Garric & Léglise, 2012, „Analyser le discours d’expert et d’expertise“ in Léglise I. & Garric N.
(eds), Discours d’experts et d’expertise. 1-16. Berne: Peter Lang.
NATHALIE GARRIC ET ISABELLE LÉGLISE
1
Analyser le discours d’expert et d’expertise
Renouvellement de l’expertise
L’activité d’expertise et les discours d’individus érigés ou autoproclamés en experts sont devenus omniprésents dans la société
contemporaine. L’expertise appartient à l’espace public tant par
l’occupation des nombreux champs discursifs qui la mettent en scène
que par son appropriation par les discours eux-mêmes, le plus souvent
alors pour la contester. Son développement constant depuis les années
1990 a nourri un mouvement contestataire dans le contexte duquel sont
apparus les termes de contre-expertise « pour désigner un usage
croissant de l’expertise comme arme critique vis-à-vis du pouvoir
politique et des institutions » (Mouchard, 2005) et d’expertise profane ou
citoyenne qui, en désacralisant l’expertise (Blondiaux, 2008), remettent
en cause les expertises savantes ou techniques autorisées ou insistent sur
la nécessité de prendre en compte le point de vue des personnes
concernées au premier chef, au travers de leur expertise d’usage, cette
« somme de compétences acquises » au quotidien, « de savoir être et de
savoir-faire » (Bonnet, 2006). Omniprésente, elle n’est pas pour autant
1
Ce livre est un hommage au travail commun entrepris lors des ateliers d’analyse de
discours organisés dans le cadre du GTAD (MSH Paris) sur les discours d’experts
(2005-2009) et dont nous remercions les participants assidus, en particulier
Emmanuelle Cambon, Vincent Guigue, François Leimdorfer, Julie Lefèbvre,
Béatrice Peluau, Françoise Rouard, Monique Sassier, François Thuillier. Nos
remerciements également à Anne Croll, Anne-Marie Houdebine, Béatrice
Jalenques-Vigouroux, Alice Krieg-Planque, Dominique Lagorgette, Philippe
Marchand, Sophie Moirand, Marie-Anne Paveau et Frédérique Sitri pour leur
regard critique et bienveillant. Pour leur soutien logistique et financier, nos
remerciements enfin à nos laboratoires, l’UMR 8202 SEDYL-CELIA et l’UMR
7270 LLL.
2
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
caractéristique d’un espace discursif en particulier, tout au contraire, elle
semble ne pas élire de lieu de prédilection pour émerger dans des
situations variées, mais qui relèvent de la prise de décision (l’utilité des
savoirs pour l’action) dans un espace de délibération. On l’envisage ici
comme la manifestation de questionnements socio-politiques ou
juridiques. Ainsi, suivant Bérard et Crespin (2010 : 15), « L’expertise,
loin d’être un objet isolé d’autres problématiques peut constituer un
excellent analyseur des problèmes à la fois sociaux et scientifiques,
techniques et politiques, juridiques et philosophiques, qui irriguent et
rythment notre actualité ».
Le lien établi avec l’actualité ou les objets du débat public est
caractéristique d’une certaine évolution ou d’un renouveau de la notion
d’expertise. En effet, comme l’indiquent les auteurs, l’expertise ne se
limite pas à des enjeux sociaux mais sa visibilité, marquée également par
son statut d’objet scientifique dans les Sciences Humaines et Sociales,
relève du développement de certains dispositifs communicationnels qui
l’exposent publiquement. Elle n’est pas une activité nouvelle ; comme le
souligne Sicard (1977), c’est au 17ème siècle que l’expertise advient en
tant que « mode d’instruction d’usage courant » mais elle est elle-même
devenue objet d’enjeux par de nouvelles formes de participation aux
débats sociaux qui définissent de nouveaux acteurs, de nouveaux objets
du discours, et de nouveaux objets de savoirs (voir la contribution de
M. Doury et M.-C. Lorenzo-Basson ici-même concernant les
conférences de citoyens dans un modèle de démocratie participative). Se
publicisant, elle rencontre de nouveaux questionnements, révèle
certaines de ses propriétés ou encore témoigne d’évolutions sociétales.
Parmi ces dernières, c’est, avec l’extension du rôle de l’expert, la place
du profane dans notre société qui est discutée, renégociée. Située
notamment dans le cadre émergent des pratiques socio-discursives de la
démocratie participative cette instance renvoie à la revendication de
personnes ordinaires – dans le sens où elles sont dépourvues d’une
légitimité a priori – pour participer à des choix citoyens. Reconnaître
leur expertise d’usage serait reconnaître aux citoyens un statut
d’« experts de leur quotidien » (Sintomer, 2008). Mais, le profane existe
justement par l’expert. « Le profane n’a de sens qu’en tant que rôle dans
une relation sociale d’autorité » (Blondiaux, 2008). C’est l’expertise qui
définit sa pertinence en relation d’une part avec d’autres acteurs et
d’autre part avec un objet singulier qui, échappant aux frontières de son
Analyser le discours d’expert et d’expertise
3
intelligibilité initiale, s’ouvre à une nouvelle construction, de nouveaux
enjeux, de nouvelles formes de connaissance. L’expertise apparaît ainsi
comme un lieu discursif spécifique, caractérisé par l’hétérogénéité de ses
manifestations en tant que processus résultant d’un décloisonnement
d’espaces du dicible établis. Ces espaces du dicible constituent l’arrièreplan de toute prise de parole, cette formation discursive qui « détermine
ce qui peut et doit être dit » (Haroche et al., 1971 : 102, cf. également
Pêcheux, 1990) et permet une « structuration de l’espace social par
différenciation des discours » (Achard, 1995 : 84). Nous devons en effet
postuler une organisation discursive d’ensemble : « un texte donné ne
constitue jamais seul un discours, il prend sens par l’hypothèse qu’il fait
bien partie de telle série, distincte de telle autre et qu’il y fait
événement » au sens où le discours effectif est contraint par ses
conditions de production (Foucault, 1971), « menacé d’exclusion s’il
déborde du cadre permis et interprété quant au contenu, à la discipline, à
la validité de son énonciation » (Achard, 1986 : 16).
Dans le cas de l’expertise et de l’avènement de nouveaux expertsprofanes, le flou, le questionnement des frontières entre expert et
profane, lié également à la pluralité des données, est la conséquence
selon Bérard et Crespin (2010 : 17) d’une impossible définition du
processus d’expertise : « l’expertise connaît des déclinaisons très
variables selon les contextes d’énonciation où elle prend place, incitant à
se montrer prudent avec l’idée d’une définition valable en toute
circonstance ». L’objectif de cet ouvrage, en adoptant comme cadre le
champ de l’analyse de discours, avec une attention particulière portée à
l’étude de formes linguistiques en corpus, vise précisément à se donner
un nouveau poste d’observation et de conceptualisation des discours
experts. Il vise à dépasser leur hétérogénéité pour mettre au jour un
certain nombre de caractéristiques formelles et de fonctionnements
communs, susceptibles toutefois de se répartir en différents sousensemble correspondant à l’hétérogénéité des pratiques d’expertise.
4
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
Etre expert et faire l’expert
De fait, une analyse des formes linguistiques récurrentes dans les
rapports émanant d’experts montre que les auteurs adoptent un
positionnement énonciatif particulier. Etre expert patenté semble induire
un positionnement énonciatif distancié qui laisse parler les choses
d’elles-mêmes. Ne pas l’être mais faire l’expert tout de même semble
induire d’autres positionnements et une prise en charge énonciative du
dire par son énonciateur faisant l’expert (Léglise, 2006). Ces
observations sont issues de la comparaison de deux corpus comprenant
chacun une quinzaine de rapports2 – le premier rassemblait des rapports
auto-désignés comme expertises ou provenant (de cabinets) d’experts
auto-désignés comme tels ; le second rassemblait des documents dont on
estimait qu’ils fonctionnaient comme « expertises » bien qu’ils ne soient
pas auto-désignés comme provenant d’experts. La comparaison à l’aide
du logiciel Lexico 3 a fait ressortir la forte présence des marques de la
personne dans le corpus 2 (je, +37, on +14, nous +6) ; le discours est pris
en charge par l’énonciateur qui emploie nombre d’adverbes d’intensité et
d’évaluatifs (largement +8, fortement +6, très, souvent, bien, plus,
beaucoup, fréquent, vraiment) et d’élément d’approximation : environ
+6, relativement +3, de verbes d’état : semble, s’avère, apparaît. On note
par ailleurs la forte présence des verbes de dire (dire +5, disent +6 etc.) ;
la parole autre est convoquée et sert de béquille dans l’argumentation des
auteurs des rapports. Une argumentation par ailleurs qui porte les traces
de sa structuration logique (parce que +14, notamment +8, toutefois +7,
en revanche +4, pourtant +3, par exemple +4, enfin +4).
A l’inverse, le corpus 1 se définit en négatif pour ce qui concerne les
marques de la personne (je -37, on -14, ils -21) à l’exception de la
troisième personne, il (+43) qui permet en particulier l’introduction des
structures passives et impersonnelles. Le corpus 1 adopte un style de
« rapport », les faits rapportés semblent parler tous seuls, d’eux-mêmes.
On note le suremploi de formes verbales servant à des descriptions ou
permettant de noter des actions au passé composé (a +21, est +16).
2
La partie du corpus 1 examinée sous Lexico 3 comprenait 9 documents, soit 142
pages et 56 000 occurrences, la partie du corpus 2 examinée sous Lexico 3
comprenait 8 documents, soit 222 pages et 75 000 occurrences.
Analyser le discours d’expert et d’expertise
5
L’univers scientifique est convoqué au travers de noms communs tels que
analyses +21, analyse +17 ; étude, résultats +18, travaux +7, littérature
+9 qui apparaissent en sujet des phrases à côté d’un lexique renvoyant aux
sciences expérimentales (essais +12, contrôle +12, comparaison +9,
expérience +4, essai +4, etc.) et à la rhétorique de la validation et du
contrôle (contrôlées +30, évaluées +12, contrôler +4, vérifier +4,
évaluation +3) et de la preuve (montrent + 8, montré +8, montre +7,
prouvée +7) en plus d’un champ juridique (soussigné +17).
Ainsi, une analyse rapide des formes linguistiques apparaissant dans
des corpus d’expertise donne à voir un ensemble de régularités
formelles. Nous allons voir qu’une analyse discursive permet de mettre
au jour d’autres types de régularités, en particulier fonctionnelles.
Dispositif communicationnel et acteurs de l’expertise
Analyser l’expertise comme activité discursive consiste à s’intéresser à sa
manifestation langagière en interrogeant tout d’abord ses conditions de
production. On peut l’aborder en termes de genre discursif – cet ensemble
de contraintes non arbitraires sur les marques linguistiques (Achard, 1995 ;
Cambon et Léglise, 2008) qui produisent justement les régularités
formelles observées plus haut – même si, comme nous l’avons évoqué, la
difficulté inhérente à l’expertise réside entre autres dans la pluralité des
espaces génériques auxquels elle semble appartenir. Elle peut en effet
intervenir dans des discours relevant du genre scientifique, du genre
médiatique, du genre politique ou du genre juridique, notamment.
Maingueneau (2005) afin de préciser la notion de genre introduit une
distinction qui semble ici prendre pertinence. Il rattache les déterminations
génériques à des unités dites « topiques » dans le sens où elles
correspondent à un prédécoupage des pratiques sociales, alors que les
unités « non topiques » seraient scientifiques et construites indépendamment de frontières préétablies. Les unités topiques qui nous intéressent
sont réparties en unités « domaniales » pour indiquer qu’elles
correspondent à un même appareil institutionnel (comme le discours
politique ou le discours juridique) ou à un même positionnement
énonciatif (comme le discours socialiste ou le discours libéraliste) et en
6
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
unités « transverses » indépendantes d’un lieu de production, mais liées à
une finalité linguistique ou communicationnelle (comme dans le discours
propagandiste ou le discours de vulgarisation). On le voit en effet dans les
contributions à cet ouvrage, qui traitent d’expertise aussi bien dans la
sphère médiatique (P. Lejeune, A. Tavernier), juridique (L. Dumoulin,
C. Protais), scientifique (A.-C. Disdier et V. Muni Toke) et politique
(F. Lebaron). En conséquence, si le discours d’expertise convoque la
notion de genre, ce qui suppose une certaine stabilité et régularité de ses
manifestations discursives, le genre en question ne peut être conçu que de
manière transversale à différents dispositifs communicationnels. Par
dispositif, on entend ici le type de situation de communication qui définit
des instructions discursives déterminant en partie les partenaires de
l’échange, ce que Charaudeau (2006) nomme contrat de communication3.
Cette transversalité impose certaines caractéristiques que nous
aborderons par le biais des travaux de Restier-Melleray (1990). À partir
d’une étude lexicographique du terme expert de Fritsch, l’auteur identifie
pour l’expert scientifique les caractéristiques suivantes : a) l’expert est
« un individu ou groupe d’individus » ; b) il obtient une légitimité
indirecte conférée par l’autorité de son mandataire ; c) « il est choisi en
fonction de la compétence qui lui est reconnue (détention d’un savoir et
d’un savoir-faire qui sont, au sens étymologique, éprouvés) » ; d) son
activité s’inscrit dans « la formulation d’un jugement ou d’une
décision » ; e) l’expert et le mandataire sont indépendants. Selon l’auteur
cette relation duelle est caractéristique de toute situation d’expertise qui
en outre est déterminée par une conjoncture problématique. L’expert
intervient pour apporter des éléments au dossier, mais il n’est ni le
détenteur de la solution, ni l’acteur décisionnel. Par ailleurs, il dispose
d’une double légitimité qui s’exprime vis-à-vis de la communauté
scientifique et vis-à-vis du commanditaire. Ces caractéristiques posées,
3
« Ces données fournissent (imposent) au sujet parlant des “instructions discursives” sur
la façon de se comporter en tant qu’énonciateur, à propos de l’identité qu’il doit
attribuer à son partenaire en tant que sujet destinataire, à propos de la façon d’organiser
son discours (de manière descriptive, narrative et/ou argumentative) sur les topiques
sémantiques qu’il doit convoquer. Cet ensemble de données externes et d’instructions
discursives constituent ce que j’appelle un contrat de communication ou genre
situationnel qui surdétermine en partie les partenaires de l’échange. Ainsi peuvent être
distingués divers types de contrats ou genres situationnels tel le publicitaire, le
politique, le didactique, le médiatique etc. » (Charaudeau, 2006 : 29-30).
Analyser le discours d’expert et d’expertise
7
l’auteur s’attelle à démontrer, à l’aide de l’exemple de l’expertise
scientifique, que l’expertise telle qu’elle se développe en France ne
consiste qu’à plaquer l’idéal-type de l’advocacy américaine sur un
système administratif technocratique qui en attend une rationalisation
des décisions politiques. Cette comparaison l’amène à conclure à
« l’absence de mise en œuvre d’authentiques procédures d’expertise en
France » (op. cit, 561) parce que celles-ci doivent s’inscrire dans la
transparence et dans l’espace public et qu’elles relèvent « de la
confrontation de système de valeur et d’éventuels conflits au sein de la
société civile ». Selon l’auteur cette implication de l’opinion publique est
incompatible avec la conception française de la démocratie participative.
Si l’on adopte une perspective discursive, on constate pourtant par
l’analyse des dispositifs communicationnels sous-jacents aux différentes
situations d’expertise qu’ils ne se limitent pas à une situation dyadique de
laquelle serait absente l’instance publique. L’expertise implique
systématiquement au moins la participation de trois instances associées à un
phénomène d’exposition de la parole. On identifie a) une autorité, dotée
d’une certaine légitimité, scientifique, juridique ou élective, b) une instance
convoquée du point de vue de son statut de citoyen, qui peut être plus ou
moins large – des citoyens agissant au nom de leurs intérêts propres aux
citoyens de la société civile, et c) une instance experte qui ne procède pas
par une construction absolue mais par construction différentielle qui consiste
à qualifier / disqualifier les autres instances. Autrement dit l’expertise est en
partie dépendante de dispositifs qui lui pré-existent et dont elle est un mode
d’appropriation singulier par l’introduction d’un nouvel acteur qui redéfinit
l’ensemble du dispositif pour en établir un nouveau.
Expertise et pouvoir
Penser ainsi l’expertise en termes de décloisonnement de dispositifs ouvre
directement à la question du pouvoir, en lien étroit avec la notion de
décision. L’expertise peut en effet être conceptualisée comme une pratique
destinée à échapper à des coups de force permis par des légitimités qui
occultent le débat social du fait de cloisonnements socio-historiques,
institutionnels et discursifs. Elle est en quelque sorte la définition
8
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
d’espaces de communicabilité établis là où l’hermétisme scientifique ou
professionnel – la représentation élective, l’instance juridictionnelle, ou
encore l’institution savante notamment – ne permet pas la confrontation de
points de vue divergents pour n’imposer que la participation autorisée,
valide, « efficace » parce que reconnue. Ainsi, par exemple, L. Dumoulin
(ici même), propose-t-elle de définir les experts judiciaires comme « ces
acteurs de justice qui sont à mi-chemin entre le dedans et le dehors des
contours de l’institution judiciaire : ils ne sont ni professionnels de justice,
ni professionnels du droit ni même professionnels de l’expertise dans la
mesure où juridiquement ils ne doivent pas faire profession de cette
activité d’expertise judiciaire ». L’espace construit par l’expertise peut dès
lors être conçu comme la remise en cause de la seule reconnaissance de
légitimités héritées par la revendication d’une autre forme de légitimité(s)
qui repose sur le savoir-faire. « La légitimité est […] le résultat d’une
reconnaissance par d’autres de ce qui donne pouvoir de faire ou de dire à
quelqu’un au nom d’un statut (on est reconnu à travers sa charge
institutionnelle), au nom d’un savoir (on est reconnu comme savant), au
nom d’un savoir-faire (on est reconnu comme expert) » (Charaudeau,
2005 : 52). Dans ce contexte, soit le savoir-faire définit a priori le locuteur
dans le cas de l’expert patenté, sélectionné en fonction de ses
compétences, soit il doit être construit et montré discursivement par un
processus de crédibilisation : « La crédibilité n’est pas, à l’instar de la
légitimité, une qualité attachée à l’identité sociale du sujet. Elle est au
contraire le résultat d’une construction, construction opérée par le sujet
parlant de son identité discursive de telle sorte que les autres soient
conduits à le juger digne de crédit. […] Autrement dit, la crédibilité repose
sur un pouvoir de faire, et se montrer crédible, c’est montrer ou apporter la
preuve que l’on a ce pouvoir » (op. cit., 91-92).
L’expertise implique également une redéfinition des objets du
discours et de leur espace de pertinence. Un objet d’expertise est une
construction discursive singulière qui s’offre en rupture avec un
processus d’acceptation reposant sur des intérêts qui, saisis dans un autre
lieu de pertinence, sont donnés comme locaux. L’expertise se justifie par
un déplacement de l’objet de discours, elle le projette dans un nouvel
espace d’évaluation gouverné par ce qui est présenté comme l’intérêt et
l’entendement collectifs. Intérêt collectif ne sert pas à désigner l’intérêt
du plus grand nombre mais une pratique qui est sensée servir des causes
éthiques et justes, qu’elles soient démocratiques, juridiques, sociales ou
Analyser le discours d’expert et d’expertise
9
humaines. Cause éthique s’entend comme l’acceptation de la confrontation
des points de vue dans une procédure décisionnelle (Encinas de
Munagorri et Leclerc, 2010 : 199) qui, bien que réalisée à la faveur de
l’une ou de l’autre des instances en conflit doit se montrer comme
consensuelle et bénéfique pour les deux partis. Ainsi comme le
soulignent Doury et Lefébure (2006 : 54), les discours d’expertise se
fondent sur la preuve éthique qui « se fait rarement indépendamment
d’un travail rhétorique sur l’image de l’adversaire (le principe de base
étant, on vient de le suggérer, pour les uns de se réclamer de l’intérêt
général tout en renvoyant les autres à leurs intérêts particuliers) ». Cette
procédure de l’ordre du coup de force dissimulé rapproche, comme nous
le verrons plus loin, l’expertise du discours de manipulation.
Compétences d’expert
N’est cependant pas expert qui veut et l’accès à ce statut par la demande
du commanditaire suppose une certaine compétence dont on peut saisir
toute la complexité si on entend les multiples remises en cause de ce
statut, celles-ci passant également par des revendications de compétences
personnelles susceptibles de nier celle de l’expert4. Faire appel à un
expert, c’est solliciter un individu en raison d’une compétence singulière
qui vise, sinon la résolution d’un conflit, du moins son traitement juste
par la négociation éthique et la compréhension de la décision résultante.
Cette compétence suppose un savoir acquis en un certain domaine, mais
celui-ci est insuffisant pour établir la légitimité experte. En effet, cette
dernière requiert également une compétence applicative tributaire de
l’objet social problématisé en même temps qu’elle le construit. Ainsi,
peut-on qualifier l’expert d’homme de terrain doté de savoir-faire,
d’homme pragmatique, d’homme d’expérience. Il a un statut ambigu qui
tient à ce que « la situation d’expertise n’est jamais “pure”, mais se
4
On peut penser ici aux expertises profanes – venant de malades par exemple –, qui
dénient aux médecins le droit de parler de ce qu’ils ne connaissent pas, selon le
principe énoncé par Dewey (1927) « C’est la personne qui porte la chaussure qui
sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal ».
10
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
soutient d’une hétérogénéité de savoirs et de savoir-faire, d’acteurs et
d’artefacts, d’idée et de textes (ou de “contextes”), qui contribuent à en
délimiter les frontières, à les construire, autant qu’à les battre en brèche,
pour les rendre à la fois incertaines, labiles et mouvantes » (Bérard &
Crespin, 2010 : 23).
1
Nous avons reçu du courrier. Pas de n’importe qui : d’une sommité de la recherche,
d’« un condensé du développement scientifique grenoblois », selon le Daubé, d’un
ancien collègue et ami de Louis Néel, et l’un des principaux coupables de la
technopolisation de Grenoble. Physicien, normalien, premier directeur de
l’université Grenoble 1 (aujourd’hui Joseph-Fourier) de 1971 à 1976, professeur
associé à l’université de Shanghaï, sinologue, chevalier de la Légion d’honneur,
commandeur de l’Ordre national du mérite, président d’honneur de l’Alliance
Universités-Entreprises de Grenoble – et même officier des Palmes académiques –
Michel Soutif a trouvé le temps de nous écrire […] On retiendra simplement
l’indécence de ces sommités bien nourries, trop occupées à rédiger leurs demandes
de décoration aux ministres pour s’informer de la réalité du monde (PMO 21
octobre 2010).
2
La ficelle était trop voyante, d’accuser d’obscurantisme ceux-là même qui avaient
jeté la lumière sur les nanotechnologies et le projet du nanomonde, diffusé les
informations alors ignorées de la population – sans que jamais celles-ci ne fussent
prises en défaut – et qui avaient lancé le débat public sur ce sujet dès janvier 2003
avec le premier texte critique en France, « Nanotechnologies, maxiservitude »
(PMO 18 février 2010).
3
Saboter une campagne de manipulation, c’est précisément révéler l’absence de
vrais débats, cette insulte révoltante à la société, c’est accéder enfin au vrai savoir
– politique et non technique. Sans la contestation de ces pseudo-débats, et en
amont, depuis sept ans, de l’avènement du nanomonde, la discussion publique
ressasserait des ergotages sur les nanoparticules, esquivant soigneusement le seul
débat qui vaille : quelle vie, dans quel monde, voulons-nous ? Un débat qui
n’appelle aucun « éclaircissement d’expert » puisque d’évidence nous sommes tous
les experts de nos propres vies (PMO 18 février 2010).
Ces exemples montrent toute l’ambiguïté de la compétence experte qui
doit appuyer son activité sur la connaissance, et la production
d’informations fondées et étayées, comme mentionné dans l’exemple
(2), mais sans diffuser cette connaissance du champ exclusif de la science qui ignore les objets sociaux, ou tout simplement humains. Il en
résulte un savoir (Quet, 2010 : 45) conçu comme partiel et découpé
« présumé disposé de compétences acquises dans les cadres
Analyser le discours d’expert et d’expertise
11
académiques, mais mobilisables dans d’autres domaines » (Fontaine,
2010 : 226). Cette conception du savoir est en lien étroit avec la notion
de transparence qui vise la communicabilité entre instances hétérogènes.
Ainsi, la remise en cause de la compétence experte repose-t-elle
fréquemment sur la non-adéquation du discours produit aux instances en
jeu dans le processus de délibération.
Expertise et manipulation discursive
La notion de transparence introduit dans la représentation ordinaire de
l’expertise la manipulation stratégique. Elle est définie comme un
discours – au sens de l’activité d’un discoureur ou d’un orateur –
relevant à la fois de la mise en adéquation et donc de la simplification et
de la mise en confiance persuasive, rhétorique. Cette saisie de l’expertise
dans une perspective rhétorique est développée ici-même par A.
Tavernier en relation étroite avec la notion d’ethos. À partir de l’étude de
la mise en scène de l’expertise sociologique dans les discours
médiatiques, l’auteur parvient à la conclusion que l’« on peut parler
d’une rhétorique positiviste dans la représentation du savoir des sciences
sociales : la parole du sociologue fournit les lois applicables aux
phénomènes, en dégageant par l’observation et l’expérimentation les
termes de la relation qui unissent ces phénomènes entre eux et
permettent d’atteindre la réalité des faits ». On peut formuler l’hypothèse
que cette évaluation du discours expert résulte de son statut d’unité
topique transverse qui finit par le fixer en langue, dans un état stabilisé,
comme l’est le discours propagandiste qualifié de langue de bois. Selon
Sériot (1985) qualifier un discours de langue de bois relève d’un
positionnement idéologique qui ne se reconnaît pas pour en refuser un
autre, lui aussi non reconnu – tout au moins non mentionné –, par la
disqualification non d’un contenu mais des moyens adoptés pour le dire.
Les propos par lesquels le site Pièces et Main et d’œuvre définit son
activité discursive se déploient en des termes comparables : les auteurs
accusent l’expertise de « ruse » (donc de manipulation) permettant de
« dépolitiser les prises de décision » et de « déposséder » les citoyens de
leurs compétences politiques (on pourrait dire de jugement) :
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4
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
Pièces et Main d’œuvre, atelier de bricolage pour la construction d’un esprit
critique à Grenoble, agit depuis l’automne 2000 de diverses manières : enquêtes,
manifestations, réunions, livres, affiches, brochures, interventions médiatiques et
sur Internet, etc.
Pièces et Main d’œuvre n’est pas l’enseigne d’une collectif, mais d’individus
politiques. Nous refusons la bien-pensance grégaire, qui n’accorde de valeur qu’à
une parole réputée « collective », pour mieux la réduire au conformisme, à la
paresse et à l’incapacité, dans l’anonymat du groupe. Nous ne souhaitons pas de
gens « qui fassent partie », mais – au contraire – nous allier chaque fois que
possible et nécessaire avec d’autres « qui fassent par eux-mêmes ».
De même que nous refusons de nous identifier autrement qu’aux anonymes, ceux
qui n’ont jamais de parole, nous refusons l’expertise, cette ruse du système
technicien pour dépolitiser les prises de décisions et déposséder les sociétaires de la
société de leur compétence politique. Ce refus vaut pour la « contre-expertise »,
cette ruse du système technicien pour infiltrer et retourner les oppositions à la
tyrannie technologique. En bref : nous considérons que la technologie – non pas ses
« dérives » – n’est pas le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie
planétaire unifiée.
La manipulation dénoncée consiste en une certaine interprétation de
l’activité d’expertise qui identifie en l’autorité, acquise ou conquise, de
la parole experte la volonté de formuler un discours qui, par ses rouages,
s’impose comme doxa (« la bien-pensance », « une parole réputée
collective », « qui fassent partie »), éliminant toute alternative. Ce
discours se donne comme parole de bon sens, il prétend ainsi représenter
l’opinion commune en convoquant l’évidence, le savoir ou encore la
pratique. C’est pourquoi le discours expert se caractérise également par
sa forte dimension polyphonique ou son hétérogénéité énonciative en
écho au type de voix validante qu’il est susceptible d’introduire, tout
particulièrement lorsqu’il met en œuvre des processus de crédibilisation.
L’expert trouve aussi sa dimension manipulatoire dans cet ethos aux
faces multiples.
Analyser le discours d’expert et d’expertise
13
Structure de l’ouvrage
Cet ouvrage s’intéresse aux discours de l’expertise et aux discours
d’experts et nous faisons l’hypothèse qu’une telle entrée permet un
nouveau poste d’observation et de conceptualisation du fonctionnement
des discours d’expert. Les différentes contributions réunies ici
s’attachent à décrire d’une part les agencements de formes linguistiques
apparaissant en corpus et d’autre part le fonctionnement social ou
discursif de ces rapports et productions langagières. Elles convoquent
divers champs disciplinaires des sciences humaines et sociales :
linguistique, analyse de discours, analyse conversationnelle, droit,
sociologie, sociologie politique, sciences de l’information et de la
communication. L’ambition de cet ouvrage est de faire communiquer les
apports de ces approches avec les analyses de corpus attentives aux
contraintes et aux effets sociaux dont le langage est porteur.
Trois domaines sont particulièrement étudiés : d’une part le domaine
médiatique qui sollicite et construit la figure de l’expert ; d’autre part le
domaine judiciaire qui fait appel à des expertises ; et enfin le rapport au
savoir dans la relation entre expertise, science et citoyens.
Expertise et médias
Les contributions d’Aurélie Tavernier et de Pierre Lejeune interrogent le
rapport entre expert, journaliste et lectorat. Aurélie Tavernier, à travers
un travail d’analyse de corpus et une série d’entretiens avec des
journalistes, étudie la façon dont le discours des sociologues, convoqués
par les journalistes en tant qu’experts, produit un discours d’information,
géré par le journaliste, où le discours expert est mobilisé comme
ressource journalistique plus que comme source médiatisée par le
journaliste. Adoptant une perspective rhétorique, elle montre comment la
parole rapportée comme experte par le journaliste acquiert validité et
force de conviction. Le processus d’acquisition du caractère expert
– déterminant qui est en droit de parler sur quoi – est ici interrogé.
Pierre Lejeune, à travers une analyse diachronique des Notes de
Conjoncture de l’INSEE et des articles de la rubrique économique du
Monde qui en font le compte-rendu, interroge d’une part le rapport entre
14
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
journaliste spécialisé et expert, et d’autre part propose d’évaluer la
construction de l’image d’un lectorat passant d’une figure de citoyenélecteur à celle de consommateur-actionnaire. Il montre comment on a
assisté à une profonde transformation de la figure d’expert construite
discursivement dans ces deux types de textes.
Expertise et justice
Deux contributions s’intéressent aux expertises dans le domaine
judiciaire. Caroline Protais propose l’analyse comparée de deux écoles
d’expertise judiciaire, dans le cadre de l’appréciation de la responsabilité
pénale des malades mentaux. En analysant les rapports d’expertises
respectifs rendus au juge d’instruction, et en s’appuyant sur des
entretiens avec les rédacteurs des rapports, son étude conduit à
discriminer des différences fortes quant aux implications cliniques,
éthiques et politiques des pratiques d’expertise considérées. L’auteur
adopte ici une méthode de sociologie pragmatique en considérant qu’une
décision d’expert est le résultat de présupposés de natures diverses
(scientifiques, ontologiques, idéologiques) qui s’incarnent au sein de
manières de faire une expertise propre aux différents professionnels.
La contribution de Laurence Dumoulin étudie la mise en forme des
discours d’expert dans une centaine de rapports d’expertise judiciaire
provenant de médecins légistes, architectes, experts-comptables ou
encore psychologues et psychiatres. A partir d’une approche de
sociologie politique, elle montre que les rapports d’expertise témoignent
d’un équilibre entre technique et droit ; jugements qui renvoient à
différents univers, ils constituent des entreprises de normalisation.
Expertise et savoir
Les relations qu’entretiennent expertise et savoir sont traditionnellement
évoquées par la convocation des savoirs (scientifiques, abstraits,
théoriques) pour l’action – que ces implications soient sociales,
judiciaires, citoyennes ou politiques. Cette opposition duelle est montrée
par Frédéric Lebaron pour l’expertise économique qui – comme le
paradigme de l’expertise en général – oppose au travers du discours
Analyser le discours d’expert et d’expertise
15
expert ceux qui savent (les « experts », les « économistes ») et les autres
(les « profanes »). Un expert économique est ainsi un professionnel
formé à la science économique, qui mobilise des ressources cognitives et
discursives spécifiques, techniques, afin d’effectuer le diagnostic ou
l’évaluation d’une situation, l’interprétation d’un enjeu, de proposer une
prévision, une solution, etc.
Pourtant, le découpage entre activité scientifique et expertise pose
problème. D’une part, l’expertise et l’évaluation (de dossiers, de projets,
de carrières) sont au cœur des activités scientifiques, d’autre part, les
mêmes individus endossent différents rôles (chercheur, penseur, expert,
pédagogue) eux-mêmes pris dans des dispositifs communicationnels
particuliers.
Par ailleurs, dans un retour de balancier, Garcia (2008) montre
comment suite au processus de Bologne les universitaires se sont vus
déposséder de leur expertise dans leur propre champ de compétence et
ont été définis comme des profanes en regard d’experts extérieurs
construits comme spécialistes de la pédagogie et de démarche qualité.
Ici, le processus d’expertise relève non seulement de l’expertise
mandatée – lorsqu’on a recours à un savoir spécialisé qui vient trancher
dans une conjoncture problématique –, mais également à l’expertise
instituante, dans laquelle « l’expert d’auxiliaire devient partenaire et
même partenaire principal dans le processus de décision » (Castel, 1991 :
179). Dans cette situation l’expert est aussi producteur de normes.
Une autre façon d’opposer expertise et savoir est de considérer que
l’expertise présuppose une logique de demande de réponse simple à des
questions complexes alors que l’activité scientifique repose sur
l’incertitude et la complexité (Wolton, 2002). Anne-Célia Disdier et
Valelia Muni Toke montrent comment dans la gestion du risque
alimentaire le discours d’expert se présente comme fiable alors même
qu’il se fonde sur un état de connaissance scientifique non consensuel et
partiel. Elles montrent que cette tension discursive entre certitude et
incertitude s’explique par l’univers controversé mais également par
l’hétérogénéité des destinataires : bien que tous deux profanes, public et
décideur politique ne sont pas deux entités réductibles l’une à l’autre.
La relation expertise-savoir est probablement celle qui a été la plus
discutée ces dernières années. Un certain nombre de travaux récents
montrent comment, dans le domaine des risques sanitaires et
environnementaux notamment mais également dans d’autres domaines
16
Nathalie Garric et Isabelle Léglise
l’expertise profane, associative ou militante, vient contribuer aux débats
et controverses, met en cause le monopole du savoir et du pouvoir
médical « légitime », disqualifie le recours aux experts traditionnels.
Marianne Doury et Marie-Cécile Lorenzo-Basson s’intéressent à la
conférence citoyenne sur les OGM dans le cadre des dispositifs de
démocratie participative. A partir d’une étude systématique des échanges
discursifs entre les participants, elles montrent comment la fonction
attribuée aux citoyens est contrainte dès le départ, en regard notamment
des comportements communicatifs attendus des experts, et de la façon
dont ces attentes sont négociées et redéfinies au cours des « échanges ».
Elles mettent en exergue le caractère problématique de l’interaction entre
« profanes » et « experts » : si la compétence des premiers à poser des
questions pertinentes est parfois remise en cause par les experts, ceux-ci
voient en retour critiquer leur exercice de l’expertise, à travers la
dénonciation, par les citoyens, de l’absence d’accord parmi les
participants supposés produire des avis informés sur la question au cœur
de la discussion.
Pour conclure
Ces contributions se fondent sur des analyses de corpus mettant en jeu la
figure de l’expert, légitimé institutionnellement ou non. Une triple
attention est ainsi portée quant à la spécificité du champ indexical que le
corpus représente (médias, justice, débats publics etc.) quant aux outils
analytiques mobilisés (analyses quantitatives, argumentatives,
conversationnelles etc.) et quant aux enjeux sociaux, politiques ou
idéologiques que l’analyse permet de caractériser ou d’informer.
L’ensemble de ces contributions soulève chemin faisant deux
questions transversales. D’une part nous donnons à voir des spécificités
linguistiques et discursives du champ de l’expertise et de l’énonciation
experte. Cette approche permet de manière originale d’enrichir la
recherche sur les genres. D’autre part, nous interrogeons la question du
statut de l’expert et de l’expertise en rapport avec les pouvoirs
décisionnaires, la citoyenneté et les médias. Cette dimension plus
directement politique permet d’identifier la place de l’expert comme
centrale, et d’envisager ses différents rôles parmi d’autres instances de
savoir et de pouvoir.
Analyser le discours d’expert et d’expertise
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Isabelle Léglise & Nathalie Garric (éds), Discours d'experts et d'expertise, Carnets de lecture
n.18, 19, 0, http://farum.it/lectures/ezine_printarticle.php?id=258
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Isabelle Léglise & Nathalie Garric (éds)
1 Discours d'experts et d'expertise
Isabelle LEGLISE, Nathalie GARRIC, Discours d'experts et d'expertise, Berne, Peter Lang,
2012, p. 213.
« L’objectif de cet ouvrage, en adoptant comme cadre le champ de l’analyse de discours, avec
une attention particulière portée à l’étude de formes linguistiques en corpus, vise précisément
à se donner un nouveau poste d’observation et de conceptualisation des discours d’experts. Il
vise à dépasser leur hétérogénéité pour mettre au jour un certain nombre de caractéristiques
formelles et de fonctionnements communs, susceptibles toutefois de se répartir en différents
sous-ensembles correspondant à l’hétérogénéité des pratiques d’expertise. » (p. 3) C’est ainsi
que les auteures, Isabelle Léglise (chercheuse au CNRS, a animé, dans le cadre du Groupe de
Travail en Analyse de Discours (MSH, Paris), une réflexion collective sur les discours
d’expert) et Nathalie Garric (enseignante-chercheuse à l’Université de Tours, anime l’axe «
Analyse de discours » du Laboratoire Ligérien de Linguistique (LLL)), se proposent, en
introduction, de motiver la publication de ce volume.
Trois domaines sont pris en considération, sur la base desquels se structurent les trois parties
de l’ouvrage : le domaine médiatique (Expertise et médias) qui convoque et construit la figure
de l’expert ; le domaine judiciaire (Expertise et justice) qui fait appel à l’expertise ; le rapport
au savoir dans la relation expertise, science et citoyens (Expertise et savoir). Ces trois
chapitres – qui convoquent différents champs disciplinaires des sciences humaines et sociales
(linguistique, analyse de discours, analyse conversationnelle, droit, sociologie politique,
sciences de l’information et de la communication) – regroupent les contributions de sept
intervenants qui s’emploient à décrire les agencements des formes linguistiques apparaissant
en corpus et le fonctionnement social ou discursif de ces productions langagières.
Expertise et médias :
Les deux contributions constituant cette première partie traitent du rapport entre expert,
journaliste et lectorat.
Dans « Une lecture rhétorique de l’expertise ; la construction de l’ethos du sociologue dans
les médias » (p. 19-46), Aurélie Tavernier (Université Paris 8) s’emploie à analyser, en
adoptant une perspective rhétorique, comment la parole rapportée des sociologues convoqués
comme experts par les journalistes acquiert sa validité et sa force de conviction. Partant d’un
corpus d’entretiens avec des journalistes de différents quotidiens français, l’auteure montre
que le discours des sociologues produit au final un discours d’information mis en scène et
géré par le journaliste dans lequel la parole experte est moins une source médiatisée par le
journaliste qu’une véritable ressource journalistique « pour la construction de l’information
légitime », « moins une délégation de l’autorité du discours [qu’un] marquage social et
identitaire du professionnalisme journalistique ».
Pierre Lejeune (Université de Lisbonne) propose, dans « Le discours d’expert de l’analyse
conjoncturelle au Monde et à L’INSEE : de Sirius à Knock » (p. 47-73), une étude
diachronique des Notes de Conjoncture de l’INSEE et des articles de la rubrique économique
du Monde chargés d’en rendre compte. L’auteur y analyse deux discours qualifiés de discours
d’experts, de par une compétence reconnue socialement (celle des techniciens de l’Insee,
d’une part, celle du journaliste spécialisé du Monde, d’autre part) ou bien construite
discursivement, et évalue la construction de l’image d’un lectorat qui passe d’une figure de
citoyen-électeur à celle de consommateur actionnaire. Il montre comment, dans ces deux
types de textes, on a assisté, au cours des vingt dernières années, à une profonde
transformation de la figure d’expert construite discursivement : la fonction d’« expert critique
» du journaliste et « d’interface » entre l’INSEE et les lecteurs du Monde s’est graduellement
estompée, cédant le pas à une figure pliée aux contraintes économiques. Pour vulgariser leurs
données techniques, les techniciens de l’INSEE ont adopté, quant à eux, un discours plus
journalistique, fondé sur la lisibilité et la simplicité, au risque d’y perdre en précision.
Expertise et justice :
Dans cette deuxième partie, les deux intervenants ont comme objet d’analyse les expertises
dans le domaine judiciaire.
La contribution de Caroline Protais (EHES, Paris), « L’expertise psychiatrique : un discours
controversé sur la responsabilité pénale des malades mentaux » (p. 77-103), est axée sur
l’analyse comparée de deux écoles d’expertise judiciaire dans le cadre de l’évaluation de la
responsabilité pénale des malades mentaux.
L’étude, qui adopte une méthode de sociologie pragmatique considérant « qu’une décision
d’expert est le résultat de présupposés de nature diverse (scientifique, ontologique,
idéologique) qui s’incarnent au sein de manières de faire une expertise propre aux différents
professionnels », se base sur des rapports d’expertises et sur des entretiens avec leurs auteurs
et montre comment ces documents peuvent révéler de très grandes différences au niveau des
implications cliniques, éthiques et politiques des pratiques.
L’article « Les mises en forme des discours experts, entre technique et juridique : le cas des
rapports d’expertise judiciaire » (p. 105-129), proposé par Laurence Dumoulin (CNRS,
UMR 7220, ISP), présente comme axe théorique la sociologie politique appliquée à l’analyse
d’un corpus d’une centaine de rapports d’expertise judiciaire civils et pénaux rédigés par
différentes figures d’experts (qui ne sont pas experts judiciaires professionnels) convoqués à
titre occasionnel par les magistrats (médecins légistes, architectes, garagistes, expertscomptables, psychologues, psychiatres). L’auteure étudie notamment les mises en formes
normalisées (à travers le plan-type) de ces documents, les « bonnes formes » que doit prendre
le discours de l’expert, et montre qu’ils procèdent, dans leur construction et leur formulation,
d’un équilibre subtil et toujours précaire entre technique et juridique. En tant que jugement au
caractère pluriel (il renvoie à différents univers, à différents ordres de normativités),
l’expertise s’apparente également à un discours normalisateur où se déploie des jugements de
valeurs.
Expertise et savoir :
On s’interroge dans cette troisième partie sur les relations qu’entretiennent expertise et savoir,
notamment, sur les implications sociales, judiciaires, citoyennes ou politiques des savoirs
convoqués (scientifiques, abstraits, théoriques).
Frédéric Lebaron (Université de Picardie-Jules Verne) se penche, dans « L’expertise
économique en France dans les années 2005-2007 : le triomphe du modèle anglo-saxon ? » (p.
133-152), sur l’expertise économique, présentée comme le « paradigme de l’expertise en
général » puisqu’elle oppose, au travers du discours expert qui la définit, ceux qui savent (les
« experts », les « économistes ») et les autres (les « profanes »). Il décrit certaines
manifestations de la « montée en puissance » de l’expertise économique « à l’anglo-saxonne »
en France dans les années 2000, laquelle a d’abord affecté le monde académique français
(l’influence de l’économie « critique » post-soixante-huitarde a graduellement laissé la place à
deux autres types de « culture économique » désormais dominants : l’économie mathématique
et l’économétrie, tournées vers la production « scientifique » pour les pairs ; les sciences de
gestion répondant à un impératif de « professionnalisation » des cursus universitaires) puis
toute la « profession économique » de plus en plus tournée vers l’expertise et caractérisée par
une montée en puissance du segment bancaire et financier qui a investi le champ politique
français. L’auteur s’emploie à analyser les dimensions discursives de ce processus à partir de
l’étude d’un corpus d’articles de presse portant sur le débat politico-médiatique ayant eu
comme sujet les « performances » du « modèle social » français en 2005.
Les discours d’expert analysés par Anne-Célia Disdier & Valelia Muni Toke (Paris School
of Economics INRA, UMR PSE / UMR 7597 Laboratoire d’HTL), dans « Le discours
d’expert dans la gestion du risque alimentaire : l’exemple du méthylmercure » (p. 153-177),
est produit dans un contexte de gestion du risque alimentaire lié à la contamination de certains
poissons par le méthylmercure, et correspondent plus précisément à des textes de conférences,
des rapports et des avis officiels produits aux États-Unis et en France entre 2002 et 2006.
Discours « médian », vulgarisé, se situant à l’interface entre savoir scientifique et décision
politique (le discours d’expert répond à une logique de demande de réponse simple à des
questions complexes), il est le fruit d’une « tension » discursive entre certitude – il se présente
comme fiable – et incertitude – il se fonde sur un état de connaissance scientifique non
consensuel et partiel. Cette tension discursive s’explique par un « univers controversé » mais
aussi par l’hétérogénéité des destinataires profanes : le public et les décideurs politiques.
Ce qui intéresse Marianne Doury & Marie-Cécile Lorenzo-Basson (CNRS, UPR 3255
Communication et Politique), dans leur contribution « Les rôles d’experts et de citoyens dans
un dispositif de démocratie participative : la conférence de citoyens sur les OGM (France,
1998) » (p. 179-213), c’est l’expertise profane, associative ou militante qui, dans le domaine
des risques sanitaires et environnementaux, entre autres, vient alimenter polémiquement les
débats, remettant en cause le monopole du savoir et du pouvoir médical « légitime » ainsi que
le recours aux experts traditionnels. Les auteures choisissent comme objet les premiers
moments (ouverture et table ronde) de la conférence citoyenne sur les OGM (1998) dans le
cadre des dispositifs de démocratie participative en France – lesquels devaient inaugurer et
définir une « version française » des modèles anglo-saxons et d’Europe du Nord – et, en
s’appuyant sur les notions de cadrage et de rôles définies par Goffman, proposent une étude
systématique des échanges discursifs entre les participants, rendant compte de la façon dont la
mise en œuvre discursive de la fonction attribuée préalablement par le dispositif de
communication aux citoyens, dans la Conférence, est contrainte dès le départ au regard des
comportements communicatifs attendus des experts et de la manière dont ces attentes sont
négociées et redéfinies au cours des échanges. Adoptant les théories et les méthodologies
élaborées par l’ « école lyonnaise » (Kerbrat-Orecchioni ; Traverso) dans l’analyse des paires
« questions-réponses », notamment, elles mettent également au jour le caractère
problématique de l’interaction entre profanes (citoyens-questionneurs) et experts-répondants :
d’une part, la compétence des citoyens à poser des questions pertinentes et précise est parfois
remise en cause par les experts (le caractère « non-expert » semble mettre à mal le
fonctionnement d’un dispositif supposé produire des avis susceptibles d’éclairer des décisions
politiques comportant des enjeux technologiques et sociétaux) ; d’autre part, l’exercice de
l’expertise des experts est critiqué, les citoyens dénonçant l’absence d’accord parmi les
participants supposés produire des avis informés sur la question au cœur de la discussion (les
experts scientifiques n’auraient pas comme objectif premier de faciliter l’expression des
préoccupations propres aux citoyens invités à participer à la Conférence) .
(Pascale Janot)
Isabelle Léglise et Nathalie Garric éd. Discours d’experts et d’expertise
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Les livres de journalistes politiques
Compte rendu de lecture
CLAIRE OGER
p. 119-122
Référence(s) :
Isabelle Léglise et Nathalie Garric éd. Discours d’experts et d’expertise. 2012, Berne, Peter Lang, 226 pages
Te xt e in t é g r a l
Texte intégral en libre accès disponible depuis le 19 m ai 20 16.
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Intitulé Discours d’experts et d’expertise et publié aux éditions Peter Lang en 20 12,
l’ouvrage dirigé par Isabelle Léglise et Nathalie Garric est venu com bler une lacune :
les recherches m enées en sociologie ou en science politique ont produit une
im posante bibliographie pour rendre compte de la place et du rôle des experts dans
les sociétés contemporaines, bibliographie diversifiée qui tout à la fois éclaire et
reflète les débats auxquels ont donné lieu leurs transform ations (place de l’expertise
dans l’élaboration des politiques publiques, relation des experts aux institutions,
m ontée en puissance d’une « expertise profane »…). Or les travaux m enés dans le
cadre théorique de l’analyse du discours ou dans des perspectives proches, s’ils
existaient à l’état dispersé, n’avaient pas encore été rassemblés dans un ouvrage
susceptible de fournir un aperçu des prin cipales directions de travail actuellem ent
explorées sur le sujet.
L’ouvrage se concentre sur les discours produits par des experts « patentés », ou «
en situation d’expertise », entendue ici comm e un dispositif com m unicationnel
spécifique articulant trois in stances : une autorité dotée d’une certaine légitim ité, une
instance « citoyenne » et une instance experte (p. 7). En ce sens, la production des
discours d’experts est envisagée en relation avec une situation d’énonciation bien
définie et ce positionnem ent constitue un m érite de l’ouvrage, qui articule par là la
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question des relations entre pouvoir et savoir (ou savoir-faire) à celle de la crédibilité
construite en discours. Il contribue pourtant aussi à dessiner deux limites du projet
éditorial, que l’on évoquera rapidem ent avant de souligner le grand intérêt des
contributions rassem blées.
Un certain nom bre de lecteurs regretteront peut-être que les liens avec les
recherches sociologiques et les débats qui les traversent ne soient pas suffisam m ent
explicités dans l’introduction (ou dans une conclusion générale) qui, sans renoncer à
un point de vue discursif, aurait pu opérer sur ce point des rapprochem ents plus
précis et développer des références qui restent un peu allusives dans les prem ières
pages. L’apport spécifique de l’analyse du discours serait d’ailleurs ressorti plus
nettem ent d’une m ise en perspective plus détaillée.
Autre effet restrictif des choix initiaux : en centrant la réflexion sur l’expertise
com me dispositif com m unicationnel, l’ouvrage dégage un certain nombre de
caractéristiques linguistiques et discursives observées dans les corpus étudiés, m ais
ne croise guère d’autres travaux, menés pourtant dans le m êm e cham p de recherche,
notam m ent les propositions faites par Roser Cusso et Corinne Gobin dans le
num éro 88 de la revue Mots. Les langages du politique (20 0 8) consacré aux «
discours experts » : en étendant la désignation aux discours institutionnels, c’est
m oins la fonction ou le rôle de l’expert qui y sont visés que l’analyse de ces discours
com me productions idéologiques, auxquelles contribuent construction de
l’évidentialité, étayage par la doxa aussi bien que légitim ation de la « rationalité »
politique. Une situation des contributions de l’ouvrage, qui m anient elles aussi de
telles catégories, par rapport à ces propositions, aurait été bienvenue.
Ces rem arques doivent être lues com m e des regrets plutôt que com me des réserves
car la discussion sur ces points aurait sûrem ent renforcé la portée de l’ouvrage et
elles n’affectent pas la cohérence du propos, construit autour de trois volets : les
m édias – et les relations entre journalism e et expertise – , la justice – et l’articulation
entre jugem ent et rapports d’experts – , l’expertise « scientifique » enfin – et la
relation au(x) savoir(s) dans les débats « citoyens ».
Aurélie Tavernier s’intéresse dans le prem ier chapitre à la m anière dont les
rhétoriques du journalism e d’inform ation m obilisent les discours d’experts et
singulièrem ent la parole rapportée du sociologue. Satisfaisant à la double prétention
à l’objectivité, d’une part, au traitement de la com plexité d’autre part, la m obilisation
de l’autorité du sociologue intervient de m anière privilégiée autour de thém atiques
spécifiques (fam ille et éducation, violences urbaines, conjugalité, tourism e estival) et
sous la forme différenciée de la citation, de l’interview ou de la tribune. Elle est ainsi
« convoquée pour opérer une requalification des faits journalistiques en catégories
d’analyse scientifique » (p. 38), où la « description objectivée » par le chiffre
alim ente une rhétorique positiviste (p. 40 ). Elle se fait aussi norm ative en passant du
diagnostic à la prescription, m ais apparaît en définitive davantage com m e un m oyen
de renforcer la crédibilité du journaliste que com m e une m anifestation de l’autorité
de l’expert lui-m êm e.
Pierre Lejeune s’intéresse quant à lui aux relations entre Notes de conjoncture de
l’Insee et articles de la rubrique économ ique du Monde et y observe un m ouvem ent
de convergence sym étrique : alors que Le Monde tend à abandonner la « rhétorique
d’expertise critique » qui le caractérisait (p. 49), relayant de plus en plus le discours
de l’institution, l’Insee, pour sa part, évolue vers un discours plus « vendeur » que
strictem ent scientifique. Cette fine étude diachronique, qui com pare la période
1987-1994 aux années 20 0 7-20 0 8, perm et d’observer les transform ations de l’ethos
des journalistes aussi bien que celui des experts et d’exam iner en particulier la part
accordée à l’évaluation et à l’axiologie dans les deux discours, et le déplacem ent de
l’un à l’autre de la dim ension argum entative du propos.
Le volet relatif à la justice s’ouvre sur une contribution de Caroline Protais,
consacrée à une controverse d’experts opposant deux collèges de psychiatres : la
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question posée est celle de l’im putation de responsabilité par les juges en fonction du
diagnostic psychiatrique posé par les experts, l’« abolition du discernem ent » étant
rarement prononcée. L’analyse m ontre com m ent la controverse étudiée se soutient
de « conceptions cliniques divergentes, en particulier concernant la définition
donnée à la réalité délirante » (p. 90 ) m ais aussi de positions différentes sur le lien
entre maladie m entale et com portement crim inel, et m êm e sur la possibilité d’une «
objectivité m édico-légale » (p. 95). L’empreinte du courant antipsychiatrique et de
l’approche critique de l’exclusion des m alades m entaux se lit dans l’une de ces
postures, tandis que l’autre se satisfait davantage d’une orthodoxie plus technicienne.
La rareté du non-lieu psychiatrique, sans pouvoir être rapportée à cette seule ligne de
clivage, comm e le rappelle la conclusion, reçoit ici un éclairage qui souligne les
enjeux sociaux des divergences théoriques et éthiques qui parcourent un tel corps
d’experts.
En s’attachant au contraire aux caractères partagés de l’expertise judiciaire,
Laurence Dum oulin m et en évidence un autre fonctionnem ent (évoqué par ailleurs
dans des travaux très différents qui ne sont pas cités ici par l’auteure, com m e ceux de
Robert Castel ou de Nicolas Dodier). Observation, constatation, explication dominent
en apparence dans le rapport d’expertise supposé alim enter la réflexion du juge sans
se prononcer sur les catégories juridiques. Au-delà pourtant de cette distinction de
principe entre fait et droit, il apparaît que la dim ension argum entative du propos fait
affleurer le jugem ent m oral, ainsi qu’une évaluation de la norm alité des
com portem ents (par exem ple dans le dom aine éducatif). Norm alisation tendancielle
et intériorisation (ou anticipation) des catégories de la qualification juridique
contribuent, dans cette perspective, à faire du rapport d’expertise une préfiguration
de jugem ent.
Dans le troisièm e volet de l’ouvrage, intitulé « Expertise et savoir », Frédéric
Lebaron fait tout d’abord rem arquer com m ent la discipline économ ique s’est
im posée com m e un acteur m ajeur de l’évaluation des politiques publiques en m êm e
tem ps que s’im posait le « m odèle anglo-saxon » qui avait établi sa position
dom inante aux États-Unis puis au Royaum e-Uni. Instances privées de représentation
professionnelle et institutions publiques de référence contribuent au succès d’une
pratique centrée sur le « chiffrage », la production d’indicateurs, le benchmarking…
C’est dans un tel contexte qu’il convient d’aborder le débat sur le « m odèle social
français » qui oppose schém atiquem ent un pôle libéral et un pôle social-dém ocrate ;
il aboutit pour ce dernier à la tentative de promouvoir un « modèle scandinave » et
une « flexisécurité » qui sont m obilisés dans des argum entations am biguës et
aboutissent, en définitive, à la valorisation paradoxale d’un modèle américain qui
s’im pose im plicitem ent com m e seule référence. La valorisation indirecte de ce
m odèle fait ainsi écho à l’am éricanisation de la discipline économ ique dans le cham p
académ ique.
C’est un paradoxe d’une autre nature qu’éclaire la contribution suivante, dans
laquelle Anna-Célia Disdier et Valélia Muni Toke se penchent sur l’exem ple de la
gestion du risque alim entaire. Mobilisé dans un contexte de controverse, le discours
d’expert s’éloigne constitutivem ent des catégories scientifiques (certitude,
probabilité) pour glisser vers un « jugem ent de plausiblité », mouvem ent que vient
renforcer l’appréhension qualitative (plutôt que quantitative) du risque par les
citoyens. La préférence donnée en France à une « gouvernance technique » exercée
par des institutions qui émettent des « avis » et des recom m andations explique la
faible m édiatisation de certains sujets relatifs au risque alimentaire et contraste avec
l’im plication plus grande du consom m ateur citoyen observée aux États-Unis. Bien
plus, contre-expertise et coconstruction des discours d’experts apparaissent com m e
un horizon com mun à l’ensemble des nouveaux m odèles de gestion du risque.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, rédigé par Marianne Doury et Marie-Cécile
Lorenzo-Basson, s’intéresse à la conférence de citoyens sur les OGM qui a eu lieu en
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Isabelle Léglise et Nathalie Garric éd. Discours d’experts et d’expertise
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France en 1999. Il s’agit ici d’exam iner le fonctionnem ent détaillé d’un dispositif de
démocratie participative et d’y interroger la légitim ité attribuée aux participants «
experts » ou « profanes » à travers les notions de cadrage et de rôle telles que
définies par Goffm an (p. 181). L’exam en de l’organisation séquentielle de la
conférence (formation puis conférence proprem ent dite, sous form e de tables rondes,
puis délibération, puis annonce publique de l’avis) n’est pas un sim ple préalable à
l’analyse puisque cette séquentialité est m entionnée dans le fil même des débats,
notam m ent par les experts. La distribution prévue des rôles contraint fortement le
déroulem ent des débats et place les experts sous le contrôle du président de séance
qui distille approbation ou réserves. Mais ce dispositif ne détermine pas entièrem ent
le déroulem ent des échanges qui laisse ém erger, dans les tables rondes, des prises de
position critiques ou polém iques entre citoyens et experts ou entre les experts
eux-m êm es, tendant à rétablir des formes de com m unication sym étrique. Les
enchaînem ents questions-réponses au contraire rétablissent l’asym étrie des
com pétences entre citoyens et experts. Ceux-ci sont égalem ent séparés par des
conceptions différentes de l’expertise, les experts valorisant la contradiction tandis
que les citoyens se défient des divergences d’analyse. Cette contribution constitue un
apport m ajeur à deux titres : tout d’abord parce qu’elle s’efforce de dégager les rôles
et la légitim ité des uns et des autres à partir d’une étude détaillée des échanges
observés dans le cadre d’un dispositif précis (dim ension qui souffre d’un effacem ent
relatif dans les travaux sur la dém ocratie participative, parfois plus attentifs aux rôles
prévus qu’aux interactions réalisées). Mais surtout, elle perm et d’exam iner ce
dispositif à l’échelle de ses différentes phases, différenciant fortem ent le
fonctionnem ent des tables rondes et celui des enchaînem ents questions-réponses.
En cela et à travers la diversité des cas étudiés, l’ouvrage m et en garde contre les
typologies généralisantes et les positionnem ents norm atifs qui parcourent parfois la
littérature scientifique relative à l’expertise.
Po u r cit e r ce t a r t icle
Référence électronique
Claire Oger, « Isabelle Léglise et Nathalie Garric éd. Discours d’experts et d’expertise », Mots.
Les langages du politique [En ligne], 104 | 2014, mis en ligne le 19 mai 2016, consulté le 12
juin 2014. URL : http://mots.revues.org/21652
Au t e u r
Claire Oger
Université Paris 13, Labsic (EA 1803)
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intégral]
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Isabelle Léglise et Nathalie Garric éd. Discours d’experts et d’expertise
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anthropologie des discours institutionnels [Texte intégral]
Paru dans Mots. Les langages du politique, 71 | 2003
D r o it s
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