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Les dédicaces des collegiati : une marque de distinction ?, in Cahiers du Centre Gustave Glotz, 29, 2018 (paru en 2019), p. 295-309.

The members of associations, and more specifically those who make dedications, are only a very small part of the ‘ordinary Romans’ to which this ‘dossier’ is devoted. Starting from a few case studies, we will analyze who were the actors of these dedications and what were their characteristics. On this basis, we will try to assess to what extent these dedications reflect strategies of distinction, within and outside the association, or are part of a tradition specific to the collegium. Les membres des collèges, et plus spécifiquement ceux qui font des dédicaces, ne constituent qu’une frange bien mince des « Romains ordinaires » auxquels est consacré ce dossier. A partir de quelques études de cas relativement bien documentés, il s’agira d’éclairer qui étaient les acteurs de ces dédicaces et quelles étaient les caractéristiques de celles-ci. Sur cette base, on tentera d’évaluer dans quelle mesure ces dédicaces révèlent des stratégies de distinction, au sein de l’association et hors de celle-ci, ou s’inscrivent dans une tradition propre au collège.

Françoise Van Haeperen LES DÉDICACES DES COLLEGIATI : UNE MARQUE DE DISTINCTION ? Un document exceptionnel, retrouvé à Ostie, présente une liste des offrandes faites par des membres d’une association, depuis la dédicace de sa statio en 1431. Y sont mentionnés des offrandes de statues de dieux et surtout d’empereurs, des dons de mobilier, mais aussi des sportules (voir tableau). L’inscription étant fragmentaire, manquent le nom du collège, le titre exact des premiers magistri et la liste des offrandes postérieures à 154. Ce document ne semble pas avoir été mis à jour au fil des dons : il résulterait ainsi d’une décision de commémorer sur la pierre les dons des membres du collège, depuis la dédicace de son lieu de réunion, où ce texte était vraisemblablement exposé2. Pourquoi cette association a-t-elle décidé, à un certain moment, de commémorer ces offrandes sur la pierre ? Peutêtre s’agissait-il de célébrer un anniversaire particulier du groupe ? Nous savons en effet par d’autres sources que certains collèges célébraient, chaque année, leur fondation3. Peut-être les offrandes faites au fil des ans au sein de ce collège n’ontelles pas été accompagnées d’un texte ? L’association aurait dès lors souhaité, plus tard, conserver vivante la mémoire des donateurs ; dans le même temps, ce texte aurait également fourni un exemple à suivre pour les membres présents et à venir, membres qui, comme dans toutes les associations, pourraient être qualifiés de « Romains ordinaires » – même si, comme N. Tran l’a montré, l’appartenance à un collège constituait déjà une marque de distinction par rapport au reste de la plèbe4. Dans ce document, les membres du collège ne sont pas clairement distingués en fonction du rang qu’ils occupent ou ont occupé dans l’association. Les deux premiers membres qui président à la dédicace de la schola correspondent, selon toute 1. AE 1940, 62 (Calza 1939). Voir Meiggs 1973, p. 325-326 et mon analyse récente de ce texte dans Van Haeperen 2017a, p. 89-91 que je reprends largement ici. 2. Le siège de cette association qui reste pour nous anonyme n’a pas été retrouvé. Il se situait peut-être à proximité du lieu de découverte des deux inscriptions qui s’y rapportent, à savoir au croisement du decumanus maximus et de la Via degli Horrea Epagathiana (Calza 1939, p. 30). 3. Voir par exemple le collège romain d’Esculape et d’Hygie qui fête son anniversaire le 4 novembre (CIL VI, 10234). 4. Tran 2006. Cahiers Glotz, XXIX, 2018, p. 295-309. 296 Françoise Van Haeperen vraisemblance, aux magistri, c’est-à-dire aux présidents du collège. Peut-être est-ce aussi le cas des deux « paires » qui offrent une statue de l’empereur (et non pas une simple imago, c’est-à-dire une tête ou un buste). Si cette hypothèse est correcte, cela signifierait en outre que les présidents de l’association étaient supposés distribuer des sportules à ses membres (au moins dans les deux premiers cas). Les choix des dédicaces faites par ces trois paires que je suggère d’identifier avec les magistri ne sont pas laissés au hasard, puisque les statues offertes correspondent au futur MarcAurèle (représenté avec Victoire), à Lucius Verus et enfin à Antonin le Pieux, les deux premières statues étant acrolithes, la dernière en bronze. Quant aux imagines, dont le poids varie, elles sont offertes par des membres agissant seuls5, certains d’entre eux appartenant à la même familia. S’agissait-il pour autant de membres « ordinaires » du collège ? Nous reviendrons plus loin sur cette question. Les statues et imagines offertes indiquent clairement que cette association était centrée sur le culte de la famille impériale et sur des divinités qui y étaient étroitement liées, telles que Victoria et Concordia. Comme d’autres espaces associatifs d’Ostie, ce local était peut-être dédié au numen domus Augustae, ce qui ne signifie pas pour autant que les collegiati qui s’y réunissaient aient nécessairement formé une association de cultores. Plusieurs collèges « professionnels » de la cité portuaire choisissent en effet le numen impérial comme dédicataire de leur lieu de réunion et célèbrent régulièrement des fêtes liées à la famille impériale6. Le don de sportules, le 19 mars, fête de Minerve, pourrait laisser supposer que les membres de cette association exerçaient des activités artisanales7. Je ne m’attarderai pas davantage sur la question des dates que semblent privilégier ses membres pour leurs offrandes8, qui ne nous concernent pas directement ici. Cette liste de dédicaces faites par les membres d’un collège anonyme est, rappelons-le, un document exceptionnel. La pratique même de l’offrande, qu’elle illustre de manière originale, est en revanche fréquente au sein des associations et est régulièrement commémorée épigraphiquement. C’est cette pratique qui nous retiendra ici. Plus précisément, nous nous intéresserons aux offrandes d’autels et de statues de divinités ou d’empereurs, émanant de collegiati – que ces offrandes résultent ou non de l’acquittement d’un vœu et qu’elles soient posées dans ou hors le siège de l’association. Autrement dit, les « Romains ordinaires » ici considérés sont des membres de collèges et plus spécifiquement ceux qui font des dédicaces. Ces collegiati ne constituent donc qu’une frange bien mince des « Romains ordinaires » auxquels est consacré ce dossier et ne sont sans doute pas si « ordinaires », comme nous allons tenter de le mettre en lumière. Pas si ordinaires, d’abord parce que les membres des collèges se distinguaient déjà, par cette appartenance, des autres « Romains ordinaires », mais aussi parce que, parmi les collegiati, tous ne font pas des dédicaces, loin s’en faut. À partir de quelques études de cas relativement bien documentés, il s’agira d’éclairer qui étaient les acteurs de ces dédicaces et quelles étaient les caractéristiques 5. L’empereur Antonin ne reçoit pas immédiatement une statue mais bien quatre imagines, tandis que Marc Aurèle et Lucius Verus en reçoivent deux et une respectivement. 6. Van Haeperen 2016, p. 141-142. 7. Degrassi 1963, p. 426-428 ; Dumézil 1974, p. 310-313 ; Van Andringa 2009, p. 284-289. 8. Pour cet aspect, Van Haeperen 2017a, p. 91. Les dédicaces des collegiati 297 de celles-ci. Sur cette base, on tentera d’évaluer dans quelle mesure ces dédicaces révèlent des stratégies de distinction, au sein de l’association et hors de celle-ci, ou s’inscrivent dans une tradition propre au collège. Contribuent-elles à affermir la cohésion du groupe ou invitent-elles les collegiati à une forme de surenchère – voire de concurrence ? Au-delà des premières ébauches de réponse à ces questions, on s’interrogera sur les motivations qui pouvaient amener des collegiati à offrir des dédicaces et à les commémorer par l’épigraphie. On se posera in fine la question de savoir si les dédicants adoptent des « styles » différents selon leur collège d’appartenance. Les dédicaces des fabri tignuarii de Rome Parmi la riche documentation épigraphique relative aux fabri tignuarii romains figure une dizaine de dédicaces. La plupart d’entre elles ont été trouvées dans la zone de Sant’Omobono ou à proximité. Sur cette base, il est désormais admis que le siège de ce grand collège romain, où étaient vraisemblablement exposées ces dédicaces, devait se situer dans la zone du Vélabre, au pied du Capitole9. Celles-ci ont été offertes, depuis l’époque augustéenne – peu après la restructuration du collège en 7 av. n.è. – jusqu’à l’époque sévérienne. La plus ancienne correspond à un autel dédié, entre 3 av. et 2 de n.è., à Minerve, par les six ministri, esclaves des magistri en exercice10. Il s’agit de la seule offrande faite par des esclaves au sein de ce collège ; toutes les autres ont été posées par des citoyens romains, ingénus mais aussi vraisemblablement affranchis. Deux dédicaces émanent de l’ensemble du collège, l’une à Minerve11, l’autre à Trajan12. D’autres ont été posées par l’ensemble des présidents du collège (à Sabina Augusta)13 ou l’un d’entre eux (à Fortuna)14. Une statue de Caracalla est offerte par un grand nombre de dignitaires du collège (présidents en exercice et honorati, décurions et scribes)15. Les autres dédicaces ont toutes été offertes par l’un ou l’autre honoratus du collège (Lucius Valerius Iunianus fait deux offrandes, l’une à Esculape conseruator Augustorum16, l’autre à la Salus Augustorum17 ; Marcus Valerius Felix fait un don au numen Fortunae collegii fabrum18 ; Caius Baebius Philargurus à Hercule Inuictus19). 9. Panciera 1981, p. 315 ; Lega 1999, p. 248-249. L’origine de l’inscription CIL VI, 148 = 30703 = CIL XIV, 5 (dédicace d’un signum Fidei par un magister du collège, au nom de son fils à l’occasion de son accession à l’ordre des décurions) reste controversée. Je ne l’envisagerai donc pas ci-dessous. 10. CIL VI, 30982 (voir Pearse 1975). 11. CIL VI, 36817. 12. AE 2004, 285a. 13. CIL VI, 996 = 31220a (entre 104 et 137 ; voir Panciera 1981, p. 312). 14. AE 1941, 70. 15. CIL VI, 1060 + 33858 (entre 198 et 200). 16. AE 1941, 69 (entre 161 et 180). 17. AE 2004, 285b (entre 161 et 169). 18. CIL VI, 3678 = 30872 = Solin 1990, p. 123 : Numini Fortunae col(legii) fa[brum] / M(arcus) Valerius Feli[x] / honoratus collegi(i) eius[dem] / quod meritis meis auctorita[te] / magistror(um) decret(o) honorat[orum] / et decurionum commodi(i)s dup[lic(atus) sum] / donum d(edi) d(edicaui). 19. CIL VI, 321 (entre 109 et 113 ; Tran 2006, p. 176).