DALIBERT Lucie, GOFFETTE Jérôme (2020, accepté) :
« Qu’est-ce qu’une prothèse ? – Concepts et usages », Chap. 1
in Groud P.-F., Gourinat V., Jarassé N. (dir.) : Corps et prothèses, Grenoble, Presses Univ. de Grenoble.
Qu’est-ce qu’une prothèse ? – Concepts et usages
Lucie Dalibert1, Jérôme Goffette2
Affiliation institutionnelle :
1
Université Claude Bernard Lyon 1, S2HEP (EA 4148)
2
Université Claude Bernard Lyon 1, EVS (UMR 5600)
Termes naguère d’un usage technique, l’anglais « prosthesis » et le français « prothèse » sont entrés
dans le vocabulaire courant. Une large majorité d’entre nous en portent, qu’il s’agisse de prothèses
dentaires, visuelles, auditives ou mammaires (Calvet, 2014 ; DGSC 2015 ; Godinho, 2015 ; ANSM,
2014)1. Sous la poussée combinée de l’innovation prothétique et du vieillissement des populations,
nous sommes devenus une société prothétique (Joyce et Mamo, 2006 ; Joyce et Loe, 2010).
De ce fait, un regard épistémologique est devenu nécessaire pour savoir ce dont on parle. Est-il possible de caractériser un concept de « prothèse » ? Comme pour la plupart des concepts de la santé,
l’enquête est plus ardue qu’il ne paraît car la prothèse a trait à la fois à l’organe et à la fonction, à la
remédiation et à l’augmentation, à l’intériorité et à l’extériorité, à l’organique et au mécanique, etc.
Par exemple, les greffes sont-elles des prothèses ? Ou encore, peut-on parler, avec les médicaments,
de prothèses chimiques ? Doit-on ranger les prothèses sous le chapeau des dispositifs médicaux ?
Faut-il un minimum d’intégration au corps pour parler de prothèse ?
Après une étude lexicologique, nous examinerons un premier concept, celui de la prothèse-objet,
dont la critique nous permettra d’élaborer ensuite un concept plus satisfaisant, conjuguant trois
idées : 1° la prothèse est un dispositif, 2° elle s’intègre au corps, 3° elle a une ou plusieurs fonctions. Nous approfondirons enfin la question de l’ampleur de l’intégration corporelle.
Lexicologie
La lexicologie est la première étape dans la caractérisation d’un concept. Comme le dit Paul Ricœur
(2004, pp. 15-35), la lexicologie considère les usages d’un mot et s’efforce d’en proposer une « polysémie réglée ». Elle répertorie les différents sens et les ordonne selon un ordre de proximité et de
dérivation sémantique. Le travail proprement épistémologique de définition d’un concept relève
quant à lui d’une étape ultérieure, qui choisit de se focaliser sur certaines significations clefs pour
élaborer un sens doté d’une cohérence et d’une clarté supérieures aux usages courants. L’étude lexicologique est ainsi une étape dans cette démarche allant de la polysémie native du langage à la sémantique affûtée d’un concept.
À l’article « Prothèse », Émile Littré, médecin et lexicologue, indique ceci dans son Dictionnaire de
la langue française (1873-1877) :
« 1 Terme de chirurgie. Partie de la thérapeutique chirurgicale qui a pour objet de remplacer par
une préparation artificielle un organe qui a été enlevé en totalité ou en partie, ou de cacher une
difformité. Prothèse dentaire.
2 Chez les Grecs, autel de prothèse, petit autel sur lequel ils préparent tout ce qui est nécessaire
pour le saint sacrifice.
Étymologie : Πρόθεσις, de πρὸS, et θέσις, action de mettre (voy. Thèse) : substitution, exposition. »
1 Les références indiquées montrent que 60 % des européens portent des prothèses dentaires (couronne, implant, râtelier…), que 58 % des français portent des lunettes ou des lentilles, qu’environ 3 % des personnes sont équipées
d’une audioprothèse, et que 2 à 5 % des femmes ont au moins une prothèse mammaire (1 à 2 % d’implants, 1 à 3 %
de prothèses externes).
1/10
Si l’on excepte l’usage religieux, É. Littré ne voit pas de polysémie. À la fin du XIXe siècle, le
terme a essentiellement un usage professionnel en chirurgie. Il s’agit d’une « préparation » – ce que
nous appellerions aujourd’hui un dispositif médical – permettant de remplacer un organe en tout ou
partie. Toutefois, l’ajout « ou de cacher une difformité » introduit une brèche. Cela déroge au sens
de référence sur deux points. D’une part il ne s’agit plus de remplacement d’organe, d’autre part la
finalité n’est plus thérapeutique mais esthétique et sociale : « cacher » aux yeux des autres « une
difformité ». Bien qu’É. Littré ne décèle qu’un seul sens, cette dérogation invite à rechercher le pivot sémantique au-delà de ce qu’il dit, c’est-à-dire, probablement, dans l’aspect « artificiel » de la
prothèse et dans sa relation au corps. Derrière une définition unifiée se cache en fait, de façon elliptique, des tensions ou du flou.
Plus près de nous, le Dictionnaire historique et critique de la langue française (1983) dirigé par
Alain Rey, reprend la même définition2. Il ajoute simplement un sens très spécifique apparu en linguistique, sans lien avec le nôtre. Comme pour l’acception religieuse, nous pouvons mettre de côté
ce sens, déconnecté de celui qu’on étudie.
Seul apport notable, ce dictionnaire précise l’étymologie :
« PROTHÈSE n. f. est un emprunt de la langue classique (1695) au grec prosthêsis, désignant
l’action de poser devant, sur ou contre […]. Le mot est dérivé de prostithenai « placer auprès,
contre, en plus », formé de pros (adverbe et préposition) « auprès, à côté, en outre », probablement apparenté à pro (→ pour, pro-). Le second élément est tithenai, « placer, mettre ». »
Nous avons donc un mot du monde médical forgé sur une étymologie grecque – ce qui est assez
courant. Bien que les définitions parlent d’un élément artificiel venant remédier à un défaut organique, les deux noyaux étymologiques de base ne sont ni technê (l’artificiel), ni organon (élément
du corps), mais l’action de « mettre » ou de « placer », conjugué à l’aspect contigu de ce placement
« devant, sur ou contre ». Au vu de l’étymologie, la prothèse se caractérise par l’aspect intrusif ou
additif d’un quelque chose mis dans ou contre le corps. En ce sens, on comprend qu’elle désigne à
la fois un dispositif qui remplace un organe ou un autre qui « cache une difformité ». Il faut aussi
souligner que la prothèse ne prend sens qu’en référence au corps. Ce n’est que par rapport à lui
qu’on la place de telle ou telle façon.
Quoique plus détaillé, le Trésor de la Langue française apporte peu ou prou les mêmes indications.
Il commence par faire référence au sens que lui donne Jean-Charles Sournia, chirurgien et historien
chargé du Dictionnaire de médecine édité par l’Académie nationale de médecine :
« Pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur un membre, un fragment de membre ou un organe partiellement ou totalement altéré ou absent (d’apr. SOURNIA 1973). »
La suite de l’article du Trésor est une longue liste d’exemples qui montrent le foisonnement des
prothèses : « prothèse externe, interne ; prothèse acoustique, auriculaire, cardiaque, oculaire [...], orthopédique, osseuse ; prothèse de la hanche ; prothèse articulée ; plaque de prothèse. »
Cette enquête lexicologique nous indique que derrière une apparente simplicité se cachent des difficultés à formuler une définition claire. Entre les définitions et l’étymologie, certaines zones
d’ombre sont présentes. De même, l’aspect paradigmatique des prothèses dentaires et auditives fait
écran à la diversité des prothèses. Un travail épistémologique est donc à faire.
2 « Prothèse a été introduit par les médecins d’après le latin scientifique prosthesis […] pour désigner le remplacement artificiel d’un membre, d’un organe qui a été enlevé, et spécialement un appareil servant à restaurer une dent »
(Rey, 1983, Tome 2 p. 1657).
2/10
La prothèse : du remplacement d’une partie du corps à une fonction
La première signification sur laquelle nous devons travailler relève presque d’une évidence : la prothèse serait définie comme un objet (« pièce », « appareil ») qu’on adjoindrait au corps pour remplacer une part manquante. Cette idée s’exprime dans ce type de propos courants : « Le chirurgien
pose une prothèse de hanche », « La patiente chausse sa jambe prothétique », « Il met son râtelier ».
Une partie du corps manque et la prothèse-objet lui est substituée en remplacement. Même si nous
allons nous en éloigner par la suite, il est important de commencer par cette signification, qui est la
plus apparente dans la lexicographie.
Cette idée se retrouve dans la distinction médicale entre « prosthetics » et « orthotics », « prothèse »
et « orthèse ». D’un côté la prothèse est une partie qui remplace une partie du corps, de l’autre l’orthèse corrige une partie qui dysfonctionne. Les deux sont des dispositifs de remédiation, mais l’un
est un substitut quand l’autre est un correctif pour tendre vers la fonction normale – cf. le préfixe
« ortho- » qui renvoie à ce qui est droit, juste et régulier. La médecine de réadaptation fait un usage
courant de cette distinction.
En résumé, ce premier essai de concept repose sur la conjonction de trois noyaux sémantiques nécessaires :
(a) La prothèse est un objet.
(b) La prothèse remplace une partie du corps.
(c) La prothèse remédie à une perte et relève donc de l’activité des professions de santé.
Ce concept est assez précis, mais cette précision le met en porte-à-faux vis-à-vis d’autres usages du
mot, y compris au sein du monde médical, ce qui conduit à quelques critiques épistémologiques. Par
exemple, en chirurgie, si ce concept s’applique parfaitement à la prothèse de hanche, on peut remarquer qu’il ne convient pas à d’autres implants :
– Le stimulateur cardiaque (pacemaker) serait plus une orthèse qu’une prothèse.
– L’implant intra-cochléaire ne se substitue à aucun organe mais serait plutôt un ajout, un objet ajouté.
– L’implant cérébral de neuro-stimulation pour atténuer le tremblement parkinsonien serait
surtout un correctif, donc une orthèse.
Dans ces cas, il n’y a pas remplacement d’une partie du corps, mais ajout d’un élément artificiel interne. Or les chirurgiens parlent d’implant ou de prothèse, et non d’orthèse. Du fait du geste d’implantation qu’ils ont à effectuer, le mot « implant » est plus courant, mais celui de prothèse est aussi
utilisé.
Plus net encore est le cas des « prothèses auditives ». Comme objets, elles viennent s’ajouter au
corps plutôt que de se substituer à une partie du corps. Elles modifient le son pour que la personne
retrouve une meilleure audition.
On voit ainsi que la distinction entre prothèse et orthèse, usitée en médecine de réadaptation, ne
l’est pas dans d’autres champs médicaux. Quant au mot « orthèse », il tend à être ignoré du grand
public.
Nous en tirons deux conclusions :
1. La signification du mot « prothèse » et ses usages affaiblissent la pertinence du noyau sémantique (b) ‘La prothèse remplace une partie du corps’.
2. La distinction prothèse-orthèse ne paraît pas refléter l’usage typique ou commun du mot
« prothèse ». Nous la mettrons donc de côté.
3/10
En fait, si l’idée de remplacement d’une partie du corps a une certaine force, il convient de se distancier de l’idée de substitution bio-mimétique et de porter plutôt attention à l’aspect fonctionnel.
La prothèse : de la fonction de remédiation à une fonction plus large
Le seconde tentative de concept doit donc mettre en avant la fonction ou la finalité de la prothèse.
Sur des plans différents, le stimulateur cardiaque régule la fonction rythmique du cœur, l’aide auditive redresse la fonction de l’oreille, la perruque remplit la fonction sociale des cheveux, la prothèse
mammaire externe a une fonction esthétique, affective et psychologique, etc.
Seconde remarque, le regard de l’épistémologie critique peut aussi montrer une relative faiblesse du
noyau sémantique (c) ‘La prothèse remédie à une perte’.
Lorsqu’on évoque la prothèse en général, on pense spontanément à une remédiation, c’est-à-dire à
une situation où un dispositif compense une incapacité pour atténuer un handicap. Or, l’un des
exemples courants d’usage du mot « prothèse » est celui des prothèses mammaires. Qu’il s’agisse
de reconstruction du sein après une tumorectomie ou de l’implantation à des fins purement esthétiques, les médecins comme les patientes parlent de prothèses mammaires.
L’opération purement esthétique étant courante – c’est l’une des opérations chirurgicales les plus
pratiquées – il paraît impossible de ne pas en tenir compte, d’autant plus que l’usage du mot ne
choque et ne gêne personne. D’ailleurs, quel autre terme pourrions-nous utiliser ?
De plus, cet exemple n’est pas isolé : on peut tout aussi bien entendre parler de prothèse à propos du
remplacement esthétique de dents ou d’un exosquelette augmentant la force d’une personne sans incapacité : dans ces cas, il ne s’agit pas de remédier à un problème médical, mais d’une autre finalité, anthropotechnique et non médicale (Goffette, 2015).
Ces réflexions nous conduisent à reconfigurer le concept de prothèse autour de la conjonction de
ces trois noyaux sémantiques :
(d) La prothèse est un dispositif artificiel.
(e) La prothèse modifie le corps avec un certain niveau d’intégration.
(f) La prothèse a une ou plusieurs fonctions, qui peuvent être diverses : motrices, sensorielles,
neurologiques, psychologiques, sociales, etc.
Pour éviter toute ambiguïté, nous pouvons préciser ici que par « conjonction » de noyaux sémantiques, il faut entendre que les trois noyaux sont nécessaires et qu’une chose qui dérogerait à un des
trois ne serait pas une prothèse.
Par ailleurs, en confrontant cette nouvelle formulation conceptuelle à la greffe et au médicament,
nous porterons encore quelques retouches finales à notre concept.
Les greffes sont-elles des prothèses ?
Le noyau (d) paraît simple, mais son extension mérite d’être discutée. En particulier, quels sont les
rapports sémantiques entre greffe et prothèse ? Un foie greffé doit-il être considéré comme une prothèse organique implantée ? Une capsule poreuse contenant des cellules humaines ou animales secrétant de l’insuline pour réguler la glycémie serait-elle à considérer comme une prothèse ? Qu’il
s’agisse d’un objet organique ou inorganique, le double aspect artificiel et fonctionnel est bien présent et fait sens.
Si l’usage langagier est mis entre parenthèses, alors toutes les greffes seraient des prothèses – des
prothèses biologiques, organiques (foie, poumon…) ou histologique (moelle osseuse,
transfusion…). À l’inverse, si l’usage l’emporte, il conviendrait de remanier le noyau (d) en le re4/10
formulant d’une de ces deux façons :
(d’) La prothèse est un dispositif artificiel inorganique (version étroite).
(d’’) La prothèse est un dispositif artificiel qui n’est pas une partie naturelle d’organe ou de
tissus (version moins étroite qui permet de maintenir dans la catégorie « prothèse » des implants biologiques plus artificiels qu’un morceau d’organe, tels des cellules encapsulées).
L’usage langagier commun a plutôt tendance à distinguer greffe et prothèse. Nous laisserons donc
en suspens la question de savoir s’il faut donner la prépondérance à l’usage ou le dépasser pour obtenir un concept englobant.
La distinction entre dispositif et médicament
Toujours au sujet du noyau (d), il convient de préciser ce qu’il faut entendre par « dispositif ». Pour
rappel, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM) indique
que le droit européen définit ainsi ce qu’est un dispositif médical :
« Est considéré comme dispositif médical (DM) : tout instrument, appareil, équipement, logiciel, matière ou autre article, utilisé seul ou en association. [...] et dont l’action principale voulue
dans ou sur le corps humain n’est pas obtenue par des moyens pharmacologiques ou immunologiques ni par métabolisme (directive européenne 93/42/CEE)
Exemples de DM : lentilles de contact, thermomètres, compresses, défibrillateurs externes,
stents, prothèses de hanches, lits médicaux... 3 »
Alors que le terme « prothèse » n’a pas de définition légale, le Droit a élaboré une catégorie juridique particulière, celle des « dispositifs médicaux ». Il convient de noter que cette définition est
orientée sur des fonctions. On y retrouve toutes les prothèses courantes, qu’elles soient externes ou
internes, physiologiques, sensorielles ou motrices. Elle ne fait pas non plus de distinction entre remédiation et modification non médicale pour pouvoir inclure juridiquement des prothèses comme
les implants mammaires et leur conférer des garanties de sécurité.
En fait, le concept de « dispositif médical » est le concept englobant, directement supérieur au
concept de « prothèse » puisqu’en plus il comprend des entités ne répondant pas au noyau sémantique (e) ‘La prothèse modifie le corps en s’y intégrant au moins partiellement’. Il s’agit par
exemple d’instruments diagnostiques (stéthoscope, échographe, logiciel), thérapeutiques (sonde
gastrique, seringue, robot chirurgical).
Il faut aussi noter qu’il apporte une restriction qui n’a rien d’anodin : « et dont l’action principale
voulue dans ou sur le corps humain n’est pas obtenue par des moyens pharmacologiques ou immunologiques ni par métabolisme ». Cette clause exclut de la catégorie « dispositif médical » tous les
médicaments, qui constituent une catégorie juridique et médicale parallèle. La distinction repose
ainsi sur une différence d’échelle. D’un côté les « moyens pharmacologiques » ont une échelle
moléculaire, de l’autre les « dispositifs médicaux » ont une échelle supérieure.
L’utilisation du mot « dispositif » dans le noyau sémantique (d) ‘La prothèse est un dispositif artificiel’ permet de savoir si on peut parler de prothèse chimique. Un médicament est là pour modifier
une fonction – comme une prothèse – et il le fait en étant placé dans le corps – comme une prothèse.
La proximité est donc forte. Elle nous place devant un choix :
– Ne faire qu’une seule catégorie : les médicaments seraient alors un type de prothèse.
– Distinguer deux catégories : les médicaments ne seraient pas une prothèse parce qu’ils diffuseraient dans le corps et n’y seraient qu’à titre transitoire (pharmacodynamie et pharmacocinétique) alors qu’une prothèse est présente à un endroit précis et elle a un effet stable
dans la durée.
3 Source : https://ansm.sante.fr/Glossaire/(filter)/D (consultée le 23/04/2019).
5/10
– Distinguer deux catégories : il serait plus simple de préserver la catégorie « médicament »,
bien définie et élaborée de longue date, à côté de la catégorie « dispositif médical » plus récente, mais de plus en plus élaborée.
Le Droit et l’usage langagier ont opté pour la démarcation. Le Droit, confronté aux situations qui se
sont présentées, a élaboré une définition du médicament, puis une autre du dispositif. La différence
des situations vient sans doute des spécificités mentionnées dans la deuxième réponse : l’intégration
du médicament jusqu’à sa dissolution dans le corps, conjugué à une temporalité particulière lors de
laquelle le médicament a successivement une dynamique de diffusion puis de transformation ou
d’excrétion (métabolisation). De ce fait, la première réponse ne ferait que compliquer la situation
conceptuelle en nous obligeant, contre le droit et les usages, à nous placer dans un niveau d’abstraction difficile à tenir.
La distinction des deux catégories permet aussi de mieux penser les particularités des moyens
mixtes, tels qu’un dispositif intra-utérin (stérilet) hormonal, qui doit à la fois répondre aux exigences de sécurité des dispositifs et des produits pharmaceutiques.
Le concept de prothèse
Finalement, l’enquête nous conduit à ce concept conjuguant nécessairement trois noyaux sémantiques :
(d) La prothèse est un dispositif artificiel.
Variantes possibles : (d’) et (d’’).
(e) La prothèse modifie le corps avec un certain niveau d’intégration.
(f) La prothèse a une ou plusieurs fonctions, qui peuvent être diverses (motrices, sensorielles,
neurologiques, psychologiques, sociales, etc.).
Requérant à la fois ces trois noyaux, ce concept est assez précis. Il ne reste qu’à l’approfondir, en
explicitant le niveau d’intégration corporelle mentionné en (e).
Approfondissement 1 : le niveau d’intégration corporelle
Le concept de prothèse pose dans son noyau (e) la question du niveau d’incorporation. D’un côté,
s’il n’y a aucune intégration, il ne s’agit pas d’une prothèse mais d’un simple objet externe. D’un
autre, si l’intégration est complète, il devient impossible de l’identifier dans le corps. Il n’y a plus de
prothèse mais une assimilation, comme pour un aliment ou un médicament. L’une des spécificités
de la prothèse est son caractère intermédiaire.
En fait, la prothèse est en deçà du niveau d’incorporation qu’ont notre psychisme ou nos parties du
corps ordinaires. Même la prothèse la mieux intégrée reste identifiable en tant que telle, qu’elle soit
externe ou interne. De plus, sa structure comme son fonctionnement diffèrent de la structure ou du
fonctionnement organique du corps. Un stimulateur cardiaque, une couronne dentaire, une prothèse
mammaire externe, un cristallin artificiel, et même un greffon (si on l’accepte parmi les prothèses)
gardent des caractéristiques structurelles et fonctionnelles différentes de notre corps, ce qui trace la
limite haute de l’incorporation prothétique.
Quant à la limite basse, elle doit établir la distinction entre une prothèse et un objet quelconque, par
exemple entre une prothèse et un simple outil (voir aussi De Preester et Tsakiris, 2009). Quel niveau d’incorporation doit atteindre une chose pour pouvoir être considérée comme une prothèse ?
6/10
Il serait absurde d’étendre le domaine de la prothèse jusqu’à une chose quelconque, comme un objet
extérieur ou un animal sauvage. Ces entités ont une forte indépendance et une forte extériorité vis-àvis du corps. En termes philosophiques, nous dirions qu’ils font partie du monde et non du corps,
c’est-à-dire qu’ils font partie de ce qui nous environne, sans être nous.
Le questionnement se complique dès qu’on aborde les niveaux du dessus. Tous les outils sont-ils
des prothèses ? Un chien d’aveugle est-il une prothèse, comme l’a reconnu le tribunal d’instance de
Lille ? Un vêtement est-il une prothèse de régulation thermique et d’interaction sociale ? Mon téléphone portable ou mon ordinateur sont-ils pour moi des prothèses ?
Ce type de questionnement est d’autant plus troublant qu’il est présent depuis longtemps dans la
philosophie des sciences et des techniques. Les épistémologues considèrent souvent que le premier
ouvrage moderne de philosophie de la technique est celui d’Ernst Kapp, Fondements d’une philosophie de la technique. Or, son concept pivot est celui de l’outil comme « projection d’organe »
(Kapp, 1877, ch. 2). Par exemple, un marteau y est vu comme la prolongation-projection morphologique et fonctionnelle du bras et du poing, s’intégrant au corps pour former un soi corporel expansé.
D’après lui, toutes les techniques sont des projections d’organes qui étendent nos « soi » au-delà des
limites corporelles pour accroître notre emprise sur le monde. Sa vision organiciste s’étend même
au-delà des outils pour y faire entrer toute l’infrastructure et toute la culture, en reprenant le modèle
hégelien de l’intégration-dépassement dialectique. Un siècle plus tard, le travail de Marshall McLuhan (1964, ch. 1) est construit sur la même idée que la technologie est une extension du soi.
Si, d’un point de vue théorique, ces idées sont intéressantes – elles nous font voir les outils et la
technique sous un nouveau jour – elles ont toutefois l’inconvénient d’étendre le concept d’outil de
façon très large, si bien que tout ou presque devient outil ou organe, par la projection d’organe. De
même, parce qu’en tant que dispositif artificiel qui s’adjoint au corps pour en remplacer une partie
ou une fonction, la prothèse dénote la proximité entre le corps et l’objet technologique et vient, ce
faisant, signifier à quel point « notre » monde et nous sommes devenus technologiques, un usage
métaphorique de la prothèse est devenu monnaie courante (Jain, 1999 ; Sobchack, 2006). Mais subsumant tout objet technologique, quelles que soient ses caractéristiques et fonctions propres, l’usage
métaphorique de la prothèse efface la singularité de ce dispositif par rapport aux outils et autres objets technologiques et invisibilise, voire nie, l’expérience des personnes qui vivent avec des prothèses. Or, le concept de prothèse pose un problème particulier d’incorporation.
Quel est le niveau minimal requis d’incorporation pour qu’il y ait prothèse et qu’on ne soit plus
dans l’outil ordinaire ? Suffit-il qu’il y ait la possibilité d’une intégration, même partielle et temporaire, dans le schéma corporel – sensoriel et/ou moteur – pour qu’on puisse parler de prothèse, auquel cas tous les outils sont des prothèses ? Il convient d’écarter cette voie, car avec elle il est inutile
de s’encombrer du concept de prothèse, puisque le concept d’outil est équivalent, si bien que nous
perdrions la spécificité prothétique.
Il faut donc reconnaître à la prothèse un niveau d’incorporation supplémentaire vis-à-vis du simple
outil. On peut penser bien sûr aux implants placés dans le corps. Ils sont certes paradigmatiques,
mais ils masquent la variété des intégrations corporelles prothétiques. Le Droit français lui-même a
dû se pencher sur la spécificité de la prothèse puisqu’il l’a rattachée davantage au Droit des personnes qu’au Droit des choses. Lorsqu’elle est utilisée, la prothèse se trouve sous le régime de
l’indisponibilité du corps (elle ne peut pas être saisie par un huissier, par exemple). Elle ne se trouve
plus sous le simple régime de propriété applicable aux choses, dont on a, en tant que propriétaire,
l’usus, l’abusus et le fructus. Je peux vendre ou même détruire un objet que je possède, mais une
prothèse, étant incorporée, se trouve considérée comme un élément du corps, qu’il s’agisse d’une
prothèse de hanche in situ, d’un implant dentaire dans la bouche, d’un fauteuil roulant auquel une
personne est habituée et même d’un chien d’aveugle : leur porter atteinte peut valoir des dommages
corporels. La dimension corporelle est donc essentielle.
En effet, si les outils et les objets technologiques que l’on manie peuvent étendre et même s’intégrer
7/10
à nos capacités motrices et sensorielles, ils n’impliquent ou ne demandent pas d’intégration affective particulière. Après tout, « le sentiment d’appartenance au corps (body ownership) ne s’étend
pas à la fourchette que nous utilisons au dîner » (Botvinick, 1994, cité dans De Preester et Tsakiris,
2009: 311-312). Or, ce sentiment, ou la possibilité, pour les personnes vivant avec une prothèse, de
concevoir cette dernière comme faisant partie de leur corps plutôt que comme un objet du monde,
est un élément inhérent à la dimension corporelle de la prothèse (Dalibert, 2014, voir aussi Gouzien
et al, 2017).
Ceci nous conduit à appréhender l’intégration corporelle dans toute sa richesse, c’est-à-dire en lui
reconnaissant au moins cinq dimensions ou échelles d’intégration :
– L’intégration physique (la place) : la prothèse peut se trouver dans le corps, en contiguïté,
ou en non-contiguë.
– L’intégration au schéma corporel sensoriel : on peut plus ou moins percevoir par la prothèse.
– L’intégration au schéma corporel moteur : on peut agir spontanément, de manière non réfléchie, plus ou moins par la prothèse.
– L’intégration affective : on la ressent plus ou moins comme faisant partie de notre corps,
avec un comportement de protection et un investissement affectif.
– L’intégration expressive : la prothèse est plus ou moins un vecteur expressif (comme le visage) par laquelle la personnalité signifie quelque chose.
Chaque type de prothèse a ses spécificités vis-à-vis de ces dimensions. Le concept de prothèse autorise la variation mais il requiert globalement un certain niveau d’intégration. On peut le visualiser
sous forme de graphes, comme ceux que nous avons tracés ci-dessous.
Figure1. Exemple de graphes d’intégration corporelle de la main, d’une prothèse de jambe,
d’un pacemaker (stimulateur cardiaque) et d’un simple outil, un marteau.
Pour faire ressortir le caractère intermédiaire de toute prothèse, nous avons encadré nos deux
exemples d’un élément du corps – la main – et d’un outil insuffisamment incorporé pour être prothétique – un marteau. Le plus crucial, pour être dans la zone intermédiaire du prothétique, n’est pas
la forme du graphe, mais l’importance globale de l’aire : ni trop, ni trop peu.
L’une des conséquences de cette situation intermédiaire est un rapport toujours un peu ambigu
d’étrangeté-familiarité : elle reste toujours à la fois du corps et de l’objet. Cette ambiguïté engendre
un vécu et une culture complexe, que l’anthropologie et la psychologie soulignent.
Approfondissement 2 : une intégration corporelle en transit
La question de l’incorporation mérite un second développement. Dans le premier, nous n’avons
considéré la prothèse que lorsqu’elle est installée. Or, l’une des spécificités de la prothèse est sa trajectoire temporelle dans l’histoire de la personne.
Alors que les parties du corps sont incorporées de façon native – même si cela requiert une appropriation – la prothèse suit une ample trajectoire dans l’échelle de l’incorporation. Si l’implant dentaire, d’abord en dehors du corps, s’inscrit et demeure de façon stable dans le corps, souvent jus8/10
qu’à la mort de la personne, le cas de la prothèse de jambe montre une trajectoire quotidienne lors
de laquelle on la chausse le matin et la déchausse le soir. Certaines prothèses ont même une intégration plus fugace, comme des lunettes de lecture qu’on ne met que pour lire. La prothèse se caractérise donc par un statut de transit. Elle transite dans les niveaux d’incorporation.
Ceci la distingue du corps, mais aussi des aliments et des médicaments. Pour ces derniers, la trajectoire de transit va du statut d’objet extérieur au statut d’assimilé, alors qu’une prothèse n’est jamais
complètement assimilée. Certaines prothèses – par exemple un cristallin artificiel – montent très
haut dans l’incorporation mais elles n’atteignent jamais ce seuil qui les rendrait indiscernables du
corps.
L’une des conséquences de ce statut de transit est le travail de transition qu’elle nécessite. Implanter une prothèse de hanche requiert la haute compétence d’un chirurgien. Mettre des lentilles de
contact exige l’apprentissage de gestes pour la poser et de gestes d’hygiène pour l’entretenir.
Chausser une prothèse de jambe demande des soins pour que le moignon soit bien portant, puis un
geste pour enfiler le manchon (et, au préalable, éventuellement un bas), puis l’emboîtement proprement dit dans la prothèse. Porter des audioprothèses nécessite un long travail de choix, de réglage,
puis d’entretien, etc. En fait, cette spécificité du statut de transit induit ce que Myriam Winance
(2006 ; 2010) a explicité dans une étude sur le passage d’un ancien à un nouveau fauteuil roulant :
des processus d’ajustements réfléchis et d’accommodements inconscients. Pour toute prothèse, il
existe un tel travail d’ajustement et d’accommodement, dans une sorte de dialogue et de conjointement entre la prothèse et la personne, voire d’autres personnes (des professionnels, des proches,
etc.).
Conclusion
Nécessaire pour saisir le concept de prothèse, ce travail sémantique et épistémologique ne saurait
toutefois être suffisant pour comprendre l’objet prothèse dans toute sa complexité. Comme nous invitent à le faire les travaux de M. Winance et le cycle de séminaires « Corps et prothèses : Vécus,
usages, contextes »4, celui-ci doit également être appréhendé en pratique. C’est en explorant non
seulement la conception, l’appareillage et l’apprentissage de prothèses particulières mais aussi les
usages et les expériences singulières auxquels elles donnent lieu qu’il sera possible d’apprécier les
réalités et les enjeux qu’un tel objet recouvre.
Bibliographie
ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) : Évaluation de l’utilisation des implants mammaires en silicone (hors PIP) en France 2010-2013, document
ANSM. Calvet (Lucie) & al. : « Troubles de la vision : sept adultes sur dix portent des lunettes », Études et Résultats, n°881, Drees, 2014.
Dalibert (Lucie) : Posthumanism and Somatechnologies : Exploring the Intimate Relations between
Humans and Technologies, Thèse de doctorat, Université de Twente, 2014.
De Preester (Helena) et Tsakiris ( Manos) : « Body-Extension Versus Body-Incorporation: Is There
a Need for A Body Model? », Phenomenology and the Cognitive Sciences, 8(3), 2009, pp.
307-319.
DGSC (Dir. Gén. de la Santé et des Consommateurs) : La Santé dentaire – Rapport, Eurobaromètre
Spécial 330, 2015.
Godinho (Luis) : Analyse sectorielle de l’audioprothèse en France, document UNSAF, 2015.
Goffette (Jérôme) : « Enhancement: Why should we draw a distinction between medicine and anthropotechnics? », in Bateman S., Gayon J., Allouche S., Goffette J., Marzano M. (eds) :
4 Voir www.corps-protheses.org/ (consultée le 7/05/2019).
9/10
Inquiring into Human Enhancement, Basingstoke (UK), Palgrave Macmillan, 2015,
pp. 38-59.
Gouzien (Adrienne), de Vignemont (Frédérique), Touillet (Amélie), Martinet (Noël), De Graaf
(Jozina), Jarrassé (Nathanaël) et Roby-Brami (Agnès) : « Reachability and the sense of embodiment in amputees using prostheses », Nature Scientific Reports, 7(4999), 2017, pp.110
Jain (Sarah S.) : « The Prosthetic Imagination : Enabling and Disabling the Prosthetic Trope »,
Science, Technology & Human Values, 24(1), 1999, pp. 31-54.
Joyce (Kelly) et Loe (Meika) : « A Sociological Approach to Ageing, Technology and Health », Sociology of Health & Illness, 32(2), 2010, pp. 171-80.
Joyce (Kelly) et Mamo (Laura) : « Graying the Cyborg : New Directions of Feminist Analyses of
Aging, Science and Technology », dans Calasanti (Toni M.) et Slevin (Kathleen ) (dir.)
Age Matters : Realigning Feminist Thinking, New York, Routledge, 2006, pp. 99-121.
Kapp (Ernst) : Grundlinien einer Philosophie der Technik. Zur Entstehungsgeschichte der Kultur
aus neuen Gesichtspunkten, Braunschweig (Germany), George Westermann, 1877.
McLuhan (Marshall) : Understanding Media, New York, McGraw-Hill Book Co., 1964.
Rey (Alain) (dir.) : Dictionnaire historique et critique de la langue française, Paris, Le Robert,
1983.
Ricœur (Paul) : Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2004.
Sobchack (Vivian) « A Leg to Stand On : Prosthetics, Metaphor and Materiality », dans Carnal
Thoughts : Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley. University of California
Press, 2004, pp. 205-225.
Winance (Myriam) : « Trying out wheelchair. The mutual shaping of people and devices through
adjustment », Science, Technology and Human Values, 31(1), 2006, pp. 52-72.
Winance (Myriam) : « Mobilités en fauteuil roulant: processus d'ajustement corporel et d'arrangements pratiques avec l'espace, physique et social », Politix, (90), 2010, pp. 115-137.
10/10