Indépendance de Jean Variot en mars 1913 et jusqu’au début de
sa collaboration à la Revue communiste de Charles Rappoport en
juillet 1920, Sorel ne dispose plus d’espace où s’exprimer en
France 10. Durant ces années et tout spécialement durant la guerre,
il reste silencieux, se consacrant à des travaux de longue haleine et
réservant ses commentaires à ses correspondants. Ses réponses aux
enquêtes, en particulier celle de l’Opinion sur l’Allemagne et celle de
Charles de Saint-Cyr sur « la France de la victoire », constituent ses
seules prises de position publique, où il pourra manifester son opposition à la culture de guerre et à l’Union sacrée. De même sa réponse
à René Johannet à propos du « parti de l’intelligence » et de l’idée de
« république des lettres », figure, après la parution des Matériaux
d’une théorie du prolétariat et en attendant celle du retentissant « plaidoyer pour Lénine », parmi les premières expressions, dans la France
de l’immédiat après-guerre, de sa fidélité à Proudhon et de ses
espoirs dans un « réveil de l’idée socialiste », en même temps qu’elle
vient symboliquement mettre un terme à dix ans de dialogue avec la
jeunesse intellectuelle de la « génération d’Agathon » 11.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
La réponse au questionnaire ne me semble pas très facile à moins
qu’on n’accepte une modification aux formules : je ne saurais dire si
la guerre est nécessitée par le droit et le progrès, mais je suis certain
qu’elle est considérée comme nécessaire par les classes qui exercent
une influence et que cette idée est propagée par les hommes qui dirigent l’opinion.
Depuis 1871, on a fait des efforts considérables pour répandre
dans le peuple ce qu’on a appelé l’« instruction » : le résultat n’est
pas brillant, et il ne pouvait être que mauvais, étant donné qu’on
voulait imposer d’en haut une direction aux masses populaires. On
leur a sermonné les sottises des manuels civiques, le culte du drapeau, la sainteté des « grands principes » ; on les a rendus esclaves
des marchands de papier imprimé.
On a persuadé aux lecteurs des journaux stupides que le droit a
été violé par le traité de Francfort et que la justice immanente des
choses (?) se chargerait de réparer le « crime » commis par l’Allemagne. Dans les écoles on apprenait que, de tout temps, les guerres
entreprises par la France ont été des croisades pour le Droit et pour
le Progrès : c’est toujours le Gesta Dei per Francos ! Quatre-vingt-dix
pour cent de nos compatriotes croient, très sincèrement, qu’une paix
durable n’est possible qu’après une guerre de revanche.
Dans les pays où le corps d’officiers se recrute dans une classe
spéciale, les idées sur le militarisme peuvent être beaucoup plus
saines qu’en France. Chez nous, l’armée est nécessaire pour caser les
jeunes gens qui sortent des lycées : d’autre part les places d’officiers
sont très accessibles aux fils de la petite bourgeoisie, qui a toujours eu
des goûts et des aspirations d’anti-chambre, qui a mis son idéal dans
* Enquête sur la guerre et le militarisme, l’Humanité nouvelle, III, n° spécial, mai 1899,
p. 117-119 (reprint : New York, Garland Pub., 1972). — 136 personnalités, dont
Maurice Block, Paul Bureau, Émile Durkheim, Guglielmo Ferrero, Alfred Fouillée,
Jean Grave, Yves Guyot, Saverio Merlino, Louise Michel, Paul Passy, Georges
Renard, Léon Tolstoï, Édouard Vaillant, répondirent à cette enquête internationale
organisée en collaboration avec la revue milanaise la Vita internazionale. Le questionnaire était le suivant : « 1. La guerre parmi les nations civilisées est-elle encore
nécessitée par les conditions historiques, par le droit, par le progrès ? 2. Quels sont
les effets intellectuels, moraux, physiques, économiques, politiques du militarisme ?
3. Quelles sont les solutions qu’il convient de donner, dans l’intérêt de l’avenir de la
civilisation mondiale, aux graves problèmes de la guerre et du militarisme ? »
177
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
1. Réponse à l’enquête de l’Humanité nouvelle sur « La guerre et
le militarisme » (1899) *
178
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
le valet vêtu des habits de gentilhomme, qui adore l’autorité et a
horreur du socialisme. Il ne faut pas se dissimuler que l’extension
de la fameuse instruction populaire n’a pas été très favorable, jusqu’ici, au socialisme : les classes supérieures du monde du travail
renferment beaucoup plus d’adversaires du prolétariat qu’on ne le
croit ; il n’est pas rare de rencontrer des ouvriers qui parlent avec
mépris des journaux socialistes et qui croient faire preuve d’intelligence en ne lisant que des journaux rédigés par des demi-intellectuels. Ces braves nigauds veulent montrer qu’ils « sont à la hauteur »,
et dissertent volontiers sur la politique étrangère ; ils veulent que la
France ait une belle armée « pour se faire respecter ».
Les socialistes ne sont pas, malheureusement, les derniers à flatter les sottises des lecteurs du Petit Journal : ils sont obligés de chercher des suffrages et, au lieu d’éclairer le peuple, ils l’égarent. Dans
une brochure publiée par le comité de M. Guesde, à Roubaix, on lit
que celui-ci a protesté contre les mauvais Français qui ont envoyé
l’escadre aux fêtes de Kiel ; qu’il est contre l’alliance russe parce que
cette politique a « pour base l’abandon définitif et volontaire de
l’Alsace-Lorraine ». Quelques pages plus haut on apprend que « nos
soldats ont été la préoccupation constante de J. Guesde, parce que,
convaincu du grand rôle réservé à notre pays dans la prochaine révolution, il veut une France toute puissante, invincible ». Nous sommes
encore ramenés au Gesta Dei per Francos !
Quoi qu’on fasse, le patriotisme est identique au militarisme ;
l’expédition de Tombouctou a fourni à M. Brunetière l’occasion
d’une conférence connue sur l’idée de patrie et peu de gens osent
dénoncer les « exploits » du général Gallieni à Madagascar… par
patriotisme !
M. Rouanet écrit dans la Revue socialiste : « L’héroïsme militaire,
la patrie, l’honneur du drapeau, M. de Molinari fait bon marché de
tout cela. Cela existe cependant ». Mais si cela existe, expliqueznous donc ce que c’est ! Dans un discours prononcé en 1896 sur la
tombe de soldats morts en 1870, M. J. Guesde s’écriait : « Je viens
saluer ceux qui sont morts pour une patrie qui est encore à conquérir. » Dans le journal officiel du Parti ouvrier français, on a publié
cette étrange déclaration qu’on croirait tirée de l’Apocalypse :
« Libre à la bourgeoisie de se diviser, de s’entre-déchirer au nom de
la patrie, du droit, de la justice et autres mots vides de sens tant que
durera la société capitaliste ». Ainsi on nous promet une « vraie
patrie » après la révolution sociale ; mais que sera cette patrie ? On se
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Si l’affranchissement des travailleurs demande, pour être assuré, leur
concours fraternel, comment peuvent-ils remplir cette grande mission si une
politique étrangère, mue par de criminels desseins et mettant en jeu les préjugés nationaux, répand, dans des guerres de pirates, le sang et l’argent du
peuple ? […] L’approbation sans pudeur, la sympathie dérisoire ou l’indifférence idiote, avec lesquelles les classes supérieures d’Europe ont vu la Russie
saisir comme une proie les montagnes-forteresses du Caucase et assassiner
l’héroïque Pologne, les empiétements immenses et sans obstacles de cette puissance barbare, dont la tête est à [Saint-]Pétersbourg et dont on retrouve la
main dans tous les cabinets d’Europe, ont appris aux travailleurs qu’il [leur]
fallait se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir et enfin, lorsqu’ils seraient
impuissants à rien empêcher, s’entendre pour une protestation commune et
revendiquer les lois de la morale et de la justice, qui doivent gouverner les
relations des individus, comme la règle supérieure des rapports entre [les]
nations.
Combattre pour une politique étrangère de cette nature, c’est prendre part
à la lutte générale pour l’affranchissement des travailleurs.
Ces conseils étaient excellents en 1864 ; ils sont encore excellents aujourd’hui : les guerres de pirates n’ont pas disparu, le danger
russe est plus grand que jamais ; malheureusement les socialistes ont
bien changé depuis trente-cinq ans. Autrefois on ne déclarait pas
que la justice est un mot vide de sens ! Beaucoup de marxistes français traiteraient d’utopiste le philosophe qui écrirait aujourd’hui
l’adresse inaugurale de l’Internationale et revendiquerait les lois de la
1. L’adresse inaugurale de l’Internationale a été rarement réimprimée ; elle ne figure
pas dans les collections de brochures de propagande du Parti ouvrier français. [Sorel
cite (avec quelques légères inexactitudes) d’après la 1re éd. franç. du texte paru dans
la brochure anonyme Manifeste de l’Association internationale des travailleurs, suivi du
Règlement provisoire, Bruxelles, 1866, p. 13-14. Les mots soulignés le sont par lui.]
179
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
garde de nous l’expliquer. Je suppose que ce sera quelque chose d’assez analogue à ce qu’est la patrie d’aujourd’hui. D’ailleurs toute
conception du socialisme autoritaire aboutit, nécessairement, au
nationalisme et au militarisme : l’évolution qui éloigne, de plus en
plus, nos socialistes parlementaires des idées de l’Internationale, est
toute naturelle et elle ne peut que s’accentuer dans l’avenir.
Je crois qu’il ne serait pas inutile de mettre sous les yeux des lecteurs les considérations par lesquelles Marx terminait l’adresse inaugurale de l’Internationale en 1864 1 :
2. Réponse à l’enquête du Divenire sociale sur « Les élections
générales en France » (1906) *
France anticléricale…
Les élections qui ont eu lieu en France, présentent un caractère très
simple, et Rochefort a bien défini le phénomène en l’appelant un
cyclone électoral (Intransigeant, 8 mai 1906). Tout a été balayé par
une véritable tourmente anticléricale : les catholiques sont atterrés ;
les Juifs triomphent bruyamment, avec une joie plutôt indécente,
pour avoir bien employé leur argent.
Ce résultat a surpris quantité de gens. Les catholiques espéraient
gagner un nombre suffisant de sièges pour contraindre le gouvernement à se montrer conciliant : ils nourrissaient une telle confiance
dans l’issue favorable des élections qu’ils se permirent de combattre
les députés modérés qui n’avaient pas approuvé la résistance aux
* « Francia anticlericale… », il Divenire sociale, II, 12, 16 juin 1906, p. 177. — Outre
celle de Sorel, la revue romaine dirigée par Enrico Leone recueillit, dans ses deux
numéros de juin 1906, les opinions d’Édouard Berth, Amilcare Cipriani, Paul
Delesalle, Ernest Lafont, Hubert Lagardelle, Paul Louis, Charles Malato, Charles
Rappoport et Édouard Vaillant sur les résultats des élections législatives des 6 et
20 mai 1906, qui vit la victoire des radicaux conduits par Clemenceau.
180
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
morale et de la justice comme une règle supérieure des rapports entre
nations. Les socialistes sont devenus patriotes ; ils sont entraînés par le
courant général : tout semble donc, aujourd’hui, conspirer en faveur
du militarisme !
Les seuls adversaires sérieux et irréductibles que le militarisme ait
rencontrés, ont été les anarchistes ; mais la masse a peur des anarchistes.
Des événements récents ont montré qu’il n’est pas prudent d’attaquer les institutions militaires en bloc, qu’il faut manœuvrer avec
beaucoup d’adresse et abandonner toute tactique capable d’éveiller
les défiances des gens qui font profession d’être raisonnables. On
n’obtiendra rien en bataillant contre des abstractions, la guerre, le
militarisme, la discipline ; il faut faire l’éducation populaire par des
leçons de choses, isoler des cas capables de frapper les imaginations
et ne pas se piquer d’une logique intransigeante. Pour employer une
expression heureuse de M. Y. Guyot, il faut faire pénétrer les idées
anti-militaristes par endosmose.
2. Le candidat du « Bloc » à Neuilly avait été envoyé, en 1891, comme candidat
officiel à Lille, contre Lafargue, au lendemain des événements de Fourmies. Les
socialistes l’ont porté aujourd’hui aux nues !
3. On prête à Clemenceau l’intention de ne plus accorder aucune faveur à ceux qui
lui auraient été recommandé par les socialistes de l’opposition. Il ne veut pas que l’on
puisse dire encore « qu’un socialiste unifié, parce que tel, obtient davantage qu’un
radical ».
181
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
inventaires. Renault-Morlière fut, de cette manière, remplacé par
un clérical pur ; Denys Cochin, à un certain moment, a craint de se
trouver, à Paris, face à un concurrent catholique.
Le gouvernement n’était point sûr. C’est pour cela qu’il ne fit pas
aux socialistes le croc-en-jambe que ceux-ci avaient, pendant un
moment, tant redouté. Il fit même mieux, en soutenant les socialistes dans plusieurs circonscriptions : si Jaurès n’avait pas été le candidat officiel, il n’aurait pas obtenu la faible majorité qu’il eut à
Carmaux. L’épouvantail de la guerre fut agité dans toutes les circonscriptions où se présentaient des candidats nationalistes. La
petite histoire du complot eut à la fin un résultat merveilleux. Faire
croire aux paysans et aux épiciers que les violences syndicalistes sont
financées par les monarchistes et par les prêtres, voilà une idée vraiment géniale ! Le bon suffrage universel s’est laissé prendre au piège
avec la meilleure grâce du monde. Dix jours avant les élections, en
m’en tenant aux informations reçues, je n’avais plus aucun doute sur
l’issue de la bataille.
Que fera donc cette Chambre ? Du parti socialiste, il ne vaut
plus la peine de parler : le cyclone anticlérical l’a balayé. Aucune formule ne vaudra contre le fait brutal que les socialistes soutinrent partout, au second tour, les candidats anticléricaux 2. Le « Bloc » s’est
reconstitué dans les masses électorales ; on pourra afficher de ne pas
le reconstituer à la Chambre : il existe. Dans le discours qu’il a tenu
à Lyon, Clemenceau a dit tout le mépris qu’il avait pour les socialistes parlementaires, considérés par lui comme des gens qui ne
savent rien et qui ont tout à apprendre. Quant aux syndicalistes,
Clemenceau les ignore.
Le programme de Clemenceau est connu : priver les socialistes
de leur clientèle ouvrière en présentant une série de lois sociales 3 ;
écraser celle qu’il dénomme la « fraction romaine ». Il est assez puissant pour faire tout ce qu’il voudra. Une nouvelle phase de la crise du
socialisme vient de commencer.
Le pays est-il vraiment aussi anticlérical que le dépeignent les
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
3. Réponse à l’enquête de Georges Valois sur « La monarchie et
la classe ouvrière » (1908) *
Si je ne vous donne pas une réponse qui soit de nature à éclaircir le
problème que vous posez, c’est que je n’ai jamais eu l’occasion d’y
réfléchir d’une manière approfondie […] Mais il y a un fait qui me
semble dominer toute la question : c’est le fait de 1871. Une assemblée royaliste a fait massacrer à Paris plus de 30 000 hommes.
Drumont a souvent appelé l’attention sur l’énormité de cet acte de
fureur qui rappelle les atrocités chinoises : il y eut plus de tués que de
combattants ! Les massacres de mai 1871 ont déterminé toute l’his* Revue critique des idées et des livres, I, 2, 10 mai 1908, p. 148-150, puis en volume in
Georges Valois, La monarchie et la classe ouvrière, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909, p. 69-71. La réponse de Sorel, publiée sous le titre « Quelques réflexions
de M. Georges Sorel », est composée à partir d’extraits de deux lettres à Valois, que
commente longuement ce dernier. Nous ne reproduisons que les passages de Sorel.
— Après Sorel, répondront notamment à l’enquête : Robert Louzon, Georges
Deherme, Jean Grave, Michel Darguenat (Gabriel Darquet), Paul Ader, Raoul
Lenoir, Émile Janvion, Émile Guillaumin, Georges Guy-Grand. Les principales
questions posées étaient les suivantes : « 1. La République est-elle un bien pour la
classe ouvrière ? 2. Les progrès du syndicalisme sont-ils favorisés par le régime républicain ? 3. Le régime syndical peut-il coexister avec le régime parlementaire ?
4. Sinon, quelle solution espérez-vous ? La Révolution sociale ou le Roi ? L’Anarchie
ou la Monarchie ? »
182
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Juifs et que les élections permettraient de le supposer ? Je ne le crois
pas : la France fait montre d’une indifférence à toute épreuve, qui
n’est perturbée que par la peur de la guerre. Dans son numéro du
15 mai, la Vérité française, qui est l’organe du catholicisme le plus
intransigeant, reconnaissait que ses amis s’étaient trompés sur la
portée de la résistance contre les inventaires ; « le mouvement fut, en
général, circonscrit et contrarié tant par la volonté des évêques ou
des curés que par l’absence de courage des fidèles ». Si la résistance
a été faible, la rumeur fut énorme, et elle mécontenta la plus grande
partie de la population qui ne veut pas entendre parler de violences.
L’issue des élections dépendit grandement de l’irritation que provoquèrent les rodomontades du parti clérical. La masse inerte et inepte
désire l’ordre à tout prix : elle a proclamé Clemenceau dictateur
parce que celui-ci lui a semblé capable de faire rentrer tout le monde
dans le rang.
La parole est maintenant au dictateur.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Vous me dites que l’histoire de la Commune n’est pas de nature
à justifier cette haine, parce que les massacres de 1871 sont l’œuvre
de Thiers ; mais il s’agit d’expliquer : pour l’historien des idées, les
actes et les intentions des hommes sont peu de chose ; il importe
seulement de savoir quelle image les masses se sont faite ; c’est la
légende de la Commune et non sa réalité qui domine tout ce qui s’est
produit dans le socialisme depuis 1871. Pour le peuple, la Commune
est la révolte des Parisiens contre la royauté, et elle se termine par le
massacre des ouvriers au nom de la royauté. Il n’y a pas de raisonnement qui puisse aller contre une légende.
Rappelez-vous ce qu’a été la légende napoléonienne de 1815 à
1860 ; il a fallu l’expérience du second Empire, avec son culte des
intérêts matériels et ses spéculateurs, pour ébranler cette légende ; et
encore a-t-il fallu qu’à la date que j’indique l’Église se soit mise de la
partie et ait commencé à dénoncer le despotisme impérial.
Plus je réfléchis à l’histoire, plus je suis frappé du rôle de ces
images sous lesquelles le passé apparaît en dépit de la critique.
4. Réponse à l’enquête de l’Éclair sur « La morale à l’école »
(1910) *
Je suis peu compétent pour parler de l’enseignement de la morale à
l’école. Je connais un peu ce qui se passe dans les lycées par les discussions qui ont lieu à la Société de philosophie ; il me semble que
l’enseignement de la morale donné dans les établissements secondaires est très notablement ridicule et qu’il doit jeter beaucoup de
doutes dans l’esprit des lycéens sérieux.
Je me souviens que les premiers manuels primaires étaient fort
drôles : je n’ai pas suivi cette littérature qui ne doit pas s’être beaucoup améliorée, si on s’en rapporte à quelques citations que
M. Vilfredo Pareto a « tirées » en 1902 des manuels Aulard-Bayet ;
* L’Éclair, 17 janvier 1910. — Le journal dirigé par Ernest Judet publia du 6 au
18 janvier 1910 les réponses à son enquête, avec notamment celles de Maurice
Barrès, Raymond Poincaré, Émile Faguet, Alfred Capus, René Boylesve, Henry
Bordeaux, Charles Le Goffic, Paul Bourget, Jean Izoulet.
183
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
toire de la troisième République […] L’histoire est ainsi dominée
par des fatalités ; les persécutions de la Restauration contre les officiers de l’armée napoléonienne ont empêché la légitimité de se
maintenir en France, malgré les services qu’elle a pu rendre au pays.
le savant économiste trouve bien regrettable qu’on n’ait pas songé à
apprendre à lire aux « panamistes » et à la famille Humbert parce
que, suivant les principes de ces auteurs, on aurait évité beaucoup de
vols (Systèmes socialistes, [Paris, Giard et Brière, 1902,] t. II, p. 491).
Je n’ai pas eu la curiosité de recourir aux textes ; vous savez
d’ailleurs comment se fabriquent, le plus souvent, les ouvrages
destinés à l’enseignement populaire : il y a des entrepreneurs, des
sous-entrepreneurs, et parfois celui qui écrit se venge de la ladrerie
de son patron en insérant dans le livre des énormités ; il faut donc
examiner l’ensemble de tels manuels ; mais je n’ai jamais eu l’occasion de le faire.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
La valeur sociale de la chasteté
Le christianisme avait fait de la chasteté la plus noble vertu de ses
saints ; la réaction païenne qui s’est développée, de façon presque
continue, après les dernières années du XVIIe siècle, a célébré ce qui
a été souvent proclamé une réhabilitation de la chair ; les moralistes
officiels des Universités semblaient trouver inutile de combattre les
caprices de la concupiscence, si bien que Paul Bureau pouvait
demander sur un ton ironique « aux divers auteurs des manuels de
morale laïque pourquoi leurs ouvrages gardent si obstinément le
silence sur la question sexuelle 4 ».
* « Il valore sociale della castità », la Voce, II, 9, 10 février 1910 (numéro spécial sur
« La questione sessuale »), p. 259. Le texte fut republié dans le volume réunissant les
actes du colloque tenu sur ce thème à Florence du 12 au 14 novembre 1910, La
questione sessuale, Florence, Aldino, 1914, p. 3-5. Il a été repris dans l’anthologie
La Voce, 1908-1916, G. Ferrata (ed.), San Giovanni Val d’Arno-Rome, Luciano
Landi, 1961, p. 156-157, et plus récemment dans le recueil de Georges Sorel,
Decadenza parlamentare, Marco Gervasoni (ed.), Milan, M&B, 1998, p. 180-181.
— C’est en réponse à Prezzolini qui lui demandait « une note pour une enquête »
qu’ouvrait la Voce, que Sorel lui adressa son texte « qui, affirme-t-il, me paraît résumer ce qu’il y a de plus marqué dans mon opinion sur ce sujet » (lettre à Giuseppe
Prezzolini du 9 janvier 1910, in Diana Rüesch et Bruno Somalvico (eds.), “La Voce”
e l’Europa, [Rome], Presidenza del consiglio dei ministri, [1995], p. 616). Le texte
de Sorel parut en tête du numéro de la Voce, qui comprenait aussi des contributions
d’Auguste Forel, Pio Foà, Giulio A. Levi (sur Otto Weininger), Romolo Murri,
Roberto Assagioli (sur « Les idées de Sigmund Freud sur la sexualité »), Margherita
Sarfatti, Giovanni Papini, Giovanni Amendola et G. Prezzolini.
4. La crise morale des temps nouveaux, [Paris, Bloud, 1907,] p. 349.
184
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
5. Réponse à l’enquête de la Voce sur « La question sexuelle »
(1910) *
5. [Cf. Arthur Desjardins, P.-J. Proudhon. Sa vie, ses œuvres, sa doctrine, Paris, Perrin,
1896, t. II, p. 86.]
6. [Cf. G. Sorel, « Préface », à Napoleone Colajanni, Le socialisme, Paris, Giard et
Brière, 1900, p. XXI, repris dans Matériaux d’une théorie du prolétariat (1919), Paris,
Rivière, 1921, p. 199.]
7. La réforme intellectuelle et morale, [Paris, M. Lévy Frères, 1871, p. 53].
185
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Le socialisme a suivi le courant général ; Arthur Desjardins, dans
son livre sur Proudhon 5, a dit que celui-ci fut un hérésiarque dans le
socialisme pour sa doctrine austère du mariage ; les idées socialistes
lui paraissaient exprimées exactement par Fournière dans une phrase
qu’un rufian aurait volontiers souscrite. Fournière est un homme
incapable de penser, mais les imbéciles de son espèce sont, presque
toujours, d’excellents hommes représentatifs. Voilà pourquoi je ne
fus pas trop étonné quand je m’aperçus, il y a dix ans, du scandale
produit par cette formule si proudhonienne : « Le monde ne deviendra plus juste que dans la mesure où il deviendra plus chaste 6. » Et
même au risque de passer pour un misérable réactionnaire, je maintiens la formule.
Le triomphe des idées que le XVIIIe siècle nous a laissées en héritage, s’achemine peut-être vers sa fin. Auguste Comte, rendant plus
sévère la loi chrétienne, était même opposé aux secondes noces ;
Taine a indiqué avec effroi les dangers que le paganisme moderne
fait courir à notre civilisation ; Renan a osé écrire en 1871 7 que la
chasteté assure la victoire aux peuples qui la pratiquent. Aujourd’hui
une jeunesse ardente qui se révolte contre les doctrines démocratiques, demande à ces trois hommes des enseignements ; et avec la
démocratie s’abîmeront, très probablement, le rationalisme des libres
penseurs et l’immoralité des anti-chrétiens. Proudhon, abandonné
par les socialistes, monte vers la gloire et est en train de devenir un
classique pour la nouvelle génération. Mais il y a pire pour les
païens : William James voit dans la pauvreté monacale une anticipation de ces vertus de renoncement héroïque qui lui semblent devenir toujours plus nécessaires au monde moderne. Ainsi les traditions
que l’aristocratie corrompue de l’Ancien Régime agonisant avait
transmises à la démocratie et qui étaient passées ensuite dans le
socialisme, ne seront, et peut-être très bientôt, plus que la loi des
politiciens et de leurs serviteurs.
J’ai appris par de nombreuses observations faites depuis longtemps que l’homme affirme son caractère le plus profond dans
ses relations sexuelles ; ce qui m’a conduit à formuler cette loi
6. Réponse à l’enquête de la Revue critique des idées et des livres sur
« La Réforme et la critique positive (à propos de l’Encyclique
Editae saepe) » (1910) *
Je trouve fort difficile de répondre, d’une manière satisfaisante, aux
deux questions posées par la Revue critique des idées et des livres à
propos de l’encyclique Editae saepe. Ces questions portent sur tout
* Revue critique des idées et des livres, 4e année, 55, 25 juillet 1910, p. 102-108. — À
186
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
psychologique : « Pour bien connaître les hommes il faut examiner
avec grand soin leur vie sexuelle ». Je considère, comme William
James, que les hommes ordinaires ont besoin de trouver des occasions de manifester de l’héroïsme, parce qu’il faut suppléer à l’héroïsme que nos pères ont nourri au milieu des grandes guerres. Or,
il est évident que dans les rapports sexuels les cas où l’héroïsme est
possible sont assez nombreux : par là on peut comprendre quelle
grande valeur a la chasteté.
Les vertus auxquelles la société moderne tient le plus et qui, en
outre, lui sont les plus nécessaires pour assurer l’ordre social, s’évanouiraient en paroles hypocrites si elles n’avaient pas une base réelle,
c’est-à-dire si elles ne réalisaient pas leurs principes dans un
ensemble de rapports de la vie quotidienne. Je pense, comme
Proudhon, que cette base est la famille, réglée selon les meilleures
traditions. Mon jeune et cher ami Édouard Berth qui étudie en ce
moment à fond Proudhon, et dont l’âme est si noble et très apte à
pénétrer les secrets de ce grand génie, nourrit les mêmes idées que
moi sur l’importance des vertus conjugales.
La formule que Renan donnait en 1871 pourrait être sujette à
contestation si on voulait la traiter comme une loi, qu’il faut employer
pour expliquer l’histoire avec la rigueur que mettent les astronomes
dans l’application de la loi de Newton ; mais toutes les formules philosophiques sont susceptibles de se voir opposer des objections de ce
genre ; on pourrait même dire que les objections sont d’autant plus
appropriées que la portée de ces formules est grande. Je crois que la
thèse de Renan doit être prise très sérieusement en considération par
tous ceux qui prennent au sérieux l’idée d’une grande révolution
sociale. La victoire qui mettra fin à la lutte formidable contre le
monde bourgeois dépendra, en grande partie, du respect que le
monde ouvrier aura acquis par l’austérité de ses mœurs sexuelles.
la suite de celle de Sorel, la revue animée par Pierre Gilbert publia, de juillet à
octobre 1910, une douzaine de réponses, entre autres de : Antoine Baumann
Georges Deherme, Vilfredo Pareto, Jules Lemaître, Jacques Bainville, Édouard
Berth. Le questionnaire était le suivant : « 1. Y a-t-il rien, dans le document pontifical, qui soit contraire à la vérité historique touchant les personnes ou les événements de la Réforme ? 2. Une critique rationnelle et positive trouve-t-elle à
reprendre au jugement porté par l’Encyclique sur les caractères généraux et les effets
de la Réforme, particulièrement en ce qui concerne la règle des mœurs, « les énergies
de l’Europe » et les intérêts de la Civilisation ? »
187
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
l’ensemble de la Réforme, et il me semble que le Saint-Siège a
donné officiellement une interprétation de l’encyclique d’où il
résulte que les appréciations contenues dans ce document visaient
seulement quelques faits particuliers.
Deux phrases avaient soulevé en Allemagne une énorme émotion. J’en emprunte la traduction au texte français publié par la
Revue critique des idées et des livres (25 juin 1910, p. 436) : « Ces
hommes […] méprisant la direction autorisée de l’Église pour flatter les passions des princes et des peuples les plus corrompus, arrivaient, par une sorte d’asservissement, à renverser la doctrine, la
constitution et la discipline de l’Église. » – « Atrophiant, à force de
discussions et de guerres, les énergies de l’Europe, ils ont préparé
les révoltes et les apostasies des temps modernes. » Les protestants
d’Allemagne ont cru que la papauté avait voulu attaquer, d’une
manière particulièrement véhémente, leurs ancêtres du XVIe siècle et
surtout les chefs des maisons princières de leur pays ; c’est, en effet,
l’Allemagne qui peut fournir aux controversistes catholiques les faits
les plus propres à illustrer les jugements sévères qu’ils portent sur
la Réforme. La bigamie du landgrave de Hesse leur sert, encore
aujourd’hui, à montrer comment, pour s’assurer la protection d’un
prince libertin, Luther avait sacrifié la morale traditionnelle. Les
maux produits par la guerre de Trente ans ont été souvent comparés
à ceux qu’avait produits l’invasion des Barbares.
Cette application de l’encyclique à l’Allemagne a été déclarée
inexacte par le Saint-Siège ; il a affirmé n’avoir pas eu l’intention de
blesser les Allemands non catholiques et leurs princes ; pour que des
polémistes ne puissent faire mauvais usage du document, il a prescrit
aux évêques allemands de ne pas le publier dans leurs bulletins diocésains. Quelques personnes n’ont pas manqué de dire que la Cour de
Rome avait fait usage de ruses diplomatiques pour se tirer du mauvais pas dans lequel l’avaient engagée des théologiens trop étrangers
188
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
aux affaires de la grande politique. Je crois que cette explication est
absurde, – bien qu’on ait pu la lire dans des journaux qui prétendent
être très sérieux ; le Saint-Siège a dit exactement ce qu’il avait à dire.
Les documents du Saint-Siège sont écrits dans une langue oratoire qui ne peut être bien comprise que par les gens pourvus d’un
certain esprit critique ; leurs formules les plus générales doivent être
entendues en tenant compte des conditions spéciales en vue desquelles le document est composé. Ici, il s’agit de saint Charles
Borromée, qui n’a pas eu à lutter contre les grandes hérésies, mais
qui s’est beaucoup occupé d’évangéliser dans un sens catholique les
populations qui habitaient les vallées alpines tout à côté de son
archidiocèse de Milan ; il mourut au moment où il allait entreprendre un important voyage de missionnaire dans le pays des
Ligues grises. Comme l’a dit fort justement l’Osservatore romano,
l’encyclique ne s’occupait point tant de la Réforme en général que
des adversaires que l’illustre cardinal avait eus à combattre. (Voir
Débats, 10 juin 1910.)
La vie de saint Charles Borromée a été écrite, au moment de sa
canonisation (vingt-six ans après sa mort), par un membre de la
congrégation des oblats fondée par l’archevêque de Milan ; nous
savons par le P. Giussano ce qu’on pensait dans l’entourage de l’archevêque sur le christianisme des Grisons. Les prêtres étaient peu
nombreux, ignorants, et menaient trop souvent une vie scandaleuse ;
beaucoup de pasteurs protestants étaient des apostats ; ils jouissaient
d’une grande autorité auprès des populations et de la noblesse parce
qu’ils « les flattaient dans tous leurs désordres et leurs passions
déréglées ». (Giussano, Vie de saint Charles Borromée, trad. franç.,
[Avignon, Seguin aîné,] éd. de 1824, t. II, p. 132-133, 146-147.)
Le rédacteur de l’encyclique, en parlant des Réformés qui flattaient
« les passions des princes et des peuples les plus corrompus », n’a
guère fait que reproduire ce qu’avait dit le P. Giussano sur la situation religieuse des Grisons.
Saint Charles Borromée est surtout célèbre par les efforts qu’il a
faits en vue de restaurer la vie religieuse dans un clergé qui était
devenu par trop mondain ; durant tout le XVIIe siècle, les évêques
ont étudié ses écrits et ses actes pour apprendre à conduire leurs diocèses suivant l’esprit du concile de Trente ; il semble bien que le pape
Pie X regarde les idées de l’ancien archevêque de Milan comme
étant plus actuelles que jamais. Fournir aux prêtres une solide instruction théologique, veiller à la pureté de leurs mœurs, encourager
189
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
leurs pratiques de piété : ce programme est celui du pape Pie X
comme il avait été celui de saint Charles.
Je crois donc que l’Osservatore romano a eu raison quand il a dit
que l’encyclique avait eu pour objet de combattre les erreurs des
« modernistes ». M. Pernot, correspondant du Journal des Débats à
Rome, a tout d’abord soutenu que cette explication était contraire à
la vérité et avait été inventée pour atténuer le mauvais effet produit
en Allemagne par les jugements relatifs à la Réforme (Débats,
14 juin) ; mais quelques jours plus tard il écrivait : « On ne peut pas
douter que, dans la pensée du pape, l’encyclique ne fût principalement dirigée contre le « modernisme » ; ce point de vue ressort
avec évidence du document lui-même. » (22 juin.)
Il me paraît extrêmement probable que Pie X a surtout voulu
condamner certains « modernistes » italiens qui préconisent avec
beaucoup d’activité et, semble-t-il, avec un certain succès, une
réforme de la vie ecclésiastique qui est conçue tout au rebours de
celle que saint Charles Borromée a pu réaliser au XVIe siècle. L’encyclique signale comme étant un fléau de l’Église contemporaine « une
corruption de vices et une perversion de la discipline auxquelles
n’était peut-être pas descendu le Moyen Âge ». Ces désordres sont
défendus au « nom de la liberté évangélique ».
Les écrivains catholiques ont l’habitude de rattacher les maux
dont souffre l’Église aujourd’hui aux grandes révoltes du XVIe siècle ;
cette philosophie de l’histoire se retrouve aussi dans beaucoup de
livres d’enseignement laïque ; il n’est pas rare de voir vanter Luther
comme ayant été un ancêtre de nos hommes de 89. Cette conception m’a toujours paru fort hasardeuse, car les pays luthériens comptent parmi les plus conservateurs de l’Europe ; et puis est-il permis
de mettre dans un même genre tous les Réformateurs, Luther par
exemple avec Socin ? Enfin les « modernistes » ont vraiment bien
plus d’analogies avec les libres penseurs italiens et français de la
Renaissance qu’avec les Réformateurs : l’encyclique constate, avec
raison, que presque tous, parmi ceux-ci, conservaient quelque chose
du dépôt de la foi, tandis que les « modernistes » ne veulent rien
laisser intact.
On ne retrouve dans l’encyclique cette philosophie de l’histoire
que sous une forme extrêmement atténuée.
Les temps modernes auraient vu se renouveler, comme conséquence de la Réforme, « d’un seul coup, les trois espèces de luttes,
d’abord séparées, dont l’Église a toujours triomphé » : avec la
Révolution les persécutions païennes dirigées contre les fidèles ; – les
enseignements hérétiques contre lesquels Grégoire XVI et Pie IX
lancèrent tant de condamnations ; – enfin « la liberté évangélique »
dont il a été question plus haut. Voilà, certes, des mouvements qui
appartiennent à des genres bien disparates : l’encyclique ne les fait
dépendre de la Réforme que d’une manière très indirecte : ils n’auraient pu se produire si les énergies de l’Europe n’eussent été épuisées par les guerres de religion.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Il me serait impossible de répondre avec précision à toutes les questions que vous m’avez fait l’honneur de me poser ; je suis en effet si
peu familier avec la littérature contemporaine que, si je n’avais lu le
livre d’Agathon 8, j’aurais ignoré l’influence que mes idées ont pu
exercer sur la jeunesse d’aujourd’hui ; mais je crois avoir de très
bonnes raisons pour supposer que la gloire de M. Bergson est destinée à grandir.
Son œuvre est liée étroitement à une révolution intellectuelle
dont les effets s’étendent sans aucun doute sur de longues périodes.
Nous assistons à la décrépitude d’un rationalisme qui, depuis trois
siècles, travaillait à ruiner les croyances chrétiennes ; Dieu avait été
réduit à ne plus être qu’une machine métaphysique dont l’interven* La Grande Revue, XVIII, 5, 10 mars 1914, p. 118-119. En 1947, Pierre Andreu a
publié en annexe de son article « Bergson et la théorie des mythes chez Sorel », la
lettre en date du 8 avril 1913 par laquelle Sorel répondit à l’enquête (la Nef, IV, 32,
juillet 1947, p. 59-60). Le texte, établi d’après une copie conservée par Édouard
Berth, diffère légèrement de la version parue en 1914, que nous reprenons ici en
corrigeant deux erreurs manifestes de lecture. — À propos de « l’influence de
M. Henri Bergson sur la mentalité contemporaine », le questionnaire adressé par
Gaston Picard et Gustave-Louis Tautain aux participants leur demandait : « S’agitil d’une mode ou d’une influence profonde et durable, semblable à celle d’un Taine,
d’un Nietzsche ? Quels en sont les résultats déjà constatables ? Quelles en sont les
conséquences prévisibles : 1. Au point de vue intellectuel ? 2. Au point de vue moral,
politique, religieux et social ? 3. Au point de vue esthétique ? » La revue publia en
cinq livraisons, du 10 février au 10 avril 1914, 47 réponses, dont celles d’Édouard
Berth, Henri Clouard, Émile Faguet, Jules de Gaultier, René Gillouin, Rémy de
Gourmont, Georges Guy-Grand, Gilbert Maire, Wilfred Monod, Dominique
Parodi, Jacques Rivière, Romain Rolland. Pour les remarques de Sorel sur la réponse
de Berth, voir sa lettre du 19 avril 1913, Cahiers Georges Sorel, 5, 1987, p. 188-189.
8. [Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon, 1913.]
190
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
7. Réponse à l’enquête de la Grande revue sur « M. Henri Bergson
et l’influence de sa pensée sur la sensibilité contemporaine »
(1914) *
9. [Le texte imprimé porte par erreur : « tiendraient ».]
10. [Cf. G. Sorel, « La crise de la pensée catholique », Revue de métaphysique et de
morale, X, 5, septembre 1902, p. 550-551.]
11. [Le texte imprimé porte par erreur : « ses ».]
191
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
tion échapperait à l’observateur du monde ; on conservait la théodicée dans les livres seulement à cause de l’ingéniosité de son argumentation. Aujourd’hui les critiques adressées par les « scientistes »
à la théologie mystique, à la doctrine des sacrements, à la morale de
l’ascétisme paraissent superficielles à ceux des psychologues qui se
sont nourris des thèses de William James ; la possibilité du miracle,
que Renan regardait comme définitivement écartée par la science,
est admise sans difficulté par les savants qui ont le plus réfléchi sur
les conditions du déterminisme ; on peut donc dire que l’esprit de
Pascal l’emporte, de jour en jour davantage, sur l’esprit de Descartes.
J’avais émis, il y a une dizaine d’années, l’opinion que les catholiques ne [tarderaient] 9 probablement pas à introduire dans leur
métaphysique certaines idées bergsoniennes 10 ; mes prévisions ne
se sont pas réalisées, parce que, des « modernistes » ayant invoqué
dans leurs polémiques l’autorité de M. Bergson, Rome en est venue
à beaucoup se défier des écrits de l’illustre professeur ; mais il ne faut
pas oublier que tout récemment des adversaires avisés de l’Église
ont signalé les dangers que fait courir à leur cause l’enseignement
donné par M. Bergson au Collège de France (Écho sioniste, 10 mai
1912). Je suis toujours persuadé que la nouvelle philosophie est très
favorable aux principes essentiels du christianisme.
On pourrait définir assez bien, je crois, de la façon suivante, le
rôle que l’histoire attribuera très vraisemblablement à M. Bergson :
le succès de ses livres tient surtout à ce qu’il existe des orientations
« pascaliennes » dans l’élite de la société contemporaine ; d’autre part
la vulgarisation de ses doctrines multiplie [ces] 11 orientations, les
précise et en accroît l’efficacité ; ainsi, grâce en partie à M. Bergson,
Pascal tend à devenir le grand directeur du siècle. Si ce jugement
est exact, on doit présumer que les profondeurs de l’âme moderne
subiront l’influence de M. Bergson bien plus fortement qu’elles n’ont
subi des influences de Taine ou de Nietzsche.
M. Bergson a adopté une attitude qui est très propre à rendre
son autorité durable : ce maître évite de s’aventurer dans les spéculations qu’on qualifie de théories d’avant-garde ; marchant à
côté des savants qui sont les plus renommés pour leur talent
d’observation, il nous suggère continuellement de nouvelles
manières de prendre contact avec la réalité ; tant qu’il y aura des
philosophies de la nuée (et il y en aura encore fort longtemps), les
hommes qui cherchent à mettre leur raison d’accord avec la pratique
consacrée par l’histoire sauront gré à M. Bergson de leur avoir
montré le chemin de la lumière.
En terminant cette réponse, je signale aux personnes qui désirent
suivre la marche de la pensée de M. Bergson une brochure publiée
en 1912 par le P. de Tonquédec, sous le titre : Dieu dans l’Évolution
créatrice (Beauchesne, éditeur). Elles y trouveront des interprétations très importantes que M. Bergson a données de ses livres dans
une correspondance privée.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
L’opposition que certains philosophes allemands contemporains prétendent découvrir entre l’individualisme latin et l’organisation germanique, ne peut donner lieu à aucune recherche utile, tant qu’on se
borne à considérer des concepts ; on pourrait discuter indéfiniment
sur leurs valeurs scolastiques sans faire avancer la question d’un saut
de puce ; si l’on veut arriver à des conclusions sérieuses, il faut
s’efforcer de deviner quelles réalités se cachent probablement sous la
terminologie abstraite employée.
Par le mot « organisation » on peut entendre des choses fort
diverses. Napoléon Ier fut un fanatique de l’organisation ; je crois
même que c’est lui qui a introduit dans la langue française l’épithète
« organique » pour désigner les lois qui organisent une branche
d’administration. Sous la Monarchie de Juillet les gens avancés
reprochaient au gouvernement de ne pas assez organiser ; les
* L’Opinion, VIII, 39, 25 septembre 1915, p. 222-224, repris dans Jean Labadié,
L’Allemagne a-t-elle le secret de l’organisation ?, Paris, Bibliothèque de l’Opinion, 1916,
p. 11-19. Les passages figurant entre crochets {} avaient été censurés dans le texte
paru dans l’Opinion et ont été rétablis dans la version publiée en volume. Dans une
lettre du 20 mars 1916 à B. Croce, Sorel précise : « Le volume contient le texte
presque complet de ma réponse : on a supprimé seulement quelques observations
relatives à Jules Lemaître et à Joseph Reinach. » (La Critica, XXVII, 1929, p. 355.)
— Pour son « enquête sur l’idée d’organisation » lancée fin août 1915, l’Opinion avait
soumis à des philosophes, des savants, des juristes, des industriels et des artistes le
questionnaire suivant : « L’Allemagne prétend connaître, seule entre tous les peuples,
192
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
8. Réponse à l’enquête de l’Opinion sur « L’Allemagne a-t-elle
le secret de l’organisation ? » (1915) *
Lorsque les Allemands revendiquent pour leur pays la gloire
d’avoir introduit les principes d’organisation en Europe, ils pensent
évidemment au rôle prépondérant que l’Allemagne a joué, au début
du XIXe siècle, dans la lutte engagée pour restaurer les traditions que
la Révolution française croyait avoir supprimées pour toujours. Les
noms de Catherine Emmerich, de l’abbé Hohenlohe, des philosophes, des savants et des artistes que Montalembert connut à
Munich, suffisent pour rappeler quelle part l’Allemagne a prise à la
rénovation religieuse. M. Émile Boutroux a reproché aux penseurs
allemands modernes d’avoir travaillé à ruiner la thèse de la bonté
naturelle de l’homme. Il me semble qu’on ne saurait leur savoir trop
de gré pour avoir supprimé un mensonge qui empêche de jeter
aucun regard profond sur la morale, sur la philosophie de l’histoire
le “secret de l’organisation”. Une telle prétention est-elle justifiée ? Si elle l’est en
quoi consiste son secret ? Si elle ne l’est pas en quoi l’organisation allemande diffère-t-elle des autres ; quelle est sa valeur dans l’ordre économique, scientifique, artistique, politique, moral ? Quels résultats faut-il attendre d’elle non seulement au
regard de la production mais au regard de la civilisation ? Bons ou mauvais ? Que
pouvons-nous ou même que devons-nous lui opposer ? » La publication des réponses
d’une quarantaine de personnalités, parmi lesquelles Émile Boutroux, Mgr Baudrillart, Lucien Lévy-Brühl, Édouard Branly, Charles Gide, Charles Maurras, Maurice
Barrès, Vilfredo Pareto, H.G. Wells, Édouard Herriot, Gustave Le Bon, Joseph
Reinach, s’étala sur seize numéros de l’hebdomadaire, de septembre à décembre 1915.
193
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
hommes de 1848 annoncèrent, à grand fracas, qu’ils organiseraient
toutes choses ; ils n’ont guère organisé que des banqueroutes.
Napoléon III avait la manie d’organiser et il voulait répandre les
bienfaits de son génie sur les deux mondes : sa manie d’organisation
le conduisit au Mexique.
Pour bien entendre à quelles idées se réfèrent les théoriciens allemands de l’organisation, il convient de relire La Réforme intellectuelle
et morale de Renan et La Réforme sociale de Le Play. Il vaut mieux se
servir, pour ce dernier ouvrage, de l’édition de 1874 que de celle de
1864, parce qu’après la guerre l’auteur a pu exprimer ses conceptions
plus librement qu’il n’avait pu le faire alors qu’il était conseiller
d’État. Ernest Seillière a publié en 1906, dans la Revue des Deux
Mondes, un article sur « L’impérialisme germaniste dans l’œuvre de
Renan ». Beaucoup des doctrines les plus caractéristiques de Le Play
sont fondées sur des observations qu’il avait faites touchant les corporations du Harz, la famille de la plaine saxonne et les christianismes allemands.
194
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
et sur la constitution des sociétés ; je prie mes lecteurs de vouloir
bien relire ce que Pascal a dit du péché originel (Pensées, éd.
Brunschvicg, 434) ; personne ne saurait douter que par sa conception du mal, la pensée allemande n’ait apporté un concours considérable à la théologie. On pourrait poursuivre l’examen des
restaurations accomplies par le romantisme germanique dans
d’autres domaines ; mais les observations précédentes me semblent
bien suffisantes pour éclairer la question discutée ici.
J’estime que les écrivains allemands actuels ont tort quand ils
revendiquent pour la race germanique le génie de l’organisation dont
je viens d’essayer d’indiquer quelques aspects théoriques ; les principes de cette organisation ont appartenu incontestablement à la
Rome patricienne ; Renan pensait à la fois à cette Rome archaïque
et à l’Allemagne, dont il avait vanté l’organisation dans La Réforme
intellectuelle et morale, quand il écrivait les réflexions que l’on trouve
à la p. 267 du tome IV de son Histoire du peuple d’Israël : « Le sangfroid de l’aristocratie, l’abnégation du peuple furent admirables.
Jamais on ne vit moins de philosophie, plus de vertu, c’est-à-dire
plus de résignation à l’inégalité. Pas une fois ces héros des légions ne
demandent pourquoi on les mène au bout du monde. Ils travaillent,
ils s’exténuent – pour le vide, pour le feu, dit le penseur juif. – Oui,
sans doute ; mais voilà la vertu que l’histoire récompense. Le patricien qui conduit ces légions est le moins aimable des hommes ; c’est
un tory renfrogné, un vilain homme, raide, gauche, méchant ; il sera
voleur quand il le pourra. N’importe. Il fait l’œuvre de Dieu. S’il y
avait encore eu des prophètes en ces temps obscurs, sans doute ceux
qui appelèrent Nabuchodonosor ministre de Iahvé, eussent donné le
même titre aux aigles qui allaient à droite, à gauche, comme la
foudre, accomplissant ses ordres. » Je crois qu’il conviendrait de
nommer valeurs quiritaires, toutes les valeurs communément appelées germaniques qui n’ont pas une origine chrétienne.
Dans quelle mesure l’Allemagne contemporaine possède-t-elle
encore les valeurs quiritaires que lui ont attribuées tant de théoriciens ? C’est ce qu’il ne paraît pas facile de savoir ; il faut un esprit
doué d’une singulière force philosophique pour discerner si une formule générale s’applique bien à un peuple ; les temps actuels sont
vraiment trop troublés pour qu’on puisse espérer mener à bonne fin
des investigations de ce genre. Je crois devoir seulement appeler
l’attention de mes lecteurs sur l’état d’âme des ouvriers allemands
qui a tant surpris ceux de nos littérateurs qui font profession
Le mot « individualisme » correspond à des psychologies fort
contradictoires. On vante souvent le merveilleux individualisme des
Yankees ; les grands meneurs d’entreprises américaines ont été, à
juste titre, comparés maintes fois aux conquistadors espagnols. Nul
ne songerait à établir une analogie quelconque entre Fernand Cortez
et les personnages bruyants qui se donnent aujourd’hui pour les
champions de la civilisation latine menacée par le barbarisme germanique ; ces défenseurs de la liberté des peuples opprimés, du droit
naturel, du progrès reproduisent assez bien les types du græculus esuriens et de ces Italiens diserts qui parcoururent l’Europe au début de
l’ère moderne ; ce sont des individualistes en ce sens qu’ils entendent
que le monde travaille pour le plus grand plaisir de leur individu.
Cet individualisme, qui serait, d’après ses apologistes, le chefd’œuvre du génie humain, a sévi dans les cités grecques dont Cicéron
parle avec mépris au cours de son plaidoyer pour Flaccus. {La belle
civilisation néo-latine se résout tout bonnement en une exploitation
195
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
d’expliquer aux bourgeois les questions sociales. Il est évident que le
prolétariat allemand aurait agi tout autrement qu’il ne l’a fait, s’il
avait cru à nos blagues révolutionnaires ; les gens médiocres qui
se donnent en Allemagne pour les successeurs de Marx, n’ont
rien compris à ce qui se passait dans le peuple ; Benedetto Croce,
le grand philosophe italien, a écrit que ces travailleurs se sont montrés capables de marcher à la tête de leur classe (Italia nostra,
27 décembre 1914). Je crois qu’il convient de considérer leur
conduite comme un de ces faits historiques qui permettent de discerner les principes cachés de théories d’une intelligence difficile ; les
gens qui après la guerre s’occuperont de réviser les interprétations
reçues du marxisme, s’apercevront probablement qu’il renferme
beaucoup de valeurs quiritaires ; je suis arrivé à me demander s’il n’a
pas eu besoin, pour se constituer, de l’aide fournie par certaines
conceptions de l’histoire médiévale répandues par le romantisme.
Dans les études à faire sur l’organisation pratique de l’Allemagne, il
serait nécessaire de tenir grand compte de la philosophie du prolétariat ; il est incontestable que le marxisme a été jusqu’ici fort mal
compris en France ; peu de personnes soupçonnent à cette heure
comment il conviendrait de procéder pour le bien expliquer. J’ai donc
d’excellentes raisons pour ne pas me lancer dans des considérations
prématurées sur la question de savoir dans quelle mesure l’organisation allemande ressemble en fait à l’image que Renan en a présentée.
196
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
de foules aveugles par des coteries d’avocats, de gens de plume et
d’hommes d’intrigue.}
Des philosophes qui croient posséder des vertus quiritaires ont
pour les peuples soumis à un tel individualisme autant de mépris
qu’en avait Scipion Émilien pour la plèbe romaine qui de son temps
avait pris la place des anciens soldats-laboureurs du Latium. Si les
héros de l’individualisme américain eussent été parfois dignes de
figurer dans des épopées, ceux de l’individualisme néo-latin ne sauraient prendre place que dans des romans picaresques. On comprend
ainsi pourquoi tant de philosophes allemands ont parlé avec une
prodigieuse insolence des peuples qui prétendent jouir d’une civilisation plus raffinée que celle des peuples germaniques. Il faut malheureusement reconnaître que plus d’une fois nous avons quelque
peu justifié leurs méchantes appréciations en choisissant de bien
singuliers maîtres spirituels.
Tous les hommes qui aiment sérieusement la France, font des
vœux pour que cette guerre nous corrige des défauts que nous reprochent si cruellement nos ennemis ; mais n’oublions jamais qu’après
1871 le pays n’a pas écouté les conseils que lui donnèrent Renan et
Le Play ; il ne s’agit pas tant de proposer des réformes très désirables
que de savoir comment l’histoire aveugle réalise ses grandes transformations. Il a fallu des circonstances bien extraordinaires, au début
du XIXe siècle, pour que le romantisme pût balayer les épigones de
l’Encyclopédie ; sous la Restauration, la majorité des bourgeois éclairés s’imaginaient que Voltaire, en dépit de quelques défauts, était
destiné à demeurer indéfiniment le guide de la pensée moderne ; il
y eut encore un beau scandale en 1859 lorsque Renan se permit de
mépriser Béranger qui avait été notre poète national, le représentant authentique du génie gaulois. Quel foyer pourrait aujourd’hui
nous apporter une lumière comparable à celle qui a suivi les ténèbres
impériales ?
{L’histoire de l’Italie contemporaine ne semble pas rassurante.
Ce pays avait fait des efforts admirables pour acquérir une culture
sérieuse ; mais toutes ses acquisitions avaient été superficielles ; la
tourmente actuelle est en train de tout emporter. La franc-maçonnerie fait injurier Benedetto Croce ; D’Annunzio, devenu altissimo
poeta, se prend pour un émule de Dante, tandis que le bon Ferrero
est promu à la dignité de nouveau Guichardin ; le chef-d’œuvre
d’Alfredo Oriani, La rivolta ideale, n’a qu’un petit nombre de lecteurs
solitaires. Je ne vois aucun indice permettant de supposer que nous
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Pour passer d’un temps qui traite {D’Annunzio} comme un
maître, à un temps plein de valeurs quiritaires, il faudrait une catastrophe nous jetant dans un moyen âge. Les docteurs de la science
sociale officielle regardent de telles conceptions comme chimériques ; je leur rappelle que sur la fin de sa vie, Renan a écrit : « Le
socialisme peut amener, par la complicité du catholicisme, un nouveau moyen âge, des barbares, des Églises, des éclipses de la liberté
et de l’individualité, de la civilisation en un mot » (Histoire du peuple
d’Israël, t. V, p. 420) ; puisqu’un tel homme a admis la possibilité
d’une telle catastrophe, je puis bien me permettre de suivre les enseignements de Vico, sans faire preuve d’une audace condamnable. Le
ricorso peut se produire de plusieurs manières, l’économie moderne
diffère trop de celle qui existait durant la décadence de l’Empire
romain, pour qu’il soit vraisemblable qu’on revoie les événements du
IVe siècle ; mais la théorie de Vico serait suffisamment respectée si
durant une longue période l’Europe foulait aux pieds ce que la bourgeoisie libérale avait honoré obstinément. Dans cette Europe renouvelée que je rêve parfois, les Intellectuels seraient assimilés à des
« jongleurs », occupés à amuser les compagnies qui auraient assez
d’argent pour payer leurs drôleries ; des myriades de travailleurs, en
accomplissant avec conscience des besognes obscures, produiraient
de la grandeur morale en même temps que des moyens d’existence.
Il me semble que nous avons le droit d’espérer que d’une sévère pénitence médiévale pourrait sortir une civilisation riche en valeurs quiritaires. Ce que les philosophes allemands nomment « individualisme », aurait été vaincu par ce qu’ils nomment « organisation ».
Si nous sommes incapables de faire naître une catastrophe, aussi
bien que de l’empêcher de se produire, nous avons, tout au moins, la
faculté d’agir sur les esprits de façon à les rendre plus aptes à marcher
vers le meilleur. Au début de l’ère chrétienne, l’Église a exercé une
influence singulièrement bienfaisante sur les masses qui allaient se
mêler au cours de la prochaine catastrophe : d’une part, elle s’est
efforcée de ramener la famille romaine à un idéal archaïque ; d’autre
part, elle a développé chez les Aryens demeurés barbares, ce qu’il y
197
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
soyons capables d’écarter la domination des Intellectuels qui ruinent
notre patrie ; on pourrait même [se] demander si notre victoire n’accroîtra pas encore leur tyrannie ;} nous sommes probablement arrivés à l’un de ces moments où aucune réforme profonde ne peut se
produire que par un de ces ricorsi que le génie de Vico a devinés.
9. Réponse à l’enquête de Victor García Calderón sur Don
Quichotte (1916) *
Je ne suis nullement compétent pour parler de Don Quichotte, que
j’ai lu, comme livre d’amusement, à un âge où l’on n’a pas d’opinion
sur les chefs-d’œuvre. Plus tard, constatant qu’il paraissait être
demeuré fort peut accessible à l’esprit des gens qui prétendaient le
bien connaître, je n’ai pas eu envie de l’étudier. Le respect que nous
devons aux hommes de génie, nous interdit de nous exposer à les
comprendre médiocrement.
En général, nous autres Français, nous sommes bien plus à notre
aise en présence des grandes littératures du Nord qu’en présence des
* Victor García Calderón (ed.), Une enquête littéraire : Don Quichotte à Paris et dans
les tranchées, Paris, Centre d’études franco-hispaniques de l’Université de Paris, 1916,
p. 93-95. — Cette enquête, réalisée à l’occasion du tricentenaire de la mort de
Cervantès, fut publiée initialement dans le journal madrilène el Imparcial. Le questionnaire était le suivant : « 1. Avez-vous lu, dans votre jeunesse le Don Quichotte ?
Quels sont vos souvenirs de cette lecture ? 2. Quel est pour vous le symbolisme de
Don Quichotte ? 3. Le Héros espagnol est-il aussi, en quelque sorte, un Chevalier
français ? » Une soixantaine d’écrivains et d’intellectuels, dont Guillaume Apollinaire, Henri Barbusse, Maurice Barrès, Julien Benda, Léon Bloy, Georges Duhamel,
Anatole France, Daniel Halévy, Auguste Rodin, Séverine donnèrent leur réponse.
198
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
avait de vraiment excellent dans leurs traditions. Aujourd’hui nous ne
voyons point quelle force pourrait jouer un rôle analogue à celui de
l’ancienne Église, alors que l’État bourgeois s’applique fanatiquement à détruire, par son système d’éducation populaire, au profit des
Intellectuels, tout ce qu’il y a de viril dans le prolétariat. Nous pourrions fort bien tomber au rang d’une Chine pourvue d’une savante
organisation napoléonienne, sachant admirablement imiter les travaux étrangers, ayant plus de luxe que d’art, moins de religion que de
pratiques magiques et pas de philosophie. Je ne saurais donc souscrire à la prophétie optimiste de Renan annonçant que le triomphe
de la vérité est assuré ; il est vrai qu’il ajoutait cette décevante
réflexion : « Si ce globe vient à manquer à ses devoirs, il s’en trouvera
d’autres pour pousser à outrance le programme de toute vie : lumière,
raison, vérité » (op. cit., p. 421) ; évidemment Renan ne prenait pas
fort au sérieux sa prophétie. Si sombre que l’avenir doive nous apparaître, nous ne devons pas nous décourager, attendu que la véritable
vertu est celle de l’homme qui travaille sans espoir des succès.
199
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
grandes littératures du Midi ; on peut même observer que nous
éprouvons d’autant plus de peine à entendre celles-ci que leur valeur
est plus considérable ; c’est ainsi que Dante a si peu d’admirateurs
sincères et compétents en France.
Cervantès, comme beaucoup de célèbres écrivains espagnols, n’a
rien fait pour flatter les goûts du classicisme, et nous sommes tous,
en France, plus ou moins classiques ; nous tenons fermement surtout
à cette maxime de Renan : « L’humanité est une personne noble, il
faut la représenter en sa noblesse. » (Feuilles détachées, p. 237.) Tout
le monde est d’accord pour regarder Don Quichotte comme aussi
énigmatique qu’Hamlet ; pour apprécier de telles œuvres, nous
devons vaincre nos instincts français qui nous font désirer des analyses claires ; nous demandons des gloses et cependant nous reconnaissons que les commentateurs sont de véritables harpies qui gâtent
tout ce qu’ils touchent. Don Quichotte ne me semble, en conséquence,
pouvoir être compris que par un très petit nombre de Français qui
ont acquis le sentiment profond de l’esthétique espagnole.
Je ne crois pas qu’il y ait dans Don Quichotte plus de philosophie
que dans Pantagruel ; il faut admirer les suites des tableaux magnifiquement peints que nous présentent Cervantès et Rabelais ; on
gâterait ces morceaux si on prétendait les considérer comme des
illustrations de systèmes.
À l’époque de Cervantès, l’Espagne était pleine de vieux soldats
qui avaient pris part aux guerres les plus extraordinaires dont l’histoire ait probablement fait mention ; ces vétérans achevaient leur
existence dans des conditions misérables ; on pourrait les comparer
à des colonels de Napoléon réduits à vivre avec des concierges, des
charretiers et des commis de boutiques. Le plus souvent, ils se
consolaient de leur triste sort en racontant des aventures dans lesquelles leur véritable rôle était magnifiquement amplifié. Un type de
miles gloriosus se rencontrait partout. Un écrivain doué d’un beau
génie ironique vivant de la même vie que ces infortunés et éprouvant, lui aussi, le désir de prendre sa revanche sur la réalité, trouvait
une matière abondante pour des récits comiques dans ce monde de
bas étage où se consumait le dernier foyer de l’héroïsme espagnol.
Cervantès s’amuse du miles gloriosus comme tant de bons catholiques
du Moyen Âge s’amusaient des moines. Il n’avait point l’intention
de ridiculiser la chevalerie ; pas plus que les conteurs du Moyen Âge
ne voulaient attaquer la religion ; il ne faut pas lui attribuer quoi que
ce soit du génie voltairien.
10. Réponse à l’enquête de Charles de Saint-Cyr sur « Ce qu’il
faudra que soit la France de la victoire » (1917) *
Illusions des penseurs qui ont cru pouvoir donner des conseils à leurs
concitoyens sur un avenir un peu éloigné. Nombreux projets de
réformes sociales formés à la fin du XVIIIe siècle et durant la première moitié du XIXe ; résultat nul ; chose curieuse : ces réformateurs
étaient très souvent préoccupés des moyens de remplacer le catholicisme qui leur paraissait mort, alors qu’une vigoureuse renaissance
catholique se produisait autour d’eux. Le Play a échoué plus tard,
malgré l’appui qu’il a rencontré chez beaucoup d’hommes distingués. Les chefs de l’Église ont cru qu’ils dirigeraient le monde s’ils
parvenaient à avoir beaucoup de collèges ecclésiastiques ; Drumont
* Charles de Saint-Cyr, Ce qu’il faudra que soit la France de la victoire, Paris, La
Renaissance du livre, [1917], p. 30-33. — Le volume réunit près de 70 réponses
provenant de tous les secteurs de la société et réparties en trois grands domaines
(éthique, politique, économique), dont, entre autres, celles de J.H. Rosny aîné, Émile
Boutroux, Francis Jammes, Camille Jullian, Compère-Morel, Charles Maurras,
Joseph Reinach, Yves Guyot, Léon Jouhaux, l’abbé Lemire, etc.
200
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Par un singulier contresens on a souvent voulu voir dans Sancho
un représentant du bon sens populaire ; Cervantès ne songeait nullement à montrer que le pauvre, l’ignorant, l’homme de la nature
(comme disaient nos pères) est supérieur au noble ; s’il avait eu des
idées analogues à celles de Diderot, de Jean-Jacques, de Robespierre,
il n’aurait, sans doute, pas eu plus de génie ironique que ces personnages qui furent toujours sérieux comme des papes. Sancho est un
des types remarquables de la stupidité du plébéien vaniteux ; qu’on
lui fasse gravir quelques degrés sur l’échelle sociale, il va devenir un
de ces bourgeois ridicules qui veulent fréquenter la noblesse en dépit
des mésaventures que leur cause leur déclassement ; dans toutes les
petites villes, on rencontre des artisans, des marchands de vin ou des
employés de services publics à qui leurs fonctions d’agents électoraux
de M. le Député assurent une dignité d’un comique prodigieux. Il est
probable que Cervantès a dû prendre beaucoup de plaisir à peindre un
rustre qui, en suivant un miles gloriosus, se prend pour un personnage.
Si je ne me suis pas trop trompé dans ces remarques, on appréciera d’autant mieux la valeur littéraire de Don Quichotte qu’on
l’enfoncera, en quelque sorte, davantage, dans une vieille Espagne
qui ressemblait probablement plus à l’Orient qu’à nos pays.
201
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
a soutenu, par de bonnes raisons, que l’éducation donnée dans ces
maisons a créé une société incapable de défendre l’Église.
Je me trouve d’autant moins apte à faire entendre des paroles
utiles à mes concitoyens que j’appartiens à cette catégorie de gens
qui avaient cru que la France avait profité des efforts tentés par Taine
et par Renan pour faire entrer dans la pensée contemporaine pratique des idées historiques. Nous sommes revenus à 1848 ; les
blagues que la presse dreyfusienne employait (obligée qu’elle était
de faire flèche de tout bois dans une lutte destinée à soulever de
vieilles passions plébéiennes) sont devenues des principes que tout le
monde s’accorde à proclamer aujourd’hui sacrés ; l’influence des philosophes historiens avait été superficielle. Dreyfusards et antidreyfusards étaient au fond d’accord ; Maurice Barrès, Cochin, Joseph
Reinach devaient former une coalition parce qu’ils croient également
aux blagues de 1848.
L’Italie est souvent un miroir dans lequel nous pouvons apercevoir nos défauts amplifiés. En Italie les choses se passent à peu près
comme ici (avec un petit air de comique gai en plus) ; mais l’Italie
n’est pas uniquement représentée par un roi anticlérical, par
D’Annunzio et par des bousingots ; il y a dans le Midi un noyau
hégélien d’autant plus fort qu’il se rattache à des traditions nationales
très puissantes. Benedetto Croce, qui est un philosophe aussi considérable que Bergson, ne s’est pas laissé entraîner par les courants
actuels ; il combat avec quelque succès les idéologies franc-maçonniques, etc. Ce pays pourrait bien être l’asile de la grande philosophie menacée par le flot de la bourgeoisie prudhommesque. Ici
celui-ci ne rencontre aucune résistance.
En 1871 on n’a pas écouté Renan enseignant la réforme intellectuelle et morale, bien que la France fût à cette époque beaucoup plus
capable de réfléchir qu’elle ne l’est aujourd’hui ; l’Empire n’avait pas
été renversé, en effet, par une révolution sociale qui eût égaré tous les
jugements. La brochure que J. Guesde a fait publier par son chef de
cabinet sous le titre : La paix que nous voulons, est un document
d’une importance capitale. D’après J. Guesde, deux faillites sont certaines : celle du catholicisme et celle de la bourgeoisie. Il faut interpréter ces deux prévisions qui semblent solidement fondées.
Le catholicisme de Bossuet est probablement enterré pour toujours chez nous ; il subsistera une religion de riches qui n’ont aucune
curiosité théologique, pour qui les sacrements sont des opérations
magiques et qui sont disposés à dépenser de l’argent pour des œuvres
202
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
cléricales en vue de leurs combinaisons politiques. C’est ce catholicisme que semble avoir désiré Brunetière. Beaucoup de personnes
ont grand tort de mépriser le catholicisme de Léon Bloy qui s’est
fait le propagateur du secret de La Salette ; il a beaucoup plus d’adhérents qu’on ne le croit parmi les nouveaux catholiques ; Jacques
Maritain, le pourfendeur de Bergson et des philosophes allemands,
est un élève de Léon Bloy et il s’efforçait d’entraîner le petit-fils de
Renan dans la même voie que lui avant la guerre.
La bourgeoisie française de l’ancien type est aujourd’hui en train
de se ruiner, comme s’est ruinée pendant la Révolution la noblesse ;
cette classe économe, âpre au travail et très préoccupée de l’avenir
familial, ne reparaîtra plus ; elle fait place à une société prodigue,
spéculatrice et pleine de mépris pour l’attachement au sol. Ce monde
(dont l’Amérique nous fournit de si tristes échantillons) est remarquablement cynique, ignare et politicien. La richesse qui monte sera
probablement plus dure que l’ancienne pour les petits ; l’esprit de la
tradition du tiers état aura disparu. J. Guesde a donc raison d’annoncer la faillite de la classe sociale contre laquelle il a lutté toute sa vie.
Analogie de notre société actuelle et de celle qui a existé sous le
Directoire. Les chefs de l’État se ressemblent beaucoup aux deux
époques : Barras-Briand, La Revellière-Lépeaux-Léon Bourgeois.
La bourgeoisie des enrichis du Directoire n’embrassait pas toute la
France qui dans les provinces du Midi, tout au moins, renfermait
encore beaucoup de royalistes. Napoléon crut qu’il pourrait restaurer
l’Ancien Régime en utilisant les forces conservatrices qui s’offraient
pour le servir ; il fut le plus intelligent des politiques d’esprit bourbonien ; mais il n’avait pas bien mesuré la puissance de la nouvelle
société issue de la Révolution à laquelle il avait donné une trop grande
place dans la France restaurée. Talleyrand et Fouché représentaient ce
vilain monde ; en 1814 et 1815 ils renversèrent l’empereur. La
Restauration ne sut pas utiliser le mouvement romantique qui était la
négation de ce XVIIIe siècle que les derniers Bourbons regardaient
comme le lien de l’ordre normal. L’opposition libérale qui rendit tout
gouvernement stable impossible jusqu’en 1852 fut animée par l’esprit
du Directoire. L’année 1848 fut le triomphe d’une politique folle qui,
reniée au temps du Second Empire, sembla être étouffée pour toujours. L’expérience actuelle nous prouve que la légèreté, la vanité et
l’idéologie de la France directoriale pouvaient facilement prendre
leur revanche ; nous n’avons pas à espérer une nouvelle réaction rappelant celle de la Restauration ; d’où viendrait la lumière nouvelle ?
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Vous me pressez de vous donner mon avis sur la correspondance que
vous avez entretenue avec Benedetto Croce à propos de la formation
d’un « parti de l’intelligence » ; vous ne serez pas étonné si je suis
pleinement d’accord avec un ami de vieille date, qui occupe aujourd’hui l’une des premières places (sinon même la première) parmi les
philosophes de l’Europe ; l’histoire des Lettres françaises me semble
témoigner contre l’utilité du parti que l’on prétend constituer aujourd’hui. En 1848 on se moqua fort d’écrivains qui étaient allés demander au gouvernement provisoire d’organiser le travail intellectuel ;
ces braves gens se laissaient guider par d’exécrables précédents, dont
a beaucoup souffert notre esprit national depuis le XVIIe siècle.
Lorsque Richelieu créa l’Académie française, les hommes qui
furent appelés à en faire partie, eussent, en général, désiré rester
libres ; le tout puissant ministre ne tarda pas à leur montrer quel
genre de services l’État attendait d’eux ; il leur fallut beaucoup de
dextérité pour ne pas se couvrir de ridicule en condamnant le Cid
comme le cardinal aurait désiré ; Corneille ne semble pas avoir
jamais pardonné à Richelieu la petite persécution dont il avait été
alors victime.
La Révolution française, qui poussa jusqu’aux dernières limites
de l’absurde ce qu’il y avait de mauvais dans l’Ancien Régime, imagina de créer une sorte de Conseil d’État chargé de faire la police de
l’intelligence. C’est à elle que nous devons l’extravagante création
de l’Académie des sciences morales et politiques, qui ignora Cournot
(comme l’Académie des beaux-arts ignora Rude), mais qui s’honore
* Les Lettres, 8, 1er octobre 1919, p. 564-569. Publié sous forme de lettre comme
« Réponse critique de Georges Sorel à René Johannet sur l’avenir du “Parti de
l’Intelligence” », le texte parut également en italien, sous le titre « Sorel e il partito
dell’Intelligenza », dans il Resto del Carlino della sera du 14 octobre 1919. — Après
la publication en juillet 1919 du « Manifeste du parti de l’intelligence » qu’il avait
signé, René Johannet avait entamé, dans la revue catholique les Lettres, une sorte
d’enquête sur l’idée de « République des lettres », interrogeant tout d’abord, sous
forme d’une lettre ouverte, Benedetto Croce. Il sollicita ensuite l’opinion de Sorel,
qui, comme il l’indique dans une lettre adressée à Berth le 24 septembre 1919, ne
pouvait pas lui refuser une réponse (cf. Cahiers Georges Sorel, 6, 1988, p. 131). À la
suite des prises de position de Croce et de Sorel, la revue dirigée par Gaëtan
Bernoville publiera encore celles de Miguel de Unamuno, Aubrey F.E. Bell, Vilfredo
Pareto et Charles Walston.
203
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
11. Réponse à l’enquête de René Johannet sur la « Respublica
litteratorum » (1919) *
204
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
de compter parmi ses membres Wilson et divers moindres seigneurs
de la Conférence de la paix.
Au sens vrai des mots « République des Lettres » est simplement
une expression symbolique destinée à montrer que les « honnêtes
gens » des différents pays se sentent rapprochés les uns des autres,
comme s’ils étaient concitoyens. Les exemples donnés par Littré ne
comportent pas de doutes sur ce point. Je trouve fort naturel que,
dans des heures de détresse intellectuelle et morale, les hommes
qui ont beaucoup appris cherchent à déterminer des courants de
réforme ; mais l’expérience ne me semble pas avoir été encourageante.
Après 1871 Renan donna à la France des conseils qui ne furent
pas écoutés ; dans la préface de L’Antéchrist, il a exprimé la douleur
que lui fit éprouver l’aveuglement de ses concitoyens ; tout le reste de
sa vie, il ne tint plus aux Français qui l’admiraient que des discours
d’une ironie amère : « Amusez-vous, amusez-moi, ne vous tracassez
pas en cherchant à résoudre des problèmes qui dépassent votre intelligence ». Taine s’acharna à éclairer ses contemporains sur les illusions de la Révolution française ; je doute qu’aucune de ses idées ait
pénétré profondément dans le pays. À un degré un peu inférieur,
mais encore très honorable, Le Play ne fut pas moins courageux et
moins impuissant. Et quels étaient alors les vrais maîtres de l’opinion
française ? Francisque Sarcey, Alexandre Dumas fils et le géant
intellectuel de notre bourgeoisie moderne : « mossieu Thiers ». Tous
ces prétendus grands hommes représentaient fort bien une civilisation que je me permets d’appeler « pipelétique ».
Aujourd’hui les prophètes de la nouvelle France ne semblent pas
plus forts que ceux dont la génération de 1871 admirait l’« esprit » :
Romain Rolland, qui, juché sur une contre-basse, prétend qu’il est
« au-dessus » de la mêlée ; – Henri Barbusse, auquel de bons étudiants genevois ont décerné le titre de « grand » (sans doute sans
songer à le comparer au grand Corneille) ; – Lysis, ancien collaborateur de Gustave Hervé ; – Marc Sangnier et les rédacteurs d’affiches innombrables engageant les bons citoyens à s’unir à eux pour
sauver la France. Je comprends fort bien que des jeunes gens ardents
aient été dégoûtés en voyant une telle médiocrité intellectuelle, dans
un pays qu’ils croyaient avoir contribué à régénérer par leur participation à la terrible guerre de 1914 ; ils avaient lu que jadis le regard
du roi enfantait des Corneilles ; dans notre société démocratique,
un « parti de l’intelligence » ne pourrait-il pas contribuer à la manifestation de forces qui s’ignorent encore dans les provinces ? On
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Dans des couches étendues de la jeune bourgeoisie intellectuelle, désabusée
par le naufrage de l’espérance d’un monde meilleur que la guerre avait fait
concevoir, écœurée par le spectacle de la violence bestiale ou de cupidité sauvage
auxquelles l’Europe est aujourd’hui en proie, dégoûtée par le matérialisme des
classes ouvrières, suspecte à celles-ci, parce qu’elle est intellectuelle et bourgeoise,
se répand, avec une rapidité vertigineuse, la conviction (qui n’est pas clairement exprimée, mais qui domine avec force les obscures régions de la conscience)
que toutes les idéologies se valent, que toutes les théories politiques sont incapables d’enlever une toile d’araignée, qu’elles sont propres à accroître la douleur
et les maux de l’humanité, mais ne peuvent pas contribuer à sécher une seule
larme ; le monde, pense-t-on, a toujours marché ainsi et marchera toujours de
la même manière ; le mieux est de renoncer à n’importe quel ambitieux programme de reconstruction politique et sociale, de se contenter de vivre au jour
le jour, de goûter le peu de joies que le hasard concède ici bas aux mortels et, pour
le reste, de s’en remettre au cours fatal et inéluctable des choses […] Ainsi se
répand un état d’âme qui caractérisa la fin de la Grèce républicaine et celle de
l’Empire romain […] Nous assistons à un vrai crépuscule des Dieux. Ce qui
domine dans la jeune bourgeoisie intellectuelle d’Occident, c’est le scepticisme.
Lorsque vos amis auront fait l’expérience de leur impuissance,
ils penseront, probablement presque tous, comme les sceptiques
dont parle Adriano Tilgher. Mais, me direz-vous, pourquoi êtesvous si peu sceptique, en dépit de toutes les rigueurs de la vie ? C’est
que je suis trop vieux pour changer ; j’ai connu les passions qui agitaient la France à la fin du Second Empire ; je suis incorrigible.
Bien que les dernières années de Proudhon fussent pleines de
causes de tristesse, l’homme de 1848 survivait toujours en lui. Au
moindre signe d’un réveil de l’idée socialiste, il reprenait courage : « Il
existe à Paris, écrivait-il le 30 octobre 1864 (soit moins de trois mois
avant sa mort), une élite d’hommes, ouvriers, étudiants, etc., qui me
donnent parfois de grandes consolations. Ces hommes ne demandent qu’à marcher 12. » Le 9 du même mois, il avait dit à un ami de
12. [Correspondance de P.-J. Proudhon, Paris, Lacroix, 1875, t. XIV, p. 84.]
205
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
risque toujours de s’égarer quand on raisonne de la sorte, sur un
avenir que l’imagination charge de vertus. Je demande pourquoi vos
amis réussiraient mieux que Renan, Taine, Le Play ? Wilson ne
serait pas un si grand homme si le « pipelétisme » ne dominait pas
notre société plus que jamais.
Permettez-moi de mettre sous vos yeux un extrait d’un article
publié récemment dans le Resto del Carlino par Adriano Tilgher.
13. [Ibid., p. 64.]
14. [Ibid., p. 65.]
15. Le 31 décembre 1863, Proudhon écrivait à un ami : « Vous êtes plein de force,
plein de sève, plein de vie ; vous avez la conscience, la volonté, le libre-arbitre, la
mémoire ; vous êtes dans la meilleure des conditions pour cultiver votre âme, rendre
par votre exemple et vos pensées service aux hommes et admirer les œuvres de Dieu.
[…] Être homme, nous élever au-dessus des difficultés d’ici-bas, reproduire en nous
l’image divine, comme dit la Bible, réaliser enfin sur la terre le règne de l’esprit :
voilà notre fin. […] Il faut aider à cette humanité vicieuse et méchante, comme vous
faites pour vos propres enfants ; il faut bien vous dire que votre gloire et votre félicité se composent de la répression des méchants, de l’encouragement des bons, de
l’amélioration de tous. C’est la loi de l’Évangile, aussi bien que celle de la philosophie, et vous êtes ici responsable devant le Christ et devant les hommes […] Vous
vous devez, comme tout homme de bien, à la réforme de vos semblables. » [Ibid.,
t. XIII, p. 217-219.] Proudhon proclame ensuite qu’il est sans charité pour les âmes
pourries, dont il souhaite la consomption et la mort.
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
© Société d?études soréliennes | Téléchargé le 10/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 34.239.131.85)
Bruxelles : « Me voici de nouveau attelé à ma lourde charrue. Ah ! je
le sens plus que jamais, j’ai beau me fatiguer et vieillir, pour moi, il n’y
aura ni repos ni retraite. Il faut mourir sur la brèche 13. » Et, en effet,
il ne put complètement achever la Capacité des classes ouvrières. Mais
l’espérance révolutionnaire le soutenait : « Je crois que je vivrai assez
longtemps pour assister à cette débâcle, dont le dernier mot, je me
hâte de le dire, sera un rafraîchissement universel 14 ».
Ma génération est loin d’avoir valu celle de Proudhon ; cependant à la fin du Second Empire il y eut, dans la jeunesse, un profond
enthousiasme dont je sens encore les effets ; mais je me rends
compte que je suis un homme d’autrefois, trop étranger aux appétits
contemporains pour pouvoir prétendre à une influence étendue. Je
ne deviens pas sceptique, parce que je sais me contenter de mon
existence obscure ; et je travaille parce que je crois à l’existence d’une
loi impérieuse qui nous commande de tout faire pour ne pas laisser
éteindre le peu de lumière dont jouit l’humanité 15. Si les jeunes gens
qui entreprennent de former le « parti de l’intelligence », veulent
ainsi se dévouer pour l’avenir, qu’ils ne comptent pas devenir les
directeurs de la pensée actuelle ; mais s’ils sont sensibles aux honneurs, aux applaudissements, aux profits de la vie, qu’ils fassent du
journalisme. En exerçant cette profession, ils constateront bien vite
que le peuple français n’a plus grand souci des droits de l’intelligence,
dont ils semblent si jaloux ; ils finiront par faire de la littérature
comme les bureaucrates font des rapports ; peut-être ne deviendront-ils pas sceptiques, parce qu’ils ne trouveront plus le temps de
réfléchir sur la destinée humaine.