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Poutine, chef de guerre | Esprit Presse 25/06/2018 19:57 Portrait de Marie Mendras - CC-BY-SA Stephan Röhl / www.boell.de Dans le même numéro Poutine, chef de guerre par Marie Mendras Marie Mendras Le 7​mai 2018, Vladimir Poutine est une nouvelle fois investi président de la Russie dans la forteresse du Kremlin. Sous les ors de la salle du Trône, le président reçoit les félicitations de son clan, des dignitaires et de Gerhard Schröder[1]. La reconduction de Dmitri Medvedev à la tête du gouvernement est confirmée, ainsi que la nomination de ses vice-Premiers ministres, tous des serviteurs loyaux. Le surlendemain, Vladimir Poutine préside le défilé militaire pour fêter l’anniversaire de la victoire russe sur l’Allemagne nazie. Cette année encore, la mise en scène et le discours martial sur la place Rouge ont pour but de montrer que la Russie est prête à la guerre. Cependant, quatre jours plus tôt, le 5​mai, la rue était protestataire. À l’appel d’Alexeï Navalny et des mouvements d’opposition, des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes. La répression a été brutale : plus de 1 600 personnes, dont des jeunes, ont été arrêtées, 23 journalistes ont été molestés et/ou arrêtés. Le scénario est le même que le 6​mai 2012 quand, sur la place Bolotnaïa, des dizaines de milliers de citoyens avaient protesté contre une élection malhonnête et un gouvernement « de voleurs et d’escrocs ». La répression avait été implacable, de nombreux manifestants avaient été condamnés, certains purgent encore leur peine de prison aujourd’hui. L’épreuve électorale La répétition de cet épisode, six ans plus tard, jette une lumière crue sur la décadence du régime. Ceux qui voient dans la répétition du rituel « plébiscite-répression » la preuve de la toute-​puissance du groupe dirigeant font un contresens. Pour Vladimir Poutine et ses hommes, la « victoire écrasante » dans des urnes sous contrôle ​n’apporte aucun répit. https://esprit.presse.fr/article/marie-mendras/poutine-chef-de-guerre-41545 Page 1 sur 3 Poutine, chef de guerre | Esprit Presse 25/06/2018 19:57 Le fait même de devoir se soumettre au suffrage universel est, pour eux, une concession pénible : « Nous avons conquis le pouvoir, pourquoi le remettre en jeu ? Nous contrôlons tout, pourquoi lâcher l’affaire ? » C’est en ces termes qu’ils analysent leur survie politique et personnelle. Dans une société ouverte, ils auraient déjà perdu le pouvoir. Le 18​mars 2018, Vladimir Poutine n’a pas gagné l’élection grâce à une politique autoritaire et militariste qui aurait séduit les Russes, mais grâce à une désinformation massive et à des méthodes arbitraires, en interdisant la candidature d’opposants, en mono​polisant les journaux télévisés et en contrôlant les urnes. Vladimir Poutine n’a pas obtenu 76,6 % des suffrages de 67,6 % des électeurs de Russie. Selon les estimations d’observateurs russes indépendants, les résultats avant fraudes seraient inférieurs de 10 à 12 %, tant en participation qu’en voix pour Vladimir Poutine[2]. De plus, des millions d’électeurs ont voté sous contrôle : vote en groupe (militaires, fonctionnaires municipaux, étudiants boursiers), vote par anticipation ou par urne mobile, et le vote dans un autre bureau que le bureau d’enregistrement, qui concerne près de 6 millions de suffrages. Le vote au suffrage universel est le grand moment public où le Kremlin réimpose sa volonté, sans oser tester honnêtement sa popularité, et où la société civile dénonce la fraude et la corruption. Après les législatives, très manipulées, de décembre​2011, des millions de personnes avaient participé aux actions de protestation, dans la rue et sur Internet. Vladimir Poutine avait senti passer le vent du boulet. Il avait choisi de garder le pouvoir au prix d’une mise au pas radicale des médias et de la vie publique, et d’un renoncement aux réformes économiques et politiques. La nation en danger En 2004, Vladimir Poutine a cherché à imposer la même méthode répressive à son homologue ukrainien, Viktor ​Ianoukovitch, mais en vain. La nouvelle « révolution de couleur », sur la place Maïdan à Kiev, bouleverse la donne. ​Vladimir Poutine choisit l’épreuve de force, avec l’annexion de la Crimée et ​l’intervention dans le Donbass au printemps 2014. Il entre alors dans une confrontation sans précédent avec tous les États occidentaux, et utilise la rhétorique de « la nation en danger » pour justifier l’ingérence en Ukraine et dans les démocraties occidentales. Le Kremlin fait la chasse aux ennemis intérieurs (les opposants) et poursuit sa vaste opération de subversion à l’étranger. Cette politique ne vise pas la reconquête de territoires, ni même l’installation de vice-consuls dans les ex-​Républiques soviétiques. Pour Moscou, le but est d’empêcher les Ukrainiens de réussir leur démocratisation, ​d’affaiblir la souveraineté de leur État et de leur fermer la voie vers l’européanisation. Les interventions armées au Donbass et en Syrie permettent aussi de replacer Moscou au centre de l’échiquier international, même si elles ne réhabilitent pas l’image de la Russie, désormais vue comme un acteur nuisible et peu fiable. Le recours à la force armée recentre l’action du président sur la puissance militaire et la fonction de chef suprême des armées. L’impact en termes d’adhésion populaire est mitigé. Les Russes avaient soutenu la « reconquête » de la Crimée en 2014. Quatre ans plus tard, ils se désintéressent du destin de leurs « concitoyens » sur la péninsule. L’élan irrédentiste est retombé et les problèmes de la vie quotidienne reviennent au premier plan. Une demande de sécurité Selon de récents sondages du centre Levada, seul organisme indépendant d’études d’opinions, harcelé par les autorités, la grande majorité des Russes interrogés pensent que ​Vladimir Poutine a échoué à améliorer la situation sociale et à stabiliser l’économie après la crise de 2008. Il leur est demandé de lister les problèmes sur lesquels il a échoué et ceux sur lesquels il a réussi. En tête des échecs viennent l’incapacité à « assurer une distribution équitable des revenus » (seuls 5 % pensent qu’il y a réussi) et l’échec à « dépasser la crise économique [3] ». Parmi les réalisations du régime, les Russes retiennent uniquement la politique internationale et de sécurité, notamment « le rétablissement du statut de grande puissance » et « la stabilisation de la sécurité au Nord-Caucase ». Un autre sondage d’avril 2018 rappelle que les toutes premières préoccupations des Russes sont la hausse des prix, la pauvreté, la perte d’emploi et la corruption[4]. L’attitude des Russes est donc ambivalente. D’un côté, ils marquent nettement leur crainte d’une dégradation continue de leur situation personnelle et expriment leur insatisfaction envers le pouvoir, qu’ils jugent oligarchique et corrompu. De l’autre, ils citent le statut international comme la principale réussite du président Poutine. En matière de « sécurité nationale », ils veulent être rassurés par la force de frappe de l’État, mais ils ne souhaitent pas voir un fils partir combattre au Donbass ou en Syrie. Ils peuvent apprécier de se raccrocher à un récit national épique qui flatte l’orgueil, donne un sens à la vie en société et justifie un peu la médiocrité de l’existence quotidienne. Cependant, ils s’inquiètent du coût humain et financier des guerres, et des sanctions économiques, et ne souhaitent pas un conflit avec l’Europe. Ils veulent la sécurité et le mieux-vivre, pas la guerre. Ainsi, les électeurs de Vladimir Poutine ne sont pas de fervents nationalistes, prêts à se sacrifier pour la grandeur de la nation. Ils sont « protectionnistes », au sens littéral du terme : ils recherchent en priorité des garanties contre ​l’imprévu, la protection de leur employeur et de l’administration locale, les subventions de l’État ; ils veulent être protégés contre les « migrants », les « terroristes », les étrangers. Ils sont en repli et sur la défensive. Ils souhaitent conserver, pas conquérir. Leurs attentes restent modestes, car ils comprennent que l’avenir sera sombre. Ils ne veulent pas prendre le risque du changement, même si le statu quo ne leur convient plus. Le discours de puissance ne sert pas tant à galvaniser les cœurs qu’à soumettre les esprits. Pour les dirigeants, il est essentiel ​d’entretenir cet état d’esprit au sein de la population. Le discours de puissance ne sert pas tant à galvaniser les cœurs qu’à soumettre les esprits. En aiguisant les sabres, Vladimir Poutine impose son autorité de chef militaire et tente de persuader les Russes que lui seul pourra empêcher une guerre. En ce début de nouveau mandat, il restera fidèle à sa méthode. En Russie, il renforcera l’arbitraire et le contrôle et gardera le monopole sur les ressources. Il refusera d’ouvrir la gestion du pays à de nouveaux acteurs et à la concurrence. La meilleure preuve en est la reconduction d’un Premier ministre discrédité et sans autorité, Dmitri Medvedev. L’ancien ministre des finances Alexeï Koudrine, partisan de réformes graduelles et du partenariat avec les pays occidentaux, est tenu à distance. Il a accepté la présidence de la Chambre des comptes, une institution formelle sans moyens d’actions. Selon l’éditorialiste russe Maxim ​Trudoliubov, depuis quelques années, la société russe vit dans un « état ​d’exception » permanent5. Elle doit rester sur le qui-vive et les élites doivent démontrer leur loyauté. Le conflit est le nerf du système. Les réformes, l’apaisement et l’ouverture impliqueraient une prise de risque inconcevable. ​Vladimir Poutine joue la carte du chef de guerre : son ambition n’est pas de gouverner, mais de tenir le camp. [1] - Ancien chancelier allemand, ami personnel de Vladimir Poutine, président (rémunéré) du comité des actionnaires de Nord Stream depuis 2006, et, depuis septembre 2017, président du conseil de direction de Rosneft, la puissante entreprise pétrolière russe, actuellement sous sanctions occidentales. [2] - Voir les analyses des associations d’observation électorale, notamment Golos (www.golosinfo.org), et les analyses de chercheurs russes, publiées notamment dans le journal Novaia gazeta (www.ng.ru). [3] - www.levada.ru, 7​mai 2018. https://esprit.presse.fr/article/marie-mendras/poutine-chef-de-guerre-41545 Page 2 sur 3 Poutine, chef de guerre | Esprit Presse [4] 25/06/2018 19:57 - www.levada.ru, 24​avril 2018. 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