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Le Camel Site et ses sculptures préhistoriques monumentales de dromadaires, Dossiers d’archéologie 407, 2021

2021, Dossiers d’archéologie

No 407 - Septembre / Octobre 2021 L’art rupestre en Arabie Une histoire oubliée des PEUPLES DU DÉSERT CAMEL SITE et gravures monumentales NÉCROPOLE CHRÉTIENNE de Himà COMMENT DATER les pétroglyphes ? TEXTES et écritures PRÉISLAMIQUES L 15957 - 407 - F: 9,90 € - RD Le CAMEL SITE Camel Site : dromadaires en haut-relief sur l’éperon C (panneau 12). © Projet archéologique du Camel Site, G.|Charloux Dossiers d’Archéologie / n° 407 et ses sculptures préhistoriques monumentales de dromadaires La découverte récente du Camel Site, dans le nord de l’Arabie saoudite, est une preuve flagrante des surprises que réserve encore l’exploration de la péninsule arabique. Cette trouvaille a connu un retentissement considérable en raison de l’étonnante majesté et de la monumentalité de ces reliefs sculptés, qui esquissent les contours d’un paradigme oublié, sans comparaison dans toute l’Arabie. 32 Guillaume CHARLOUX, Maria GUAGNIN et Abdullah M. ALSHAREKH UN HOMMAGE AU MEILLEUR COMPAGNON DU DÉSERT C omme son nom l’indique, le site met à l’honneur les camélidés, auxquels l’histoire et les évolutions socioéconomiques de l’Arabie sont inextricablement liées. Utilisé pour le transport des marchandises en zones désertiques, ou pour de nombreux besoins de la vie quotidienne (lait, viande, bât, laine, etc.), le dromadaire est avant tout le plus noble et le meilleur compagnon des populations de la péninsule arabique. Le Camel Site constitue, en quelque sorte, un hommage de l’Homo sapiens à cet animal fabuleux. Le site est singulier dans le contexte désertique du nord de l’Arabie, tant par la technique employée (haut- et bas-relief) que par le type de représentation, inconnu ailleurs dans la région comme dans l’ensemble de la péninsule arabique jusqu’à présent. Il n’en demeure pas moins un site rupestre complexe, qui recèle encore de nombreux mystères à percer. Découvert en 2016, il est étudié par une mission franco-saoudienne depuis la fin de 2018 : l’objectif est d’améliorer notre compréhension du contexte archéologique, de la datation et de la fonction du site, mais aussi de contribuer à sa protection. Situé au cœur du bassin de Sakākā, dans une région désertique, au nord du Néfoud, le Camel Site est isolé dans un secteur relativement dépourvu d’installations humaines, hormis quelques enclos agricoles privés. Il se présente sous la forme de trois éperons rocheux allongés (A à C du sud au nord) orientés est-ouest, d’environ 8 à 10 m de hauteur au maximum, et de 70 à 80 m de longueur. Le grès beige orangé des rochers dans lequel les reliefs ont été sculptés est malheureusement de médiocre qualité, très sensible à l’érosion éolienne et se détache par blocs de la façade. Une concentration très dense de reliefs (21 bas- et hauts-reliefs grandeur nature) a été repérée sur les parois des éperons, notamment A et C. Les 17 dromadaires et les cinq équidés (onagres ?) que compte aujourd’hui le site y sont célébrés dans leur espace de vie naturel, par la main de l’homme et sous son regard, mais étonnamment sans sa présence et sans inscription. Les animaux sont généralement représentés en procession, mais aussi lors de rencontres entre espèces, et peut-être au moment du pâturage. Nous estimons qu’à l’origine le site était plus impressionnant, lorsqu’il était approché depuis la piste moderne qui passe à l’ouest. Contrairement à l’art rupestre bidimensionnel, qui aurait été bien visible sur des surfaces rocheuses, la création de reliefs a nécessité le retrait d’une grande partie de Prise de vue du dromadaire debout (panneau 11), la nuit, par Pascal Mora (CNRS, Archéovision, Pessac). © H. Raguet 33 Jambes de dromadaires à l’envers sur un bloc effondré (panneau|10). © Projet archéologique du Camel Site, G.|Charloux la surface autour de la sculpture. La visibilité des reliefs, souvent à l’ombre, dépendait donc de la position du soleil et de celle du spectateur. C’est probablement la raison pour laquelle le site n’a pas reçu plus d’attention dans un passé récent. LES SCÈNES DES PRINCIPAUX PANNEAUX Dossiers d’Archéologie / n° 407 Les panneaux 2, 8, 10, 11 et 12 figurent parmi les plus marquants. – Le panneau 2, en bas-relief, illustre la rencontre d’un dromadaire et d’un équidé, dont les têtes se rapprochent. Seule subsiste la partie centrale du registre. – Le panneau 8 est composé de la partie avant d’un dromadaire finement sculpté en bas-relief. 34 Modélisation 3D du Camel Site et localisation des panneaux rupestres mentionnés dans le texte. © R. Schwerdtner, G. Charloux et M. Guagnin – Le panneau 10 est constitué d'un bloc effondré sur lequel figurent les jambes de deux dromadaires : un adulte et un juvénile. – Le panneau 11, le plus impressionnant, représente le corps d’un dromadaire acéphale sculpté en bas- et en haut-relief, en hauteur, sur la façade de l’éperon C. – Enfin, sur le panneau 12 sont sculptés deux dromadaires l’un derrière l’autre (un adulte et un juvénile) de taille supérieure à la moyenne. Ces panneaux monumentaux ont, semble-t-il, été sculptés par des individus différents, d’après les multiples styles visibles. Néanmoins, les gravures partagent des caractéristiques communes, telles qu’une représentation naturaliste de profil, des représentations détaillées des yeux, des narines, des oreilles et de la bouche, et des détails anatomiques, tels que les muscles et les os des jambes. De plus, les effets de mouvement et de perspective sont capturés dans la représentation d’une jambe devant l’autre, les jambes d’un côté passant au-dessus des deux autres. LA DATATION DU SITE Bien que l’art du haut-relief soit répandu au Proche-Orient, les seuls éléments de comparaison connus à ce jour (dimensions et technique rupestre du bas- et haut-relief) sont représentés par les deux files de dromadaires du Sīq, à Pétra, d’époque nabatéenne (voir p. 46-51). Cette comparaison a conduit, par le passé, à une première hypothèse de datation, contemporaine de la période nabatéenne, qui s’est révélée erronée. Nos investigations récentes ont ainsi permis de révéler que ces reliefs datent majoritairement de la préhistoire, il y a environ sept mille cinq cents ans. Cette nouvelle proposition est fondée sur une série d’études, combinant à la fois des données de terrain autour des reliefs et des examens poussés des sculptures elles-mêmes. Un sondage ouvert sous un relief a ainsi livré du mobilier lithique de l’époque du Néolithique final, très caractéristique, mais aussi des ossements, que l’on a pu dater par radiocarbone. L’examen a été Examen de la taille des reliefs des têtes de dromadaire et d’onagre (?) du|panneau 2 par F.|Burgos, tailleur de pierre au CNRS. © Projet archéologique du Camel Site, G.|Charloux Restitution de la façade sud de l’éperon A telle qu’elle devait se présenter à l’époque néolithique. © H.|David 35 complété par la datation par luminescence stimulée optiquement (OSL) des sédiments présents sous un bloc effondré comprenant un relief, il y a plus de quatre mille ans (voir p. 12-13). À ces investigations et autres prospections de surface se sont jointes diverses analyses : étude macroscopique de la taille des reliefs (réalisés avec des outils en pierre, et non en métal) et expérimentations connexes, datation des patines à l’aide d’un portable XRF, examens stylistiques poussés et recherche de fragments et d’outils à la base des éperons. Au terme de cette étude, il apparaît que les sculptures du Camel Site font partie des plus anciens reliefs animaliers de taille réelle connus à ce jour. Enfin, une probable fonction symbolique, voire cultuelle, du Camel Site est désormais étayée par une série d’informations, toutes complémentaires : le caractère unique du site, les dimensions impressionnantes et la qualité des reliefs, leur concentration sur trois éperons seulement, l’absence presque totale de gravures postérieures, la présence de cupules et de rainures anciennes tracées à la main ou à l’aide de cailloux sur les corps des animaux (notamment pour récupérer une poudre, à des fins médicinales ou autres) ainsi que l’existence d’une tradition de gravures (mais pas en relief) naturalistes et de dromadaires grandeur nature dans la région. Ces quelques éléments poussent encore à s’interroger : le Camel Site était-il un sanctuaire à ciel ouvert dédié aux camélidés et aux équidés sauvages ? Et/ou était-ce un lieu de rencontre symbolique pour les populations préhistoriques locales ? BIBLIOGRAPHIE • CHARLOUX (G.) et alii — The art of rock relief in ancient Arabia. New evidence from the Jawf Province, dans Antiquity 92/361, 2018, p.|165-182|; DOI 10.15184/aqy2017.221 • CHARLOUX (G.), GUAGNIN (M.), NORRIS (J.) — Large-sized camel depictions in western Arabia: A characterisation across time and space, dans Proceedings of the Seminar for Arabian Studies 50, 2020, p.|85-108. • CHARLOUX (G.), GUAGNIN (M.), ALSHAREKH (A.|M.) — The Camel Site. Rock reliefs of life-sized camels and equids in the Arabian desert, dans A.|Capodiferro, S.|Colantonio (dir.), Roads of Arabia, Rome, Electa, 2019, p.|63-73 { hal-02500392 }. • GUAGNIN (M.), CHARLOUX (G.), ALSHAREKH (A.|M.) et alii — Life-sized neolithic camel sculptures in Arabia: A scientific assessment of the craftsmanship and age of the Camel Site reliefs, dans Journal of Archaeological Science: Reports, 2021, à paraître. Dossiers d’Archéologie / n° 407 Un dromadaire sculpté en hauteur sur une paroi d’un éperon rocheux (panneau 11). © Projet archéologique du Camel Site, G.|Charloux 36 Un patrimoine rupestre en danger Guillaume CHARLOUX Explications sur le terrain à des officiels saoudiens pour la protection du Camel Site. ©|Projet archéologique du Camel Site, H. Raguet Le restaurateur Fulbert Dubois replace un fragment sculpté, tombé d’un relief représentant un dromadaire (panneau|1). ©|Projet archéologique du Camel Site|/ G.|Charloux C onstituant probablement l’une des principales richesses patrimoniales de l’Arabie – et la source d’information la plus abondante sur les populations anciennes du désert – l’art rupestre est aussi celle qui est aujourd’hui la plus en danger. Les risques sont nombreux : destruction par les bulldozers, vandalisme, notamment par des graffitis modernes et des jets de peinture (par ignorance ou fondamentalisme), découpes et pillage, mais aussi forte érosion des rochers. Les raisons sont multiples, en particulier le développement des infrastructures urbaines et des circulations transarabiques, souvent dans des zones désertes restées inexplorées par les archéologues et jusque-là isolées, ou encore les changements climatiques et la pollution, mais aussi le dispersement des sites rupestres d’Arabie occidentale. Comment protéger des milliers de kilomètres linéaires de gravures ? Ce défi qui s’adresse aux autorités locales est complexe à relever. Bien qu’un site rupestre à la valeur patrimoniale avérée puisse être protégé par des clôtures métalliques, une législation forte et sévère ne suffit pas. L’unique solution à envisager pour l’avenir est bien l’éducation des populations locales, tout d’abord à l’école, mais aussi dans les médias. Le problème se présente tout particulièrement au Camel Site, qui est toujours implanté au sein d’une propriété privée, et qui a fait l’objet d’actes de destructions par le passé. En raison d’un processus de vieillissement qui semble s’accentuer chaque année, les reliefs sont visiblement dans un très mauvais état de conservation, et le risque de destruction à court ou moyen terme de ce site rupestre majeur ne doit pas être sous-estimé. Un programme de conservation préventive est urgent. Préserver l’héritage culturel saoudien est une priorité des missions franco-saoudiennes travaillant actuellement sur le terrain. 37