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Liberté
Aspects de la mystique
Fernand Ouellette
Volume 38, Number 5 (227), October 1996
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0024-2020 (print)
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Ouellette, F. (1996). Aspects de la mystique. Liberté, 38 (5), 4–14.
Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1996
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FERNAND OUELLETTE
ASPECTS DE LA MYSTIQUE1
Thérèse de Lisieux « a-t-elle été une mystique » ?
Voilà la première question que se pose Hilda Graef, historienne de la mystique, en étudiant l'Histoire d'une âme. La
question peut sembler fondée. Graef admet d'ailleurs que
sur cette dimension de Thérèse les points de vue sont
partagés. Tout de même, semble-t-elle penser, Thérèse
n'aurait-elle pas eu une sainteté qui a surtout consisté à
corriger ses défauts et à accepter les « égratignures de la
vie » ?
Mais sur quels critères s'appuie l'historienne pour
soutenir que Thérèse n'a jamais atteint les sommets de
l'union mystique ? « Comme Thérèse voulait tellement
rendre son enseignement accessible à tous, il me semble
aussi que sa vie spirituelle n'atteignit pas les sommets de
l'union mystique, réservés à un petit nombre seulement.
Son autobiographie abonde en « je pensais », « je sentais »,
« j'espère », « je comprends », qui ne sont pas langage de
mystiques, lesquels se sentent passifs sous l'inspiration
divine et avouent être incapables d'exprimer en mots
humains les mystères que Dieu leur a révélés. (...) Il
1. Extrait d'un ouvrage, à paraître aux Éditions Fides, intitulé Je serai
l'Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux. Il s'agit de la première partie
du onzième chapitre intitulé « Thérèse a-t-elle été une mystique ? ».
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
me semble justement que sa vocation était de vivre et
de montrer la voie de la perfection sous une forme
accessible à tous ; les très hautes grâces de l'union mystique lui furent refusées ; en cela réside précisément la
grâce spéciale qui fit d'elle la sainte la plus populaire de
notre époque 2 . »
Pour revenir sur cette question d'un « langage de
mystique », je souligne que Julienne de Norwich utilise
également les mots : je désirais, je compris, j'appris, je
sais, je l'espérais, etc. De plus, une grande partie de son
texte intercale des commentaires entre quelques paroles
du Christ qui sont le noyau des révélations dont elle
témoigne. Il en est ainsi de plusieurs mystiques. Alors,
en quoi peut bien consister un « langage de mystique »
selon Graef ? Le problème plus fondamental de l'authenticité mystique me paraît donc mal posé.
En somme, Dieu aurait donné à Thérèse une mission
à la mesure de notre époque médiocre. L'humanité aurait
les mystiques qu'elle mérite... Après saint Paul de la
Croix, au XVIIIe siècle, la vie mystique avait dû entrer
sous terre et attendre des jours plus favorables, prétend
notre historienne. Et Thérèse, martyre des « coups
d'épingles », n'aurait guère pu entraîner des bourgeois
dans une voie d'union... Je caricature à peine... Pour
l'historienne, la mystique est entrée dans un âge en
déclin depuis François de Sales, Louis Lallemant et
sainte Marguerite-Marie. (Elle ne mentionne ni Surin ni
Marie de l'Incarnation.) À vrai dire, le déclin de la mystique, pour Graef, coincide avec l'apparition des grands
mystiques français... Son caractère propre, c'est-à-dire sa
douceur, son esprit d'enfance, ses racines dans l'humain,
après les flammes des géants allemands et carmes espagnols, serait donc un signe de sa décadence... Ce qui me
2. Cf. Histoire de la mystique, Paris, le Seuil, 1972, p. 275.
semble un peu énorme et tendancieux. En fait, Hilda
Graef a plutôt essayé de faire, sans doute, l'histoire d'un
genre littéraire. Ce qui serait déjà utile si elle ne portait pas
de jugement sur le mystère des âmes.
Je me demande si Graef a bien lu les textes de
Thérèse, et lesquels. En effet, qu'a-t-on demandé à notre
jeune carmélite d'écrire ? Ses souvenirs d'enfance. En
second lieu, et là apparaît la faille majeure de notre
historienne, qui peut oser dire d'un saint que « les hautes
grâces de l'union mystique lui furent refusées » ? Qui
peut s'ériger en juge des amours de Dieu et d'une âme ?
L'historien devrait plutôt s'en tenir à la qualité littéraire,
à l'originalité, à l'apport ou non d'un certain corpus de
textes dans l'histoire d'une théologie non formelle et
implicite ; c'est-à-dire, une théologie existentielle à travers un certain nombre de textes et de témoignages que
j'appellerais l'histoire des âmes. Le jugement de Graef me
paraît, pour le moins, s'aventurer sur un terrain instable ;
il s'agit, à tout considérer, d'une démarche précaire,
comme si un historien pouvait, grâce à quelques balises,
quelques indices infaillibles, observables dans les textes,
pénétrer le mystère de l'âme et les mouvements de Dieu,
la relation entre Dieu et l'âme. Car c'est bien de cela qu'il
est question : on a la prétention de déceler les dons et
les intentions de Dieu. On se hasarde à juger le mystère
des êtres... En fait, Hilda Graef se rattache au texte, à
la littéralité (et encore, de quel texte devrais-je dire ?), à
l'« apparence », à l'expression impossible d'une union. Et
surtout, en ce qui concerne Thérèse, elle fait certaines
déductions à partir de ses intentions et de sa vie
posthume. Elle ne se tourne pas vers l'être secret luimême, appelé Thérèse de Lisieux, qui a pu vivre une
expérience dont le texte n'est qu'un brouillon, une
esquisse de récit autobiographique, et dont il ne reste
que des lueurs de la profonde illumination. Car si une
telle sainte, contemplative, ne l'est qu'au profond de sa
vie intérieure, combien ne faut-il pas être soi-même
prudent, et contempler longuement l'être de Thérèse à
travers tous les signes que nous pouvons recueillir de la
présence de l'amour de Dieu en elle et de sa réponse ?
Car c'est tout de même Dieu lui-même qui, en désirant la
médiation de Thérèse de Lisieux dans un certain nombre
de miracles, a révélé aux hommes sa sainteté secrète.
Que dire de plus de la littéralité ? Sur ce plan, il faut
ajouter que, même chez les mystiques identifiés comme
tels et reconnus dans l'histoire, tous n'ont pas les mêmes
qualités d'écrivain, c'est-à-dire la même capacité de
« rendre compte » de l'indicible. Comme le dit William
Johnston : « Le mysticisme profond est plus semblable à
la petite voix qui parlait à Elie. Oui, le mysticisme est
secret et caché à l'individu qui en vit3. » Il n'est pas vrai
que celui qui a reçu un plus grand don d'écrivain, et peut
ainsi mieux communiquer son expérience, puisse prétendre qu'il a vécu des mystères plus insaisissables dans
l'abîme de son être, qu'il s'est approché de plus près du
Mystère de Jésus-Christ ou du Dieu sans forme ni figure,
ni surtout qu'il a été plus aimé de Dieu, qu'il a vécu une
union plus intense. C'est pourquoi je ne me risquerais
certainement pas à comparer la densité mystique des
deux Thérèse, par exemple.
L'historienne me paraît donc se rattacher davantage
au mysticisme du Nord ou à celui de l'Espagne, riche en
signes paranormaux et troublants, propres aux géants
reconnus de la mystique ; toutefois, elle hérite d'une
certaine conception classique du mysticisme encore
défendue au début du siècle. En voici un exemple :
« Le phénomène essentiel du mysticisme, écrit Emile
3. Dans L'Œil intérieur. Mysticisme et religion, Paris/ Montréal, Desclée
de Brouwer/Bellarmin, coll. « Chrisrus », 1982, p. 44.
Boutroux, est ce qu'on appelle l'extase, un état dans
lequel, toute communication étant rompue avec le
monde extérieur, l'âme a le sentiment qu'elle communique avec un objet interne qui est l'être infini, Dieu 4 . »
Boutroux parle bien du « phénomène essentiel ». L'idée
que nous nous faisons de l'extase peut aisément devenir
le piège de notre compréhension de l'expérience mystique, notre tache aveugle. Je crois que Graef confond ce
qu'elle considère elle-même un vrai texte de mystique,
selon certains critères qui sont propres à l'historienne,
avec l'expérience mystique proprement dite. Elle paraît
incapable d'imaginer un texte mystique qui n'aurait pas
été dicté comme l'a été, par exemple, celui de Catherine
de Gênes. (Or qu'est-ce qui est dicté dans les deux
Testaments ? Qu'est-ce qui appartient au génie de l'auteur ?) De plus, elle se situe et prend ses repères dans
le courant d'une mystique plus spectaculaire, où les
phénomènes extatiques sont multiples et où le langage
est visionnaire ou plus passif. En ce sens, selon les
critères de Graef, Dina Bélanger5, qui cite de larges
extraits des éclaircissements secrets, des paroles intérieures que le Christ lui suggère, serait, pour notre historienne, plus profondément mystique que Thérèse. Voilà
bien une appréciation qui n'est pas de mon ressort.
Le mystique aujourd'hui
Roger Bastide, heureusement, se dissocie de la
vision traditionnelle que certains philosophes, comme
Boutroux, ont du mysticisme, et clarifie la question dans
4. Cf. La Psychologie du mysticisme, Paris, 1902, p. 6, cité par J. Maréchal
dans Études sur la psychologie des mystiques, tome 1, Bruxelles, l'Édition
universelle, S.A., Paris, Desclée de Brouwer & Cie, coll. « Museum
Lessianum », 1937, p. 124.
5. Bienheureuse mère Marie-Sainte-Cécile de Rome, religieuse de
Jésus-Marie, née à Québec en 1897, morte en 1929.
une phrase concise : « Aujourd'hui, la plupart des
auteurs catholiques tendent à séparer la vie mystique des
phénomènes extatiques qui s'y surajoutent. Ceux-ci ne
sont pas des privilèges ou des honneurs, au contraire.
Lorsque la grâce descend dans l'homme, pour le
sanctifier et le spiritualiser, la chair résiste : une lutte se
produit et les convulsions, les ravissements ne sont que
les marques extérieures de ce combat 6 . » Et il ajoute plus
loin : « le mysticisme ne consiste pas, en effet, en crises et
ravissements successifs, mais éphémères. Il est, dans son
essence même, méthode de vie et méthode de connaissance, essai de conquête de l'homme sur l'homme, effort
de négation et en même temps effort de libération, tentative héroïque, enfin, pour, en se dépassant, dépasser avec
soi le monde, et, dans une intuition exaltante, si le
monde a un au-delà, saisir jusqu'à cet au-delà 7 . » Voilà
qui pourra peut-être rapprocher du mysticisme certains
esprits qui gardaient leurs distances ou qui lui étaient
hostiles.
Certes, Thérèse, à travers l'Histoire d'une âme, a
connu une expansion foudroyante dans son époque. Ce
qui ne signifie pas qu'on doive un peu facilement
déduire que la diffusion de sa pensée, après sa mort,
abolit la nature de son expérience unique avec Dieu. Et
surtout, il me paraît évident qu'elle n'a pas toujours été
bien comprise, telle qu'en elle-même. Il a tout de même
fallu attendre 1956 pour lire ses manuscrits. Une tension
apparaît donc entre ce que Graef considère le style d'un
mystique et l'essence profonde d'une expérience mystique, le travail de l'Esprit saint, la connaissance de l'œil
intérieur, par définition secrète et incommunicable. En
6. Les Problèmes de la vie mystique, Paris, Librairie Armand Colin, 1948,
p. 149.
7. Ibid., p. 209.
10
somme une mystique qui garde sa hauteur et sa distance.
Car lorsque je lis Hildegarde de Bingen, par exemple,
j'ai l'impression de me relier davantage à une tradition
apocalyptique que mystique. Nous verrons avec Tauler,
Jean de la Croix, Marie de l'Incarnation et quelques
autres, que la question n'est pas si simple. Je préfère
donc, pour le moment, m'en tenir à l'opinion du jésuite
William Johnston : « Ce n'est pas la modification de l'état
de conscience qui produit le vrai mysticisme mais
l'amour sans restriction, l'engagement total, la foi
éclairée. C'est l'orientation vers le mystère du Christ
dans un contexte biblique et sacramentel qui donne au
mysticisme chrétien son caractère propre. Certes, l'engagement radical et aimant envers le Christ dans ses
mystères conduit habituellement à des états de conscience modifiés mais leur importance est secondaire 8 . »
Nous nous rapprochons de Thérèse qui affirme : Je serai
l'Amour. Le point de vue de Johnston évite de confondre
une expérience mystique authentique, marquée ou non
de signes extraordinaires, parfois excessive comme
l'époque, avec une expérience maladive qui relève de
la psychiatrie. Comme le dit intelligemment Roger
Bastide : « Il y a sans doute des mystiques qui ne sont
que des malades ; mais les grands mystiques ne s'expliquent pas par la maladie : les premiers sont caractérisés
par l'affaiblissement de la volonté, l'impuissance à synthétiser leur moi, la pauvreté psychologique ; les autres,
au contraire, par l'élévation de l'intelligence, la maîtrise
de soi, l'édification d'une personnalité supérieure 9 . »
8. La Mystique retrouvée, Paris, Desclée de Brouwer, 1986, p. 28.
9. Les Problèmes de la vie mystique, op. cit., p. 148. Sur un autre plan,
Henri Bremond souligne que : « L'action intense des mystiques et leur
influence, voilà des faits qui, d'une manière ou d'une autre, ont marqué
dans le développement de notre civilisation, et qui, de ce chef, doivent
retenir l'historien, croyant ou non. Nul bon esprit ne met aujourd'hui ce
11
Le mysticisme français
Paul Renaudin a essayé de saisir les caractéristiques
du mysticisme français, en soi très différent de celui du
Nord. Une pareille analyse peut nous aider à mieux
saisir Thérèse de Lisieux. Il « est descriptif, psychologique ; il se tient tout près du réel, et, même lorsqu'il
se trouve devant l'absolu et l'ineffable, il essaye, si je
puis dire, d'en prendre une mesure humaine, de cerner
d'aussi près que possible l'Océan sans bords, et de ne pas
renoncer à la raison devant ce qui la dépasse. (...) ils
insistent plus sur le dépouillement du cœur que sur celui
de l'entendement, et ils donnent pour sommets à la vie
d'oraison un état d'union où le vouloir de l'homme est
transmué au vouloir divin : un mysticisme actif, générateur de vertus plutôt que d'extases 10 ». Enfin un peu de
clarté qui nous rapproche de l'analyse de Johnston ! On
ne peut mieux dire du mysticisme de Thérèse, ni nous
faire mieux comprendre ses racines.
« Est mystique, écrit Michel de Certeau, celui ou
celle qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la
certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de
chaque objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici
ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède,
passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il
principe en doute. Les mystiques ont aussi contribué au progrès de la
langue et des lettres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, les
idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne le sont
pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable, l'extatique essaie
de la plier au langage humain. » Dans Histoire littéraire du sentiment
religieux en France, depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours,
tome 1, L'Humanisme dévot (1580-1660), Paris, Bloud et Gay, 1924,
p. XXI.
10. Dans Marie de l'Incarnation, ursuline, ceuvres précédées d'une étude
par Paul Renaudin, Paris, Aubier, coll. « Les Maîtres de la spiritualité
chrétienne », 1942, p. 46.
12
n'habite nulle part11. » L'errance profonde, la perte des
balises, l'incapacité de reconnaître son espace, et de se
reconnaître soi-même dans l'espace, la sensation
douloureuse de rejet ou d'absence : autant d'indices qui
nourrissent une représentation forte de l'expérience
mystique, laquelle, sur ce plan, n'est pas si éloignée de la
véritable expérience poétique ou de l'expérience musicale d'un Schubert, par exemple. Mais il faut tout de
même maintenir une distinction nette entre les deux
expériences, comme le fait Pierre Jean Jouve dans son
Apologie du poète : « Le saint est engagé comme âme totale
et dans la profondeur et le silence de l'âme, il est
l'homme seul devant Dieu, et seule sa communion aux
autres saints peut atténuer sa solitude infinie. Le poète
est uniquement engagé comme porte-verbe, mais dans
toute la responsabilité et l'étendue du verbe 12 . » Même
Rilke précisait qu'écrire un poème c'est aller « sur le long
chemin qui nous sépare de Dieu 13 ». D'autant que Dieu
est sans images, qu'il n'a pas de point spatial, ou que le
point n'est qu'une image fréquente de l'Absolu dans
certaines traditions. Qu'il ne peut être senti que dans le
silence. L'âme se tait pour qu'il parle, ou se maintient
dans l'obscur pour que l'œil intérieur, qu'évoque Tauler à
la suite du Pseudo-Denys, soit attentif. « L'œil intérieur
est désormais l'œil de l'amour 14 . »
Il est nécessaire, à ce stade-ci, de poursuivre notre
exploration avec Tauler lui-même : « Ainsi donc tout ce
qui doit recevoir doit être pur, net et vide. (...) C'est
11. In La Table mystique, tome 1 (XVIe-XVTIe siècles), Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1987, p. 411.
12. Paris, GLM, 1947, p. 52.
13. Cité par Claire Lucques dans Rainer Maria Rilke, La Vie de Marie,
Paris, Arfuyen, 1992, p. 62.
14. William Johnston, L'Œil intérieur, op. cit., p. 18.
13
pourquoi tu dois te taire : alors, le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l'entendre. Mais sois bien sûr que si tu veux parler, lui doit
se taire. Si tu sors complètement de toi-même, Dieu
entrera tout entier. Autant tu sors, autant il entre, ni plus
ni moins 15 . » Comme le dit Tauler, l'Esprit saint nous
vide d'abord pour mieux nous remplir. Il ne s'agit pas
seulement de faire le vide, comme certains bouddhismes
peuvent nous l'enseigner, mais de savoir comment et
avec quel Être nous comblons notre vide ; c'est-à-dire,
quelle est la nature du passage par le vide ou la nature de
la transmutation.
Après l'écoute, Tauler passe à la vision : « De même,
l'œil intérieur doit être net et pur de tout vouloir ou nonvouloir, s'il veut voir avec pureté et félicité16. » Un œil
intérieur, nous le voyons, qui ne peut que fuir les figures
et les images. « Hélas, si nobles et si pures que soient les
images, souligne Tauler, elles sont toujours un écran
pour l'image sans contours arrêtés qu'est Dieu. L'âme
dans laquelle doit se refléter le soleil ne doit pas être
troublée par d'autres images, mais elle doit être pure, car
la présence d'une image dans le miroir fait écran 17 . » Ce
que reprend Jean de la Croix en d'autres termes. Aller
plus loin, dans l'inattendu, voilà une forme de parcours
qui ne se peut vivre qu'avec une conscience aiguë du
don de Dieu, un total abandon à la grâce qui illumine
l'âme. Avancer sourd et aveuglé. Expérience que Tauler a
15. Sermons de Tauler, tome I, I-XXIII, traduction par les RR.PP.
Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle,
Librairie Desclée et Cie, Paris, 1927, p. 169-170.
16. Sermons de Tauler, tome II, XXm-UV, traduction par les RR.PP.
Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle,
Librairie Desclée et Cie, Paris, 1930, p. 356.
17. Sermons de Tauler, tome I, op. cit., p. 210-211.
14
saisie admirablement : « Contemple ensuite les divines
ténèbres qui, à cause de leur inexprimable éclat, sont
obscurité pour toute intelligence humaine et angélique,
tout comme l'éclat du plein soleil est sombre éblouissement pour la faiblesse de l'œil. Car toute intelligence
créée se comporte de par sa nature, vis-à-vis de cette
clarté divine, comme l'œil de l'hirondelle vis-à-vis
du soleil éblouissant 18 . » La magnifique Hadewijch
d'Anvers a écrit :
Ils se hâtent, ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le
chemin obscur,
Non tracé, non indiqué, tout intérieur19.
18. Sermons de Tauler, tome III, LV-LXXXVHI, traduction par les RR.PP.
Hugueny, Théry, o.p. et A. L. Corin, Éditions de la Vie Spirituelle,
Librairie Desclée et Cie, Paris, 1935, p. 265.
19. Hadewijch d'Anvers, Écrits mystiques, citée par Michel de Certeau
in La Fable mystique, op. cit., p. 410.