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Qu'est-ce qu'une prothèse ? - Concepts et usages

2020, in Groud P.-F., Gourinat V., Jarrassé N. (dir.) : Corps et prothèses – Vécus, usages, contextes, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

Les prothèses concernent aujourd’hui une majorité d’entre nous et prennent de multiples formes : dentaires, visuelles, auditives, mammaires, etc. L’idée commune assimile la prothèse à un objet remédiant à une fonction défaillante. Pourtant, certaines prothèses, comme les lunettes de soleil ou les prothèses mammaires à but esthétique ne sont pas des remèdes. Et d’autres objets posent question, comme le médicament ou la greffe. Ce texte a donc pour but de mieux caractériser le concept de prothèse. L’étude lexicographique met en avant l’idée de remplacement d’une partie défaillante du corps, mais elle laisse aussi place à des questions d’intégration au corps. De même, l’arrière-plan juridique fait état, à côté de la catégorie « médicament », d’une autre, celle des « dispositifs médicaux », à l’intérieur desquels prend place la sous-catégorie des prothèses. In fine, l’analyse indique que le concept de prothèse associe trois noyaux sémantiques : 1° la prothèse est un dispositif médical ; 2° elle modifie le corps avec un certain niveau d’intégration ; 3° elle a une ou plusieurs fonctions, qui peuvent être diverses (motrices, sensorielles, neurologiques, psychologiques, sociales, etc.). Concernant le second point – l’intégration corporelle – une prothèse est dans une situation intermédiaire. D’un côté elle reste un objet distinct, avec ses propres matériaux et sont propre fonctionnement. De l’autre elle s’intègre au corps bien d’avantage qu’un outil quelconque, ce qu’on peut préciser en étudiant cinq dimensions d’intégration : la place physique, l’intégration sensorielle, l’intégration motrice, l’intégration affective et l’intégration expressive. Enfin, il convient de remarquer qu’une des caractéristiques de la prothèse est d’être un objet en transit dans ces dimensions d’intégration. Si certaines, d’objet externes, sont mises de façon quasi définitives dans le corps, d’autres font un va-et-vient quotidien entre le statut d’objet d’externe et de partie du corps, ce qui a des retentissements multiples.

DALIBERT Lucie, GOFFETTE Jérôme (2020, accepté) : « Qu’est-ce qu’une prothèse ? – Concepts et usages », Chap. 1 in Groud P.-F., Gourinat V., Jarassé N. (dir.) : Corps et prothèses, Grenoble, Presses Univ. de Grenoble. Qu’est-ce qu’une prothèse ? – Concepts et usages Lucie Dalibert1, Jérôme Goffette2 Affiliation institutionnelle : 1 Université Claude Bernard Lyon 1, S2HEP (EA 4148) 2 Université Claude Bernard Lyon 1, EVS (UMR 5600) Termes naguère d’un usage technique, l’anglais « prosthesis » et le français « prothèse » sont entrés dans le vocabulaire courant. Une large majorité d’entre nous en portent, qu’il s’agisse de prothèses dentaires, visuelles, auditives ou mammaires (Calvet, 2014 ; DGSC 2015 ; Godinho, 2015 ; ANSM, 2014)1. Sous la poussée combinée de l’innovation prothétique et du vieillissement des populations, nous sommes devenus une société prothétique (Joyce et Mamo, 2006 ; Joyce et Loe, 2010). De ce fait, un regard épistémologique est devenu nécessaire pour savoir ce dont on parle. Est-il possible de caractériser un concept de « prothèse » ? Comme pour la plupart des concepts de la santé, l’enquête est plus ardue qu’il ne paraît car la prothèse a trait à la fois à l’organe et à la fonction, à la remédiation et à l’augmentation, à l’intériorité et à l’extériorité, à l’organique et au mécanique, etc. Par exemple, les greffes sont-elles des prothèses ? Ou encore, peut-on parler, avec les médicaments, de prothèses chimiques ? Doit-on ranger les prothèses sous le chapeau des dispositifs médicaux ? Faut-il un minimum d’intégration au corps pour parler de prothèse ? Après une étude lexicologique, nous examinerons un premier concept, celui de la prothèse-objet, dont la critique nous permettra d’élaborer ensuite un concept plus satisfaisant, conjuguant trois idées : 1° la prothèse est un dispositif, 2° elle s’intègre au corps, 3° elle a une ou plusieurs fonctions. Nous approfondirons enfin la question de l’ampleur de l’intégration corporelle. Lexicologie La lexicologie est la première étape dans la caractérisation d’un concept. Comme le dit Paul Ricœur (2004, pp. 15-35), la lexicologie considère les usages d’un mot et s’efforce d’en proposer une « polysémie réglée ». Elle répertorie les différents sens et les ordonne selon un ordre de proximité et de dérivation sémantique. Le travail proprement épistémologique de définition d’un concept relève quant à lui d’une étape ultérieure, qui choisit de se focaliser sur certaines significations clefs pour élaborer un sens doté d’une cohérence et d’une clarté supérieures aux usages courants. L’étude lexicologique est ainsi une étape dans cette démarche allant de la polysémie native du langage à la sémantique affûtée d’un concept. À l’article « Prothèse », Émile Littré, médecin et lexicologue, indique ceci dans son Dictionnaire de la langue française (1873-1877) : « 1 Terme de chirurgie. Partie de la thérapeutique chirurgicale qui a pour objet de remplacer par une préparation artificielle un organe qui a été enlevé en totalité ou en partie, ou de cacher une difformité. Prothèse dentaire. 2 Chez les Grecs, autel de prothèse, petit autel sur lequel ils préparent tout ce qui est nécessaire pour le saint sacrifice. Étymologie : Πρόθεσις, de πρὸS, et θέσις, action de mettre (voy. Thèse) : substitution, exposition. » 1 Les références indiquées montrent que 60 % des européens portent des prothèses dentaires (couronne, implant, râtelier…), que 58 % des français portent des lunettes ou des lentilles, qu’environ 3 % des personnes sont équipées d’une audioprothèse, et que 2 à 5 % des femmes ont au moins une prothèse mammaire (1 à 2 % d’implants, 1 à 3 % de prothèses externes). 1/10 Si l’on excepte l’usage religieux, É. Littré ne voit pas de polysémie. À la fin du XIXe siècle, le terme a essentiellement un usage professionnel en chirurgie. Il s’agit d’une « préparation » – ce que nous appellerions aujourd’hui un dispositif médical – permettant de remplacer un organe en tout ou partie. Toutefois, l’ajout « ou de cacher une difformité » introduit une brèche. Cela déroge au sens de référence sur deux points. D’une part il ne s’agit plus de remplacement d’organe, d’autre part la finalité n’est plus thérapeutique mais esthétique et sociale : « cacher » aux yeux des autres « une difformité ». Bien qu’É. Littré ne décèle qu’un seul sens, cette dérogation invite à rechercher le pivot sémantique au-delà de ce qu’il dit, c’est-à-dire, probablement, dans l’aspect « artificiel » de la prothèse et dans sa relation au corps. Derrière une définition unifiée se cache en fait, de façon elliptique, des tensions ou du flou. Plus près de nous, le Dictionnaire historique et critique de la langue française (1983) dirigé par Alain Rey, reprend la même définition2. Il ajoute simplement un sens très spécifique apparu en linguistique, sans lien avec le nôtre. Comme pour l’acception religieuse, nous pouvons mettre de côté ce sens, déconnecté de celui qu’on étudie. Seul apport notable, ce dictionnaire précise l’étymologie : « PROTHÈSE n. f. est un emprunt de la langue classique (1695) au grec prosthêsis, désignant l’action de poser devant, sur ou contre […]. Le mot est dérivé de prostithenai « placer auprès, contre, en plus », formé de pros (adverbe et préposition) « auprès, à côté, en outre », probablement apparenté à pro (→ pour, pro-). Le second élément est tithenai, « placer, mettre ». » Nous avons donc un mot du monde médical forgé sur une étymologie grecque – ce qui est assez courant. Bien que les définitions parlent d’un élément artificiel venant remédier à un défaut organique, les deux noyaux étymologiques de base ne sont ni technê (l’artificiel), ni organon (élément du corps), mais l’action de « mettre » ou de « placer », conjugué à l’aspect contigu de ce placement « devant, sur ou contre ». Au vu de l’étymologie, la prothèse se caractérise par l’aspect intrusif ou additif d’un quelque chose mis dans ou contre le corps. En ce sens, on comprend qu’elle désigne à la fois un dispositif qui remplace un organe ou un autre qui « cache une difformité ». Il faut aussi souligner que la prothèse ne prend sens qu’en référence au corps. Ce n’est que par rapport à lui qu’on la place de telle ou telle façon. Quoique plus détaillé, le Trésor de la Langue française apporte peu ou prou les mêmes indications. Il commence par faire référence au sens que lui donne Jean-Charles Sournia, chirurgien et historien chargé du Dictionnaire de médecine édité par l’Académie nationale de médecine : « Pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur un membre, un fragment de membre ou un organe partiellement ou totalement altéré ou absent (d’apr. SOURNIA 1973). » La suite de l’article du Trésor est une longue liste d’exemples qui montrent le foisonnement des prothèses : « prothèse externe, interne ; prothèse acoustique, auriculaire, cardiaque, oculaire [...], orthopédique, osseuse ; prothèse de la hanche ; prothèse articulée ; plaque de prothèse. » Cette enquête lexicologique nous indique que derrière une apparente simplicité se cachent des difficultés à formuler une définition claire. Entre les définitions et l’étymologie, certaines zones d’ombre sont présentes. De même, l’aspect paradigmatique des prothèses dentaires et auditives fait écran à la diversité des prothèses. Un travail épistémologique est donc à faire. 2 « Prothèse a été introduit par les médecins d’après le latin scientifique prosthesis […] pour désigner le remplacement artificiel d’un membre, d’un organe qui a été enlevé, et spécialement un appareil servant à restaurer une dent » (Rey, 1983, Tome 2 p. 1657). 2/10 La prothèse : du remplacement d’une partie du corps à une fonction La première signification sur laquelle nous devons travailler relève presque d’une évidence : la prothèse serait définie comme un objet (« pièce », « appareil ») qu’on adjoindrait au corps pour remplacer une part manquante. Cette idée s’exprime dans ce type de propos courants : « Le chirurgien pose une prothèse de hanche », « La patiente chausse sa jambe prothétique », « Il met son râtelier ». Une partie du corps manque et la prothèse-objet lui est substituée en remplacement. Même si nous allons nous en éloigner par la suite, il est important de commencer par cette signification, qui est la plus apparente dans la lexicographie. Cette idée se retrouve dans la distinction médicale entre « prosthetics » et « orthotics », « prothèse » et « orthèse ». D’un côté la prothèse est une partie qui remplace une partie du corps, de l’autre l’orthèse corrige une partie qui dysfonctionne. Les deux sont des dispositifs de remédiation, mais l’un est un substitut quand l’autre est un correctif pour tendre vers la fonction normale – cf. le préfixe « ortho- » qui renvoie à ce qui est droit, juste et régulier. La médecine de réadaptation fait un usage courant de cette distinction. En résumé, ce premier essai de concept repose sur la conjonction de trois noyaux sémantiques nécessaires : (a) La prothèse est un objet. (b) La prothèse remplace une partie du corps. (c) La prothèse remédie à une perte et relève donc de l’activité des professions de santé. Ce concept est assez précis, mais cette précision le met en porte-à-faux vis-à-vis d’autres usages du mot, y compris au sein du monde médical, ce qui conduit à quelques critiques épistémologiques. Par exemple, en chirurgie, si ce concept s’applique parfaitement à la prothèse de hanche, on peut remarquer qu’il ne convient pas à d’autres implants : – Le stimulateur cardiaque (pacemaker) serait plus une orthèse qu’une prothèse. – L’implant intra-cochléaire ne se substitue à aucun organe mais serait plutôt un ajout, un objet ajouté. – L’implant cérébral de neuro-stimulation pour atténuer le tremblement parkinsonien serait surtout un correctif, donc une orthèse. Dans ces cas, il n’y a pas remplacement d’une partie du corps, mais ajout d’un élément artificiel interne. Or les chirurgiens parlent d’implant ou de prothèse, et non d’orthèse. Du fait du geste d’implantation qu’ils ont à effectuer, le mot « implant » est plus courant, mais celui de prothèse est aussi utilisé. Plus net encore est le cas des « prothèses auditives ». Comme objets, elles viennent s’ajouter au corps plutôt que de se substituer à une partie du corps. Elles modifient le son pour que la personne retrouve une meilleure audition. On voit ainsi que la distinction entre prothèse et orthèse, usitée en médecine de réadaptation, ne l’est pas dans d’autres champs médicaux. Quant au mot « orthèse », il tend à être ignoré du grand public. Nous en tirons deux conclusions : 1. La signification du mot « prothèse » et ses usages affaiblissent la pertinence du noyau sémantique (b) ‘La prothèse remplace une partie du corps’. 2. La distinction prothèse-orthèse ne paraît pas refléter l’usage typique ou commun du mot « prothèse ». Nous la mettrons donc de côté. 3/10 En fait, si l’idée de remplacement d’une partie du corps a une certaine force, il convient de se distancier de l’idée de substitution bio-mimétique et de porter plutôt attention à l’aspect fonctionnel. La prothèse : de la fonction de remédiation à une fonction plus large Le seconde tentative de concept doit donc mettre en avant la fonction ou la finalité de la prothèse. Sur des plans différents, le stimulateur cardiaque régule la fonction rythmique du cœur, l’aide auditive redresse la fonction de l’oreille, la perruque remplit la fonction sociale des cheveux, la prothèse mammaire externe a une fonction esthétique, affective et psychologique, etc. Seconde remarque, le regard de l’épistémologie critique peut aussi montrer une relative faiblesse du noyau sémantique (c) ‘La prothèse remédie à une perte’. Lorsqu’on évoque la prothèse en général, on pense spontanément à une remédiation, c’est-à-dire à une situation où un dispositif compense une incapacité pour atténuer un handicap. Or, l’un des exemples courants d’usage du mot « prothèse » est celui des prothèses mammaires. Qu’il s’agisse de reconstruction du sein après une tumorectomie ou de l’implantation à des fins purement esthétiques, les médecins comme les patientes parlent de prothèses mammaires. L’opération purement esthétique étant courante – c’est l’une des opérations chirurgicales les plus pratiquées – il paraît impossible de ne pas en tenir compte, d’autant plus que l’usage du mot ne choque et ne gêne personne. D’ailleurs, quel autre terme pourrions-nous utiliser ? De plus, cet exemple n’est pas isolé : on peut tout aussi bien entendre parler de prothèse à propos du remplacement esthétique de dents ou d’un exosquelette augmentant la force d’une personne sans incapacité : dans ces cas, il ne s’agit pas de remédier à un problème médical, mais d’une autre finalité, anthropotechnique et non médicale (Goffette, 2015). Ces réflexions nous conduisent à reconfigurer le concept de prothèse autour de la conjonction de ces trois noyaux sémantiques : (d) La prothèse est un dispositif artificiel. (e) La prothèse modifie le corps avec un certain niveau d’intégration. (f) La prothèse a une ou plusieurs fonctions, qui peuvent être diverses : motrices, sensorielles, neurologiques, psychologiques, sociales, etc. Pour éviter toute ambiguïté, nous pouvons préciser ici que par « conjonction » de noyaux sémantiques, il faut entendre que les trois noyaux sont nécessaires et qu’une chose qui dérogerait à un des trois ne serait pas une prothèse. Par ailleurs, en confrontant cette nouvelle formulation conceptuelle à la greffe et au médicament, nous porterons encore quelques retouches finales à notre concept. Les greffes sont-elles des prothèses ? Le noyau (d) paraît simple, mais son extension mérite d’être discutée. En particulier, quels sont les rapports sémantiques entre greffe et prothèse ? Un foie greffé doit-il être considéré comme une prothèse organique implantée ? Une capsule poreuse contenant des cellules humaines ou animales secrétant de l’insuline pour réguler la glycémie serait-elle à considérer comme une prothèse ? Qu’il s’agisse d’un objet organique ou inorganique, le double aspect artificiel et fonctionnel est bien présent et fait sens. Si l’usage langagier est mis entre parenthèses, alors toutes les greffes seraient des prothèses – des prothèses biologiques, organiques (foie, poumon…) ou histologique (moelle osseuse, transfusion…). À l’inverse, si l’usage l’emporte, il conviendrait de remanier le noyau (d) en le re4/10 formulant d’une de ces deux façons : (d’) La prothèse est un dispositif artificiel inorganique (version étroite). (d’’) La prothèse est un dispositif artificiel qui n’est pas une partie naturelle d’organe ou de tissus (version moins étroite qui permet de maintenir dans la catégorie « prothèse » des implants biologiques plus artificiels qu’un morceau d’organe, tels des cellules encapsulées). L’usage langagier commun a plutôt tendance à distinguer greffe et prothèse. Nous laisserons donc en suspens la question de savoir s’il faut donner la prépondérance à l’usage ou le dépasser pour obtenir un concept englobant. La distinction entre dispositif et médicament Toujours au sujet du noyau (d), il convient de préciser ce qu’il faut entendre par « dispositif ». Pour rappel, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM) indique que le droit européen définit ainsi ce qu’est un dispositif médical : « Est considéré comme dispositif médical (DM) : tout instrument, appareil, équipement, logiciel, matière ou autre article, utilisé seul ou en association. [...] et dont l’action principale voulue dans ou sur le corps humain n’est pas obtenue par des moyens pharmacologiques ou immunologiques ni par métabolisme (directive européenne 93/42/CEE) Exemples de DM : lentilles de contact, thermomètres, compresses, défibrillateurs externes, stents, prothèses de hanches, lits médicaux... 3 » Alors que le terme « prothèse » n’a pas de définition légale, le Droit a élaboré une catégorie juridique particulière, celle des « dispositifs médicaux ». Il convient de noter que cette définition est orientée sur des fonctions. On y retrouve toutes les prothèses courantes, qu’elles soient externes ou internes, physiologiques, sensorielles ou motrices. Elle ne fait pas non plus de distinction entre remédiation et modification non médicale pour pouvoir inclure juridiquement des prothèses comme les implants mammaires et leur conférer des garanties de sécurité. En fait, le concept de « dispositif médical » est le concept englobant, directement supérieur au concept de « prothèse » puisqu’en plus il comprend des entités ne répondant pas au noyau sémantique (e) ‘La prothèse modifie le corps en s’y intégrant au moins partiellement’. Il s’agit par exemple d’instruments diagnostiques (stéthoscope, échographe, logiciel), thérapeutiques (sonde gastrique, seringue, robot chirurgical). Il faut aussi noter qu’il apporte une restriction qui n’a rien d’anodin : « et dont l’action principale voulue dans ou sur le corps humain n’est pas obtenue par des moyens pharmacologiques ou immunologiques ni par métabolisme ». Cette clause exclut de la catégorie « dispositif médical » tous les médicaments, qui constituent une catégorie juridique et médicale parallèle. La distinction repose ainsi sur une différence d’échelle. D’un côté les « moyens pharmacologiques » ont une échelle moléculaire, de l’autre les « dispositifs médicaux » ont une échelle supérieure. L’utilisation du mot « dispositif » dans le noyau sémantique (d) ‘La prothèse est un dispositif artificiel’ permet de savoir si on peut parler de prothèse chimique. Un médicament est là pour modifier une fonction – comme une prothèse – et il le fait en étant placé dans le corps – comme une prothèse. La proximité est donc forte. Elle nous place devant un choix : – Ne faire qu’une seule catégorie : les médicaments seraient alors un type de prothèse. – Distinguer deux catégories : les médicaments ne seraient pas une prothèse parce qu’ils diffuseraient dans le corps et n’y seraient qu’à titre transitoire (pharmacodynamie et pharmacocinétique) alors qu’une prothèse est présente à un endroit précis et elle a un effet stable dans la durée. 3 Source : https://ansm.sante.fr/Glossaire/(filter)/D (consultée le 23/04/2019). 5/10 – Distinguer deux catégories : il serait plus simple de préserver la catégorie « médicament », bien définie et élaborée de longue date, à côté de la catégorie « dispositif médical » plus récente, mais de plus en plus élaborée. Le Droit et l’usage langagier ont opté pour la démarcation. Le Droit, confronté aux situations qui se sont présentées, a élaboré une définition du médicament, puis une autre du dispositif. La différence des situations vient sans doute des spécificités mentionnées dans la deuxième réponse : l’intégration du médicament jusqu’à sa dissolution dans le corps, conjugué à une temporalité particulière lors de laquelle le médicament a successivement une dynamique de diffusion puis de transformation ou d’excrétion (métabolisation). De ce fait, la première réponse ne ferait que compliquer la situation conceptuelle en nous obligeant, contre le droit et les usages, à nous placer dans un niveau d’abstraction difficile à tenir. La distinction des deux catégories permet aussi de mieux penser les particularités des moyens mixtes, tels qu’un dispositif intra-utérin (stérilet) hormonal, qui doit à la fois répondre aux exigences de sécurité des dispositifs et des produits pharmaceutiques. Le concept de prothèse Finalement, l’enquête nous conduit à ce concept conjuguant nécessairement trois noyaux sémantiques : (d) La prothèse est un dispositif artificiel. Variantes possibles : (d’) et (d’’). (e) La prothèse modifie le corps avec un certain niveau d’intégration. (f) La prothèse a une ou plusieurs fonctions, qui peuvent être diverses (motrices, sensorielles, neurologiques, psychologiques, sociales, etc.). Requérant à la fois ces trois noyaux, ce concept est assez précis. Il ne reste qu’à l’approfondir, en explicitant le niveau d’intégration corporelle mentionné en (e). Approfondissement 1 : le niveau d’intégration corporelle Le concept de prothèse pose dans son noyau (e) la question du niveau d’incorporation. D’un côté, s’il n’y a aucune intégration, il ne s’agit pas d’une prothèse mais d’un simple objet externe. D’un autre, si l’intégration est complète, il devient impossible de l’identifier dans le corps. Il n’y a plus de prothèse mais une assimilation, comme pour un aliment ou un médicament. L’une des spécificités de la prothèse est son caractère intermédiaire. En fait, la prothèse est en deçà du niveau d’incorporation qu’ont notre psychisme ou nos parties du corps ordinaires. Même la prothèse la mieux intégrée reste identifiable en tant que telle, qu’elle soit externe ou interne. De plus, sa structure comme son fonctionnement diffèrent de la structure ou du fonctionnement organique du corps. Un stimulateur cardiaque, une couronne dentaire, une prothèse mammaire externe, un cristallin artificiel, et même un greffon (si on l’accepte parmi les prothèses) gardent des caractéristiques structurelles et fonctionnelles différentes de notre corps, ce qui trace la limite haute de l’incorporation prothétique. Quant à la limite basse, elle doit établir la distinction entre une prothèse et un objet quelconque, par exemple entre une prothèse et un simple outil (voir aussi De Preester et Tsakiris, 2009). Quel niveau d’incorporation doit atteindre une chose pour pouvoir être considérée comme une prothèse ? 6/10 Il serait absurde d’étendre le domaine de la prothèse jusqu’à une chose quelconque, comme un objet extérieur ou un animal sauvage. Ces entités ont une forte indépendance et une forte extériorité vis-àvis du corps. En termes philosophiques, nous dirions qu’ils font partie du monde et non du corps, c’est-à-dire qu’ils font partie de ce qui nous environne, sans être nous. Le questionnement se complique dès qu’on aborde les niveaux du dessus. Tous les outils sont-ils des prothèses ? Un chien d’aveugle est-il une prothèse, comme l’a reconnu le tribunal d’instance de Lille ? Un vêtement est-il une prothèse de régulation thermique et d’interaction sociale ? Mon téléphone portable ou mon ordinateur sont-ils pour moi des prothèses ? Ce type de questionnement est d’autant plus troublant qu’il est présent depuis longtemps dans la philosophie des sciences et des techniques. Les épistémologues considèrent souvent que le premier ouvrage moderne de philosophie de la technique est celui d’Ernst Kapp, Fondements d’une philosophie de la technique. Or, son concept pivot est celui de l’outil comme « projection d’organe » (Kapp, 1877, ch. 2). Par exemple, un marteau y est vu comme la prolongation-projection morphologique et fonctionnelle du bras et du poing, s’intégrant au corps pour former un soi corporel expansé. D’après lui, toutes les techniques sont des projections d’organes qui étendent nos « soi » au-delà des limites corporelles pour accroître notre emprise sur le monde. Sa vision organiciste s’étend même au-delà des outils pour y faire entrer toute l’infrastructure et toute la culture, en reprenant le modèle hégelien de l’intégration-dépassement dialectique. Un siècle plus tard, le travail de Marshall McLuhan (1964, ch. 1) est construit sur la même idée que la technologie est une extension du soi. Si, d’un point de vue théorique, ces idées sont intéressantes – elles nous font voir les outils et la technique sous un nouveau jour – elles ont toutefois l’inconvénient d’étendre le concept d’outil de façon très large, si bien que tout ou presque devient outil ou organe, par la projection d’organe. De même, parce qu’en tant que dispositif artificiel qui s’adjoint au corps pour en remplacer une partie ou une fonction, la prothèse dénote la proximité entre le corps et l’objet technologique et vient, ce faisant, signifier à quel point « notre » monde et nous sommes devenus technologiques, un usage métaphorique de la prothèse est devenu monnaie courante (Jain, 1999 ; Sobchack, 2006). Mais subsumant tout objet technologique, quelles que soient ses caractéristiques et fonctions propres, l’usage métaphorique de la prothèse efface la singularité de ce dispositif par rapport aux outils et autres objets technologiques et invisibilise, voire nie, l’expérience des personnes qui vivent avec des prothèses. Or, le concept de prothèse pose un problème particulier d’incorporation. Quel est le niveau minimal requis d’incorporation pour qu’il y ait prothèse et qu’on ne soit plus dans l’outil ordinaire ? Suffit-il qu’il y ait la possibilité d’une intégration, même partielle et temporaire, dans le schéma corporel – sensoriel et/ou moteur – pour qu’on puisse parler de prothèse, auquel cas tous les outils sont des prothèses ? Il convient d’écarter cette voie, car avec elle il est inutile de s’encombrer du concept de prothèse, puisque le concept d’outil est équivalent, si bien que nous perdrions la spécificité prothétique. Il faut donc reconnaître à la prothèse un niveau d’incorporation supplémentaire vis-à-vis du simple outil. On peut penser bien sûr aux implants placés dans le corps. Ils sont certes paradigmatiques, mais ils masquent la variété des intégrations corporelles prothétiques. Le Droit français lui-même a dû se pencher sur la spécificité de la prothèse puisqu’il l’a rattachée davantage au Droit des personnes qu’au Droit des choses. Lorsqu’elle est utilisée, la prothèse se trouve sous le régime de l’indisponibilité du corps (elle ne peut pas être saisie par un huissier, par exemple). Elle ne se trouve plus sous le simple régime de propriété applicable aux choses, dont on a, en tant que propriétaire, l’usus, l’abusus et le fructus. Je peux vendre ou même détruire un objet que je possède, mais une prothèse, étant incorporée, se trouve considérée comme un élément du corps, qu’il s’agisse d’une prothèse de hanche in situ, d’un implant dentaire dans la bouche, d’un fauteuil roulant auquel une personne est habituée et même d’un chien d’aveugle : leur porter atteinte peut valoir des dommages corporels. La dimension corporelle est donc essentielle. En effet, si les outils et les objets technologiques que l’on manie peuvent étendre et même s’intégrer 7/10 à nos capacités motrices et sensorielles, ils n’impliquent ou ne demandent pas d’intégration affective particulière. Après tout, « le sentiment d’appartenance au corps (body ownership) ne s’étend pas à la fourchette que nous utilisons au dîner » (Botvinick, 1994, cité dans De Preester et Tsakiris, 2009: 311-312). Or, ce sentiment, ou la possibilité, pour les personnes vivant avec une prothèse, de concevoir cette dernière comme faisant partie de leur corps plutôt que comme un objet du monde, est un élément inhérent à la dimension corporelle de la prothèse (Dalibert, 2014, voir aussi Gouzien et al, 2017). Ceci nous conduit à appréhender l’intégration corporelle dans toute sa richesse, c’est-à-dire en lui reconnaissant au moins cinq dimensions ou échelles d’intégration : – L’intégration physique (la place) : la prothèse peut se trouver dans le corps, en contiguïté, ou en non-contiguë. – L’intégration au schéma corporel sensoriel : on peut plus ou moins percevoir par la prothèse. – L’intégration au schéma corporel moteur : on peut agir spontanément, de manière non réfléchie, plus ou moins par la prothèse. – L’intégration affective : on la ressent plus ou moins comme faisant partie de notre corps, avec un comportement de protection et un investissement affectif. – L’intégration expressive : la prothèse est plus ou moins un vecteur expressif (comme le visage) par laquelle la personnalité signifie quelque chose. Chaque type de prothèse a ses spécificités vis-à-vis de ces dimensions. Le concept de prothèse autorise la variation mais il requiert globalement un certain niveau d’intégration. On peut le visualiser sous forme de graphes, comme ceux que nous avons tracés ci-dessous. Figure1. Exemple de graphes d’intégration corporelle de la main, d’une prothèse de jambe, d’un pacemaker (stimulateur cardiaque) et d’un simple outil, un marteau. Pour faire ressortir le caractère intermédiaire de toute prothèse, nous avons encadré nos deux exemples d’un élément du corps – la main – et d’un outil insuffisamment incorporé pour être prothétique – un marteau. Le plus crucial, pour être dans la zone intermédiaire du prothétique, n’est pas la forme du graphe, mais l’importance globale de l’aire : ni trop, ni trop peu. L’une des conséquences de cette situation intermédiaire est un rapport toujours un peu ambigu d’étrangeté-familiarité : elle reste toujours à la fois du corps et de l’objet. Cette ambiguïté engendre un vécu et une culture complexe, que l’anthropologie et la psychologie soulignent. Approfondissement 2 : une intégration corporelle en transit La question de l’incorporation mérite un second développement. Dans le premier, nous n’avons considéré la prothèse que lorsqu’elle est installée. Or, l’une des spécificités de la prothèse est sa trajectoire temporelle dans l’histoire de la personne. Alors que les parties du corps sont incorporées de façon native – même si cela requiert une appropriation – la prothèse suit une ample trajectoire dans l’échelle de l’incorporation. Si l’implant dentaire, d’abord en dehors du corps, s’inscrit et demeure de façon stable dans le corps, souvent jus8/10 qu’à la mort de la personne, le cas de la prothèse de jambe montre une trajectoire quotidienne lors de laquelle on la chausse le matin et la déchausse le soir. Certaines prothèses ont même une intégration plus fugace, comme des lunettes de lecture qu’on ne met que pour lire. La prothèse se caractérise donc par un statut de transit. Elle transite dans les niveaux d’incorporation. Ceci la distingue du corps, mais aussi des aliments et des médicaments. Pour ces derniers, la trajectoire de transit va du statut d’objet extérieur au statut d’assimilé, alors qu’une prothèse n’est jamais complètement assimilée. Certaines prothèses – par exemple un cristallin artificiel – montent très haut dans l’incorporation mais elles n’atteignent jamais ce seuil qui les rendrait indiscernables du corps. L’une des conséquences de ce statut de transit est le travail de transition qu’elle nécessite. Implanter une prothèse de hanche requiert la haute compétence d’un chirurgien. Mettre des lentilles de contact exige l’apprentissage de gestes pour la poser et de gestes d’hygiène pour l’entretenir. Chausser une prothèse de jambe demande des soins pour que le moignon soit bien portant, puis un geste pour enfiler le manchon (et, au préalable, éventuellement un bas), puis l’emboîtement proprement dit dans la prothèse. Porter des audioprothèses nécessite un long travail de choix, de réglage, puis d’entretien, etc. En fait, cette spécificité du statut de transit induit ce que Myriam Winance (2006 ; 2010) a explicité dans une étude sur le passage d’un ancien à un nouveau fauteuil roulant : des processus d’ajustements réfléchis et d’accommodements inconscients. Pour toute prothèse, il existe un tel travail d’ajustement et d’accommodement, dans une sorte de dialogue et de conjointement entre la prothèse et la personne, voire d’autres personnes (des professionnels, des proches, etc.). Conclusion Nécessaire pour saisir le concept de prothèse, ce travail sémantique et épistémologique ne saurait toutefois être suffisant pour comprendre l’objet prothèse dans toute sa complexité. Comme nous invitent à le faire les travaux de M. Winance et le cycle de séminaires « Corps et prothèses : Vécus, usages, contextes »4, celui-ci doit également être appréhendé en pratique. C’est en explorant non seulement la conception, l’appareillage et l’apprentissage de prothèses particulières mais aussi les usages et les expériences singulières auxquels elles donnent lieu qu’il sera possible d’apprécier les réalités et les enjeux qu’un tel objet recouvre. Bibliographie ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) : Évaluation de l’utilisation des implants mammaires en silicone (hors PIP) en France 2010-2013, document ANSM. Calvet (Lucie) & al. : « Troubles de la vision : sept adultes sur dix portent des lunettes », Études et Résultats, n°881, Drees, 2014. Dalibert (Lucie) : Posthumanism and Somatechnologies : Exploring the Intimate Relations between Humans and Technologies, Thèse de doctorat, Université de Twente, 2014. De Preester (Helena) et Tsakiris ( Manos) : « Body-Extension Versus Body-Incorporation: Is There a Need for A Body Model? », Phenomenology and the Cognitive Sciences, 8(3), 2009, pp. 307-319. DGSC (Dir. 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