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Aspects de la mystique

Document generated on 01/07/2020 1:16 p.m. Liberté Aspects de la mystique Fernand Ouellette Volume 38, Number 5 (227), October 1996 URI: https://id.erudit.org/iderudit/32488ac See table of contents Publisher(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (print) 1923-0915 (digital) Explore this journal Cite this article Ouellette, F. (1996). Aspects de la mystique. Liberté, 38 (5), 4–14. Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1996 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ FERNAND OUELLETTE ASPECTS DE LA MYSTIQUE1 Thérèse de Lisieux « a-t-elle été une mystique » ? Voilà la première question que se pose Hilda Graef, historienne de la mystique, en étudiant l'Histoire d'une âme. La question peut sembler fondée. Graef admet d'ailleurs que sur cette dimension de Thérèse les points de vue sont partagés. Tout de même, semble-t-elle penser, Thérèse n'aurait-elle pas eu une sainteté qui a surtout consisté à corriger ses défauts et à accepter les « égratignures de la vie » ? Mais sur quels critères s'appuie l'historienne pour soutenir que Thérèse n'a jamais atteint les sommets de l'union mystique ? « Comme Thérèse voulait tellement rendre son enseignement accessible à tous, il me semble aussi que sa vie spirituelle n'atteignit pas les sommets de l'union mystique, réservés à un petit nombre seulement. Son autobiographie abonde en « je pensais », « je sentais », « j'espère », « je comprends », qui ne sont pas langage de mystiques, lesquels se sentent passifs sous l'inspiration divine et avouent être incapables d'exprimer en mots humains les mystères que Dieu leur a révélés. (...) Il 1. Extrait d'un ouvrage, à paraître aux Éditions Fides, intitulé Je serai l'Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux. Il s'agit de la première partie du onzième chapitre intitulé « Thérèse a-t-elle été une mystique ? ». Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur. me semble justement que sa vocation était de vivre et de montrer la voie de la perfection sous une forme accessible à tous ; les très hautes grâces de l'union mystique lui furent refusées ; en cela réside précisément la grâce spéciale qui fit d'elle la sainte la plus populaire de notre époque 2 . » Pour revenir sur cette question d'un « langage de mystique », je souligne que Julienne de Norwich utilise également les mots : je désirais, je compris, j'appris, je sais, je l'espérais, etc. De plus, une grande partie de son texte intercale des commentaires entre quelques paroles du Christ qui sont le noyau des révélations dont elle témoigne. Il en est ainsi de plusieurs mystiques. Alors, en quoi peut bien consister un « langage de mystique » selon Graef ? Le problème plus fondamental de l'authenticité mystique me paraît donc mal posé. En somme, Dieu aurait donné à Thérèse une mission à la mesure de notre époque médiocre. L'humanité aurait les mystiques qu'elle mérite... Après saint Paul de la Croix, au XVIIIe siècle, la vie mystique avait dû entrer sous terre et attendre des jours plus favorables, prétend notre historienne. Et Thérèse, martyre des « coups d'épingles », n'aurait guère pu entraîner des bourgeois dans une voie d'union... Je caricature à peine... Pour l'historienne, la mystique est entrée dans un âge en déclin depuis François de Sales, Louis Lallemant et sainte Marguerite-Marie. (Elle ne mentionne ni Surin ni Marie de l'Incarnation.) À vrai dire, le déclin de la mystique, pour Graef, coincide avec l'apparition des grands mystiques français... Son caractère propre, c'est-à-dire sa douceur, son esprit d'enfance, ses racines dans l'humain, après les flammes des géants allemands et carmes espagnols, serait donc un signe de sa décadence... Ce qui me 2. Cf. Histoire de la mystique, Paris, le Seuil, 1972, p. 275. semble un peu énorme et tendancieux. En fait, Hilda Graef a plutôt essayé de faire, sans doute, l'histoire d'un genre littéraire. Ce qui serait déjà utile si elle ne portait pas de jugement sur le mystère des âmes. Je me demande si Graef a bien lu les textes de Thérèse, et lesquels. En effet, qu'a-t-on demandé à notre jeune carmélite d'écrire ? Ses souvenirs d'enfance. En second lieu, et là apparaît la faille majeure de notre historienne, qui peut oser dire d'un saint que « les hautes grâces de l'union mystique lui furent refusées » ? Qui peut s'ériger en juge des amours de Dieu et d'une âme ? L'historien devrait plutôt s'en tenir à la qualité littéraire, à l'originalité, à l'apport ou non d'un certain corpus de textes dans l'histoire d'une théologie non formelle et implicite ; c'est-à-dire, une théologie existentielle à travers un certain nombre de textes et de témoignages que j'appellerais l'histoire des âmes. Le jugement de Graef me paraît, pour le moins, s'aventurer sur un terrain instable ; il s'agit, à tout considérer, d'une démarche précaire, comme si un historien pouvait, grâce à quelques balises, quelques indices infaillibles, observables dans les textes, pénétrer le mystère de l'âme et les mouvements de Dieu, la relation entre Dieu et l'âme. Car c'est bien de cela qu'il est question : on a la prétention de déceler les dons et les intentions de Dieu. On se hasarde à juger le mystère des êtres... En fait, Hilda Graef se rattache au texte, à la littéralité (et encore, de quel texte devrais-je dire ?), à l'« apparence », à l'expression impossible d'une union. Et surtout, en ce qui concerne Thérèse, elle fait certaines déductions à partir de ses intentions et de sa vie posthume. Elle ne se tourne pas vers l'être secret luimême, appelé Thérèse de Lisieux, qui a pu vivre une expérience dont le texte n'est qu'un brouillon, une esquisse de récit autobiographique, et dont il ne reste que des lueurs de la profonde illumination. Car si une telle sainte, contemplative, ne l'est qu'au profond de sa vie intérieure, combien ne faut-il pas être soi-même prudent, et contempler longuement l'être de Thérèse à travers tous les signes que nous pouvons recueillir de la présence de l'amour de Dieu en elle et de sa réponse ? Car c'est tout de même Dieu lui-même qui, en désirant la médiation de Thérèse de Lisieux dans un certain nombre de miracles, a révélé aux hommes sa sainteté secrète. Que dire de plus de la littéralité ? Sur ce plan, il faut ajouter que, même chez les mystiques identifiés comme tels et reconnus dans l'histoire, tous n'ont pas les mêmes qualités d'écrivain, c'est-à-dire la même capacité de « rendre compte » de l'indicible. Comme le dit William Johnston : « Le mysticisme profond est plus semblable à la petite voix qui parlait à Elie. Oui, le mysticisme est secret et caché à l'individu qui en vit3. » Il n'est pas vrai que celui qui a reçu un plus grand don d'écrivain, et peut ainsi mieux communiquer son expérience, puisse prétendre qu'il a vécu des mystères plus insaisissables dans l'abîme de son être, qu'il s'est approché de plus près du Mystère de Jésus-Christ ou du Dieu sans forme ni figure, ni surtout qu'il a été plus aimé de Dieu, qu'il a vécu une union plus intense. C'est pourquoi je ne me risquerais certainement pas à comparer la densité mystique des deux Thérèse, par exemple. L'historienne me paraît donc se rattacher davantage au mysticisme du Nord ou à celui de l'Espagne, riche en signes paranormaux et troublants, propres aux géants reconnus de la mystique ; toutefois, elle hérite d'une certaine conception classique du mysticisme encore défendue au début du siècle. En voici un exemple : « Le phénomène essentiel du mysticisme, écrit Emile 3. Dans L'Œil intérieur. Mysticisme et religion, Paris/ Montréal, Desclée de Brouwer/Bellarmin, coll. « Chrisrus », 1982, p. 44. Boutroux, est ce qu'on appelle l'extase, un état dans lequel, toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l'âme a le sentiment qu'elle communique avec un objet interne qui est l'être infini, Dieu 4 . » Boutroux parle bien du « phénomène essentiel ». L'idée que nous nous faisons de l'extase peut aisément devenir le piège de notre compréhension de l'expérience mystique, notre tache aveugle. Je crois que Graef confond ce qu'elle considère elle-même un vrai texte de mystique, selon certains critères qui sont propres à l'historienne, avec l'expérience mystique proprement dite. Elle paraît incapable d'imaginer un texte mystique qui n'aurait pas été dicté comme l'a été, par exemple, celui de Catherine de Gênes. (Or qu'est-ce qui est dicté dans les deux Testaments ? Qu'est-ce qui appartient au génie de l'auteur ?) De plus, elle se situe et prend ses repères dans le courant d'une mystique plus spectaculaire, où les phénomènes extatiques sont multiples et où le langage est visionnaire ou plus passif. En ce sens, selon les critères de Graef, Dina Bélanger5, qui cite de larges extraits des éclaircissements secrets, des paroles intérieures que le Christ lui suggère, serait, pour notre historienne, plus profondément mystique que Thérèse. Voilà bien une appréciation qui n'est pas de mon ressort. Le mystique aujourd'hui Roger Bastide, heureusement, se dissocie de la vision traditionnelle que certains philosophes, comme Boutroux, ont du mysticisme, et clarifie la question dans 4. Cf. La Psychologie du mysticisme, Paris, 1902, p. 6, cité par J. Maréchal dans Études sur la psychologie des mystiques, tome 1, Bruxelles, l'Édition universelle, S.A., Paris, Desclée de Brouwer & Cie, coll. « Museum Lessianum », 1937, p. 124. 5. Bienheureuse mère Marie-Sainte-Cécile de Rome, religieuse de Jésus-Marie, née à Québec en 1897, morte en 1929. une phrase concise : « Aujourd'hui, la plupart des auteurs catholiques tendent à séparer la vie mystique des phénomènes extatiques qui s'y surajoutent. Ceux-ci ne sont pas des privilèges ou des honneurs, au contraire. Lorsque la grâce descend dans l'homme, pour le sanctifier et le spiritualiser, la chair résiste : une lutte se produit et les convulsions, les ravissements ne sont que les marques extérieures de ce combat 6 . » Et il ajoute plus loin : « le mysticisme ne consiste pas, en effet, en crises et ravissements successifs, mais éphémères. Il est, dans son essence même, méthode de vie et méthode de connaissance, essai de conquête de l'homme sur l'homme, effort de négation et en même temps effort de libération, tentative héroïque, enfin, pour, en se dépassant, dépasser avec soi le monde, et, dans une intuition exaltante, si le monde a un au-delà, saisir jusqu'à cet au-delà 7 . » Voilà qui pourra peut-être rapprocher du mysticisme certains esprits qui gardaient leurs distances ou qui lui étaient hostiles. Certes, Thérèse, à travers l'Histoire d'une âme, a connu une expansion foudroyante dans son époque. Ce qui ne signifie pas qu'on doive un peu facilement déduire que la diffusion de sa pensée, après sa mort, abolit la nature de son expérience unique avec Dieu. Et surtout, il me paraît évident qu'elle n'a pas toujours été bien comprise, telle qu'en elle-même. Il a tout de même fallu attendre 1956 pour lire ses manuscrits. Une tension apparaît donc entre ce que Graef considère le style d'un mystique et l'essence profonde d'une expérience mystique, le travail de l'Esprit saint, la connaissance de l'œil intérieur, par définition secrète et incommunicable. En 6. Les Problèmes de la vie mystique, Paris, Librairie Armand Colin, 1948, p. 149. 7. Ibid., p. 209. 10 somme une mystique qui garde sa hauteur et sa distance. Car lorsque je lis Hildegarde de Bingen, par exemple, j'ai l'impression de me relier davantage à une tradition apocalyptique que mystique. Nous verrons avec Tauler, Jean de la Croix, Marie de l'Incarnation et quelques autres, que la question n'est pas si simple. Je préfère donc, pour le moment, m'en tenir à l'opinion du jésuite William Johnston : « Ce n'est pas la modification de l'état de conscience qui produit le vrai mysticisme mais l'amour sans restriction, l'engagement total, la foi éclairée. C'est l'orientation vers le mystère du Christ dans un contexte biblique et sacramentel qui donne au mysticisme chrétien son caractère propre. Certes, l'engagement radical et aimant envers le Christ dans ses mystères conduit habituellement à des états de conscience modifiés mais leur importance est secondaire 8 . » Nous nous rapprochons de Thérèse qui affirme : Je serai l'Amour. Le point de vue de Johnston évite de confondre une expérience mystique authentique, marquée ou non de signes extraordinaires, parfois excessive comme l'époque, avec une expérience maladive qui relève de la psychiatrie. Comme le dit intelligemment Roger Bastide : « Il y a sans doute des mystiques qui ne sont que des malades ; mais les grands mystiques ne s'expliquent pas par la maladie : les premiers sont caractérisés par l'affaiblissement de la volonté, l'impuissance à synthétiser leur moi, la pauvreté psychologique ; les autres, au contraire, par l'élévation de l'intelligence, la maîtrise de soi, l'édification d'une personnalité supérieure 9 . » 8. La Mystique retrouvée, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, p. 28. 9. Les Problèmes de la vie mystique, op. cit., p. 148. Sur un autre plan, Henri Bremond souligne que : « L'action intense des mystiques et leur influence, voilà des faits qui, d'une manière ou d'une autre, ont marqué dans le développement de notre civilisation, et qui, de ce chef, doivent retenir l'historien, croyant ou non. Nul bon esprit ne met aujourd'hui ce 11 Le mysticisme français Paul Renaudin a essayé de saisir les caractéristiques du mysticisme français, en soi très différent de celui du Nord. Une pareille analyse peut nous aider à mieux saisir Thérèse de Lisieux. Il « est descriptif, psychologique ; il se tient tout près du réel, et, même lorsqu'il se trouve devant l'absolu et l'ineffable, il essaye, si je puis dire, d'en prendre une mesure humaine, de cerner d'aussi près que possible l'Océan sans bords, et de ne pas renoncer à la raison devant ce qui la dépasse. (...) ils insistent plus sur le dépouillement du cœur que sur celui de l'entendement, et ils donnent pour sommets à la vie d'oraison un état d'union où le vouloir de l'homme est transmué au vouloir divin : un mysticisme actif, générateur de vertus plutôt que d'extases 10 ». Enfin un peu de clarté qui nous rapproche de l'analyse de Johnston ! On ne peut mieux dire du mysticisme de Thérèse, ni nous faire mieux comprendre ses racines. « Est mystique, écrit Michel de Certeau, celui ou celle qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il principe en doute. Les mystiques ont aussi contribué au progrès de la langue et des lettres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, les idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne le sont pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable, l'extatique essaie de la plier au langage humain. » Dans Histoire littéraire du sentiment religieux en France, depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, tome 1, L'Humanisme dévot (1580-1660), Paris, Bloud et Gay, 1924, p. XXI. 10. Dans Marie de l'Incarnation, ursuline, ceuvres précédées d'une étude par Paul Renaudin, Paris, Aubier, coll. « Les Maîtres de la spiritualité chrétienne », 1942, p. 46. 12 n'habite nulle part11. » L'errance profonde, la perte des balises, l'incapacité de reconnaître son espace, et de se reconnaître soi-même dans l'espace, la sensation douloureuse de rejet ou d'absence : autant d'indices qui nourrissent une représentation forte de l'expérience mystique, laquelle, sur ce plan, n'est pas si éloignée de la véritable expérience poétique ou de l'expérience musicale d'un Schubert, par exemple. Mais il faut tout de même maintenir une distinction nette entre les deux expériences, comme le fait Pierre Jean Jouve dans son Apologie du poète : « Le saint est engagé comme âme totale et dans la profondeur et le silence de l'âme, il est l'homme seul devant Dieu, et seule sa communion aux autres saints peut atténuer sa solitude infinie. Le poète est uniquement engagé comme porte-verbe, mais dans toute la responsabilité et l'étendue du verbe 12 . » Même Rilke précisait qu'écrire un poème c'est aller « sur le long chemin qui nous sépare de Dieu 13 ». D'autant que Dieu est sans images, qu'il n'a pas de point spatial, ou que le point n'est qu'une image fréquente de l'Absolu dans certaines traditions. Qu'il ne peut être senti que dans le silence. L'âme se tait pour qu'il parle, ou se maintient dans l'obscur pour que l'œil intérieur, qu'évoque Tauler à la suite du Pseudo-Denys, soit attentif. « L'œil intérieur est désormais l'œil de l'amour 14 . » Il est nécessaire, à ce stade-ci, de poursuivre notre exploration avec Tauler lui-même : « Ainsi donc tout ce qui doit recevoir doit être pur, net et vide. (...) C'est 11. In La Table mystique, tome 1 (XVIe-XVTIe siècles), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 411. 12. Paris, GLM, 1947, p. 52. 13. Cité par Claire Lucques dans Rainer Maria Rilke, La Vie de Marie, Paris, Arfuyen, 1992, p. 62. 14. William Johnston, L'Œil intérieur, op. cit., p. 18. 13 pourquoi tu dois te taire : alors, le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l'entendre. Mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui doit se taire. Si tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier. Autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins 15 . » Comme le dit Tauler, l'Esprit saint nous vide d'abord pour mieux nous remplir. Il ne s'agit pas seulement de faire le vide, comme certains bouddhismes peuvent nous l'enseigner, mais de savoir comment et avec quel Être nous comblons notre vide ; c'est-à-dire, quelle est la nature du passage par le vide ou la nature de la transmutation. Après l'écoute, Tauler passe à la vision : « De même, l'œil intérieur doit être net et pur de tout vouloir ou nonvouloir, s'il veut voir avec pureté et félicité16. » Un œil intérieur, nous le voyons, qui ne peut que fuir les figures et les images. « Hélas, si nobles et si pures que soient les images, souligne Tauler, elles sont toujours un écran pour l'image sans contours arrêtés qu'est Dieu. L'âme dans laquelle doit se refléter le soleil ne doit pas être troublée par d'autres images, mais elle doit être pure, car la présence d'une image dans le miroir fait écran 17 . » Ce que reprend Jean de la Croix en d'autres termes. Aller plus loin, dans l'inattendu, voilà une forme de parcours qui ne se peut vivre qu'avec une conscience aiguë du don de Dieu, un total abandon à la grâce qui illumine l'âme. Avancer sourd et aveuglé. Expérience que Tauler a 15. Sermons de Tauler, tome I, I-XXIII, traduction par les RR.PP. Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle, Librairie Desclée et Cie, Paris, 1927, p. 169-170. 16. Sermons de Tauler, tome II, XXm-UV, traduction par les RR.PP. Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle, Librairie Desclée et Cie, Paris, 1930, p. 356. 17. Sermons de Tauler, tome I, op. cit., p. 210-211. 14 saisie admirablement : « Contemple ensuite les divines ténèbres qui, à cause de leur inexprimable éclat, sont obscurité pour toute intelligence humaine et angélique, tout comme l'éclat du plein soleil est sombre éblouissement pour la faiblesse de l'œil. Car toute intelligence créée se comporte de par sa nature, vis-à-vis de cette clarté divine, comme l'œil de l'hirondelle vis-à-vis du soleil éblouissant 18 . » La magnifique Hadewijch d'Anvers a écrit : Ils se hâtent, ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur, Non tracé, non indiqué, tout intérieur19. 18. Sermons de Tauler, tome III, LV-LXXXVHI, traduction par les RR.PP. Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle, Librairie Desclée et Cie, Paris, 1935, p. 265. 19. Hadewijch d'Anvers, Écrits mystiques, citée par Michel de Certeau in La Fable mystique, op. cit., p. 410.