Acanthe
ANN ALES DE LETfRES FRANt:;AISES
Universill! Saint·Joseph, Beyrouth, Liban
Vol. 20, 2002 • ISSN 0254·5993
LE PATRIARCHE DI GRADO
, ,
EXORCISANT UN POSSEDE DANS
ALBERTINE DISPARUE
NAYLA TAMRAZ'
Les nombreuses references a des reuvres peintes dans A La Recherche
du temps perdu temoignent bien des gouts de l'amateur d'art qu'etait
Proust. Ses connaissances des arts, Marcel Proust les a acquises grace a ses
nombreux amis amateurs erudits et peintres, mais aussi grace aux livres
auxquels il avait eu acres, a ses promenades au Louvre, et enfin a ses
voyages, notamment en Italie (en Avril 1900 avec sa mere, et en Octobre
1900 seul) au cours desquels il decouvre Bellini, Girgione, Tiepolo, Giotto,
Mantegna... et Carpaccio.
Un episode de La Recherche porte les traces de ce voyage l : Apres la
tragique disparition d'Albertine, Ie heros realise avec sa mere son Jive de
visiter Venise. L'episode de Venise raconte une rencontre prirnordiale pour
Ie mirrateur, celle d'un tableau de Carpaccio, Le Patriarche di Grado
exorcisant un possede"2. En raison de sa longueur, de sa richesse et de son
interet strategique dans Ie texte de Proust, cette sequence permet une etude
interessante et operatoire des rapports qu' entretiennent litterature et peinture
dans La Recherche: S'interroger sur la place qu'occupe la peinture dans
ALa Recherche du temps perdu c'est reflechir a Ia maniere dont la peinture
eclaire Ie texte, se propose cormne une voie d'acces au sens. Inversement, on
pourrait se demander dans queUe mesure la litterature se presente cormne un
discours sur la peinture propos ant une maniere de la voir, autrement dit dans
queUe mesure Ie tableau se propose dans Ie texte de Proust cormne une
ekphrasis .
• Universite Saint-Joseph, FacuIte des lettres et des sciences humaines, Departement
lettres franyaises.
I Albertine disparue, Bibliotheque de la PI6iade III, 1989. p. 225-226.
2 II s'agit du tableau qu'on appelle aussi Miracle du possede et qui fait partie
La Ugende de la croix (vers 1490, Galerie de I:Academie, Venise).
re
re
20
NAYLA TAMRAZ
Voe ekphrasis
Se pose alors la question de savoir ce que c'est que decrire - ou ecrire
- un tableau, de la difference de nature entre representation picturale et
representation verbale. Pour tenter d'y repondre, nous nous appuierons sur
les defmitions de la description telles qu'elles se presentent dans I'histoire
de la rhetorique.
Ainsi : « En Poesie et en Eloquence, la Description ne se borne pas a
caracteriser son objet, elle en presente Ie tableau dans ses details les plus
interessants et avec les couleurs les plus vives. Si la Description ne met pas
son objet sous les yeux, elle n'est ni oratoire ni poetique : les bons historiens
eux-memes, comme Tite-Live et Tacite, en ont fait des tableaux vivants» '.
Cette subordination de la lecture au regard, cette conversion de I' ecrit en
spectacle, la denomination meme du mot «tableau» traduisant l'aveu d'une
dette de la litterature a I'egard de la peinture, sont manifestees dans la
definition canonique avancee par Fontanier: «La description consiste a
exposer un objet aux yeux, et a Ie faire connaitre par Ie detail de toutes les
circonstances les plus interessantes »2. La description serait donc dans sa
nature meme un tableau, « elle donne lieu a l'hypotypose quand l'exposition
de l'objet est si vive, si energique qu'il en resulte dans Ie style une image, un
tableau »3.
.
Mais que se produit-il si la description est redoubIee? Si c'est un
tableau qui est decrit ? La description serait dans ce cas Ie « tableau» d' un
tableau, I'imitation d'une imitation, la representation d'une representation,
qu'il est possible de lire sans avoir Ie tableau «reel» sous les yeux. C'est
I' ekphrasis, dont I' acception moderne n'est d'ailleurs pas incompatible avec
Ie sens que les Anciens lui donnaient. Ils y voyaient une trope synonyme de
I'hypotypose, description si frappante, si suggestive, qu'on se croirait en
presence de l'objet meme4 • Cette tradition s'est maintenue a travers
, Marmontel, Elements de Lilterature, Tome 2, 1787, p. 445.
Pierre Fontanier, Figures du discours, Aammarion, 1968, p. 420.
3 id. ces multiples definitions trouvent leur fondement et leur origine dans la theorie ~
['Vt pictura poesis des Anciens erige en dogme depuis Ie XVI" siecle jusqu'au crepuscule
du neoclassicisme, associe au precepte aristotelicien de l'imitatio : la peinture et la poesie
sont pareillement soumises au devoir de decrire. Voir cet egard la celebre formule qui
resume les considerations de Plutarque dans la Gloire d'Athenes, attribuant a Simonides
cette formule particulierement elegante que Horace cite dans son Art Poltique:
« la peinture est une poesie silencieuse et la poesie une peinture qui parle ».
4 Dans Ja rMtorique alexandrine (II" sietle), l'ekphrasis designait un morceau brillant
detachable (ayant done sa fin en soi, indepenqante de toute fonction d'ensemble) qui avait
2
a
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
21
Ie Moyen Age. EIle designa par Ia suite plus communement un morceau de
bravoure rhetorique et descriptif qui, dans une reuvre de fiction, d6crit une
reuvre d'art reeIle ou fictive, bref, un genre litt6raire qui consiste a d6crire
une reuvre d'art'. Les principes de cette 6criture consistent a se donner Ies
moyens de rivaliser avec Ie tableau, de Ie donner a voir de teIle sorte qu' on
n'ait plus besoin de celui-ci.
Mais cette ekphrasis est-elle illusoire, dans Ia mesure ou la description
de I'objet ne donne fmalement a voir qu'une interpretation dictee moins par
l' objet reel ou fictif que par son role dans un contexte litteraire ?
Comment enfin se situe I'ekphrasis proustienne par rapport a cette
problematique ?
Anne Henry2 presente Proust comme quelqu 'un qui prerere les
discours sur l'art aux reuvres plastiques elles-memes, n'aimant que Ie cOte
litteraire de la peinture et non pas la matiere picturale.
Nous ne pouvons refuser neanmoins au texte proustien sa pretention a
vouloir decrire un tableau dans les details qui Ie constituent. Certaines
descriptions chez Proust nous donnent a voir un tableau, meme si elles
peuvent renfermer autre chose que ce qui est strictement pictural et pourrait
etre represente sur une toile.
Ces textes cherchent-ils a reproduire les tableaux teis qu'ils sont
exactement? Nous donnent-ils a voir Ie tableau lui-meme? Certes non,
puisque Proust a supprime de nombreux e1c~mnts
proprement picturaux qui
rendent sa description incomplete, mais combien, malgre tout, suggestive.
Certes non puisque ce que Proust nous donne a voir lorsqu'il y a a voir,
c'est son propre regard porteur d'un sens.
Entre l' evocation et la suggestion, il serait des lors interessant detudier
les processus de visibilite de Ia description proustienne, ce qu'elle nous
donne avoir et comment elle Ie donne avoir.
I.e Patriarche di Grado exorcisant un possede relate la guerison
miraculeuse d'un possede par Ie patriarche de Grado (chef de l'eglise
venitienne). Le pretexte de l'reuvre (la guerison d'un possede par Ie demon
grace a la relique de la Sainte-Croix) est pratiquement invisible etant donne
la richesse de la toile qui depeint la Venise de la fin du Quattrocento:
.'
pour objet de decrlre des Iieux, des temps, des personnes ou des reuvres d'art. Ce mot ne
signifiait donc pas « commentaire d'image» ainsi qu'on l'emploie aujourd'hui.
I Diderot passe pour avoir inaugure avec eclat la tradition moderne. plus tard reprise par
Baudelaire et dont ('usage subsiste au-dela des celebres Salons du XVIII" et du XIX<
siecies. dans Ies catalogues d'exposition eHa critique d'art.
2 Anne Henry. Proust romancier. Flammarion, 1983.
22
NAYLA TAMRAZ
la description met en scene adolescents, negres, barbiers et seigneurs
venitiens dans un decor urbain, la ville de Venise avec ses palais, ses ponts,
son canal, ses barques ... Les habits des differents groupes de personnages
sont egalement minutieusement decrits, ce qui donne lieu a une mimesis
d'une exceptionnelle richesse. Ainsi les adolescents ont des « vestes roses»
et des «toques surmontees d'aigrettes », et les nobles seigneurs venitiens
sont en larges brocarts, en damas, en toque de velours cerise » ... Toute une
humanite, parallele a celie de La Recherche y figure, defmie par son age
(des adolescents), sa race (un negre), son statut social (les nobles seigneurs),
sa fonction (un barbier) ...
A cote des enonres d'etat, certaines scenes de mouvement rendent Ie
tableau plus vivant et contribuent a l'effet mimesique : la description propose
ainsi une serie de portraits narratifs, l'action y occupant une part importante:
« Les barques sont menees par des adolescents ... », «je regardais Ie barbier
essuyer son rasoir, Ie negre portant son tonneau ... »
Dans cette description, une notation, nous rappelle neanmoins qu'il
s'agit la de la representation d'un tableau, ou d'une representation au second
degre: l'annonce rh6torique du titre «Le Patriarche di Grado exorcisant un
posseae» qui inaugure et isole Ie passage contenant la description, en fait un
morceau detachable de meme que Ie substantif «tableau» que nous
retrouvons plus loin dans la description.
Reste alors a voir dans queile mesure cette description donnant a voir
quelque chose qui est de I' ordre de la reconstruction du reel, a savoir une
repr.esentation picturale, se propose egalement, a un niveau rhetorique,
comme un « tableau », autrement dit quels sont les moyens mis en reuvre par
la description qui permettent de rendre compte de la dimension artistique
constituee par la surface peinte du tableau.
De nombreuses perspectives sont convoquees dans la description du
Patriarche di Grado et contribuent a sa richesse. La description se fait
d' abord selon une perspective verticale du «del» vers Ie plan horizontal
constitue par Ie Rialto, Ie Ponte Vecchio, Ie canal et la rive. Le reste se lit sur
I' axe de la profondeur : a partir de chacun de ces elements, la perspective est
en approche du plus general au plus precis, du contenant au contenu. Ainsi,
du ciel, nous passons a «ces hautes cheminees incrustees» qui s 'y
detachent, du Ponte Vecchio a ses «palais de marbre omes de chapiteaux
dores », du canal a ses « barques menees par des adolescents» et de la rive
aux «scenes de la vie venitienne» qui y fourmillent. Enfin une approche
descriptive en « travelling », circonscrit les lirnites du tableau dans la mesure
ou Ie regard voyage sur la surface peinte, Ie parcours produisant la
description. Ainsi «je regardais l'admirable ciel incamat et violet (... ) Puis
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
23
mes yewe allaient du vieux Rialto en bois, a ce Ponte Vecchio du XV siecle
awe palais de marbre ornes de chapiteaux dores revenaient au Canal (... )
Enfin, avant de quitter Ie tableau mes yewe revinrent a la rive (.. ,)
Je regardais Ie barbier essuyer son rasoir.
La description des adolescents que 1'0n voit sur Ie canal menant des
barques se fait, elle, selon une perspective verticale ascendante. lIs sont en
effet «en vestes roses », «en toques », lesquelles sont «sunnontees
d'aigrettes », Quant a la description des scenes de la vie venitienne, elle est a
elle seule un exemple de richesse: se presentant comme une description
d'actions - on voit « Ie barbier essuyer son rasoir », « Ie negre portant son
tonneau» - celle-ci se fait conjointement selon une perspective en approche
puisque les scenes se precisent et, comme a la loupe, nous voyons I' action
du barbier et du negre, mais aussi «les conversations des musulmans, des
nobles seigneurs venitiens» lesquels, aleur tour, soumis au regard detaillant,
sont « en larges brocards, en damas, en toque de velours cerise» et, dans
cette exposition d'etoffes, Ie regard scrutateur finit par rep6rer, « sur Ie dos
d'un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d'oret de
perles »... le manteau d'Albertine.
Quant au rapport a la couleur, il s'avere la encore interessant: cette
veritable hypotypose frappe par la somptuosite des couleurs qu'elle
represente : Ie ciel est « incarnat ei violet », la « toque de velours cerise », les
«broderies d'or» et les «chapiteaux dores », les «vestes roses» et Ie
rouge est egalement attribue aux cheminees. Proust rend ainsi bien compte
de ce qui fait Ie secret pictural de la peinture venitienne : son choix capital de
la couleur comme element constitutif du langage figuratif.
De maniere generale, la description epouse donc la trajectoire du regard
et la chronologie qu' il impose a la saisie des elements constitutifs du tableau.
Cette saisie est exhaustive et il serait des lors interessant de comparer la
sequence descriptive avec Ie tableau reel, tel qu' on peut I' admirer a la galerie
de I' Academie ou sur une reproduction.
La description fourmille en effet de notations dont certaines, d'une
grande fidelite, concernent des elements referentiels (Rialto, Ponte-Vecchio),
la couleur « incarnat et violet» du ciel, la fonne « evasee » des cheminees, les
elements archi~etux
et decoratifs (chapiteaux, cheminees et balcons
incrustes), les scenes venitiennes dont certaines sont a peine visibles dans Ie
tableau reel comme celles du barbier qui essuie son rasoir ou du negre
portant son tonneau. II est egalement fait mention de la posture des
personnages ou du detail de leurs ve&:ements, etoffes (brocart, velours, damas)
et ornements divers (aigrettes, perles) gans une debauche de couleurs dont
24
NAYLA TAMRAZ
nous avons ici un exemple unique. Proust propose ici une description fidele,
il est vrai, qui n'exclut neanmoins pas quelques erreurs I. En effet, les
« vestes roses » des adolescents du «Miracle du possede» sont bleues Ie
plus souvent dans Ie tableau reel, et, Ie « negre portant son tonneau» est un
blanc a culottes noires, de meme que toutes les « toques de velours cerise»
qu'arborent les nobles seigneurs venitiens sont noires sauf une, et ce sont
celles des gondoliers qui sont rouges. Donc dans l'ensemble, les couleurs
presentes dans Ie tableau Ie sont aussi dans la description qui en est faite,
mais reparties et attribuees autrement dans Ie souvenir de Proust, Ie texte
ayant ete ecrit quelques dix-sept ans apres la contemplation du tableau par
Proust, en 1900, de telle sorte qu'on ne peut qU'admirer, par dela les erreurs
de detail, la restitution fidele des grandes lignes. Annick Bouillaguet evoque
bien une autre source, la biographie critique de Carpaccio par Rosenthal qui
propose, comme deuxieme planche, un cliche en noir et blanc pris par Alinari
du tableau en question, accompagne d'un commentaire mentionnant
« Ie barbier qui essuie son rasoir» et Ie negre, qui, parfaitement blanc sur
Ie mur du musee de l'Academie figure sous cette meme appellation
(<< Ie negre »). Pour suppIeer donc aux defaillances de la memoire, Proust a
pu avoir recours a l'ouvrage de Rosenthal.
II apparait donc que Ie texte proustien s'il s'interesse a la peinture, pour
son cote lineraire, pour ce qu'il peut lui faire dire, n'exc1ut pas cependant un
veritable interet pour la matiere picturale elle-meme. Cette approche ne
constitue sans doute pas Ie premier interet de la reference picturale, mais on
peut affirmer qu'un passage comme celui-ci est tout a fait exemplaire d'une
demarche picturale. Suffit-il pour cela a convertir Ie texte de Proust en
critique artistique? Cela peut-il pour autant nous amener a parler d'une
critique proustienne ?
Ekpbrasis critique - Ekpbrasis litteraire
Riffaterre parle d'une «illusion d'ekphrasis»2 parce que lorsqu'un
texte nous propose la representation d'une representation, on s'attendrait a
ce que les unes designent des objets, et les autres (celles qui nous
I Lire a ce pr~os
l'intertexte des Jivres
2000, p. 95.
2 Riffaterre, Michael,
et figuration dans Ie
p. 211.
l'articIe d' Annick Bouillaguet. «Entre Proust et Carpaccio,
d'art» in Proust et ses peintres, Amsterdam, Atlanta: Rodopi,
«L'ilIusion d'ekpprasis» in I.o. Pensee de l'image. Signification
texte et fa peinture. Presses universitaires de Vincennes, 1994,
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
25
concement) designent des artefacts imitant les memes objets. Or ce n'est pas
ce qui se passe. Au lieu d'etre guide par la double mimesis, Ie lecteur doit
tirer ses propres conclusions.
,"
Ainsi lorsque Proust decrit les tableaux d'Elstir, il nous donne a voir un
tableau qui pourtant n'existe pas, car il parle a notre imaginaire. Le
processus serait identique dans Ie cas d 'une description de tableau reel:
d'une part, relative fidelite au tableau tel qu'on peut reellement Ie voir, il est
vrai; d'autre part, et ce qui semble etre Ie plus o¢ratoire, possibilite au
lecteur de creer un tableau imaginaire a partir du tableau donne comme reel.
Ainsi, Proust fait passer les tableaux d'EIstir pour des tableaux reels grace
au pouvoir dont il investit la capacite du lecteur a imaginer, et grace a ce
meme pouvoir il semble I'inviter afaire Ie chemin inverse en vertu duquelle
tableau reel devient imaginaire, recree par Ie lecteur. Si Proust reussit a
interpeller notre imaginaire, c'est sans doute aussi parce qu'il ne nomme pas,
ne definit pas, n'use pas d'un langage critique qui voudrait donner a chaque
element sa place et Ie commentaire auquel il a droit dans une composition,
mais suggere, decrit sans circonscrire, nomme sans epuiser les ressources du
visible., nous donnant la possibilite de refaire Ie tableau, lorsqu'un mot peut
amener une couleur, ou qu'une constatation est propre a rendre compte d'un
effet de perspective. C'est que l'ekphrasis proustienne est s¢cifiquement
litteraire, fondamentalement differente de l' ekphrasis critique.
Ces textes que Riffaterre nomme tour a tour «ekphrasis litteraire» et
«ekphrasis critique» dans un article 011 il se propose d'en montrer les
differences! n'ont pas les memes fonctions, meme si leur objectif commun
est de « faire voir». A chacune de ces categories correspond un mecanisme
d'effet de reel, une variete de l'illusion referentielle.
Ainsi l'ekphrasis critique n' a de sens que si elle est fondee sur
I'analyse fonnelle de son objet usant pour cela d'un langage technique,
portant sur des principes esthetiques explicites, tandis que I' ekphrasis
lineraire, pouvant par ailleurs porter sur des tableaux fictifs, est fondee sur
des lieux communs langagiers a propos d'art, sur un style qui se veut
suggestif.
De meme, la vocation de l'ekphrasis critique est documentaire. Elle
voudrait aussi, en plus d'infonner, fonner Ie gout de ses lecteurs en
condamnant ou 'en louant, tandis que la vocation de I' ekphrasis litteraire est
strictement «lineraire », proposant a ses lecteurs un morceau descriptif qui
puisse etre admire.
1
Riffaterre, Michael, op. cit.
26
NAYLA TAMRAZ
Enfin l'ekphrasis critique n'a pas d'autre but qu'elle-meme, tandis que
l' ekphrasis litteraire, enchassee dans un roman par exemple, fait partie du
decor ou y joue un rOle symbolique, ou encore y motive les actes et les
emotions des personnages.
II serait inreressant a cet egard d'etudier les parallelismes entre la
sequence descriptive de La Recherche et la page de Rosenthal l qui a pu
constituer une source d' inspiration : les evidentes similitudes entre les deux
textes et que Ie tableau suivant nous permet de recapituler, permettent
d'affirmer que Ie texte de Rosenthal constitue une source d'inspiration
certaine.
Ekphrasis Litteraire de Proust
Ekphrasis critique de Rosenthal
-
admirable rouge, violet
admirable ciel incarnat et violet
Ll!fond It~ger
vers lequel s'elancent les
hautes cheminees si curieuses avec leurs
couronnements rouges et leurs momants
incrush!s d'arabesques.
-
- se detache Ie Rialto
-
-
-
'-
I
chapiteaux dores
Les gondoles sont menees avec une grace
incomparable par des adolescents dont la
sveltesse se dessi ne sous la fantaisie
charmante du costume, vestes roses ou
bleues aux manches 11 creves et 11 bouffettes,
toques 11 aigrettes, capuchons, justaucorps
braches, on dirait plutOt des pages.
Les episodes familiers d'un quartier anime
un barbier au seuil de sa boutique essuie
son rasoir
un negre se courbe sous Ie poids d'un
tonneau
des groupes de promeneurs venitiens ou
musulmans s'arretent pour causer
les brocarts amples, les damas, les toques
de velours des seigneurs
drape de velours cerise
Voir documents en annexe.
-
sur lequel se detachent ces hautes
cheminees incrustees, dont la forme evasee
et Ie rouge epanouissement de tulipes ...
se detachent les hautes cheminees
- chapiteaux dores
-
-
barques menees par des adolescents en
vestes roses, en toques surmontees
d'aigrettes.
Ll!s
sc~ne
de la vie venitienne de I'epoque
Le barbier essuyer son rasoir
-
Le negre portant son tonneau
-
ces conversations des musulmans
-
des nobles seigneurs venitiens en larges
brocarts, en damas, en toque de velours
toque de velours cerise
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
27
II en est de meme pour la chronologie des elements qui entrent en
scene: Proust ado pte Ie meme parcours que Rosenthal (ciel - pont - palais canal - rive) it ceci pres que Rosenthal, entre Ie palais et Ie canal decrit la
scene qui donne son nom au tableau, tandis que Proust n'y fait pas
allusion l . L'exploitation differente que fait Proust de ces elements similaires
est toutefois differente. Alors que Ie texte de Rosenthal se caract6rise par un
style technique, celui de Proust recupere les memes elements, en vue de
suggerer un tableau.
Ainsi Rosenthal parle bien d'un fond constitue par «un admirable
rouge, violet, avec des cirrus harmonieux» et «vers lequel s' elancent les
hautes cheminees » et Ie rementionne pour dire que, sur lui « se detache ce
Rialto» tandis que Proust parlera de « l'admirable ciel ». De la description
savante des cheminees chez Rosenthal (<< ces hautes cheminees si curieuses
avec leurs couronnements rouges et leurs montants incrustes
d'arabesques ») il ne reste chez Proust que la couleur rouge. II est bien
question chez Proust d'incrustation, mais celle-ci n'est pas definie. Par
contre la description evolue chez lui en metaphore donnant aux cheminees
evasee» et un « rouge epanouissement de tulipes ». Les
une ~(forme
« chapiteaux dores» chez Rosenthal ne sont pas uniquement mentionnes,
mais ils sont tres minutieusement d6crits : « Au dessus des colonnes de stuc,
des medaillons it buste d'empereur surmontent des chapiteaux dores».
Rosenthal utilise ainsi des indices de proxemique absents chez Proust:
« Au-dessus », mais encore « en bas» et « au premier plan ». Entin
Rosenthal parle bien d'un «cadre» somptueux, detruisant, par la reference
metapicturale, l'illusion referentielle.
Mises it part les differences de style, Rosenthal ajoute beaucoup
d'informations d'ordre historique (la reference au pont de bois qui subsista
jusqu'en 1588), esthetique (la reference it un «style lombardesque ») et
referentiels dans la description des chapiteaux, et celle du canal qui est
beaucoup plus complete: les habits des adolescents sont plus abondamment
d6crits, ainsi qu 'y sont mentionnees des scenes, comme celIe du negre qui
«conduit un grave personnage », aboutissant it de veritables tableaux it
l'interieur du tableau lui-meme, Ie « grave personnage » etant un « admirable
I L'ellipse est aeet egard interessante. Elle montre bien que ce qui interesse Proust e'est
de reeuperer Ie tableau dans un contexte narratif. Aussi la scene d'exorcisme du Miracle du
possede ne I'interesse-t-elle pas en tant que telle. A travers ce tableau, Proust voudrait
raconter un autre miracle. celui de « I' app'arition » d'Albertine.
28
NAYLA TAMRAZ
portrait» tandis que Ie griffon blanc frise «fonne une tache amusante.»
Enfin, toute la scene d'exorcisme, absente du texte de Proust, est decrite par
Rosenthal.
Ou est donc la particularite du texte proustien ? Elle reside dans cette
«force d'evocation» qui va bien au-dela d'un eventuel plagiat dans 1a
mesure ou Proust orne une description documentaire d'une litterarite qui en
est necessairement absente.
En effet, a part la reference aux « broderies d'or et de perles» sur Ie
dos d'un des compagnons de la Calza, et auxquelles Rosenthal ne fait pas
allusion', Ie texte de Proust se distingue par sa capacite a enregistrer ces
infonnations afin d'en faire un ensemble tout a fait personnel: metaphores,
references intertextuelles ou «interpicturales» : Les cheminees tulipes font
penser a Whistler, les adolescents rappellent ceux dont Sert avait des sine Ies
costumes pour Ie ballet de Strauss , enfin les compagnons de la Ca1za
conduisent a Fortuny3, references qui placent Ie tableau de Carpaccio a 1a
croisee des chemins des arts contemporains. Ainsi Proust place Ie tableau de
Carpaccio dans un systeme de rapprochement entre les arts. Enfin, a
I' approche documentaire de Rosenthal, Proust substitue une approche
personnelle du tableau regarde, et dont la description tente de reproduire Ie
parcours du regard. II s'agit la, davantage d'un dialogue avec Ie tableau, de
l'experience d'une rencontre. Plus que decrire un tableau, Proust voudrait
suggerer une emotion qui trouve son fondement dans la reference au
manteau d'Albertine. Si la description de Rosenthal n' a pas d'autre but que
celui d'instruire Ie lecteur, celle de Proust motive les emotions du narrateur et
s'inscrit dans un reseau de significations. Son interet est egalement ailleurs ...
, Bouillaguet, Annick, op. cit. : « II est en outre guere vraisemblable que Ie manteau
brode « d'or et de perles» qui a inspire Fortuny et qui ressuscite Albertine puisse
provenir de l'observation du cliche d'Alinari : la photographie inevitablement en noir et
blanc, est si petite et si sombre qu'on n'y reconnait les personnages qu'a grand-peine et
seulement si on les a prealablement vus sur l'original. Celui qui porte Ie manteau ne peut
etre identifie a coup sur et doit probablement son existence chez Proust a une possible
reminiscence, tres fortement soutenue en tout cas par I'imagination ».
2 II s'agit du ballet de Richard Strauss, La Ugende de Saint Joseph dont les costumes
avaient ete dessines par Misia Sert.
3 Mariano Fortuny, peintre et couturier espagnol, venitien d'adoption (1871-1949),
a retrouve Ie secret de fabrication des etoffes venitiennes. tel qu'eUes apparaissent dans les
tableaux de Carpaccio.
.
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
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Un interet strategique
Depuis des siecles les romanciers ont eu recours au tableau (fictif ou
reel) a certains moments cruciaux de leurs recits : Ie tableau, par soh inertie
meme, occupe des points strategiques dans Ie discours narratif.
Ainsi, loin de ne constituer qu 'un omement au texte, la reference
picturale entretient avec la narration des fonctions multiples qui en font de
veritables noyaux henneneutiques. Elle pennet au sens de se concentrer dans
certains endroits qui s'offrent, de maniere privilegiee, a l'interpretation.
II semblerait donc que Proust ait eu recours au signe pictural precisement
parce qu'il pennet d'exprimer plus et mieux que Ie langage.
Dans l'atelier d'Elstir, il est question d'un episode de la legende de
Sainte Ursule 1 qui prefigure deja l'episode de Venise et la visite des
Carpaccio. En eifet, dans ce tableau de Carpaccio les femmes apparaissent
dans de somptueuses etoffes de brocart ou de damas dont Ia description faite par Elstir - fascine a ce point Albertine qu' elle exprime Ie souhait de
voir de ses propres yeux Ies vetements decrits par Eistir, et meme d'aller
visiter Venise. Eistir est alors amene a parler de Fortuny, qui a retrouve Ie
secret de Ia fabrication de ces brocarts si bien que, aux dires d'Elstir, la mode
de Fortuny va bientot offrir aux femmes l' occasion de se transporter sans
sortir de chez elles dans une Venise irnaginaire. A Paris, Marcel apaisera son
desir d' aIler a Venise auquel sa jalousie I' empeche de ceder par des modeles
de Fortuny qui materialisent en quelque sorte une robe de Carpaccio. La
priso[lniere fait de Marcel Iui-meme un prisonnier. Ce n'est que Iorsqu' elle
l' aura quitte qu' il se sentira Iibre de realiser avec sa mere Ie vieux reve de
son enfance, et de visiter Iui-meme Venise et Padoue.
L'episode de l'atelier d'Elstir est predictif a plus d'un titre:
il accompagne Ia rencontre avec Albertine, et annonce une autre rencontre,
d'une autre nature: a Venise, dans Ie manteau du compagnon de la Calza qui
figure dans Ie Patriarche di Grado exorcisant un possede, Ie narrateur
« reconnalt» un manteau de Fortuny, celui-Ia meme que portait Albertine
«Ie soir oil [ill etait loin de [se] douter qu'une quinzaine d'heures [Ie]
separaient a peine du moment oil elle partirait de chez [lui] »2 .
Si Ie narrateur se sent enfin libre de realiser ce. grand voyage, tout
semble dire au contraire qu' il est encore prisonnier du souvenir d'Albertine
I II s'agit de l'arrivee des ambassadeurs qui fait partie de La Ugende de Sainte Ursule
(1494 Galerie de l'Academie, Venise) et dont il est question dans A l'Ombre des jeunes
!Jiles en jleurs, Bibliotheque de la Pleiade. H. 1998, p. 252.
Voir Ie texte de Proust eiteen annexe.
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NAYLA TAMRAZ
revenu ici Ie hanter: Ie manteau aper~u
dans Ie tableau ressemble a une
demiere mue de l'heroIne, son demier avatar. Aussi ce voyage a Venise
ressemble-t-il beaucoup aune quete, celle du souvenir d'Albertine se revelant
a lui dans un tableau qui constitue a cet egard un espace privilegie de
rencontre puisque soumis a la reverie du regard et affranchi de I' ordre du
temps qui rend toute chose irreversible. Des lors Ie theme de Carpaccio
prend ici tout son sens : Ie miracle du possede relate I' exorcisme de Marcel
lui-meme,libere du souvenir d'Albertine, se preparant ala considerer comme
un personnage Ie mettant sur la voie de la creation. Ce voyage devient
pelerinage. Une fois de plus I'art est ici metaphore de la Redemption et du
salut.
Ainsi, « du plan religieux au plan profane, a travers les siecles et les
genres, c'est une meme histoire qui se perpetue, comme si sa verite etait
toujours aussi necessaire : l'histoire d'une guerison grace aune relique »1.
I
G6rard MACE, Le manteau de Fortuny,_ Gallimard, 1987, p. 54.
LE PATRIARCHE DI GRADO EXORCISANT UN POSSEDE
31
ANNEXES
.-
Je voyais pour la premiere fois Le Patriarche di Grado exorcisant un
possede. Je regardais I' admirable del incamat et violet sur lequel se d~tachen
ces hautes cheminees incrustees, dont la forme evasee et Ie rouge
epanouissement de tulipes fait penser a tant de Venises de Whistler. Puis mes
yeux allaient du vieux Rialto en bois, a ce Ponte Vecchio du XV' siecle aux
palais de marbre omes de chapiteaux dores, revenaient au Canal Oil les
barques sont menees par des adolescents en vestes roses, en toques surmontees
d'aigrettes, semblables a s'y me prendre a tel qui evoquait vraiment Carpaccio
dans cette eblouissante Legende de Joseph de Sert, Strauss et Kessler. Enfin,
avant de quitter Ie tableau mes yeux revinrent a la rive Oil fourmillent les
scenes de la vie venitienne de I'epoque. Je regardais Ie barbier essuyer son
rasoir, Ie negre portant son tonneau, les conversations des musulmans, des
en larges brocarts, en damas, en toque de velours
nobles seigneurs v~nites
cerise, quand tout acoup je sentis au creur comme une legere morsure. Sur Ie
dos d'un des compagnons de la calza, reconnaissable aux broderies d'or et
de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet I' embleme de la
joyeuse confrerie a laquelle ils etaient affilies, je venais de reconnaitre Ie
manteau qu'Albertine avait pour venir avec moi en voiture decouverte a
Versailles, Ie soir oil j'etais loin de me douter qu'une quinzaine d'heures me
separaient a peine du moment ou elle partirait de chez moi. Toujours prete a
tout, quand je lui avais demande de partir, ce triste jour qu'elle devait appeler
dans sa demiere Iettre deux fois crepusculaire puisque la nuit tombait et nous
allions nous quitter, elle avait jete sur ses epaules un manteau de Fortuny
qu'eUe avait emporte avec elle Ie lendemain et que je n'avais jamais revu
depuis dans mes souvenirs. Or c'etait dans ce tableau de Carpaccio que Ie fils
genial de Venise l'avait pris, c'est des epaules de ce compagnon de la Calza
qu'it l'avait detache pour Ie jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes
ignoraient com me je l'avait fait jusqu'ici que Ie modele en existait dans un
groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle
de l'Academie de Venise. l'avais tout reconnu, et Ie manteau oublie m'ayant
rendu pour Ie regarder les yeux et Ie creur de celui qui allait ce soir-Ia partir a
Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un
sentiment trouble et bientot dissipe de desir et de m~lancoie.
Marcel PROUST, Albertine disparue,
Bibliotheque de la pIeiade, III, 1989. p. 225-226.
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NAYLA TAMRAZ
« Un admirable rouge, violet, avec des cirrus harmonieux forme Ie fond
leger vers lequel s'elancent les hautes cheminees si curieuses avec leurs
couronnements rouges et leurs montants incrustes d'arabesque [... ], c'est Ie
fond sur lequel se detache Ie Rialto pittoresque du XV' siecle, non pas I' arche
de marbre que nous admirons, mais Ie pont de bois qui subsista, vermoulu,
jusqu'en 1588 [... ]. Ici, l'elegance du style lombardesque est meIe de
richesse. Au-dessus de colonnes de stuc, des mMaillons a buste d'empereur
surmontent des chapiteaux dores. L'or des grandes croix penchees vers Ie
possede, les surplis blancs des freres, au bas, les brocards amples, les damas, les
toques de velours des seigneurs masses au premier plan, repondent a la
somptuosite du cadre [... ] [Les gondoles] sont menees avec une grace
incomparable par des adolescents et la sveltesse se dessine sous la fantaisie
charmante du costume, vestes roses ou bleues aux manches it creves et a
bouffettes, toques a aigrettes, capuchons, justaucorps broches, on dirait plutOt
des pages; parmi eux, un negre conduit un grave personnage qui est un
admirable portrait. Tout aupres, dans une autre gondole, un griffon blanc frise
forme une tache amusante aupres d'un patricien drape de velours cerise. Sur
la rive on decouvre les episodes familiers d'un quartier anime. Tandis qu'un
barbier au seuil de sa boutique essuie son rasoir et que des groupes de
promeneurs venitiens ou musulmans s'arretent pour causer, un negre
se coqrbe sous Ie poids d'un tonneau [... ]
O. et L. ROSENTHAL, Carpaccio, biographie critique illustree,
H. Laurens, 1907, p. 47-51.