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Le cercLe du détroIt, une régIon géohIstorIque sur La Longue durée darío Bernal casasola* De ahí que nosotros consideremos preferible llamar a este mundo fenicio occidental con el nombre de « círculo del Estrecho », evitando las diferenciaciones entre expansión fenicia en Marruecos y expansión fenicia en España o sur de Portugal1. S’il n’est pas toujours facile à l’archéologie de démontrer combien furent étroits les rapports entre l’Andalousie dans son ensemble et le Maroc dans son intégrité durant toutes les époques de l’Antiquité, il est plus aisé en revanche de constater la permanence des contacts2. LE DÉTROIT, UN ESPACE GÉOGRAPHIQUE SINGULIER La région du détroit de Gibraltar occupe une position stratégique3, en tant que lieu de connexion entre la mer Méditerranée et l’Atlantique et entre l’Afrique et l’Europe : c’est l’un des espaces les plus favorables qui soit au monde, pour susciter l’interaction humaine et la transmission des idées, pour assurer les contacts avec l’outre-mer. Jusqu’à la Révolution industrielle et la mécanisation de la navigation, son importance a été fondamentale, faisant de son contrôle l’objet de litiges à travers les siècles entre toutes les puissances qui ont navigué dans ses eaux, de la * 1. 2. 3. Professeur d’Archéologie à l’université de Cadix, Groupe de recherches Círculo del Estrecho: Estudio arqueológico y arqueométrico de las sociedades desde la Prehistoria a la Antigüedad tardia (PAI-HUM 440), membre de l’ANR Détroit. Tarradell 1960a, p. 61 : « C’est pour cela que nous considérons préférable de désigner ce monde phénicien occidental sous le nom de Cercle du Détroit, en évitant ainsi les différenciations entre l’expansion phénicienne au Maroc et l’expansion phénicienne en Espagne ou au sud du Portugal ». Ponsich 1975, p. 655. Ce travail est le résultat du programme Détroit-ANR-10-ESVS-009, « Le détroit de Gibraltar, à la croisée des mers et des continents (époques ancienne et médiévale) », et s’intègre aussi dans le cadre du développement du projet HAR2013-43599-P et HAR2015-71511-REDT du Plan National I+D+i/Feder du Gouvernement espagnol (Ministerio de Economía y Competitividad). La traduction en français est due à Diego Sánchez-Cascado. 8 DARío BERNAL CASASoLA Fig. 1 – Vue du détroit de Gibraltar depuis les côtes gaditaines de Tarifa montrant la proximité des montagnes du Rif. colonisation phénicienne jusqu’à Justinien, pour nous limiter au monde préislamique, qui est celui que nous abordons dans ces pages. Mais il resta une zone de conflit jusqu’à pratiquement la génération précédant la nôtre4. Les rapports entre les deux rives de ce bras de mer exigu étaient destinés à être intenses tout au long de l’Histoire, en raison même de leur configuration géologique. C’est un aspect qui encore aujourd’hui attire l’attention de ceux qui visitent la région pour la première fois et voient les côtes marocaines face au littoral de Tarifa avec une clarté remarquable (fig. 1) : une telle proximité est bien de nature à démystifier « l’africain », à lui ôter toute dimension exotique et lointaine. Dans cet environnement géographique, le rapprochement entre les sociétés du littoral a été un fait naturel, stimulé par les vents et les marées qui permettaient de se déplacer entre les deux rives sans grands efforts. À l’époque préhistorique, ces côtes ont même été plus proches entre elles puisque les glaciations provoquèrent une importante régression du niveau de la mer, un processus eustatique qui amena les eaux à des niveaux inférieurs à 120-130 m en-dessous du 4. D’intéressantes réflexions, avec une analyse diachronique, dans Alemany 2005. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 9 Fig. 2 – Représentation de la paléotopographie du Détroit pendant le Quaternaire – glaciation maximale –, où l’on observe la plus grande proximité de ses côtes et la présence d’îles (Ramos Muñoz, Bernal Casasola 2012, p. 131, d’après Collina-Girard 2001 ; 2006). niveau actuel : ce phénomène eut pour conséquence de rapprocher les deux rives jusqu’à une distance d’environ 10 km et même de provoquer l’apparition d’îles qui, semble-t-il, facilitèrent le déplacement dans la direction sud-nord des communautés de chasseurs-cueilleurs qui y vivaient (fig. 2). Ces transformations ont entraîné des migrations entre les deux continents depuis des temps immémoriaux, sans doute dès l’origine de l’Humanité, au Paléolithique, cette zone ayant été peut-être un « hot point » pour la « colonisation » de l’Europe depuis l’Afrique5. Cet espace singulier a en outre joué un rôle majeur dans la géographie mythique du monde antique, donnant naissance à de nombreux mythes et légendes, depuis les voyages d’Ulysse, dont certains se situaient dans ces parages, jusqu’au mythe de Géryon, en passant par celui de l’Atlantide, celui d’Hercule et d’Antée ou celui du Jardin des Hespérides, entre autres6. Une ambiance magique qui évoquait la fin du monde connu et l’accès aux eaux inquiétantes de l’Atlantique, turbulentes et obscures, délimitées par les Colonnes d’Hercule. 5. 6. Une monographie récente aborde, d’une manière remarquable, cette importante question dans sa globalité (Ramos Muñoz 2012, en particulier p. 187-197). Il existe une abondante littérature sur ce thème qu’aborde, entre autres, Gózalbes Cravioto E. 1993. 10 DARío BERNAL CASASoLA Ces aspects et d’autres comme, par exemple, la grande quantité de substances nutritives de ces eaux avec, en corollaire, l’importance des pêcheries, ont fait que ces côtes ont été densément peuplées tout au long de l’Antiquité et que, pour définir leurs relations mutuelles, on a créé le terme de Círculo del Estrecho [Cercle du Détroit], utilisé avec une grande justesse par certains et beaucoup moins par d’autres. Cette expression, dans tous les cas, doit faire l’objet d’une réflexion historique approfondie ; c’est pour cela que nous jugeons excellente l’idée de cet ouvrage collectif consacré à la pertinence de ce terme et de sa problématique7. Avant de présenter notre propre vision du concept et de la problématique qui s’y rattache, il nous paraît important de réfléchir à la naissance du terme, à son développement et à son évolution, en évaluant la manière dont il a été utilisé par les différents chercheurs. HISTORIOGRAPHIE DU TERME. DU GÉNIE DE M. TARRADELL À LA FLORAISON ACTUELLE Malgré l’abondante littérature relative à ce terme, il n’existe pas, à notre connaissance, de travail spécifique consacré à élucider l’arbre généalogique du Cercle du Détroit et, en particulier, à préciser son interprétation8. Il est évidemment impossible en quelques pages d’analyser en détail et d’une façon exhaustive cette problématique, qui est internationale (touchant surtout les chercheurs marocains, français et espagnols), diachronique et pluridisciplinaire, puisqu’elle concerne différentes questions sociologiques. Nous nous limiterons à dessiner le fil conducteur de ce qui a pu favoriser sa genèse et son développement et motiver son intérêt actuel. Tout ceci devra cependant faire l’objet d’une étude beaucoup plus approfondie lors de futurs travaux, orientés vers une analyse diachronique, le Cercle du Détroit dans la Préhistoire récente, puis aux époques phénicienne, punique et romaine. Que représente pour M. Tarradell le Cercle du Détroit ? Les années 1940 ou 1950 voient apparaître l’idée d’une région historique intégrant les deux rives du Détroit et basée sur les ressemblances culturelles profondes qui relient les sites andalous et marocains, spécialement dans la culture matérielle. Ici nous nous limitons, pour des raisons d’espace, à présenter deux exemples. Le premier est celui de P. Quintero Atauri qui, fraîchement arrivé à Tétouan, réalisa une synthèse de ses travaux précédents relatifs à cette zone et germe du 7. 8. Nous remercions très sincèrement M. Coltelloni-Trannoy de nous avoir invité à la réunion intitulée « Le Cercle du Détroit en question » (Maison de la Recherche, 14 janvier 2012). En 2008 et dans le cadre d’un projet bilatéral entre l’université Abdelmalek Essaadi et l’université de Cadix, on a sollicité l’AECID pour l’organisation d’un congrès thématique sur la définition du terme Cercle du Détroit, qui n’a pas pu avoir lieu par manque de financement. Nous tenons à remercier particulièrement pour leurs suggestions M. Bendala, J. Ramos Muñoz, L. Callegarin – qui nous a permis avec générosité de lire son manuscrit avant la publication de cette étude – et A. Arévalo González, ainsi que pour leurs compléments bibliographiques E. Gózalbes Cravioto, M. J. Parodi Álvarez, B. Raissouni, A. M. Sáez Romero et C. Vismara. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 11 futur catalogue du musée archéologique de Tétouan9. Il y réunit certains travaux publiés dans la revue Mauritania, qui portaient en grande partie sur la comparaison entre des objets puniques et romains du Maroc et ceux qu’il connaissait de première main de Cadix ou d’autres sites de la péninsule Ibérique. Ces comparaisons l’amenèrent à rapprocher des objets très similaires entre eux : masque d’océan de Lixus – phalère en bronze de Sancti Petri ; moules de céramiques d’Ibiza – matrices de Tamuda ; ou les tasses et bols à parois fines aux décorations à la barbotine trouvés à Tamuda et à Cadix10 (fig. 3). C’est ainsi qu’il commença à esquisser l’idée d’une koinè culturelle commune aux deux rives du détroit de Gibraltar, ce qui le conduisit à avancer, à propos du matériel de Lixus, l’affirmation suivante (en 1939) : « Les récentes fouilles et celles qui doivent être réalisées montreront que les civilisations de l’Andalousie et de cette partie du continent africain Fig. 3 – Céramiques romaines à parois fines provenant de Tamuda (en haut) et de Gades (en bas), utilisées par P. Quintero pour démontrer les rapports profonds entre les deux rives du détroit de Gibraltar (Quintero Atauri 1942b, pl. XVI). 9. 10. Quintero Atauri 1942a. Une méthode de travail très semblable à celle qu’utilisa M. Ponsich des décennies plus tard, par exemple pour illustrer les relations étroites entre les tombes « de tradition phénicienne » sur les deux rives du Détroit, comme celles de Carmona à Séville et de Mogogha Srira à Tanger, ou celles de Cadix et de la région de Tanger, dont les planimétries similaires (Ponsich 1975, p. 665-666, fig. 3-4) lui ont servi d’arguments. 12 DARío BERNAL CASASoLA ont évolué de façon similaire, peuplées par des peuples semblables et avec les mêmes influences raciales »11. on peut trouver cette conception relative aux intenses rapports hispano-maghrébins dans certains travaux antérieurs du chercheur, comme dans ses études qui analysent le monde funéraire de Cadix : … Les analogies entre la nécropole de Cadix et celles qui existent au Maroc, et l’identité des techniques industrielles qui caractérisent les objets retrouvés dans les environs de Melilla par M. Becerra et Fernández de Castro ainsi que dans les ruines de la Lixus phénicienne, sur le Loukkos, par M. Montalbán, montrent que les premiers habitants de l’île de Cadix étaient plus en contact avec ceux d’Afrique du Nord qu’avec les Ibères de la Péninsule12. C’est pour cela que l’on a récemment considéré P. Quintero Atauri comme « le premier archéologue du Cercle du Détroit » ou, du moins, comme l’un des précurseurs qui ont perçu l’importance de cette région historique dans l’Antiquité13. Si cet archéologue fut pendant les années 1940 le principal défenseur des relations étroites entre les côtes du Détroit, beaucoup d’autres l’ont suivi pendant la décennie suivante. Parmi eux R. Thouvenot qui, en 1953, réunit de façon systématique les témoignages des sources anciennes sur les relations entre l’Hispania et la Tingitana, et sur leurs antécédents pré-romains, en évoquant les nombreux voyages « bilatéraux » de rois maurétaniens et de Romains (Bogud, Sertorius…), ainsi que les échanges constants de populations : fondation de Traducta avec des effectifs de la colonia Augusta Zilil, cohortes de Tingitane recrutées en Hispania, honesta missio de militaires d’Hispanie d’après les diplômes militaires du Maroc ou personnalités diverses connues au Maroc par l’épigraphie lapidaire, sans oublier bien sûr les relations commerciales – monnaies hispaniques en Tingitane, amphores à huile de Bétique, pêcheries, métallurgie14… Tout ceci semble indiquer qu’il existait déjà avant M. Tarradell un courant historique important qui cherchait à évaluer les relations entre les deux rives du Détroit en s’appuyant sur des indices historiques et archéologiques. 11. 12. 13. 14. Quintero Atauri 1942c, p. 19, n. 2 : « los recientes trabajos de excavación y los que han de efectuarse, demostrarán cómo Andalucía y esta parte del Continente africano marcharon a la par en su civilización, habitados por pueblos semejantes y con las mismas influencias raciales ». Quintero Atauri 1926, p. 9 : « … Las analogías entre la necrópolis de Cádiz y las que existen en Marruecos y la identidad de técnica industrial entre los objetos hallados en los alrededores de Melilla por los señores Becerra y Fernández de Castro y en las ruinas de la Lixus fenicia, sobre el Lucus, por el señor Montalbán, demuestran que los primeros pobladores de la isla gaditana estaban más en contacto con los del Norte de África que con los íberos de la Península ». Bernal Casasola 2011, p. 209-210. P. Quintero Atauri est une figure clé pour la connaissance de l’évolution ultérieure de l’archéologie des deux côtés du Détroit ; il n’a pas à notre avis obtenu la reconnaissance qu’il méritait au niveau historiographique sur cette question, éclipsé par d’autres personnalités plus prestigieuses au plan académique et international. Ces dernières années ont consacré d’importants efforts pour redonner sa vraie dimension à son image, à sa carrière et à sa production, surtout grâce à M. J. Parodi Álvarez (2008c, entre autres ; et en particulier Parodi Álvarez, Gózalbes Cravioto E. [dir.] 2011) : sa thèse de doctorat, Arqueología e institucionalización del Patrimonio en el Norte de África occidental. Pelayo Quintero Atauri (1939-1946), est en cours à l’université de Cadix sous la direction du Dr. J. Ramos Muñoz et de moi-même. Thouvenot 1954, p. 382-383. Dans ce même congrès de 1953 ont été présentés d’autres travaux qui abordaient la même question (Balil 1954 ; García y Bellido 1954) : on y observe des points de convergence qui sont peut-être le fruit des contacts noués lors de ces journées de Tétouan. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 13 on considère traditionnellement que M. Tarradell créa la formule Cercle du Détroit en 1960, dans son important travail consacré à la présence punique au Maroc, et c’est cette référence qui est indiquée par divers auteurs contemporains15. Cependant, dans le manuscrit de son célèbre Marruecos Púnico (fig. 4), il indique clairement que la première version du texte a été écrite et remise pour impression en août 1955 : dans l’introduction, il mentionne explicitement que « diverses circonstances, indépendantes de la volonté de l’auteur, ont retardé l’édition du texte que nous avons remis il y a presque quatre ans… ». Cette seconde version, qui est datée d’avril 1959, fut réalisée non plus à Tétouan comme la première, mais à Barcelone. L’auteur indique expressément que le schéma initial fut retouché : Nous avons révisé notre original, en essayant de le mettre à jour par rapport non seulement aux résultats des récents travaux de terrain, mais aussi à ce qui peut découler de plusieurs livres apparus les quatre dernières années, certains d’entre eux très importants sur la question des contacts phénico-puniques avec le Maroc. on peut craindre que l’unité du texte ait souffert à un certain moment de ces révisions, mais Fig. 4 – Couverture du livre de M. Tarradell (1960) considéré comme le manuscrit dans lequel il présente le concept à la communauté scientifique. 15. D’importants efforts de rétrospective historique sur le professeur M. Tarradell et sa grande production scientifique ont été réalisés ces dernières années (Padró et alii [dir.] 1993 ; Llobregat Conesa 1995, entre autres), mais cet aspect est resté dans l’ombre. 14 DARío BERNAL CASASoLA d’un autre côté, les lignes générales de notre pensée, exposées en 1955, se sont vu presque toujours renforcées par les nouvelles données, de sorte que les retouches et les ajouts actuels n’ont pas modifié fondamentalement ce que nous avions écrit16. Il est par conséquent difficile de savoir avec certitude – en l’absence du manuscrit original de 1955 – si les références au Cercle du Détroit datent bien de cette année-là ou ont été introduites lorsque l’œuvre fut révisée en 1959. Voyons quelles sont ces dernières pour nous faire une idée de ce que l’auteur pensait. Parmi plus de vingt citations faisant référence au détroit de Gibraltar dans l’œuvre, il convient de souligner les suivantes, qui définissent clairement ce que le chercheur catalan voulait dire lorsqu’il utilisait ce qualificatif : - « Il semble que les côtes algériennes et marocaines de la Méditerranée n’ont pas eu de centre phénicien d’importance. Par contre, [les Phéniciens] ont été très intéressés par la zone du détroit de Gibraltar et l’entrée de l’océan. Là ils créèrent un vaste espace d’activité qui comprenait, outre les territoires du nord-ouest du Maroc, ceux du sud de la Péninsule, en formant ce que l’on pourrait appeler la grande unité du Détroit, dont le centre urbain fut la ville de Gadir, actuellement Cadix »17 . - En étudiant la nécropole de Tipasa, il affirme que « les produits céramiques trouvés dans les tombes montrent l’existence d’une fabrication locale, quelque peu différente de celle qui est typique de Carthage et qui permet de l’identifier comme formant partie d’un cercle de culture matérielle que nous retrouverons sur le littoral algérien et marocain et même au-delà du détroit de Gibraltar »18. - « C’est pour cela que nous jugeons préférable d’appeler ce monde phénicien occidental du nom de “Cercle du Détroit”, en évitant les différenciations entre l’expansion phénicienne au Maroc et l’expansion phénicienne en Espagne ou dans le sud du Portugal »19. - « Les côtes marocaines étant rattachées à ce que nous pourrions appeler le Cercle du Détroit, c’est-àdire l’Extrême-occident de la zone qui a intéressé les Phéniciens, dont la capitale morale et économique a été la ville de Gadir (Cadix), les problèmes historiques du Maroc de l’époque ne peuvent pas être abordés uniquement à partir du matériel fourni par le pays ou par les textes qui font référence à celui-ci. 16. 17. 18. 19. Tarradell 1960a, p. 9-10 : « Hemos revisado nuestro original, procurando ponerlo al día en relación no sólo con los resultados de los recientes trabajos de campo, sino también de lo que puede derivarse de varios libros y artículos aparecidos en estos últimos cuatro años, algunos de ellos muy importantes para los problemas de los contactos fenicio-púnicos con Marruecos. Es de temer que quizá la unidad del texto habrá sufrido, en algún momento, de estas revisiones, pero, por otra parte, las líneas generales de nuestro pensamiento, expuestas en 1955, se han visto reforzadas casi siempre por los nuevos datos, lo que ha permitido que los retoques y adiciones actuales no hayan alterado el fondo de lo que teníamos escrito ». Ibid., p. 25 : « Las costas argelinas y marroquíes del Mediterráneo no parece tuvieran ningún centro fenicio importante. En cambio les interesó mucho la zona del Estrecho de Gibraltar y la entrada del océano. Aquí crearon un gran centro de acción que comprendía, además de los territorios del NW de Marruecos, los del S. de la Península, formando lo que podríamos llamar la gran unidad del Estrecho, cuyo centro urbano fue la ciudad de Gadir, hoy Cádiz ». Ibid., p. 50 : « los productos cerámicos hallados en las tumbas demuestran la existencia de una fabricación local, algo diferenciada de la típica cartaginesa y que permite filiarla como formando parte de un círculo de cultura material que hallaremos en el litoral argelino y marroquí hasta pasado el Estrecho de Gibraltar ». Ibid., p. 61 : « De ahí que nosotros consideremos preferible llamar a este mundo fenicio occidental con el nombre de “Círculo del Estrecho”, evitando las diferenciaciones entre expansión fenicia en Marruecos y expansión fenicia en España o sur de Portugal ». LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 15 Il faut plutôt considérer le problème d’une façon plus vaste, en incluant tout cet espace géographique dans lequel le sud de la péninsule Ibérique joue un rôle majeur. Nous serons donc constamment obligés de faire référence à ces territoires »20. - En parlant du déclin de la céramique à vernis rouge phénico-punique, il indique que « lorsque le déclin perceptible de ce que nous avons appelé le cercle de la colonisation occidentale se produit, les aspects relatifs à l’expansion romaine apparaissent »21. - « Même s’il existe, comme nous venons de le voir, des témoignages écrits sur la fabrication du garum dans le cercle de Cadix et son exportation en Méditerranée orientale… »22. Il semble donc évident que l’expression Cercle du Détroit avait déjà été créée dans cet ouvrage, même si elle y apparaissait encore un peu floue et si elle admettait des équivalents ou des synonymes, tels « unité du Détroit », « cercle de colonisation occidentale » ou « cercle de Cadix ». Pour M. Tarradell, il s’agissait d’une zone très vaste correspondant à l’aire de colonisation phénicienne occidentale, allant de l’Algarve à oran et de Mogador à l’Ibérie méridionale ; il la limitait à l’époque coloniale archaïque, mais sans exclure certains développements ultérieurs. Nous avons trouvé une référence intéressante, publiée en 1957 (et donc écrite plusieurs mois plus tôt) dans le tome 5 de la revue Tamuda, qui montre clairement qu’il songeait déjà à cette époque à cette terminologie. À la fin de son article sur le peuplement dans la vallée du Martil – région de Tétouan – et en évaluant la problématique historico-archéologique de Sidi Abdeslam, Kitzán et Tamuda, il commente : La région faisait partie, au niveau culturel et économique, de ce que nous pourrions appeler le Cercle du détroit de Gibraltar, dominé par les commerçants phéniciens et carthaginois, avec Cadix pour capitale, et de façon secondaire Tanger et Lixus. Elle a perduré avec des caractéristiques propres même après la deuxième guerre punique avec de forts apports indigènes ibéro-tartessiens dans la zone hispanique et berbéro-maurétaniens dans la zone marocaine23. 20. 21. 22. 23. Ibid., p. 212 : « Ligadas las costas marroquíes a lo que podríamos llamar el círculo del Estrecho, osea el extremo occidente del área que interesó a los fenicios, cuya capital moral y económica fue la ciudad de Gadir (Cádiz), los problemas históricos del Marruecos de la época no pueden ser tratados a base solamente de los materiales proporcionados por el país o por los textos que a éste se refieran, sino que hoy es preciso enfocar el problema de modo más amplio, comprendiendo todo este espacio geográfico en el que el sur de la Península Ibérica juega un papel principal. Constantemente, pues, nos veremos obligados a referirnos a estos territorios ». Ibid., p. 248 : « cuando declina visiblemente lo propio de lo que hemos llamado el círculo de la colonización occidental, entra lo relacionado con la expansión romana ». Ibid, p. 256 : « aunque existen, como acabamos de ver, testimonios escritos de la fabricación de garum en el círculo gaditano y su exportación al Mediterráneo oriental… ». Tarradell 1957, p. 273 : « La comarca formaba parte, en lo cultural y económico, de lo que podríamos llamar el círculo del Estrecho de Gibraltar, dominado por los marineros mercaderes fenicios y cartagineses, con capitalidad en Cádiz, y secundariamente en Tánger y Lixus, y que perduró con características propias aún después de la segunda guerra púnica y con fuertes aportaciones indígenas ibero-tartesias en la zona hispánica y bereber-mauritánicas en la marroquí ». 16 DARío BERNAL CASASoLA Dans les années suivantes, on retrouve aussi certaines citations, comme dans le tome 6 de la revue Tamuda, faisant allusion au « cercle phénicien » ou au « cercle phénicien d’occident »24, qui démontrent que l’expression, pourtant déjà inventée, n’était encore utilisée que timidement : M. Tarradell ne l’avait pas encore complètement incorporée à sa production scientifique. Il l’avait certes bien à l’esprit au cours du Congreso Arqueológico del Marruecos español qui s’est tenu à Tétouan en 1953, mais elle n’avait pas encore éclos, dans la mesure où elle n’apparaît pas dans les trois travaux qu’il signe seul ou avec son collègue marocain A. M. Mekinasi dans les Actes25. Il est vrai que cette absence pourrait se justifier par la thématique concernée, puisque c’est uniquement dans le premier article qu’il aborde la problématique du monde tardopunique / romain-républicain. Cependant, elle n’existe pas non plus dans le long dossier qu’il consacre au congrès dans les Actes, en tant que secrétaire. D’autres travaux de la même année semblent confirmer que ce chercheur n’avait pas encore intériorisé l’idée : ainsi l’absence de références sur le sujet dans le Guía Arqueológica del Marruecos español qu’il réalisa lors dudit congrès archéologique à Tétouan26. Nous retrouvons ces mêmes absences dans son travail publié à Salamanque en 1954, qui constitue la production la plus vaste et la plus complète qui soit sur son activité archéologique au Maroc jusqu’à cette date27. Même si nous n’avons pas réalisé une analyse exhaustive de toutes les publications du professeur M. Tarradell pendant les années 1950, nous avons tendance à penser que la naissance du terme s’est produite entre 1955 et 1957. Nous disposons en effet de la datation postquem dérivée des absences repérées dans les travaux de l’année antérieure, ainsi que de l’antequem de l’été 1957 : en effet, dans le travail cité précédemment sur le peuplement de la vallée du Martil, il fait des références explicites à l’été de cette même année28. Il est très probable que ces termes sont apparus pour la première fois dans le manuscrit original de son Marruecos Púnico, en 1955, même s’il est aussi vrai que dans ce livre les références au Cercle du Détroit pourraient avoir été ajoutées lors de la révision de 1959, après que le concept eut mûri au cours de ces années. Ce qui semble néanmoins évident, c’est qu’il a créé ce concept pendant son séjour au Maroc, avant de partir pour Valence, et que ce fut le résultat de son expérience en Afrique du Nord. Il devait se charger, des années plus tard, de le diffuser dans les milieux universitaires29. Par la notion de Cercle du Détroit, M. Tarradell voulait faire référence au monde phénicien occidental et à la permanence de cette réalité culturelle à l’époque punique. Il est malaisé d’en donner une traduction graphique car il n’a jamais tracé, à notre connaissance, de carte délimitant cet espace. Nous présentons un schéma (fig. 5) qui résulte des propositions de M. Tarradell et des réalités phéniciennes les plus significatives, certaines d’entre elles n’étant pas connues à l’époque – comme Abul – mais appartenant au cercle défini par M. Tarradell. Il incluait les côtes algériennes comme il le reconnaissait explicitement : « le cercle phénicien d’Extrême-occident qui va dans 24. 25. 26. 27. 28. 29. Tarradell 1958, p. 84, 86. Tarradell 1954a ; 1954b ; Tarradell, Mekinasi 1954. Tarradell 1953. Tarradell 1954c. Tarradell 1957, p. 252, n. 2, p. 265. Par exemple Tarradell 1968. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 17 Fig. 5 – Proposition de représentation cartographique de la délimitation du Cercle du Détroit pendant la période phénico-punique d’après M. Tarradell. sa partie africaine, du littoral algérien jusqu’à Mogador et dont les grands centres urbains furent Cadix et Lixus »30. Ce fut la délimitation primitive du Cercle du Détroit ; comme tout concept historique, il s’est nuancé et enrichi au fil du temps – nous aurons l’occasion de le montrer par la suite. Le « Circuit » et le « consortium commercial hispano-maurétanien » d’après M. Ponsich M. Ponsich a consacré une grande partie de sa vie à étudier l’occupation punique et romaine du détroit de Gibraltar, avec une production scientifique très vaste sur l’Andalousie et la vallée du Guadalquivir, et une connaissance archéologique de première main du nord du Maroc31. Sa relation directe avec M. Tarradell, sa connaissance des sites et ses propositions sur la corrélation entre les deux rives du Détroit, l’ont incité dès le début à adopter les mêmes thèses. C’est ce qui apparaît comme évident dans l’avant-propos du traité sur le garum, écrit par les deux chercheurs en 1965 : Cette zone de l’Espagne méridionale […] ses côtes et celles de l’Afrique du Nord qui lui font face furent aussi bien phéniciennes que romaines, présentant ainsi une certaine unité économique même quand elles furent politiquement et administrativement séparées comme pendant presque toute la période romaine. Cette unité est particulièrement frappante dans le cas de l’industrie de la pêche tout entière fondée sur l’exploitation de la mer32. 30. 31. 32. Tarradell 1960b, p. 259 : « círculo fenicio del Extremo occidente, que por el lado africano va desde las costas argelinas hasta Mogador y cuyos grandes centros urbanos fueron Cádiz y Lixus ». De Sancha 1991 ; Blázquez Martínez 2006. Ponsich, Tarradell 1965, p. 4. 18 DARío BERNAL CASASoLA Parmi les nombreux travaux de ce chercheur33, nous en retiendrons un qui à notre avis synthétise en toute clarté son approche du thème34, dans la mesure où ailleurs les références à cette formule apparaissent habituellement de façon indirecte et dans le cadre d’observations à caractère général. Dans ces pages, en effet, il dénombre cinq apports qui nous paraissent essentiels pour sa redéfinition du Cercle du Détroit : similitude terminologique, proposition cartographique, évaluation de la diachronie, aspect commercial et subordination entre les deux territoires. Dans ses travaux, M. Ponsich n’a pas recours habituellement à l’expression Cercle du Détroit, mais à l’expression Circuit du Détroit, qu’il utilise surtout en français mais qui apparaît aussi traduit plusieurs fois en espagnol35. S’agit-il de concepts différents ? Est-ce la notion de M. Tarradell, mais avec des nuances ? Si on lit avec attention son texte, on observe que le terme est à l’évidence un synonyme du Cercle du Détroit : - « L’impact de cette civilisation dite “du vase campaniforme” a d’ailleurs largement dépassé le Circuit du Détroit… »36. - « Il fut primordial pour les Phéniciens, dès le début de leur occupation et dans la perspective d’une économie future unissant les deux régions au sein du Circuit du Détroit »37. - « La navigation et les relations atlantiques incorporent, dans le Circuit du Détroit, le nord du Maroc qu’on voit uni à Gadir et à l’ancien royaume de Tartessos »38. - « … grâce au commerce entretenu par les Puniques d’Andalousie, les relations du Circuit du Détroit ont permis que… »39. - En parlant des changements pendant l’époque d’Auguste et Juba II, il indique que « … dès ce moment-là le Circuit du Détroit est incorporé définitivement dans un “tout” méditerranéen sous la tutelle économique et culturelle de Rome »40. - Lorsqu’il analyse l’insuffisance des données sur les salaisons de Tingitane, il juge que « le label gaditain donné au garum semble annexer toute la production du Circuit du Détroit et enlever aux productions africaines l’opportunité d’être appréciées »41. De fait, nous pouvons partir du principe selon lequel l’expression de M. Tarradell, Círculo del Estrecho, est équivalente au Circuit du Détroit de M. Ponsich, car elles apparaissent chaque fois en référence à la délimitation du même espace géographique uni par de nombreux liens socio-économiques. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41. Nous renvoyons aux pages du supplément no 3 de la revue Gerión pour une rétrospective historique de son œuvre. Ponsich 1975. Par exemple Ponsich 1988, p. 60, 231. Ponsich 1975, p. 659. Ibid., p. 662. Ibid., p. 667. Ibid., p. 670. Ibid., p. 673. Ibid., p. 680. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 19 Fig. 6 – Illustration graphique du Cercle du Détroit (d’après Ponsich 1975, p. 656, fig. 1). L’une des nouveautés de son travail est que ce chercheur est le premier – ou l’un des premiers – à avoir dessiné le Cercle. C’est ce qu’il fait lorsqu’il explique les similitudes géographiques et biotiques notables entre les deux rives : pour illustrer la parenté géologique entre les chaînes pénibétiques et les montagnes du Rif, il dessine une carte sur laquelle il trace un cercle (fig. 6). Même s’il ne le dit pas explicitement dans le texte, les limites de ce dernier sont très claires : Lixus au sud, Séville au nord, une partie de l’Algarve à l’ouest et la côte de Malaga et de Tétouan à l’est. Cette délimitation est précisée plus loin de manière indirecte par l’auteur lui-même : en analysant la problématique du vase campaniforme, il indique que les civilisations qui l’ont utilisé sont allées au-delà du Cercle du Détroit, « puisque nous le retrouvons le long du littoral atlantique très au sud de Casablanca » ; et il fournit à l’appui la carte de répartition des vases campaniformes42. La délimitation qu’il propose se signale par un espace plus restreint que celui de M. Tarradell et par une composante atlantique très marquée. Il s’agit-là d’une orientation que l’on peut entrevoir aussi dans son travail, quand il insiste sur la fertilité des eaux de l’océan et sur le haut degré d’urbanisation de son littoral, contrastant avec la rudesse et l’isolement de la façade méditerranéenne du Maroc. 42. Ibid., p. 659, fig. 2. 20 DARío BERNAL CASASoLA Le troisième aspect que nous considérons comme important dans l’apport de M. Ponsich est l’introduction du facteur diachronique : ce chercheur envisage le Circuit du Détroit depuis la Préhistoire récente, puis au cours des époques phénicienne et « carthaginoise » jusqu’à la « romanisation », puisque les citations mentionnées supra sont insérées tout au long des quatre parties chronologiques qui divisent son essai (respectivement chapitres II, IV, V et VI). De fait, la nouveauté a consisté pour lui à étendre l’appellation à l’époque romaine, tandis que M. Tarradell la limitait aux époques punique ou punico-maurétanienne. Une autre référence en est une bonne illustration : « …Les Phéniciens, fraîchement arrivés […] ont développé sur les deux continents des usines de salaison, dont les relations ont été à l’origine du célèbre “Circuit du Détroit” qui a persisté pendant toute la période d’occupation romaine, en marge des aléas politiques »43. Nous devons également attribuer à cet historien français la « commercialisation » du terme ou, si nous préférons, la dimension clairement commerciale qu’il attribue aux relations entre le littoral européen et le littoral maghrébin du Détroit. Lorsqu’il parle des ressemblances notables de l’industrie de la pêche et des conserves sur les deux rives, il attribue au commerce le rôle de trait d’union, associé à d’importants échanges de population saisonniers44. Comme nous le savons, une bonne partie de sa production scientifique abordait fondamentalement deux thématiques de type productif : la production oléicole et les besoins halieutiques. Les modèles de gestion et de commercialisation des excédents alimentaires dans le cadre du commerce transméditerranéen ont pu s’organiser, d’après ce chercheur, autour d’un « consortium » qui aurait administré les deux rives, comme il le cite souvent, surtout lorsqu’il s’agissait de la pêche et des industries de salaisons45. Ce « consortium commercial hispano-maurétanien » fut défini dans ses Recherches archéologiques à Tanger et dans sa région46 : l’influence de ce modèle sur la recherche espagnole fut immédiate et durable, depuis J. M. Blázquez Martínez47 jusqu’à nos jours48. Dernier apport important, la dépendance commerciale de la Mauretania tingitana à l’égard de la Baetica : « … cette dépendance provient d’une similitude géographique étonnante »49. Le chercheur français propose d’en chercher les origines à l’époque préhistorique, « à l’âge du Bronze où la côte ibérique se révéla beaucoup plus avantagée. Pour la première fois dans leur évolution, et dès cette époque reculée, un déséquilibre s’inscrit dans les moyens de vie offerts aux deux peuples et l’on devine déjà la suprématie de l’Andalousie sur le Maroc »50. Les citations 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. Ponsich 1988, p. 231 : « Los fenicios, recién llegados… desarrollaron en ambos continentes factorías de salazón, cuya relación dio origen al famoso “Circuito del Estrecho” que se mantuvo durante todo el periodo de ocupación romana, al margen de las vicisitudes políticas ». Ponsich 1975, p. 677, mentionne même l’« union économique des deux provinces à l’époque romaine ». Ponsich 1988, p. 232. Ponsich 1970, p. 238, 258, 282, 287, 290. Blázquez Martínez 1978, p. 177-178. Aspect abordé de nombreuses fois par E. Gózalbes Cravioto, qui est l’un des spécialistes de l’économie de la Tingitane (1997) ; il faut se reporter à son ouvrage récent pour approfondir cette question (Gózalbes Cravioto E. 2012, p. 93). Il convient également de consulter les résultats de la thèse de doctorat de L. Pons Pujol (Pons Pujol 2009). Ponsich 1975, p. 655. Ibid., p. 660. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 21 suivantes indiquent bien que cette dépendance vis-à-vis de la péninsule Ibérique continua, selon lui, aux époques phénico-punique et romaine : - « Les régions privées de métaux, comme le Maroc, se mettront sous la tutelle de l’Andalousie et les deux régions, unies par la géographie jusqu’alors, noueront pour longtemps des liens économiques et commerciaux »51. - En évoquant l’époque punique, il explique que « Gadir, plus que jamais capitale de l’Extrême-occident, devenue carthaginoise, verra se renouveler son influence sur le Maroc et plus que jamais les sites ruraux du nord du Maroc offriront une similitude étonnante avec ceux de la vallée du Guadalquivir »52. - Face aux richesses de la Bétique d’après Strabon « … l’on ne peut qu’être étonné du silence qui enveloppe la province du Maroc si proche, comme si celle-ci était complètement dépendante de la première, ainsi qu’un satellite… »53. - « Plus tard, le silence des textes sur les qualités effectives de la Maurétanie tingitane est surprenant, malgré certaines titulatures officielles : les éloges, les citations tendant à manifester l’admiration qu’elle suscite sont pour la province de Bétique et, dans son ombre, sa voisine vit en satellite »54. - Lorsqu’il analyse l’économie de la province il conclut que « la supériorité économique et politique de la Bétique est évidente »55. Comme nous le verrons dans la partie suivante, nous pensons que ce dernier aspect de sa production bibliographique a provoqué une grande confusion parmi les chercheurs : on a parfois confondu le concept global de Cercle du Détroit (vaste région historique présentant de nombreuses concomitances culturelles en diachronie sur les deux côtés du Détroit), avec le sens restrictif que M. Ponsich donnait au « consortium commercial » hispano-maurétanien, qui impliquait la dépendance des territoires tingitans par rapport à l’Hispania. on a ainsi placé les deux notions sur un pied d’égalité, ce qui fut source de malentendus. La génération d’archéologues et d’historiens (entre 1988 et le XXIe siècle) : l’héritage du Circuit du Détroit Analyser la répercussion et l’oubli, l’acceptation et le rejet de la formule Cercle du Détroit dans l’actuelle génération d’historiens et d’archéologues est un travail qui reste à faire, en examinant notamment la croissance exponentielle des articles et des essais depuis 1985 jusqu’à nos jours. Nous nous limiterons à présenter certains faits marquants sur l’ensemble de cette 51. 52. 53. 54. 55. Ibid., p. 661. Ibid., p. 668. Ibid., p. 672. Ibid., p. 679. Ibid., p. 680. 22 DARío BERNAL CASASoLA période56, en soulignant ce qui est le plus significatif et en essayant ainsi d’évaluer les diverses tendances de façon diachronique ; nous insisterons particulièrement sur la situation actuelle, celle que nous connaissons le mieux et à laquelle nous sommes le plus fortement lié. Ce que l’on remarque tout d’abord dans la littérature spécialisée que nous avons pu rassembler, c’est l’absence d’une analyse épistémologique approfondie du terme. Chaque auteur l’a utilisé soit pour délimiter le cadre géographique de recherche dans la zone du détroit de Gibraltar – signification le plus couramment donnée à la périphrase –, soit pour faire référence à la zone commerciale, qu’elle soit placée ou non sous la domination de Gadir à l’époque punicomaurétanienne, soit en lui donnant encore d’autres significations. Nous disposons à ce sujet d’un bon indicateur pour les années 1980 et le début des années 1990 : les deux congrès internationaux El Estrecho de Gibraltar, qui eurent lieu à Ceuta, respectivement en 1987 et 1990. La présence de l’expression Cercle du Détroit dans la littérature de ces congrès est minime ou, si l’on préfère, pratiquement inexistante. À peine deux titres parmi les plus de quatre-vingts articles du tome I (Préhistoire et Antiquité) dans le premier cas, les deux faisant référence, directement ou indirectement, à la colonisation phénicienne occidentale57 ; et dans le second cas elle apparaît dans une unique contribution du volume d’Archéologie classique et histoire ancienne58. Si l’on ajoute que certains des chercheurs les plus prolifiques dans le domaine n’utilisaient pratiquement pas ce terme59, la conclusion pourrait être qu’il était pour ainsi dire oublié. La publication d’El Círculo del Estrecho veinte años después est intéressante à cet égard : on y présente une délimitation cartographique « orientalisée » du Cercle du Détroit, c’est-à-dire un espace plus développé sur la Méditerranée que sur l’Atlantique60 (fig. 7). Les auteurs, M. FernándezMiranda et A. Rodero, y indiquent explicitement que leur but était « d’actualiser et ré-ouvrir le débat autour du concept “Cercle du Détroit” […] en définitive, de contribuer à la définition de cette singularité régionale déjà classique par une approche de type économique et dans le contexte des événements politiques qui ont lieu entre le VIe siècle avant J.-C. et la dernière guerre punique »61. En utilisant les amphores et l’industrie des conserves comme indicateurs commerciaux, ils concluent pour cette période « qu’avec des limites géographiques peut-être plus restrictives que celles proposées dans le passé par M. Tarradell, il ne semble pas incongru d’affirmer qu’entre 56. 57. 58. 59. 60. 61. Pour des raisons d’espace, nous n’avons pas pu inclure, évidemment, tous les travaux qui abordent cette question ; nous avons choisi pour critère de sélection ceux qui citent explicitement dans leur titre la référence au Cercle du Détroit, ou dont le contenu aborde systématiquement cette question et sa problématique. Consulter la bibliographie en fin de volume. osuna 1988 ; Garrido Roix 1988, p. 402. Fernández-Miranda, Rodero 1995. Tel est le cas de F. López Pardo et E. Gózalbes Cravioto. Les auteurs se réfèrent explicitement au « Cercle du Détroit tel que l’imaginait M. Tarradell, c’est-à-dire un espace défini environ à partir de la hauteur de l’actuelle province d’Almería vers l’occident » (Fernández-Miranda, Rodero 1995, p. 4), ce qui justifie – selon leur critère – une telle représentation graphique. Fernández-Miranda, Rodero 1995, p. 4 : « actualizar y abrir de nuevo la discusión en torno al concepto “Círculo del Estrecho” […] en suma contribuir a la definición de esa ya clásica singularización regional desde un planteamiento de carácter económico y en el contexto de los sucesos políticos que transcurren entre el siglo VI a.C. y la última guerra púnica ». LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 23 Fig. 7 – Le Cercle du Détroit (d’après Fernández-Miranda, Rodero 1995, p. 8, fig. 2). les VIe et IIIe siècles avant J.-C. la zone du détroit de Gibraltar, plus fortement et clairement sur son versant atlantique dans un premier temps, présente une personnalité archéologique… »62. Le travail de o. Arteaga Matute se situe dans un contexte chronologique similaire puisqu’il suppose l’existence d’une « Ligue punique Gaditaine » et révise le contenu conceptuel du terme Cercle du Détroit63. Fondamentalement, il considère que « … ce que nous appelons depuis la fin du VIe siècle avant J.-C. la “Ligue de Gadir” est un produit économico-politico-religieux du concept colonial du Cercle du Détroit […] lequel existait depuis les VIIIe-VIe siècles avant J.-C. […] qui connaîtrait, selon nous, à partir de 585-572 avant J.-C., une rupture par rapport à la souveraineté de Tyr… »64 : à partir de ce moment-là il disposa de sa propre autonomie, à la manière des poleis grecques. 62. 63. 64. Ibid., p. 14 : « con unos límites geográficos tal vez algo más restrictivos que los propuestos en su día por Tarradell, no parece descabellado afirmar que entre los siglos VI y III a.C. el área del estrecho de Gibraltar, quizás primero con más fuerza y claridad en su vertiente atlántica, presenta una personalidad arqueológica… ». Arteaga Matute 1994, p. 25, avec des mentions à plusieurs de ses précédents travaux. Ibid., p. 26 : « La que llamamos desde finales del siglo VI a.C. ‘Liga de Gadir’ es un producto económico-políticoreligioso del concepto colonial del Círculo del Estrecho... el cual existiendo desde los siglos VIII-VII a.C. […] para nosotros pasaría a conocer a partir del 585-572 a.C. una ruptura respecto de la soberanía de Tiro… ». 24 DARío BERNAL CASASoLA À la même époque, certains collègues marocains ont fréquemment utilisé le terme, comme c’est le cas dans la thèse de doctorat d’A. El Khayari. Dans ses conclusions, il expose que certains éléments de la culture matérielle de l’époque maurétanienne sur le site archéologique « …attestent de l’appartenance de Tamuda à la zone que M. Tarradell qualifie de Cercle du détroit de Gibraltar »65. Cette appellation n’est évidemment pas non plus passée inaperçue dans la recherche française, ce qu’illustrent des personnalités de l’envergure de J. Gran-Aymerich66. Lors du Congrès de Lixus et au fil de ses travaux sur Malaga et Cancho Roano, celui-ci présenta une double proposition : il distingue entre le Cercle du Détroit au sens strict – pour lui réduit au Détroit (fig. 8) – et l’espace qu’il nomme « théâtre Gibraltar », en envisageant un cadre géographique régional beaucoup plus vaste pour ce concept, d’après la géostratégie contemporaine. Ce dernier devait donc intégrer non seulement les relations maritimes (nord-sud et est-ouest), mais aussi l’hinterland et ses relations avec le littoral67. Même si sa proposition n’a pas trouvé un grand écho par la suite, la réalisation graphique de son « théâtre Gibraltar » nous semble très intéressante. Elle inclut quatre cercles d’influence évalués en kilomètres à partir d’un point de référence A – de 120, 200, 300 et 440 km respectivement – (B, C, D et E), et deux axes de connexion avec l’intérieur (F et G). En même temps, il convient de souligner son orientation « méditerranéo-centrique », avec des villes importantes sur les deux rives (fig. 8). Si nous comparons cette proposition à celle de M. Tarradell, nous observons qu’elles coïncident presque totalement, à l’exception de l’Algarve (qui est exclue). Parallèlement aux travaux cités, qui ont conservé l’esprit de M. Tarradell en se concentrant sur l’époque phénico-punique, nous remarquons l’apparition, au cours des années 1990, d’études qui étendent la chronologie – en suivant M. Ponsich – jusqu’aux époques maurétanienne, romaine et tardo-antique. Un bon exemple est le travail réalisé par des chercheurs de l’université de Séville. Ces derniers reconnaissent dans le Cercle du Détroit « une communauté d’intérêts entre le littoral atlantique des deux continents […] qui serait mise en évidence par la similitude du registre archéologique »68 ; ils établissent la survivance structurelle de cet espace depuis la période républicaine jusqu’à certains épisodes julio-claudiens, en se basant pour cela sur certains aspects économiques comme la similitude de l’industrie céramique ou la présence abondante sur la rive andalouse de monnaies frappées en Afrique du Nord. Il faut prendre en compte également une nouvelle approche, celle de N. Villaverde Vega, qui propose d’évaluer l’importance du Cercle du Détroit au IIIe siècle après J.-C. à la lumière des réformes et de la « crise » attribuée à cette époque : il applique tout spécialement le concept à la côte andalouse à commencer par Gades, en soulignant les relations intimes de cette dernière avec le littoral nord-africain eu égard au commerce maritime, à la production de conserves et à la présence militaire sur le limes69. Autant de propositions que ce même chercheur développa plus tard dans sa thèse de doctorat, en exposant des aspects tels que la « désarticulation du Cercle du 65. 66. 67. 68. 69. El Khayari 1996, p. 261. Gran-Aymerich 1992 ; 1995. Gran-Aymerich 1992, p. 59-60. Chaves Tristán et alii 1998, p. 1307 : « una comunidad de intereses entre el litoral atlántico de ambos continentes […] que se evidenciaría en la similitud del registro arqueológico ». Villaverde Vega 1992. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 25 Fig. 8 – Proposition du « théâtre Gibraltar » (d’après Gran-Aymerich 1992, p. 61, fig. 1). A. Aire centrale entre Calpe et Abyla. B. Démarcation à 120 km (1. Cadix, 2. Lixus, 3. Malaga, 4. Moulouya). C. à 200 km (5. Huelva, 6. Sebou-Thamusida-Banasa, 7. Vélez-Malaga, 8. Almuñecar, 9. île d’Alborán). D. à 300 km (10. Melilla, 11. Villaricos, 12. Moulouya). E. à 440 km (13. Carthagène, 14. Oran). Le grand axe F est celui du circuit terrestre intérieur entre la vallée du Guadalquivir et le Levant, avec comme sous-axes : F1. voie terrestre Guadalhorce-Ronda-Guadalete-Cadix. F2. Guadalhorce, AntequeraCorbones-Guadalquivir. F3. voie terrestre de la rivière Genil. Le grand axe G est celui du circuit terrestre majeur de Trik-es-Sultan entre la rivière Moulouya, côté Méditerranée, et le Sebou, côté Atlantique, par le corridor de Taza. 26 DARío BERNAL CASASoLA Détroit », résultat des changements économiques et commerciaux qui se sont produits dans la zone de Cadix avec la politique fiscale de la dynastie sévérienne : ils auraient provoqué la stagnation progressive de l’espace hispanique méridional et la perte d’un grand nombre de ses liens ancestraux avec la Tingitana70. Mentionnons aussi le chapitre intitulé « Activités de salaisons du Cercle du Détroit en Mauretania Tingitana : données amphoriques », dans lequel il analyse la problématique commerciale des deux rives71. Au cours des années 1990, j’ai moi-même étudié la validité du terme jusqu’à la fin du monde antique dans une thèse de doctorat, Economía y comercio de la Bética mediterránea y del Círculo del Estrecho en la Antigüedad Tardía a través del registro anfórico72. L’intitulé affirmait clairement que la zone orientale de l’Hispania méridionale – fondamentalement les territoires depuis environ Carteia jusqu’à l’est de la péninsule – semblait faire partie d’une autre réalité économique73. À Toulouse, en 1999, une thèse de doctorat, celle de L. Callegarin, analysait une problématique similaire sous le titre suivant : Gadir / Gades et le Circuit du Détroit : de la genèse à l’époque augustéenne. Il faut indiquer, pour finir, que M. Ponsich a continué pendant les années 1990 à revendiquer l’importance des contacts entre les deux rives et leur validité dans le cadre d’une analyse diachronique : « […] Mais c’est à l’âge du Bronze que se manifeste le point de départ d’un dialogue nord-sud suivi, désormais irréfutable, dans cette zone qu’il convient d’identifier comme le Circuit du détroit de Gibraltar »74. Dans l’Homenatge a Miquel Tarradell, il confirme ce même point75, en s’appuyant sur l’expérience et la certitude que lui apporta la confirmation de ses propres thématiques au fil des années. Depuis le début du XXIe siècle on observe une plus grande quantité de travaux, parallèlement à l’intensification générale de l’archéologie systématique et préventive au niveau international, en Espagne comme au Maroc, favorisée dans ce dernier cas par l’INSAP. Certains travaux utilisent l’expression Cercle du Détroit lorsqu’ils synthétisent la problématique de la pêche et des industries associées dans les deux rives du Détroit aux époques punique et romaine76, en lui conférant un contenu éminemment géographique. Un autre exemple est fourni par l’étude des ateliers de fabrication et de la circulation de monnaies sur les deux rives du Détroit, réalisée par L. Callegarin et F.-Z. El Harrif77. 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. Villaverde Vega 2001, p. 60. Ibid., p. 535-552. Bernal Casasola 1997, p. 4-9. Ce travail fait l’objet d’un mémoire de licence soutenu en 1994 à l’université autonome de Madrid par le même auteur, intitulé Ánforas tardorromanas y la dinámica comercial del Estrecho de Gibraltar en la Antigüedad Tardía: análisis comparativo de algunos contextos mauritanos y béticos, à la suite duquel nous avons jugé utile de réfléchir au concept de Cercle du Détroit. Ponsich 1995, p. 295. Ponsich 1993. Carrera Ruiz et alii 2000. Callegarin, El Harrif 2000. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 27 L’étude d’A. M. Niveau de Villedary y Mariñas est particulièrement significative. Elle est l’un des rares chercheurs à procéder à une analyse approfondie de la problématique pour l’époque punique78. Elle examine en détail (dans la rubrique intitulée « Vers la conceptualisation du Cercle du Détroit : de Tarradell à nos jours ») comment la prépondérance de la zone de Cadix a amené M. Tarradell à envisager l’existence d’une unité culturelle et économique sémitique en Extrêmeoccident, qui se différenciait de Carthage, proposition que A. M. Niveau de Villedary y Mariñas partage avec M. Tarradell. Cet espace permet de définir une aire socio-économique précise, ayant un caractère atlantique marqué et dont la visibilité archéologique est fournie par les témoignages de l’industrie de la pêche et des conserves, particulièrement à partir du VIe siècle avant J.-C. Elle se concrétiserait par la distribution des comptoirs de salaisons et des salines, par la géographie des ateliers de poterie et par la diffusion des amphores, de la monnaie fabriquée à Cadix et de la culture matérielle céramique, surtout la céramique de type Kouass79. Selon la proposition de ce chercheur, le Cercle du Détroit serait une zone géographique clairement délimitée ayant pour épicentre Gadir : « d’après les hypothèses que nous voulons démontrer, le Cercle du Détroit correspondrait à une région d’intérêt économique commun qui tourne autour de l’industrie de la pêche »80. C’est cet argument, celui des industries halieutiques, qui constitue précisément le fil conducteur de l’exposition Garum y salazones en el Círculo del Estrecho, organisée à Algésiras et qui essaya d’illustrer au milieu de la dernière décennie la convergence des intérêts économiques des deux côtés de cette importante région historique81. D’autres auteurs se sont manifestés à la même époque avec une orientation similaire en avançant que, même s’il ne s’agissait pas d’une véritable domination politique, l’hégémonie commerciale de Gadir dans le Cercle du Détroit devait être évidente. En témoignent l’industrie de la céramique de Gadir comme celles de Maurétanie (Kouass et Banasa surtout) et de Malaga : elles présentent une uniformité remarquable dans les productions et les ateliers ainsi que dans les associations de mobilier régional par période, même si on ne trouve pas dans le domaine archéologique d’indices clairs de la domination territoriale de Cadix sur les autres villes du Cercle82. Ce travail envisage la continuité du modèle territorial depuis la fin du VIIe siècle jusqu’au début du Haut-Empire, les amphores étant les marqueurs sur lesquels il se fonde83. Le terme est aussi employé dans certains projets de recherche archéologique réalisés ces dernières années dans la péninsule de Tingitane : même s’il n’apparaît pas souvent dans les titres des publications, il figure dans l’analyse des résultats. C’est le cas des publications portant sur 78. 79. 80. 81. 82. 83. Niveau de Villedary y Mariñas 2001. Ibid., p. 332-346. Ibid., p. 332 : « de acuerdo a las hipótesis que pretendemos demostrar, el Círculo del Estrecho se correspondería con la región de intereses económicos comunes, que gravitan alrededor de la industria pesquera ». Nous renvoyons à une lecture attentive de ce travail qui permet de comparer les hypothèses des différents chercheurs sur le monde phénico-punique entre 1960 et le début du XXIe siècle : l’auteur examine plusieurs aspects comme « La formation du Cercle du Détroit » (p. 324-327), le Cercle du Détroit « en tant qu’espace géo-économique » (p. 327-343), ainsi que sa relation avec Carthage (p. 343-346). Arévalo González et alii (dir.) 2004. Sáez Romero et alii 2004b, p. 32-33, 54. Ibid., p. 55-56. 28 DARío BERNAL CASASoLA les campagnes maroco-espagnoles à Lixus, dans les passages qui concernent les mondes punique ou maurétanien84. Un cas plus évident encore est celui des récents travaux menés à Kouass : M. Kbiri Alaoui souligne l’importance du Cercle du Détroit et les relations intimes entre les deux côtes, par exemple dans l’article intitulé « Établissements punico-maurétaniens de Kouass et Dchar Jdid (Asilah, Maroc) dans le circuit de Gibraltar85 » ; sa thèse de doctorat comprend certains paragraphes spécifiques comme « Le Cercle du Détroit : état actuel de la question » ou « Le Cercle du Détroit dans les zones d’influence punique » : il y analyse l’existence de traits culturels propres à certaines céramiques de la zone et il propose dans ses conclusions d’autres approches, telles « Kouass et Dchar Jdid dans l’espace du Cercle du Détroit » ou « Kouass et Dchar Jdid dans le Cercle du détroit de Gibraltar »86. D’autres chercheurs marocains utilisent aussi souvent ce terme87. À partir du début des années 2000, les travaux qui abordent ces questions semblent s’intensifier : c’est le cas au congrès de L’Africa Romana de Rabat (2004), en raison de la thématique relative à la mobilité des populations et aux relations interprovinciales dans les provinces occidentales, notamment lors de la séance thématique consacrée aux relations de l’Afrique du Nord avec les autres provinces. J.-P. Morel analyse cinq exemples de relations intenses entre le Maroc et le sud de l’Espagne pendant l’Antiquité, à partir des nombreuses découvertes – comme celle de la céramique de type Kouass –, et il affirme l’existence d’une koinè culturelle d’influence punique qui réalisait des productions caractéristiques du Cercle du Détroit ; même si cet auteur conclut que les « rapports entre le Maroc et l’Espagne (l’Andalousie, notamment) dans une infinité de domaines […] sont indubitables », il manque selon lui d’autres acteurs possibles, comme les zones actuelles de Carthage et d’Algérie, « les grandes absentes dans ce jeu d’hypothèses »88. D’autres travaux réalisés à cette même occasion se fondent sur l’épigraphie qui témoigne de la présence importante d’Hispaniques en Tingitane et du nombre réduit de Maurétaniens au-delà du Détroit ; on y observe de nombreuses concomitances dans les supports en pierre tout comme dans les formulaires – spécialement dans les épitaphes –, surtout au nord du Maroc et dans la zone de Cadix89. Ces relations sont aussi analysées à travers la géographie de l’industrie de la pêche et de la conserve d’époque romaine, en insistant sur le fait que les cetariae, figlinae et salinae délimitent un espace commun qui va de l’Algarve à Lixus, ainsi qu’une zone difficile à préciser dans l’espace méditerranéen, jusqu’à Malaca : l’analyse combinée des témoignages archéologiques situés sur les deux rives permettra une analyse plus claire de la question90. Cette même tendance est allée crescendo ces dernières années : citons en particulier l’étude de L. Callegarin qui analyse la problématique portuaire sur les deux rives et les mutations du Cercle du Détroit entre le IIIe siècle avant J.-C. et la création de la Mauretania Tingitana sous Claude, en se fondant sur les infrastructures portuaires, les aspects halieutiques et, surtout, la monnaie. 84. 85. 86. 87. 88. 89. 90. Aranegui Gascó (dir.) 2001, p. 3, 253 ; 2005, p. 13, 272. Kbiri Alaoui 2004. Kbiri Alaoui 2007, p. 17-24, 215, 217. Cheddad 2004. Morel 2006, p. 1329, n. 14, p. 1336. Gózalbes Cravioto 2006, p. 1348-1349. Bernal Casasola 2006a, p. 1388-1394. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 29 Sa proposition graphique, qui délimite une zone bipolaire, est particulièrement intéressante : l’extension maximale du Cercle du Détroit va de Salacia (Alcacer do Sal, Portugal) jusqu’à Ibiza, avec une forte concentration entre la vallée du Guadalquivir et Baria ; et sur le sol africain, de Mogador à Iol-Caesarea en Algérie, avec un épicentre entre Sala et Les Andalouses-oran91. Cette proposition de maxima géographiques du Cercle du Détroit coïncide avec celle qu’avait proposée J. Gran-Aymerich92, comme le souligne explicitement l’auteur. En outre, il présente une seconde délimitation, plus restrictive, du Cercle, qui inclut l’oranais et la côte d’Almería jusqu’à Villaricos, et qui donne pour limite occidentale Sala au sud et le pourtour immédiat de Gades : elle apparaît sur la carte à l’intérieur d’un trait discontinu93 (figure 9). Enfin cette étude propose quatre indicateurs archéologiques aptes à définir le Cercle du Détroit : le développement d’activités halieutiques ; l’établissement de centres urbains phénico-puniques pratiquement symétriques sur les deux rives ; des productions céramiques très similaires (particulièrement des amphores) depuis au moins le Ve siècle avant J.-C. ; et l’utilisation de la langue punique et plus tard néo-punique sur les documents épigraphiques94. D’autres publications qui démontrent la validité et l’utilité du terme sont celles de J. GranAymerich, qui continue dans la ligne qu’il avait tracée dans les années 1990, en conférant au Cercle du Détroit un contenu éminemment géographique, appliqué aux époques phénicienne et punique95. La question de la définition du Cercle du Détroit par M. Tarradell a aussi été abordée récemment à partir de l’importance conférée à la céramique à vernis rouge comme fossile-directeur des limites d’expansion du Cercle, à laquelle s’ajouteraient plus tard d’autres indicateurs, comme la monnaie dans la phase plus tardive96. Alors même que nous écrivons ces pages, des travaux qui veulent démontrer l’utilité du terme continuent à être publiés97. À l’université de Cadix, une vingtaine de chercheurs ont créé en 2004 un groupe de recherche appelé El Círculo del Estrecho. Estudio arqueológico y arqueométrico de las sociedades desde la Prehistoria a la Antigüedad Tardía98, dont le but n’est autre que l’étude interdisciplinaire du développement historique dans cette région géohistorique sur l’arc chronologique considéré. Le projet s’appuie sur des antécédents scientifiques qui montrent l’intérêt pour ces thématiques, comme les I Jornadas de estudios históricos y lingüísticos. El norte de África y el sur de la Península Ibérica, qui ont eu lieu à Cadix précisément en 200199. Les activités de ce groupe de chercheurs pluri-disciplinaires – préhistoriens, protohistoriens, archéologues classiques et archéomètres – ont favorisé les études à caractère archéologique et historique dans un cadre diachronique 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97. 98. 99. Callegarin 2008, p. 290. Gran-Aymerich 1992, p. 62, voir supra fig. 8. Voir Callegarin 2008, 291, fig. 1 ; dans ce volume, l’auteur a supprimé le tracé, fig. 1, p. 52. Cette proposition est fondée sur un travail précédent de l’auteur, réalisé en collaboration avec une collègue marocaine de l’INSAP, dans lequel la « monnaie phénico-punique » est utilisée comme « moyen pour délimiter le Circuit du Détroit » (Callegarin, El Harrif 2000, p. 24). Callegarin 2008, p. 290. Gran-Aymerich 2008, p. 80-96. López Pardo, Mederos Martín 2008, p. 54-56. Par exemple Almagro Gorbea 2012. HUM-440 du Plan Andalous de Recherche de la Junte d’Andalousie (www.circulodelestrecho.es). Tilmatine et alii (dir.) 2002. 30 DARío BERNAL CASASoLA Fig. 9 – Proposition de délimitation de maxima et minima (à l’intérieur du trait continu) du Cercle du Détroit (Callegarin 2008, p. 290, fig. 1). sur les deux rives du détroit de Gibraltar ; elles ont aussi intensifié les relations académiques et scientifiques, jusqu’alors très atomisées, avec certains collègues marocains. C’est le cas en particulier de l’université Abdelmalek Essaadi de Tanger-Tétouan, de la Direction Régionale de la Culture Tanger-Tétouan, du Ministère marocain de la Culture et de l’INSAP. Parmi les activités de coopération, nous devons citer les Séminaires hispano-marocains de spécialisation en archéologie, dont trois sessions ont eu lieu à ce jour : à Cadix et Tétouan en décembre 2005100, à Cadix en décembre 2008101 et à Algésiras en avril 2011102. Les Actes de ces journées réunissent de nombreux travaux sur les relations entre les deux rives du Détroit. Certains travaux portent des 100. Bernal Casasola et alii (dir.) 2006. 101. Bernal Casasola et alii (dir.) 2008. 102. Bernal Casasola et alii (dir.) 2011. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 31 titres qui font spécifiquement allusion à cette réalité historique et à la nécessité d’en revitaliser le concept, compte tenu du ralentissement produit par l’atonie scientifique de ces dernières décennies103. Il faut aussi mentionner la mise en œuvre du projet éditorial appelé Colección de Monografías del Museo Arqueológico de Tetuán104, dans le cadre duquel ont été publiés à ce jour quatre volumes : le premier d’entre eux, consacré au réexamen de la grotte de Caf Taht el Ghar à Tétouan105, inclut un travail sur Las cuevas en el Círculo del Estrecho en época histórica106. outre ces travaux collectifs, divers chercheurs du Groupe ont consacré des monographies qui s’intéressent à plusieurs aspects propres à ce cadre géographique maroco-espagnol, à travers des projets de recherche ou des travaux académiques de nature diverse, de la Préhistoire107 jusqu’au monde classique, en passant par la Protohistoire : notons en particulier l’intéressant travail sur Gadir y el Círculo del Estrecho revisados108, qui adopte aussi bien une perspective céramologique109 que numismatique ; dans ce dernier cas les auteurs ont réalisé une révision du Cercle du Détroit à partir de la répartition des monnaies, ce qui leur a permis d’évaluer la délimitation de cet espace110. Comme nous l’avons déjà signalé, les travaux inclus dans la monographie éditée par le Dr. Domínguez Pérez, qui définissent clairement le concept du Cercle du Détroit « comme une région naturelle et historique », allant de l’Algarve portugais à l’Axarquía de Malaga au nord, et de la péninsule de Tingitane à la rivière Moulouya en terre africaine, sont d’une importance toute particulière111. Au cours des aspects commentés dans les pages précédentes, plusieurs questions ont émergé, dont nous présentons désormais la synthèse. La première conclusion est que, de la fin des années 1980 jusqu’à ce jour, et presque sans interruption, nous observons une constante dans l’utilisation du terme Cercle / Circuit du Détroit, ce qui montre la validité de la proposition de M. Tarradell ainsi que ses répercussions et sa réception au sein de la communauté scientifique. Bien que l’on n’ait pas encore réalisé une étude bibliométrique exhaustive112, il semblerait qu’après une époque d’atonie (entre 1980 et 1990), 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. Bernal Casasola 2006b, p. 170-171. Collection dirigée par M. Zouak, J. Ramos Muñoz, D. Bernal Casasola et B. Raissouni. Ramos Muñoz et alii (dir.) 2008. Bernal Casasola et alii 2008b. Ramos Muñoz, Bernal Casasola (dir.) 2006. Domínguez Pérez (dir.) 2011. Bustamante Álvarez 2010. Il s’agit dans ce cas d’un mémoire de DEA soutenu à l’université de Cadix. Arévalo González, Moreno Pulido 2011, p. 330-347. Domínguez Pérez 2011a, p. 14-15. Nous renvoyons à la lecture de plusieurs travaux inclus dans cet ouvrage pour approfondir la problématique historiographique du terme, en particulier en ce qui concerne l’époque protohistorique (Domínguez Pérez 2011b) et la relation du Cercle avec d’autres zones, par exemple Les Canaries (Atoche Peña, Ramírez Rodríguez 2011). 112. C’est pourquoi nous considérons qu’il n’est ni pertinent ni fiable de réaliser une analyse précise par périodes ou décennies dans l’état actuel de la recherche. Pour des raisons évidentes, nous avons utilisé surtout la bibliographie espagnole, celle que nous connaissons le mieux et à laquelle nous avons plus facilement accès ; il reste donc à l’avenir à essayer de « rééquilibrer » les aspects commentés ici avec une analyse attentive effectuée dans d’autres milieux, en particulier au Maroc et en France et, à un degré moindre, en Italie. 32 DARío BERNAL CASASoLA ces dernières années soient marquées par la revitalisation du terme, avec une forte intensification pendant la dernière décennie113. En second lieu, on observe la dimension internationale du terme : il est cité dans les réunions académiques et scientifiques de plusieurs pays, en particuliers en Espagne, en France et au Maroc, en relation bien sûr avec la nationalité des chercheurs étudiant cette région historique depuis leurs laboratoires respectifs. Il est utilisé dans un degré moindre par quelques spécialistes italiens, par exemple E. Papi, dans son compte-rendu des Actes des Ieres Journées Nationales d’Archéologie et du Patrimoine de Rabat : « modelo noto come “Círculo del Estrecho”, utilizzato soprattutto dagli studiosi spagnoli per definire le cultura marocco-andaluse tra l’epoca della colonizzazione fenicia e la dominazione romana »114. Indépendamment de son origine, ce qui semble évident, c’est que les chercheurs qui utilisent abondamment le terme (et le modèle associé) connaissent précisément bien et de première main le sud de la péninsule Ibérique et la zone de l’Afrique du Nord. on en déduit que le Cercle du Détroit dans ses différentes acceptions – comme nous le verrons dans la section suivante –, est un terme utile, efficace et reconnu. outre les auteurs que nous avons cités – et dont les travaux sont particulièrement significatifs du sujet – il faut ajouter une pléiade de chercheurs dont nous ne pouvons pas résumer les contributions dans ce travail de synthèse115. POUR ESSAYER DE SORTIR D’UNE TOUR DE BABEL. DE LA POLYSÉMIE AU CONCEPT BRAUDÉLIEN DE RÉGION HISTORIQUE Pour résumer les pages précédentes, le concept du Cercle du Détroit est né au Maroc au milieu des années 1950, a été créé par un chercheur espagnol (M. Tarradell) et modifié par son collègue et ami français, M. Ponsich. Ce concept à caractère supranational est le produit des travaux de deux chercheurs qui avaient une profonde connaissance des deux rives du détroit de Gibraltar. À présent le but de cette section n’est autre que d’essayer de clarifier le concept au niveau terminologique et de définir certaines de ses principales caractéristiques : les principales sont synthétisées dans le tableau suivant. 113. Voir la revue Gerión de l’université Complutense de Madrid, qui a publié une grande partie des travaux sur le sujet, particulièrement intéressants. 114. Papi 2006, p. 542. 115. Par exemple, Alonso Villalobos 1987 ; Kouici 2001 ; López Pardo 1988 ; En-Nachioui 1996 ; Pons Pujol 2000 ; Ruiz López 2010 ; Gózalbes Cravioto E. 2012. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 33 définition redéfinition héritage Chronologie 1955-1957 1970-1975 1988 --- Chercheurs M. Tarradell M. Ponsich Espagnols, Français, Marocains Désignation Monde phénicien occidental Contexte socio-économique commun Région géo-historique / Interprétations diverses Arc chronologique Époques phénicienne et punique Époques phénico-punique et romaine De l’époque phénico-punique à l’Antiquité tardive Terminologie Cercle du Détroit Cercle de Gades Cercle phénicien occidental Cercle du Détroit Circuit du Détroit Consortium hispano-marocain Pôle(s) Capitale économique Gadir Contexte économique : dépendance de la Tingitane à l’Espagne Pluralité des pôles Aire géographique Vaste (Atlantique-Méditerranée) Restreinte (Atlantique) Vaste et / ou restreinte Représentation graphique Cercle surtout atlantique Cercles multiples Principaux témoins Céramique à engobe rouge archéologiques Céramique (amphores et céramiques de type Kouass) Industries halieutiques et culture matérielle associée Industries halieutiques Numismatique Tableau 1 - Cercle du Détroit : les éléments de définition. Tout d’abord commençons par préciser que, du point de vue géographique, l’expression Cercle du Détroit est équivalente à Circuit du Détroit. La synonymie est claire, comme nous avons essayé de le démontrer à partir de tous les travaux de M. Ponsich116. Certains chercheurs ont cru voir reflétée dans le terme Circuit la fonction éminemment économique que M. Ponsich attribuait au concept : Cercle engloberait une région et Circuit désignerait plutôt le trafic commercial, les routes, les contacts. Personnellement, nous considérons qu’il est beaucoup plus utile d’employer uniquement le terme Cercle du Détroit qui dissipe tous les doutes possibles. En outre, comme nous l’avons déjà vu, l’appellation de M. Tarradell a remporté plus de succès ces cinquante dernières années, aussi bien de la part de la recherche marocaine et espagnole que de la recherche française117. Dans le paragraphe précédent nous avons montré le traitement différencié qui a été donné à ce terme par les chercheurs. L’absence d’une définition précise de la part de M. Tarradell, associée à l’absence d’une exégèse précise de ses travaux, a provoqué un phénomène généralisé : chaque chercheur a donné au Cercle du Détroit un sens personnel et des caractéristiques qui n’existaient 116. Ponsich 1995, p. 60. 117. Cette dernière est apparemment plus disposée à utiliser le terme « Circuit », même si de nombreux collègues français utilisent souvent « Cercle », comme M. Euzennat, J. Gran-Aymerich, J.-P. Morel ou L. Callegarin (2008, p. 289, n. 3, avec des références précises). 34 DARío BERNAL CASASoLA pas dans les travaux de M. Tarradell118, ce qui a été récemment mis en évidence : … Une controverse similaire est cause de l’usage excessif que l’on fait actuellement du concept de Cercle du Détroit, expression historiographique soumise à des points de vue et à des interprétations diverses ; à force d’être utilisée avec des hypothèses théoriques différentes, elle est devenue, plus que la conceptualisation d’un phénomène historique complexe, un dogme postmoderne très éloigné de la vision de Tarradell119. C’est la raison pour laquelle il convient de clarifier la question afin d’éviter la polysémie actuelle du terme, et pire encore, le flou et l’indéfinition de celui-ci, qui provoque des interprétations erronées ou multiples. Comme nous avons essayé de le synthétiser dans le tableau, le Cercle du Détroit pour M. Tarradell, c’est-à-dire dans sa définition primitive, était la zone géographique extrêmeoccidentale, depuis la colonisation phénicienne archaïque jusqu’à l’époque punique ou punicomaurétanienne, sous le contrôle de la ville trois fois millénaire de Gadir. D’autres chercheurs ont proposé ensuite l’existence d’une « Ligue de Gadir » dans le cadre du Détroit – comme o. Arteaga Matute et plus tard A. M. Niveau de Villedary y Mariñas – et défendu le rôle prépondérant des Gaditains dans le destin des Puniques jusqu’en 206 avant J.-C. Cette dernière hypothèse sur la suprématie politique de Gadir / Gades a été récemment mise en question par l’analyse de l’iconographie des monnaies, qui cache une grande diversité de types en dépit de leur apparente homogénéité120. outre la « romanisation » du terme – dont la validité va selon M. Ponsich jusqu’à la période du Haut-Empire –, il faut attribuer à ce chercheur, comme nous l’avons déjà indiqué, le fait de l’avoir orienté vers une facette éminemment économique, ce qui a favorisé la naissance de l’expression consortium commercial. De plus M. Ponsich proposa expressément dans ses travaux, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, une dépendance de la Tingitana par rapport à la Baetica. À partir de là sont apparues, selon nous, la confusion et la polémique, car tous les sens se sont mélangés et on a l’impression que tous les chercheurs ont proposé la même chose ab origine et que tous partagent les propositions des autres. Selon nous, et c’est ainsi que nous l’avons abordé depuis le début, le concept de Cercle du Détroit doit désigner une région géohistorique, conformément à la terminologie de F. Braudel. Il s’agit d’une interprétation qui n’est pas nouvelle pour le détroit de Gibraltar. C’est ce que M. Ponsich appelle l’aspect géographique, « une similitude géographique étonnante, fondamentalement le climat, la géologie et la géomorphologie (arc bético-rifain), les influences océaniques 118. Habituellement les chercheurs citent le travail de 1960 – Marruecos púnico – (devenu un « classique »), de façon générique, pour faire référence au terme et sans connaissance précise du sens que lui donne M. Tarradell, ce qui conduit à citer le terme en l’attribuant à d’autres périodes historiques ou à lui donner un contenu exclusivement économico-commercial. 119. Domínguez Pérez 2011a, p. 11 : « …No menos debate genera el manido uso que se hace en la actualidad del concepto de Círculo del Estrecho, expresión historiográfica sometida a enfoques e interpretaciones presentistas que, a fuerza de ser utilizada con presupuestos teóricos dispares, ha pasado a convertirse, más que en una conceptualización de un fenómeno histórico complejo, en un dogma posmoderno muy alejado de la visión del propio Tarradell ». 120. Arévalo González, Moreno Pulido 2011, p. 347. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 35 et la pluviométrie, les grandes rivières navigables permettant un accès vers l’intérieur, les vastes zones d’estran, la similitude de la faune, le passage pour la migration de poissons et d’oiseaux […] qui génèrent des paysages presque identiques »121. A. M. Niveau de Villedary y Mariñas considère le « Cercle du Détroit comme espace géo-économique »122, concept qui renferme la justification d’un territoire exceptionnel dans lequel a été réunie une série de conditions qui ont favorisé d’intenses relations commerciales. on trouve encore l’expression « province culturelle », en analysant le Cercle dans sa dimension euro-africaine : c’est une communauté culturelle différente, une « province culturelle », une Kulturprovinz, pour reprendre une expression de G. MaasLindemann123. D’autres auteurs utilisent le concept plus vaste d’Atlantique-Méditerranée, comme o. Arteaga Matute, qui évoque la réalité du détroit de Gibraltar comme zone de contact maritime et d’espace structurant de civilisations nord-sud et est-ouest (ou l’inverse)124. Toutes ces appellations métaphoriques cachent le concept braudélien de région géohistorique, qui a vu le jour au milieu des années 1940, mais que F. Braudel a plus tard intégré à ses publications125 : l’argument accorde un rôle majeur à la géographie dans le développement des civilisations ; autrement dit, on suppose l’existence d’une profonde relation – dépendance – entre les civilisations et l’espace, l’environnement naturel et le milieu anthropisé ; dans ces postulats, la géohistoire n’est pas synonyme de déterminisme : l’histoire se développe en étroite connexion avec le milieu, qui la resserre ou l’accélère, et qui devient un avantage ou un désavantage pour l’action humaine, toujours dans une logique de longue durée126. Ce même concept de région géohistorique a été utilisé plus tard par d’autres auteurs, comme c’est le cas, par exemple, pour la zone des Caraïbes, où l’on a considéré l’importance des facteurs liés au paysage, à la société et à la culture dans la définition des sociétés aborigènes127. Quelque chose de semblable au concept de « régions » ou « comarques », où la géographie s’impose manifestement devant les limites juridico-administratives et celles de la géopolitique actuelle128. Le cas qui nous occupe en serait un exemple évident : un Détroit très exigu, dont les similitudes sont manifestes des deux côtés. Une récente étude de ce qu’on appelle le « golfe ibéromarocain », menée dans une perspective interdisciplinaire (hydrogéologie, géomorphologie marine, climatologie, dégradation du milieu littoral et même histoire du peuplement), considère le cadre du détroit de Gibraltar comme une région géographique ayant sa personnalité propre, qualifiée aussi de géohistorique129. Celle-ci engloberait environ 50 000 km2, bien que ses limites ne 121. 122. 123. 124. 125. 126. 127. 128. 129. Ponsich 1975, p. 655. Niveau de Villedary y Mariñas 2001, p. 327. Citée par Morel 2006, p. 1331-1332. Un bon exemple de cette approche est la Revista Atlántico-mediterránea de Prehistoria y Arqueología Social, de l’université de Cadix, dirigée par le Dr. J. Ramos Muñoz, active depuis 1998, avec une périodicité annuelle. Braudel 1963 ; 1969 ; 1997. Ribeiro 2011, p. 68, 71, 74-75. Sanoja, Vargas-Arenas 1999, p. 3-6. Comme ce pourrait être le cas en Andalousie avec la vallée du Guadalquivir, l’Algarve portugaise ou la zone de Gibraltar, toutes ayant des éléments identitaires évidents. Ménanteau, Vanney 2004, p. 26-27, 196-197. 36 DARío BERNAL CASASoLA Fig. 10 – Région géographique de ce que l’on appelle le « golfe ibéro-marocain » (dans Ménanteau, Vanney 2004, p. 1). puissent être clairement précisées d’après ces chercheurs (fig. 10). Elle apparaît dans la littérature sous des noms différents (sac de Cadix, mer d’Espagne, mer de Cadix, golfe de Gibraltar) et elle se répartit en trois zones : région bético-rifaine, terre-plein andalous-algarvo-marocain et golfe ou sac de Cadix130. D’autres auteurs, utilisant des critères biotiques différents, ont proposé un modèle semblable, car s’il existe bien des différences évidentes entre les ichtyofaunes atlantiques et méditerranéennes, elles se développent toutes dans un espace ayant sa propre personnalité, caractérisé en outre par son importante richesse piscicole131. Cet environnement géomorphologique et géophysique commun, avec un espace sédimentaire bien délimité dans un milieu aquatique de contact et de nombreuses ressemblances éco-bionomiques, trouve dans le contexte méditerranéen un référent similaire, comme celui de la mer de Marmara, avec la zone des Détroits (Dardanelles et Bosphore) qui connectent la mer Noire à la mer Égée. Un milieu qui est aussi particulièrement sensible et important pour des raisons historiques, depuis la colonisation grecque jusqu’à la présence de l’emporium commercial de Constantinople-Istanbul. Dans une moindre mesure, les détroits de Bonifacio ou de Messine seraient également des microrégions historiques avec une problématique historique semblable à celle du Fretum Gaditanum. 130. Ibid., p. 25, 28. 131. Morales, Roselló 1988. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 37 Il est essentiel de souligner le fait que les différentes conditions biotiques et abiotiques dans ces régions géohistoriques n’étaient pas subordonnées à la géopolitique de chaque époque, qu’elles étaient indépendantes des frontières, provinces, régions, États… La complexité de ces zones limitrophes oblige précisément à les étudier dans une perspective anthropologique intégrée, en confrontant les frontières territoriales et les paysages politiques avec la réalité quotidienne132. C’est précisément la situation de la région du Cercle du Détroit : ses rives ont appartenu à différents moments de l’Antiquité à des circonscriptions distinctes133, malgré une évolution historique similaire et des modes de vie semblables sur les deux rives. Un autre aspect sur lequel il nous paraît important d’insister est la conception du Cercle du Détroit comme une région de longue durée. Définie initialement pour l’époque phénico-punique (M. Tarradell), étendue plus tard à l’époque romaine, jusqu’au Haut-Empire (M. Ponsich), et revendiquée ces dernières décennies pour la fin de l’Antiquité tardive, sa conception nous semble s’étendre sur une vaste échelle diachronique, dès la Préhistoire. Il ne s’agit pas, évidemment, d’une proposition nouvelle, car de nombreux auteurs se sont prononcés dans ce sens134, en défendant la durée du phénomène sur près d’un millénaire et demi135. Ce concept de région historique ou géohistorique est celui que nous défendons et soutenons depuis des années pour le Cercle du Détroit136 : il permet de comprendre les nombreuses concomitances culturelles entre les deux rives – que nous essaierons de synthétiser dans la partie suivante – et en même temps les différences multiples qui se sont fait jour tout au long de l’histoire, comme il arrive aussi dans n’importe quel environnement socioculturel. Cette perception permet d’éliminer les contradictions présentes chez certains auteurs qui observent les nombreux facteurs communs aux deux côtés du Détroit tout en étant aussi conscients des divergences. C’est ce que manifeste, par exemple, J.-P. Morel, qui est sensible aux nombreux liens – analysés dans la perspective de la géographie, des productions, des importations ou des déplacements de populations – et aux multiples divergences, visibles dans les importations de céramiques grecques ou dans la fabrication de monnaies sur les deux rives137. Ceci permet aussi de ne pas opposer à l’unité du Cercle les divisions juridico-administratives qui, à l’époque romaine – et à d’autres époques –, ont séparé clairement les Mauretaniae – et parmi elles la Tingitana –, de la Baetica voisine138. Le fait qu’existait pendant l’Antiquité une ligne de démarcation territoriale évidente n’invalide pas la constance des relations commerciales, socioéconomiques, humaines et culturelles entre les deux rives139. En rapport avec cette question, il convient d’indiquer que le concept de région géohistorique n’implique aucune dépendance, aucune suprématie entre les territoires et pas davantage leur pleine autonomie ou leur interdépendance. Il s’agit en effet d’analyser uniquement l’espace commun de développement humain. on peut donc utiliser le concept en toute validité sans assumer 132. 133. 134. 135. 136. 137. 138. 139. Récemment, Prados Martínez et alii (dir.) 2013. La plus évidente étant la division provinciale Baetica / Mauretania tingitana à l’époque romaine. Par exemple Siraj 1998 ; Bernal Casasola 1997. Callegarin 2008, p. 304 : « …phénomène qui peut être étudié depuis la colonisation phénicienne jusqu’au-delà de l’invasion arabe ». on peut consulter à cet effet la page d’accueil de notre groupe de recherche (www.circulodelestrecho.es). Morel 2006, p. 1335-1336. De R. Thouvenot 1954, p. 385 à M. Coltelloni-Trannoy 1997. Sur cette bipolarité singulière, voir Cheddad 2004, p. 989-990. 38 DARío BERNAL CASASoLA ou partager l’idée que Gadir ait été la ville qui dirigeait les destins de l’Extrême-occident pendant la période phénico-punique, ou que la Mauretania tingitana ait eu, à certains moments de son histoire et pour certains produits, une dépendance envers la capitale du conuentus Gaditanus. C’est dire que le paradigme ne présuppose aucune dimension idéologique. En dernier lieu, il nous parait important de poser la question de la représentation graphique du Cercle du Détroit. Ce qui saute aux yeux, dans le bilan bibliographique que nous avons réalisé, c’est la complexité de sa délimitation, raison pour laquelle divers auteurs, astucieusement, ont évité de le représenter, en commençant par M. Tarradell lui-même. Il s’agit donc d’un espace flou. Il faut préciser encore une fois que la représentation graphique de la région à travers le tracé d’un cercle n’est qu’un recours visuel, complètement éloigné de toute prétention diffusionniste – dans la ligne de ce que l’on appelle les cercles culturels (Kulturkreise) ; il n’y a là rien de plus qu’une homonymie. Plus encore, nous nous situons justement dans le pôle opposé140 : dans la valorisation et l’importance des cultures autochtones et dans la récupération nécessaire de l’africanisme – marginalisé par l’historiographie la plus conservatrice – ; et nous prônons l’importance de l’Atlantique pour comprendre de nombreux phénomènes historiques auxquels on attribue traditionnellement une orientation exclusivement méditerranéo-centrique. Nous partons du principe, comme nous l’avons souligné dans les paragraphes précédents, que la délimitation du Cercle du Détroit doit être le résultat d’une proposition collégiale des historiens et des archéologues spécialistes de la zone. La délimitation que nous proposons ici doit être comprise comme un document de travail ouvert. Comme nous avons pu le vérifier dans les illustrations reproduites tout au long de ce travail, deux tendances principales paraissent se dessiner. La première est celle qui fut définie par M. Ponsich (fig. 6) et qui est plébiscitée par ceux qui basent leur proposition sur les études géomorphologiques et biotiques au sens large (fig. 10). Elle définit un espace ayant un caractère atlantique marqué, incluant l’Algarve et allant jusqu’à la rivière du Loukkos au sud, en intégrant timidement le Détroit méditerranéen, limité par les côtes de Tétouan et par la baie d’Algésiras ou les terres voisines vers l’est. C’est ce que nous pourrions appeler le Cercle du Détroit atlantique ou golfe ibéro-marocain. La seconde tendance propose une carte au vaste rayon, qui surprend à première vue (fig. 7-8) et que nous pourrions considérer comme la zone d’expansion du Cercle du Détroit, appelée « aire géographique maximale »141 ou Cercle du Détroit atlantico-méditerranéen. D’après certains chercheurs, l’Algarve portugais est exclu de la délimitation et la limite sud en Maurétanie occidentale serait beaucoup plus méridionale que Larache. Rappelons enfin que certains collègues désignent par Cercle du Détroit le détroit de Gibraltar stricto sensu ou aire nucléaire142, une définition qui l’identifie au Fretum Gaditanum. En guise de synthèse, distinguons les catégories suivantes (fig. 11) : - cercle nucléaire, qui définit le détroit de Gibraltar au sens strict ou Fretum Gaditanum, délimité par les Colonnes d’Hercule à l’est (Abyla – Mont Hacho de Ceuta et Calpe – Gibraltar) et par les caps Spartel et Trafalgar à l’ouest. En guise d’illustration, nous utilisons un plan 140. Domínguez Pérez 2011a, p. 11 ; Domínguez Pérez 2011b. 141. Callegarin 2008, p. 190 ; voir dans ce volume, fig. 9. 142. Gran-Aymerich 1992, fig. 1. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 39 Fig. 11 – Représentation graphique du Cercle du Détroit dans sa triple appellation : nucléaire, atlantique et atlantico-méditerranéen. schématique de M. Ponsich qui définit clairement les arguments géomorphologiques soutenant cette appellation (fig. 12) ; - cercle atlantique, qui fait de l’arc bético / rifain un élément-clé : il englobe, vers l’est, la baie d’Algésiras et les côtes de Tétouan jusqu’à la rade d’Emsa, point à partir duquel l’aspérité de la côte du Rif empêche pratiquement la pénétration intérieure. À l’ouest, nous adoptons pour limite le cap de San Vicente, en incluant tout l’Algarve ; et au sud-ouest, le Loukkos avec la ville de Lixus, où est localisée la plus méridionale des usines de salaisons tingitanes, exception faite de Mogador, évidemment ; - cercle atlantique / méditerranéen, qui ajoute à la délimitation précédente la côte du Mare Nostrum et qui s’étend dans la péninsule Ibérique jusqu’à Baria (Villaricos), colonie phénicopunique143 située à la limite de la zone de Carthago Noua144 ; en terre africaine, la limite passe à l’est de Rusaddir et coïncide avec le cours de la Moulouya. 143. López Castro et alii 2011. 144. Étienne, Mayet 2002, p. 61, fig. 12 ; Bernal Casasola 2006a, p. 1389-1394. 40 DARío BERNAL CASASoLA Fig. 12 – Aire nucléaire du Cercle du Détroit (d’après Ponsich 1993, p. 51, fig. 2). Cette proposition doit, bien sûr, être comprise uniquement comme un point de départ pour une discussion ultérieure ; elle a pour fonction de présenter la synthèse des propositions faites par d’autres chercheurs. À l’avenir, les spécialistes des différentes époques devront préciser quelles limites géographiques ils adoptent, celles-ci ou d’autres encore. DES LIENS MAROCO-ESPAGNOLS SINGULIERS ET MULTISÉCULAIRES. DE LA JUSTIFICATION SOCIO-HISTORIQUE DU CERCLE DU DÉTROIT Chercher à résumer en quelques pages tous les arguments relatifs aux relations maurétaniennes et péninsulaires qui se sont échelonnées au cours de plus d’un demi-siècle de recherches serait une vraie gageure. Nous allons donc nous limiter ici à souligner quelques aspects que nous considérons particulièrement importants et qui singularisent cet espace géographique par rapport à d’autres territoires transfrontaliers dans le monde ancien145. 145. Les exemples que nous citons par la suite appartiennent pour la plupart à l’époque romaine, qui est la période d’étude de l’auteur. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 41 Le premier aspect-clé, et sur lequel nous n’allons pas insister, sont les ressources biotiques (géographie, climatologie, géomorphologie, courants...), objet d’études récentes auxquelles nous nous remettons pour approfondir cette question146, et qui définissent une région ayant sa propre personnalité. De ces aspects ont découlé des conditions historiques importantes pour l’occupation du territoire sur les deux rives, basées surtout sur la grande proximité entre leurs côtes, qui dépasse à peine les 15 km. De la sorte, le trafic maritime en direction nord-sud et sud-nord s’articulait depuis Baelo vers Tingi, comme l’indiquait Strabon (III, 1, 8). Il est important de se rappeler que la relation naturelle entre les villes des deux rives du cercle nucléaire obéissait à des questions de rentabilité : les voyages Septem-Carteia / Traducta ou Tingi / Baelo étaient beaucoup plus directs (jusqu’à un cinquième du trajet) que ceux qui étaient réalisés entre la baie d’Algésiras et celle de Malaga, ou entre Baelo Claudia et Gades. Dans certains cas, comme celui de Septem ou Tamuda, les relations maritimes avec la côte péninsulaire étaient pratiquement obligatoires pour pouvoir atteindre Tanger. Cette situation a rendu les relations socio-économiques très étroites entre ces territoires, ce qui permet d’expliquer des aspects apparemment « antiéconomiques », comme par exemple l’utilisation de testae provenant de figlinae impériales situées dans la baie de Tanger pour la construction des thermes urbains de Baelo Claudia147 (début du IIe siècle après J.-C.148) ; ou l’approvisionnement de certaines usines de salaisons tingitanes (comme celle de Septem Fratres) avec des amphores provenant de la baie de Cadix, le transport des récipients vides à échelle régionale étant plus rentable, en tenant compte aussi du fait que les acteurs impliqués dans le commerce de conserves devaient avoir des propriétés et des affaires sur les deux rives du détroit de Gibraltar149. Le transit de population devait donc être continu. Ceci peut être démontré clairement à la période romaine par les sources, l’épigraphie ou la numismatique, mais les vestiges remontent au moins jusqu’à la Préhistoire récente – Néolithique –, comme nous en informent, par exemple, les produits africains trouvés en Espagne, tels l’ivoire ou les œufs d’autruche. Ce transit a touché toutes les catégories de la société. Le monde militaire ou les hautes sphères du monde civil, comme on le voit avec le voyage de Sertorius au Maroc (Plutarque, Sert. IX), les avatars de Lucius Cornelius Balbus Minor en Mauretania que nous racontent les Lettres de Cicéron à Atticus ; ou les aides dispensées à César par Bogud, qui traversa le Détroit plusieurs fois150. Mentionnons, pour citer un cas concret, la présence en Bétique de Caius Vallius Maximianus, procureur de Tingitane, qui reçut un hommage épigraphiquement attesté à Italica et à Singilia Barba pour avoir libéré ces villes – et peut-être d’autres – de l’attaque des Mauri151 en 171 et 177 après J.-C. Une inscription de Sala (CIL, VIII, 10988) évoque également un gouverneur, praeses de Baetica à la fin du IIIe siècle ou au début du IVe : l’hommage qui lui est fait reflète peut-être le maintien de relations interprovinciales apaisées à un moment où le repli romain vers le nord s’était déjà 146. 147. 148. 149. 150. 151. En particulier Ménanteau, Vanney 2004. Étienne, Mayet 1971. Arévalo González, Bernal Casasola 2007a. Problématique in extenso dans Bernal Casasola 2006a, p. 1381-1384. Thouvenot 1954, p. 382-383 ; García y Bellido 1954, p. 377. Gózalbes Cravioto E. 2006, p. 1338-1339. 42 DARío BERNAL CASASoLA produit ou se préparait152. Un autre exemple, relatif à de simples soldats cette fois, est celui des diplômes militaires de Banasa du IIe siècle après J.-C., qui confirment la présence de militaires d’origine hispanique appartenant à différentes ailes et cohortes stationnées sur la plaine du Gharb – Ala III Asturum, Cohors I Asturum et Gallaecorum…153 ; on mentionnera à l’inverse Zénon, auquel appartenait le diplôme militaire trouvé à Baelo Claudia, daté d’une époque similaire (161 après J.-C.), et qui provenait de la Mauretania Tingitana154. Même si elles ne sont pas abondantes, nous disposons de dédicaces religieuses ou funéraires155 qui reflètent clairement ce déplacement continu de populations entre les deux provinces romaines156. Nous ne devons pas oublier non plus les monnaies en bronze, dont les lieux de découverte reflètent en partie le déplacement de leurs propriétaires : on a trouvé au Maroc de nombreux exemplaires issus d’ateliers hispaniques – en particulier de Gades et de Carteia – et, dans une moindre mesure, des monnaies maurétaniennes dans le sud de l’Espagne157. Les aspects juridiques et administratifs158 constituent un autre volet essentiel. L’un des exemples les plus singuliers est celui de la colonie de Iulia Constantia Zilil qui, d’après les informations que fournit Pline (V, 2), a été « séparée du pouvoir des rois et obligée de passer sous l’autorité de la Bétique » ; un autre est celui de la fondation de Iulia Traducta – l’actuelle ville d’Algésiras – peuplée avec des habitants provenant de Zilil et d’autres villes maurétaniennes. Nous ne devons pas oublier non plus le choix de Juba II comme duumuir de Gades, comme nous le fait savoir Avienus dans les Ora Maritima (V, 275-283) : cette fonction de protection n’obéissait sans doute pas uniquement à la logique ordinaire, mais doit être comprise dans la logique du pouvoir central, comme une façon de consolider les relations entre Auguste et le roi de Maurétanie159. La situation rapportée par Tacite (Histoires I, 28, 1), selon laquelle, en 68, othon transféra à la province de Baetica l’autorité sur plusieurs villes maurétaniennes, est aussi particulière, même si les causes de cette décision restent imprécises160. À l’époque tétrarchique, comme nous le savons, Dioclétien créa la Diocesis Hispaniarum, en intégrant la Tingitana à l’administration hispanique, avec six autres provinces (Baetica, Lusitania, Tarraconensis, Carthaginiense, Gallaecia et Balearica). Cette mesure, prise à la fin du IIIe siècle après J.-C., fut peut-être le résultat du besoin qu’avait l’État de concentrer les efforts d’une administration en net déclin, puisqu’à cette période les Romains en Afrique occidentale se repliaient vers le nord. Ces faits, ainsi que d’autres qui pourraient être cités, servent d’illustration aux relations particulières de voisinage entre le royaume maurétanien et l’Vlterior / Baetica, qui se sont maintenues et consolidées au cours du temps. Des relations que nous considérons comme singulières, car nous savons que ces situations ne sont pas habituelles au mos italicus. Ibid., p. 1340-1341. García y Bellido 1954, p. 371. Jacob 1984. Balil 1954. Nous renvoyons au travail d’E. Gózalbes Cravioto 2006, qui étudie ces témoignages. Gózalbes Cravioto E. 1994 ; Callegarin, El Harrif 2000 ; Arévalo González, Moreno Pulido 2011. G. Bernard s’est chargé d’analyser en profondeur ces aspects et nous renvoyons à sa contribution dans ce volume, pour élargir les données sur le sujet. 159. Thouvenot 1954, p. 383 ; Ponsich 1975, p. 274 ; en particulier Mangas 1988 ; Callegarin 2008, p. 315. 160. Thouvenot 1954, p. 383, 385. 152. 153. 154. 155. 156. 157. 158. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 43 Une autre particularité semble justifier l’hypothèse d’une région géohistorique, la présence d’une koinè matérielle dans les ateliers de céramiques. L’exemple le plus caractéristique est peut-être la production amphorique, autant à la période phénico-punique qu’à l’époque romaine. À partir de la fin du VIe siècle avant J.-C., les ateliers situés des deux côtés du détroit de Gibraltar commencent à produire, d’une façon ininterrompue et à grande échelle, des amphores de transport pour approvisionner les besoins de l’industrie des conserves161. Une série de types a été progressivement définie et, si les différentes variantes sont désignées par une terminologie spécifique162, elles sont toutefois très facilement reconnaissables, car elles présentent toutes des formes cylindriques et des corps bitronconiques, ainsi que des anses caractéristiques en forme d’oreille. Il s’agit d’amphores fabriquées sur les deux rives du Détroit, de la baie de Cadix à Malaga et de Tamuda à Banasa : les nombreuses nuances qui distinguent les zones de production ou les ateliers163 renvoient à un même schéma formel, caractéristique de cette zone géohistorique. En l’absence d’études archéométriques, on les désigne simplement par la dénomination générique « amphores de la zone du Détroit ». Ce groupe164 se différencie très précisément des autres produits des zones puniques (fondamentalement Ibiza, Carthage ou la Méditerranée centrale, en plus des zones régionales – ibériques, turdétanes…). Cette personnalité propre aux amphores du Détroit se maintient plus tard à la période romaine, comme le montrent les amphores à salaisons du Haut-Empire165 : dans la tradition historiographique, elles furent appelées amphores de Bétique – ou même gaditaines –, leurs principaux centres de production étant situés dans l’Hispania méridionale et surtout dans la baie de Cadix166, mais elles étaient fabriquées sur les deux rives du Détroit, comme le confirme la découverte de fours ou de ratés de cuisson à Ceuta, Dhar Aseqfane (Alcazarseguer), Asilah, Thamusida, Sala ou plus récemment à Tamuda167. Il s’agit là d’une singularité, puisque depuis le Haut-Empire, et à des rythmes inégaux en fonction de la prospérité économique de chaque environnement, presque toutes les régions du Mare Nostrum eurent une production amphorique dotée d’une personnalité propre, de l’orient jusqu’à la Lusitanie. Et même s’il est vrai que l’on imitait les formes d’autres provinces limitrophes ou d’Italie – comme les gréco-italiques ou les Dressel 1 –, chaque région avait ses propres récipients, avec une typologie que l’on a définie par une appellation géographique d’origine (sauf au Maroc, où les amphores de production locale sont dites de type bétique). Dans l’Antiquité tardive le phénomène se maintient : les récentes fouilles archéologiques réalisées à Dhar Aseqfane confirment la fabrication, dans les contextes des IVe et Ve siècles après J.-C., 161. Une synthèse récente, du point de vue macroéconomique, dans Sáez Romero 2011. 162. Séries 7, 8, 11 ou 12 de J. Ramón Torres (Ramón Torres 1995), avec des références numériques plus précises pour chaque type particulier (par exemple le type T-11.2.1.3 ou T-7.4.3.3). 163. Sáez Romero 2008. 164. Par exemple les amphores de Lixus (Aranegui Gascó [dir.] 2005, p. 107, 112, 114-115), parmi beaucoup d’autres. 165. En particulier les Dressel 7-11 ou les Beltrán IIA et IIB (voir les fiches typologiques dans www.amphorae.icac.cat). 166. Une synthèse dans García Vargas, Bernal Casasola 2008. 167. Une synthèse sur la production céramique des deux rives du Détroit est disponible dans le travail de J. J. Díaz Rodríguez, qui résume la problématique de la Tingitane (2011, p. 569-577), à laquelle nous devons ajouter les découvertes, encore inédites, du projet de recherche Économie et artisanat à Tamuda. Étude du quartier est et de la façade fluviale : l’intégration de ces secteurs dans le circuit de visite du site, piloté par l’université de Cadix, l’université Abdelmalek Essaadi et la Direction Régionale de la Culture Tanger-Tétouan du Ministère de la Culture du Maroc (Bernal Casasola et alii [dir.] 2013a ; Bernal Casasola et alii 2014). 44 DARío BERNAL CASASoLA des mêmes types sud-hispaniques, comme la Keay XIX168. Au cours des périodes punique, maurétanienne et romaine, il a donc existé sur les deux rives du Détroit un univers formel commun : des amphores similaires ont servi à la commercialisation des excédents de l’industrie des conserves, ce qui est un élément probant de la syntonie socio-économique de ces espaces géographiques. C’est une opinion partagée par d’autres collègues marocains comme H. Hassini, pour qui cette homogénéité formelle permet de proposer que : … Les relations entre les deux rives du Détroit n’étaient pas uniquement des rapports commerciaux basés sur les échanges de produits, mais il semble qu’ils ont dépassé ce stade pour devenir une véritable exploitation commune des ressources naturelles, surtout maritimes, de toute la région169. Prenons aussi le cas de la céramique à engobe rouge tardo-punique, ou céramique de type Kouass, ainsi nommée après avoir été identifiée pour la première fois dans les ateliers punicomaurétaniens fouillés par M. Ponsich près d’Asilah, actuellement en cours d’étude par une équipe franco-marocaine170. Nous savons à présent que les mêmes productions ont été fabriquées sur les deux rives du Détroit, de la baie de Cadix jusqu’à celle de Malaga peut-être, et de la façade atlantique marocaine jusqu’à probablement Tamuda : un nouvel exemple de cette unité de la culture matérielle sur les deux rives du Détroit, qui apparaît à nouveau comme atypique par rapport à d’autres régions atlantiques ou méditerranéennes171. Un autre aspect qui illustre très bien les ressemblances des modes de vie sur les deux rives du Cercle du Détroit est celui de l’industrie de la pêche et des conserves, comme M. Ponsich l’a souligné : Cette zone de l’Espagne méridionale […] ses côtes et celles de l’Afrique du Nord qui lui font face furent aussi bien phéniciennes que romaines, présentant ainsi une certaine unité économique même quand elles furent politiquement et administrativement séparées comme pendant presque toute la période romaine. Cette unité est particulièrement frappante dans le cas de l’industrie de la pêche tout entière fondée sur l’exploitation de la mer…172. En effet, les structures halieutiques romaines constituent sans doute le meilleur exemple pour illustrer les intérêts communs dans le Cercle du Détroit. Sur la carte des usines de salaisons du milieu des années 1960, qui est toujours valable pour une analyse comme celle que nous voulons 168. Nous remercions notre collègue A. El Khayari de l’INSAP de nous avoir communiqué les résultats de l’étude en cours. 169. Hassini 2006, p. 806. 170. Une synthèse dans Kbiri Alaoui 2007 ; pour les résultats de la mission en cours, voir en date de la journée d’étude, Bridoux et alii 2011c ; pour la production du sud de la Péninsule nous renvoyons à Niveau de Villedary y Mariñas 2003 et à Sáez Romero 2008. 171. En outre, la répartition de la céramique de type Kouass a été utilisée pour évaluer les limites du Cercle du Détroit, en définissant une diffusion clairement atlantique, de l’Algarve à la baie d’Algésiras, et en intégrant toute la côte atlantique marocaine et sans doute méditerranéenne, dans ce que l’on a appelé le « premier cercle de distribution de la vaisselle » (Niveau de Villedary y Mariñas 2003, p. 224). 172. Ponsich, Tarradell 1965, p. 4. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 45 Fig. 13 – Géographie de la production de salaisons hispano-romaines et maurétano-romaines (d’après Ponsich, Tarradell 1965, 2, fig. 1). réaliser ici173 (fig. 13), on observe que les pêcheries se distribuent entre l’Algarve et la zone de Sexi (Almuñecar), en se dispersant vers l’est jusqu’à Villaricos174. Au Maroc, la bordure littorale apparaît parsemée de pêcheries depuis Lixus jusqu’au début des montagnes du Rif sur la côte méditerranéenne, sans solution de continuité. Ces établissements présentent des structures de production similaires sur les deux rives, tout en s’adaptant à divers schémas d’installation (cetariae urbaines, saloirs autonomes de petite ou de moyenne taille…) et à différents volumes de production, mais comme nous le disions, sans aucune différence perceptible, ni architecturale ni technologique, entre les deux côtés du Fretum Gaditanum. Un dernier élément digne d’attention et sur lequel on a beaucoup écrit est l’existence d’une zone commerciale commune. Sans vouloir aborder les questions complexes d’interdépendance, 173. Pendant les quarante dernières années, l’augmentation des découvertes de sites de salaisons a été très significative, rendant la carte de répartition encore plus dense (Bernal Casasola 2006a). Malgré cet aspect, que nous ne pouvons évidemment pas aborder ici en détail, les seules nouveautés importantes en Tingitana seraient les nombreuses cetariae de Septem Fratres ou celles qui ont été récemment fouillées dans la baie de Marsa et à Metrouna (Tétouan), dans le cadre du projet Carta Arqueológica del Norte de Marruecos : le dernier site étend sensiblement la zone méditerranéenne africaine vers l’est, à l’embouchure de l’oued Martil. 174. La répartition des ateliers de potiers qui alimentaient en amphores cette industrie de la pêche et des conserves est similaire sur les deux rives, avec des exemples de Martinhal jusqu’à Cabriles à Almería, et de Thamusida à Tamuda (Bernal Casasola 2006a ; Díaz Rodríguez 2011). 46 DARío BERNAL CASASoLA Fig. 14 – Carte de répartition des 88 monnaies de la série VI de Gadir (dans Arévalo González, Moreno Pulido 2011, p. 329, fig. 3). LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 47 de suprématie ou de monopole, en particulier de Gadir / Gades, autour desquelles il existe des positions clairement opposées175, il paraît indiscutable qu’une bonne partie des témoignages archéologiques semble définir l’existence d’un marché commun autour de la zone du Détroit, dont les origines remontent au moins jusqu’à la période punique, et qui perdure à l’époque romaine176. L’un des éléments permettant de mieux appréhender ses limites est la circulation monétaire, surtout entre la fin du IIIe siècle avant J.-C. et le milieu du Ier siècle après J.-C., pour laquelle les monnaies apportent des indications relatives à l’atelier de fabrication, un thème auquel on a consacré de nombreux efforts ces dernières années177. Les ressemblances entre les types de monnaies et la présence de monnaies hispaniques sur les sites de la Maurétanie occidentale et vice-versa178, sont des symptômes évidents de l’existence de relations étroites au niveau politique et humain, des mentalités et des liens commerciaux, définissant aussi bien le déplacement des personnes que la zone commerciale de Gadir. La monnaie qui imite l’iconographie de Gadir (avec Melqart / Hercule gaditain sur l’avers et deux thons sur le revers) permet, indirectement, de définir les limites du Cercle du Détroit, situées entre Salacia (Alcácer do Sal) et Sexi (Almuñécar) ou Abdera (Adra) – en fonction de la chronologie utilisée179. En outre, la carte de répartition monétaire de la série VI des émissions de Gadir (IIe et Ier siècles avant J.-C.), qui est la seule à bénéficier d’une large diffusion – les précédentes ayant uniquement circulé autour de cette métropole –, permet clairement de constater l’existence d’un Cercle du Détroit présentant un caractère atlantique marqué (fig. 14), qui a sans doute été la zone commerciale fondamentale de Gadir180. Pour l’époque romaine nous disposons de certains indicateurs archéologiques qui montrent la grande activité commerciale des Hispaniques en Maurétanie occidentale, mais celle des Maurétaniens en Hispanie est plus difficile à localiser en raison de la faible visibilité des produits concernés (ivoire, animaux sauvages, esclaves…). Parmi ces éléments, se détachent la présence de la terra sigillata hispanica, qui a trouvé au Maroc un marché important (avec des données récemment mises à jour181), ainsi que les productions des lampes de mineurs de la Bétique occidentale, diffusées jusqu’en Tingitane182, outre l’exportation bien connue d’amphores dans ces territoires, en particulier les amphores à huile Dressel 20183. 175. Comme par exemple A. Siraj (1998, p. 1355-1364) qui se montre favorable à cette interprétation, ou contra L. Pons Pujol (2009) pour citer uniquement deux cas significatifs et bien connus. 176. Hassini 2006. 177. Gózalbes Cravioto E. 1994, entre autres ; Callegarin, El Harrif 2000 ; Callegarin 2008 ; Arévalo González, Moreno Pulido 2011. 178. Avec une proportion d’un quart en faveur des hispaniques d’après les derniers travaux (Callegarin 2008, p. 313), argument utilisé par certains auteurs pour essayer de démontrer une hégémonie commerciale des villes de Bétique sur les villes maurétaniennes. 179. Arévalo González, Moreno Pulido 2011, p. 345-346. 180. Nous renvoyons à cet intéressant ouvrage qui combine les monnaies avec la céramique de type Kouass et les amphores, afin d’essayer de déterminer les flux commerciaux entre Gadir et ses zones d’influence dans le Cercle du Détroit (Arévalo González, Moreno Pulido 2011, p. 330-347). 181. Bustamante Álvarez 2010. 182. o’Kelly Sendrós 2013, p. 181, fig. 3. 183. Voir les Actes du Congrès international Ex Baetica Amphorae (Chic García [dir.] 2000), où figurent différents articles spécialisés sur le sujet. 48 DARío BERNAL CASASoLA Les éléments précédemment résumés, qui ne constituent qu’une partie d’une réalité beaucoup plus complexe et articulée184, définissent, selon nous, un panorama de relations bien plus étroites que les relations habituelles entre territoires voisins ou transfrontaliers. Ces relations singulières sont complémentaires de la personnalité, indiscutable, propre à chacun des deux territoires : dans le cas de la péninsule de Tingitane, il s’agit de sa personnalité juridique et de son indépendance administrative (des royaumes maurétaniens jusqu’à la province), ou de l’écriture libyque, qui n’a jamais dépassé la Tingitane, et d’autres nombreux aspects propres à son idiosyncrasie et à son riche patrimoine culturel. VERS UN HORIZON COMMUN… UNE TÂCHE MOTIVANTE ET COLLECTIVE Le but de ces pages a été, en premier lieu, de réaliser une réflexion épistémologique sur le Cercle du Détroit, de sa naissance au milieu des années 1950 jusqu’à la dérive actuelle, en passant par l’évolution du concept pendant les années 1970. Comme nous avons pu le voir tout au long de cet article, il existe actuellement une grande confusion terminologique, car chaque auteur attribue à ce terme des connotations particulières qui sont le fruit de lectures personnelles et de son interprétation du concept. Pour nous, le Cercle du Détroit n’est rien d’autre qu’une région géohistorique, un milieu géographique chargé d’histoire, où les points communs sont nombreux entre les deux rives de ce bras de mer, dont les territoires ont été fortement unis entre eux pendant la Préhistoire et l’Antiquité par des liens abiotiques et anthropologiques de nature différente. Ceci permet de comprendre pourquoi de nombreux chercheurs utilisent le terme assidûment, car il offre un instrument efficace qui permet d’apporter une explication historique à de nombreux phénomènes sociologiques dans un cadre diachronique. Le titre de la contribution de L. Callegarin dans cet ouvrage, « L’efficience d’un paradigme d’Antiquistes », nous semble particulièrement significatif, car l’auteur définit de manière magistrale l’objectif fondamental du concept : il s’agit, en effet, d’une construction didactique, comme le sont les périodisations historico-archéologiques et tant d’autres ressources des universitaires, nécessaires pour faciliter la compréhension inter nos et pour expliquer à la société le passé, en tant qu’historiens. Les Actes de la réunion sur Social Role, Possibilities and Perspectives of Classical Studies185 incluent plusieurs essais qui invitent à réfléchir sur la manière dont nous sommes obligés d’utiliser différentes stratégies pour essayer d’expliquer le passé de la société en tant qu’historiens que nous sommes, et nous croyons que celui-ci en est un bon exemple. Le Cercle du Détroit est tout simplement une formule neutre, qui s’appuie sur des bases géographiques et historiques solides et qui contribue à mieux cerner le parcours historique de cette région géostratégique de l’Antiquité. Celui qui essaie d’y chercher d’autres réalités au-delà de celles qui sont strictement scientifiques – comme dépendance, néocolonialisme… – risque de 184. Nous pensons en particulier aux pratiques épigraphiques, similaires entre le sud du conuentus Gaditanus et la zone atlantique de Tingi / Lixus (Gózalbes Cravioto E. 2006). 185. Schüker (dir.) 2012. LE CERCLE DU DÉTRoIT, UNE RÉGIoN GÉoHISToRIQUE SUR LA LoNGUE DURÉE 49 modifier la signification du concept. Grâce au passage du temps, nous sommes complètement éloignés des atavismes politiques anciens, dont le Cercle du Détroit diffère profondément : il est un magnifique bouillon de culture pour la coopération internationale et pour les interventions bilatérales, qui sont des activités très enrichissantes, humainement et culturellement, pour tous les partenaires impliqués. La définition précise du Cercle du Détroit, comme nous l’avons indiqué dans les pages précédentes, devra être une tâche commune réalisée à l’avenir par des spécialistes des différentes époques (Préhistoire, Protohistoire, Antiquité classique et Antiquité tardive). Le développement notable de la recherche, la grande quantité d’informations disponibles, la vaste étendue de la zone géographique qui est objet d’analyse et la complexité des processus historico-archéologiques en jeu ne permettent en aucun cas un point de vue personnalisé et synthétique, tout au moins dans l’état actuel de la recherche. C’est pour cela qu’à court ou moyen terme nous appellerons à une autre réunion scientifique sur cet aspect, en y invitant non seulement des archéologues, mais aussi des géographes, des historiens spécialistes des régions transfrontalières et des spécialistes d’autres disciplines pour essayer de développer les bases empiriques du Cercle du Détroit. Il est probable qu’à long terme un sociologue ou un anthropologue consacrera une thèse de doctorat sur cette question si intéressante. Dans ce travail, nous avons utilisé différents indicateurs pour essayer d’expliquer certains des traits de cette région : notre discours ressemble un peu à un brainstorming en raison du recours nécessaire à la diachronie et de la spécialité de l’auteur de ces pages. Comme résultat de nos lectures et avec le seul but de résoudre partiellement la confusion actuelle, nous proposons d’utiliser ces trois termes (fig. 11), pour essayer de faciliter la communication entre chercheurs : un Cercle du Détroit nucléaire, coïncidant avec le détroit de Gibraltar au sens strict ; un Cercle du Détroit atlantique, envisagé comme circuit commercial à certaines périodes historiques ; et un Cercle du Détroit plus vaste ou atlantico-méditerranéen, applicable à certains processus historiques lorsqu’on analyse certaines étapes spécifiques du passé. Tout ceci dérive du paradigme conceptuel défini à son époque par M. Tarradell (fig. 5). Pour des raisons évidentes, ce sont des diagrammes de Venn qui se chevauchent. Les limites des cercles doivent être comprises comme des limites ouvertes et soumises nécessairement à un débat futur. La seule chose qui nous intéresse en eux est leur capacité à fixer les idées et à contribuer, dans la mesure du possible, à clarifier l’actuelle complexité terminologique. Il reviendra au temps d’établir son utilité à moyen et long terme. 50 DARío BERNAL CASASoLA Nous concluons ces réflexions par une nouvelle citation de M. Ponsich et de M. Tarradell, qui illustre parfaitement bien la bipolarité présente dans le Cercle du Détroit : Le détroit de Gibraltar sert à la fois de pont et de barrière entre l’extrême-sud de l’Espagne et la pointe extrême de l’Afrique du Nord ; son rôle fut lié à l’histoire des relations entre les deux continents depuis les temps les plus reculés, aussi bien sur le plan géographique et politique que commercial186. Lorsque nous recevons en visite nos collègues et amis et que nous les accompagnons pour la première fois sur la côte de Tarifa ou dans la baie d’Algésiras, nous assistons à chaque fois au spectacle de leur surprise devant la proximité des côtes marocaines de l’autre côté du détroit de Gibraltar. Il est essentiel de connaître de première main ces territoires fertiles pour écrire sur eux de façon appropriée, et non pas seulement depuis une tribune, car ainsi nombreux seront les paradigmes, les erreurs ou les interprétations académiques à se dissiper d’eux-mêmes. En essayant de répondre aux questions posées par M. Coltelloni-Trannoy dans l’introduction de cet ouvrage, nous pensons avoir montré que ce schéma explicatif est valable et cohérent, et nous confirmons l’intérêt de continuer à utiliser l’expression Cercle du Détroit, même si nous considérons qu’il est fondamental de la redéfinir et de la réactualiser : tempora mutantur, selon l’adage antique ! 186. Ponsich, Tarradell 1965, p. 5.