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De la pesanteur de l'air. L'habitus chez Pierre Bourdieu..pdf

Memoria de DEA defendida en 1997

De la pesanteur de l'air. (L'habitus chez Pierre Bourdieu.) Mémoire de D.E.A. 1997 présenté par Ana Teresa Martinez. Sous la direction de M. Jacky Ducatez. Paris, juin 1997. 2 A mes parents 3 "¡Válame Dios! dijo Sancho: ¿no le dije yo á vuestra merced que mirase bien lo que hacía, que no eran sino molinos de viento, y no lo podía ignorar sino quien llevase otros tales en la cabeza?" "Así es, respondió D. Quijote, y no hay que hacer caso destas cosas de encantamentos, ni hay para qué tomar cólera ni enojo con ellas, que como son invisibles y fantásticas no hallaremos de quien vengarnos aunque mas lo procuremos" 4 Présentation Essayer d'écrire un mémoire sur la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu en ayant comme seul outil intellectuel une formation philosophique et littéraire, et une toute petite expérience de recherche empirique "d'amateur", c'est être bien mal placée au départ. La hantise de ne pas tomber dans le scholasticisme, et celle de ne pas perdre de temps dans la construction d'une théorie vide, dans la répétition inutile du déjà dit, ou dans la recherche de sources conceptuelles qui n'ajoutent rien à la compréhension de concepts qui -selon son auteur- ne sont pas nés d'autres concepts mais de la pratique scientifique, peuvent conduire à arrêter tout travail et décourager tout effort métadiscursif. Dépouillé de son privilège transcendantal d'omniscience et d'autonomie, le philosophe se retrouve face aux sciences comme l'enfant face à son château de cartes écroulé : au premier abord, il y a tout à refaire. Et surtout il y a la question ouverte -sur laquelle on peut faire un pari, mais dont on ne peut se fournir de réponses à l'avance- du sens de l'entreprise commencée. Ces deux premiers paragraphes écrits pendant le premier mois de rédaction de ce mémoire expriment bien l'état d'âme avec lequel nous avons commencé notre travail. Une année auparavant, donc récemment arrivée en France avec la préocupation de trouver une manière epistémologiquement valable d'articuler la philosophie et les sciences sociales -dont la philosophie ne peut pas se passerj'avais lu Raisons pratiques, et j'avais rapidement sym-pathisé avec une sociologie d'une telle "autoconcience épistémologique", dans laquelle je retrouvais aussi les vieilles questions sur la "sagesse populaire", que j'avais traitées et sur lesquelles j'avais réflèchis à la fin de ma formation philosophique à l'aide de l'habitus de Thomas d'Aquin. Néanmoins j'ai pris encore un semestre 5 d'exploration des sciences sociales en général, avant de préciser le sujet du mémoire. À la fin de mon parcours, j'ai l'impression de m'être seulement rapprochée de la complexité des questions que je m'étais posées au début. D'abord, parce que le travail de Pierre Bourdieu, en étant une pensée "en pratique" exige des analyses beaucoup plus poussées du point de vue épistémologique, une maîtrise théorique et surtout une pratique beaucoup plus accomplie des techniques de recherche sociologique. Ensuite, parce que même à l'intérieur des limites de formation et d'expérience dans lesquelles j'étais contrainte de travailler, le fait de devoir terminer le texte dans le laps de temps d'une année m'a obligée à laisser des chapitres à demi-réfléchis, des problématiques inconclues, restées parfois à l'état d'ébauche. Enfin, parce que, même si finalement nous ne le croyons pas inutile, le travail que nous avons accompli reste incomplet tant qu'on ne fait pas un véritable travail d'objectivation de l'entreprise bourdieusienne, en applicant sur cette dernière sa propre méthode d'analyse pour voir surgir sa pratique comme une possibilité nouvelle (ou non) dans le champ des sociologies existantes et possibles en France pendant les années '60. Si, comme Bourdieu le pense, le sujet de la science est le champ, alors pour pouvoir saisir la signification de son travail il faudrait le replacer à l'intérieur du champ. Il reste que, néanmoins, cette approche un peu panoramique (et teinté toujours de "théoricisme") axé sur le concept d'habitus, permet de voir quelques lignes centrales de sa démarche scientifique et surtout de suggérer une ligne de lecture qui ne sépare pas, mais qui distingue des niveaux épistémologiques différents. Aux lecteurs de juger de sa pertinence et de son utilité. 6 Qu'il me soit permis de remercier ici le Père Louis de Vaucelles, sans l'intérêt et l'intervention duquel, ces deux années d'études et de réflexion à Paris n'auraient pas été possibles. Et très sincèrement aussi M. Jacky Ducatez, pour la générosité avec laquelle il a partagé son temps et sa connaissance. Je remerci M. Pierre Bourdieu, qui m'a accepté en qualité d'auditeur libre dans son séminaire à l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. Merci aussi à Geneviéve Galindo, qui a corrigé mon Français avec une patience infinie. Je voudrais aussi remercier mes soeurs de Congrégation, qui ont su inscrire ce projet à l'intérieur du projet qui nous rejoint, et aussi l'accueil fraternel à Paris des Soeurs Romaines de Saint Dominique. Je remercie les amis et amies qui m'ont soutenue en France: Ana Fernandez et Jean Pierre Soumah, Benedicte Nolet, Veronique et Marc Titgat, Beatriz Rioseco, Alix de Ponsins, Michelle Pourtaud, Elena Lasida. Finalement, merci aussi à celles et ceux qui m'ont tant encouragée pour entreprendre cette aventure, particulièrement ma communauté à Cusco, et Guido Delran. 7 Introduction "Souvent les philosophes croient se donner l'objet en se donnant le nom, sans bien se rendre compte qu'un nom apporte une signification qui n'a de sens que dans un corps d'habitudes" (G. Bachelard) La trajectoire de Pierre Bourdieu dans le champ des sciences sociales trouve ses débuts en Algérie, en pleine guerre d'indépendance, dans une société colonisée, déracinée, en train de souffrir de graves bouleversements sociaux et culturels. Là, il essaie de comprendre en ethnologue structuraliste non seulement la société paysanne kabyle, mais aussi les difficultés des sous-prolétaires algériens, paysans dépaysanés installés aux marges d'Alger à la recherche de travail. Dans ces deux champs d'étude, il éprouve les limites de ses instruments d'analyse : les systèmes culturels n'étaient pas aussi cohérents que prévus, les mariages indiqués selon la règle étaient exceptionnels dans les pratiques effectives (le mariage proclamé avec la cousine parallèle, qui ouvrait des débats entre anthropologues, ne représentait en réalité que 1 à 4% des mariages effectivement pratiqués), les statistiques sur le monde du travail étaient aveugles pour expliquer les "bizarreries" et les "contradictions" des conduites des Algériens face à un a-venir qu'ils n'arrivaient pas à concevoir comme tel : par exemple, on continuait à vendre "à la sauvete" même si cette activité ne rapportait aucun revenu, et le taux de travail des femmes n'avait pas de cohérence par rapport à l'augmentation ou la diminution des revenus. L'expérimentation épistémologique menée au Béarn ("contre-épreuve" de son expérience ethnologique de la familiarisation avec un monde étranger" , sorte 1 de "Tristes Tropiques" renversé), a aussi été développée dans une société 1Le Sens Pratique, p. 32-33. 8 paysanne où le processus de déstructuration était déjà évident -certes, avec une violence moins manifeste- et dont le symptôme le plus notoire était l'impossibilité de la reproduction démographique pour l'ancienne couche dominante, l'impossibilité pour les héritiers de trouver des femmes dans les hameaux dans la mesure où le mariage au village même devenait de plus en plus difficile. Encore une fois, le terrain posait des questions auxquelles ne répondaient point les théories des échanges matrimoniaux apprises. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait de sociétés en état d'anomie: pour les béarnais, le déréglement de la vie sociale était exprimé par l'impossibilité de mariage, qui entraînait l'impossibilité de transmettre et le nom et la terre; pour les algériens, par l'impossibilité de reproduire le mode de vie paysan, en même temps que s'insérer dans le monde du travail urbain. Les uns comme les autres, se retrouvaient "jetés dans l'incohérence". Néanmoins, ce n'est pas la complexité d'un terrain qui peut expliquer la force d'une recherche sociologique, mais la perspicacité du sociologue pour poser des questions, la pertinence de la problématique construite. Si le terrain posait des questions auxquelles les théories apprises ne pouvaient pas répondre, c'était parce que le regard savait les déceler et parce que les réponses déjà apprises étaient toujours secondes par rapport aux questions. C'est l'attitude scientifique qui compte. Si la connaissance est un mouvement, c'est parce qu'il faut être toujours prêt à une nouvelle rupture : une "tête bien faite" est une tête "à refaire", et à refaire à partir des questions que pose l'objet construit comme objet falsifiable. La science sociale ne se construit pas à partir d'une philosophie toute faite qui s'applique au terrain. Elle ne produit pas non plus une philosophie qui puisse être tirée par induction directement du terrain. C'est la relation dialectique terrainthéorie qui produit ces concepts scientifiques propres à la science sociale, concepts "sténographiques" qui orientent la recherche et qui sont reformulés chaque fois par rapport au terrain, à peine dissociables pour pouvoir nommer une 9 relation, mais inséparables à l'état pur. La disposition qui permet de construire ces concepts et de travailler avec eux, dans "l'entre deux" de l'histoire et d'une certaine procédure de type "expérimental" c'est la vigilance épistémologique. C'est une des raisons pour laquelle l'entreprise intellectuelle de Pierre Bourdieu apparaît plus comme un métier, comme une pratique, que comme une théorie. Malgré la puissance explicative et la richesse conceptuelle, malgré les efforts de généralisation (dans le sens d'application de ses modèles aux terrains de plus en plus différents que Bourdieu lui-même entreprend et encourage) toute théorie se revèle chez lui provisoire par principe, et est essentiellement assujettie à reformulation, presque comme un brouillon prêt à être reformulé et réadapté chaque fois. Dans ce contexte, le concept d'habitus qui va nous occuper, a dans les travaux de Pierre Bourdieu une place si centrale qu'il est difficile à saisir. Né d'une problématique présente depuis ses premiers travaux (autour des concepts de sagesse et d'éthos), d'un ensemble de questions posées à partir d'une pratique de recherche, ce concept est au coeur de l'explication de l'ajustement ou non des agents à l'espace social, du problème donc de la reproduction et du changement; mais il est aussi au coeur des ruptures théoriques les plus marquantes de Bourdieu. Face à ses questions, la réponse du structuralisme remplissait une fonction de rupture par rapport au sens commun, mais elle s'épuisait après dans la synchronie, et n'était qu'une "boîte noire". D'un autre côté, toutes les alternatives subjectivistes et individualistes (la théorie de l'action rationnelle, l'intéractionnisme, la théorie des jeux, l'individualisme méthodologique) s'écroulaient au contact du terrain : ni les paysans, ni les ouvriers (c'est-à-dire, l'écrasante majorité de l'humanité actuelle et passée), ni les intellectuels occidentaux eux-mêmes (fraction dominée de la classe dominante) dans leur vie quotidienne, n'agissaient selon cette logique. En même temps, si on poussait un peu plus loin les concepts, à la limite, une histoire faite par des individus purs, 10 par des sujets créateurs, pouvait seulement être conçue à la manière du temps cartésien, comme une succession d'instants discontinus, ce qui supposait toujours à nouveau ou un Dieu qui relie l'histoire (un Deus ex machina), ou des consciences éveillées jusqu'à l'épuisement. L'élimination de l'intellectualisme, inhérent à l'une comme à l'autre des réponses possibles, demandait l'élaboration d'une théorie de la pratique effective des agents. Au milieu de cette dialectique des obstacles épistémologiques par couples, (objectivisme et subjectivisme, individu et société, structure et histoire, physicalisme et herméneutique), le concept d'habitus traverse l'oeuvre de Pierre Bourdieu au centre d'un système conceptuel qui se développe à travers les années et les recherches, en le conduisant -comme dit Loïc Wacquant- "de la structure au champ; de la norme et de la règle à la stratégie et l'habitus; de l'intérêt, vecteur de rationalité, à l'illusio, fondement du sens pratique; de la culture au pouvoir symbolique; et d'une conception transcendantale de la raison scientifique à une conception historiciste visant à mettre les instruments de la science sociale au service d'une politique de la liberté intellectuelle" . La compréhension de cet 2 ensemble de déplacements épistémiques cohérents constitue pour nous le noeud de la compréhension de sa théorie qui est conçue comme un programme de recherche. Cependant, le concept d'habitus n'a cessé de poser des questions aux lecteurs de Bourdieu. Destiné à rompre avec des modes usuels de penser l'action et la société, il est l'objet de malentendus, de difficultés, et souvent 2 Réponses p. 9. 11 d'interprétations biaisées. 3 Il y a au moins deux problèmes qui méritent une attention particulière. Il a été dit, tout d'abord, que l'habitus apparaît parfois comme une nouvelle "boîte noire" où s'introduisent des structures et sortent des pratiques sans que nul n'explique le processus de cette magie. Placé quelquefois comme sujet des phrases, on pourrait se demander si ce concept n'est pas piégé par un des obstacles scientifiques les plus élémentaires de Bachelard : l'obstacle substantialiste dans sa version nominale, c'est-à-dire l'adoption d'une fausse explication obtenue à l'aide d'un mot, qui conduit à analyser le concept au lieu de l'impliquer dans une synthèse rationnelle pour le mettre à l'épreuve et tester sa fécondité véritable. En second lieu, une objection peut-être plus sérieuse : la place centrale dans les analyses de cet énorme pouvoir de répétition qu'est l'habitus comme disposition structurante et structurée, n'empêche-t-il pas (malgré les concepts de stratégie et trajectoire) de penser l'histoire, le changement ? Est-ce que Bourdieu a vraiment réussi à trouver la manière de surmonter l'opposition entre la structure et l'histoire ? Poser ce type de problèmes "théoriques" n'aurait pas de sens, si l'intention était simplement d'entrer dans un débat purement conceptuel, dégagé de la pratique scientifique dans laquelle et pour laquelle les concepts ont été fabriqués. En revanche, ce qui nous apparaît important de souligner en pratique au long de notre travail, c'est l'impossibilité de comprendre la signification de l'habitus en dehors du corps d'habitudes scientifiques qui lui donnent lieu et qui font son sens. Préciser la spécificité de son statut épistémologique, (sous l'intuition que face à 3 Pour prendre la mesure des critiques les plus fréquentes provenant des champs de l'éducation, l'économie et la philosophie, Cf. le collectif L'empire du sociologue, La Découverte, 1984, pour les critiques du champ de l'esthétique Il sociologo non temperato, Rassegna itaiana di sociologia, 1985, N 1. Pour des lectures plus axèes sur les concepts d'habitus et de stratégie Cfr. : Dewerpe, Alain La stratégie chez Pierre Bourdieu. Enquête, 3, 1996. et Heran, François. La seconde nature de l'habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique. Revue Française de Sociologie.XXVIII, 1987, 385-416. On peut aussi voir Bonnewitz, P. La sociologie de Pierre Bourdieu, PUF, 1997.pp 115122. 12 cette spécificité maintes des objections trouvent leurs réponses ou s'évanouissent par futilité) tel sera alors le but de notre recherche. Si nous parcourons l'oeuvre de Pierre Bourdieu à la recherche des variations de l'habitus, ce n'est pas dans l'intérêt de faire l'histoire d'un concept, mais dans le souci de le resituer chaque fois dans l'ensemble des questions qui l'appelle, et dans le noeud des relations conceptuelles qui lui donnent sens et fonction. Si nous puisons dans la tradition philosophique et sociologique antérieure, ce n'est pas dans l'intérêt érudit de la recherche de sources qui peuvent ne rien ajouter à la compréhension d'un concept non né d'une "parthénogenèse intellectuelle", mais c'est pour éclaircir les différences de sens qui se cachent derrière le même mot au long des siècles et des traditions. Ces différences sont dues, évidemment au contexte historique et linguistique, mais surtout dans notre cas, à la transposition épistémologique que Bourdieu fait quand il introduit le concept d'une manière systématique en sociologie, à l'intérieur d'un style précis de travail, systèmatiquement articulé au terrain. Le cheminement à suivre ne sera pas linéaire. Pour les besoins de l'analyse, nous classerons les textes principaux de P. Bourdieu en trois types de textes : les "recherches de base" (Celibat et condition paysanne, Travail et Travailleurs en Algerie, Le Déracinement, Les héritiers, Un art Moyen, L'amour de l'art, La Distinction, Homo Academicus, La Noblèsse d'Etat, Les règles de l'art); les "textes programmatiques" (la postface à Architecture gothique et pensée scolastique, de E.Panofsky, Esquisse d'une théorie de la pratique et Le Sens Pratique) et les textes "de reprise" (Questions de sociologie, Choses dites, Réponses, Raisons pratiques et Méditations pascaliennes.). Nous sommes consciente de l'arbitraire de cette classification, compte tenu du fait que l'on peut trouver dans chaque oeuvre dite "de base" par exemple, des paragraphes ou des chapitres programmatiques ou de reprise, et ainsi de suite. Mais cette classification par accents nous aide à organiser notre démarche avec plus de 13 cohérence : nous allons suivre le fil du développement du concept d'habitus dans les recherches "de base" les plus importantes, dans lesquelles nous allons en chercher la place et la fonction dans l'ensemble du réseau conceptuel et dans sa fonction organisatrice et constructrice des faits étudiés; les textes "programmatiques", moments importants de l'élaboration conceptuelle, vont nous jalonner le chemin, à la manière d'évaluations du travail déjà fait et des intentions de la suite; et les textes "de reprise" vont s'intercaler suivant la chronologie pour nous indiquer ce que Bourdieu pensait et voulait faire quand il faisait son travail. Nous croyons, avec cette démarche, être plus fidèle au sens que le travail théorique, de construction conceptuelle et de "reflexion" en général, a dans les sciences sociales selon sa spécificité épistémologique. Nous diviserons notre travail en deux parties : dans la première nous verrons apparaître progressivement le concept d'habitus comme réponse aux difficultés de conceptualisation et de construction de l'objet, trouvées dans les travaux menés par Bourdieu en Algérie et au Béarn, et réitérés dans ses recherches postérieures dans le champ de la culture. L'introduction des chapitres sur les usages antérieurs du concept d'habitus (chez Aristote, Thomas D'aquin, Max Weber, Durkheim, Marcel Mauss, Husserl et Merleau-Ponty) sera faite au moment oú le développement du travail de Bourdieu nous apparaît le plus en rapport avec l'auteur en question, et donc, quand celui-ci peut nous apporter quelques éclairages importants. Cette première partie se termine par un bilan provisoire qui nous rappelle le chemin parcouru et nous aide à faire la transition vers la deuxième partie. Celle-ci se concentrera sur l'étude de l'habitus dans trois grands textes : deux grandes recherches de base (La distinction et Homo academicus) où nous essayerons de mettre en lumière la fonction du concept d'habitus dans le processus de construction de l'objet et son potentiel explicatif, et un texte programmatique (Le sens pratique) où nous décèlerons quelques nouveaux accents par rapport à L'Esquisse d'une théorie de la pratique. 14 15 Première partie A la recherche d'une théorie de la pratique 16 Entre 1958 et 1963, nous l'avons déjà dit, P.Bourdieu travaillait sur deux horizons culturels différents : l'Algérie et le Béarn. La publication des textes produits pendant ces années est concentrée surtout entre 1962 et 1964, en tenant compte non seulement des textes majeurs, mais aussi des articles de refonte et développement des points particuliers, et des abrégés pour la publication en langue étrangère. Les textes ont été évidemment travaillés presque en même temps, et l'on pourrait même dire "en dialogue" les uns avec les autres. L'exposition de cette période présente alors différentes possibilités d'organisation, qui sont des options d'agencement du raisonnement. Une première organisation possible est celle de l'ordre de publication, qui placerait en premier lieu Célibat et condition paysanne. Mais, l'inexistence du mot habitus dans Travail et Travailleurs en Algérie, suggère de placer ce texte en premier lieu. Cet ordre peut-être nous permettra de mieux comprendre le développement de la problématique, qui est néanmoins clairement posée dans le texte sur l'Algérie, mais résolue autour des termes d'ethos et sagesse. D'autre part, la proximité plus évidente dans cette période des thèmes weberiens nous autorise à présenter le développement du concept d'habitus chez cet auteur à l'intérieur de ce premier bloc. Finalement, la netteté avec laquelle le problème de l'ethnocentrisme est posé dans les textes sur L'Algérie (clé très importante à notre avis pour comprendre l'utilité du concept d'habitus) confirme notre choix de suivre un développement linéaire, même quand nous savons qu'il constitue le redressement d'un processus de pensée qui ne peut pas être sino hésitant, fait d'allées et retours, de construction et refonte. L'apparition de l'habitus en Celibat et condition paysanne constituera un deuxième bloc, complété par l'étude des techniques du corps de Marcel Mauss, lequel nous ménera à son tour à remonter dans la tradition de notre concept 17 jusqu'à Aristote. Là encore, nous reviendrons sur l'Algérie, avec un texte publié en 1964 (Le Déracinement) où l'habitus est repris dans un sens proche de celui des travaux sur la société Béarnaise. Il est évident que nous laisserons de côté dans cette première approche les travaux sur la société kabyle, dans la mesure où ils seront repris dans l'Esquisse d'une théorie de la pratique. Mais, il nous faudra une allusion rapide aux recherches de Bourdieu entre les années 1964 et 1972, où la postface au texte de Panofsky constitue un moment "programmatique" sur lequel nous nous arrêterons. Puis, nous explorerons le sens du terme habitus dans la Scholastique médiévale, et chez Durkheim. Finalement, l'Esquisse d'une théorie de la pratique constitue la première formulation explicite et étendue de ce qu'est l'habitus pour Bourdieu, dans un texte essentiel à sa démarche : celle-ci constitue en même temps qu'une énonciation des résultats obtenus dans ses travaux antérieurs, un programme de ses recherches futures, qui "testeront" à partir de ce moment-là la fécondité du cadre théorique complexe contenu dans l'Esquisse, l'approfondiront, le reformuleront de manière partielle. Nous nous arrêterons à nouveau sur le rapport, assez complexe, de Bourdieu à la phénoménologie, afin d'achever de déblayer le terrain des références théoriques passées du concept d'habitus. Nous ferons un bilan provisoire afin de pouvoir entrer dans la lecture des textes centraux de Bourdieu avec une vision plus claire des rapprochements et des différences par rapport à ces utilisations antérieures du concept (et en même temps plus libre de préjudices). C'est dans les textes centraux, particulièrement dans La Distinction où l'habitus montrera sa fécondité explicative, et où on peut mesurer plus sûrement ses limites et ses difficultés. 18 En Algérie. L'Algérie et les ruses de l'ethnocentrisme. "Refusant de chercher dans les drames et les déchirements des autres un refuge et un recours contre ses propres inquiétudes, (le chercheur) peut à la fois admettre que son témoignage ne serve à rien ni à personne et se sentir lié par le devoir impératif de proclamer ce que des hommes lui ont dit, parce qu'ils avaient à le dire, et non pour qu'il le dise. " 4 Le premier travail publié par Pierre Bourdieu en 1958, "Sociologie de l'Algérie" se termine, après une analyse soigneuse de la diversité et de la richesse culturelle des peuples d'Algerie, avec un diagnostique incommodant : "(le conflit) loin de constituer un simple malentendu, que l'attitude raisonnable et consciente dissiperait comme la lumière les ténèbres, il prend racine dans un drame cruellement réel, le dérèglement d'un ordre vital et l'écroulement d'un univers de valeurs". Alors "l'analyse sociologique (...) permet d'exclure certaines options, telles que "l'assimilation" et le maintien de la situation coloniale, fondée l'une et l'autre sur le même postulat, à savoir la supériorité de la civilisation européenne et l'ignorance de la civilisation autochtone". "L'existence d'une civilisation authentique et originale, affectée d'un mouvement de désagrégation irréversible, exclut toute tentative de "chirurgie sociale", oublieuse que, comme pour la plante, on peut seulement aider le développement qui s'accomplit selon son dynamisme et ses lois propres. Donc, (...) il ne sera de solution véritable que celle qui permettra à l'homme algérien de se forger une nouvelle civilisation traditionnelle et adaptée aux impératifs du monde moderne." 5 On pourrait dire que ce rejet de l'ethnocentrisme européen est à la base de toute sa recherche postérieure. Débarqué en Algérie, d'abord comme coopérant et puis comme chercheur avec une équipe de l'INSEE, l'agrégé de philosophie 4 5 Bourdieu, Pierre; Alain Darbel, et al. Travail et Travailleurs en Algérie. Mouton, 1963. p. 259. Bourdieu, P. Sociologie de l'Algerie, PUF, 1958. p. 126. 19 entrait dans les sciences sociales en faisant "un apprentissage sur le tas" comme "an apprentice who learns by doing" . 6 Etant donné que la guerre de l'indépendance avait déjà éclatée, la situation n'était pas facile. Mais Bourdieu refusait la réduction du problème à une question de "bonne volonté éthique". Un article de Michel Leiris publié en 1958 affichait 7 l'attitude typique pleine de mauvais conscience et de paternalisme colonial qui dissimulaient mal le mépris et la suffisance, sous l'apparence de prendre le drapeau des opprimés. Leiris affirmait comme quelque chose qui "va de soi", que "pour l'ethnographie plus encore que pour d'autres disciplines, il est déjà patent que la science pure est un mythe" donc "il faut admettre de surcroît que la volonté d'être de purs savants ne pèse rien, en l'occurrence, contre cette vérité : travaillant en pays colonisés, nous ethnographes qui sommes non seulement des métropolitains mais des mandataires de la métropole puisque c'est de l'Etat que nous tenons nos missions, nous sommes fondés moins que quiconque à nous laver les mains de la politique poursuivie par l'Etat et par ses représentants ". Le 8 raisonnement de Leiris, qui masquait la faiblesse de ses arguments en faisant passer ses affirmations pour des évidences, et en ayant recours au moralisme réthorique, enfermait implicitement deux affirmations difficiles à accepter : d'un côté l'idée que l'ethnologie n'avait droit à aucune prétention scientifique (conclusion d'une opposition entre "science pure" et idéologie : si l'ethnologie n'était pas science pure, il ne restait que l'ideologie); de l'autre, que ces sociétés colonisées avaient besoin des ethnologues comme "avocats naturels", "les defenseurs de ces sociétés et de leurs aspirations". La tâche scientifique étant dissoute, il ne restait qu'à prendre en main le destin des autres et à devenir leurs porte-paroles autolegitimés. 6 Harker,R. et al. The pratice of theory. An introduction to the work of Pierre Bourdieu. Macmillan, 1990. p. 38. 7Leiris, Michel, "L'ethnographe devant le colonialisme" Temps Modernes, août 1950. 8 Ibid. p. 359. 20 Bourdieu commence par repouser le relativisme scientifique et les simplifications moralisantes qui identifiaient sans nuances tout ethnologue français en Algérie à un administrateur colonial. Il décelait la complexité des choses en montrant que, dans les situations coloniales, s'il y avait une contamination de la relation ethnologue-objet d'étude, elle ne consistait ni dans l'impureté de l'objet ni dans une faute originaire, à laquelle l'ethnologue participait du fait d'être envoyé et financé par le pays colonisateur. Bourdieu radicalisait plutôt les questions en les réferant aux exigences epistémologiques : peut-être, la "complicité originelle" n'était pas "d'une autre nature que celle qui lie à sa classe le sociologue étudiant sa propre société". Il y avait, certes, un problème éthique, mais, ayant écarté "le moralisme de l'intention pure", ayant déjà fait "le seul choix véritable : de faire l'étude plutôt que de ne pas le faire" , et ayant pris la décision de "tout mettre en oeuvre pour 9 atteindre la vérité et pour la faire connaître", le problème prenait sa vraie envergure en termes épistémologiques, d'un côté comme relation enquêteurenquêté, de l'autre comme mise en question des catégories de pensée. Pour le premier point, il fallait maintenir la vigilance sur toutes les dimensions du comportement propre, dont "le moindre rien" est susceptible d'être lu comme significatif par les colonisés, et avoir "une sympathie attentive envers les interlocuteurs" . 10 Le deuxième point entrait plus profondément au coeur de la méthode d'enquête et des cadres interprétatifs. En faisant le bilan des travaux antérieurs, même de ceux qui ne se voulaient pas au service du pouvoir colonial, il trouvait que "de façon générale, au lieu de s'efforcer de comprendre les événements et les hommes dans leur originalité irréductible, on se contentait souvent de transposer des schémas tirés de l'expérience des sociétés industrielles." Dès lors, l'exigence 11 9Travail et Travailleurs en Algérie. Op.cit. p.260. Ibid. p. 260. 11 Ibid. p. 265. 10 21 éthique souvent négligée, était là où l'on touche le sens et la qualité même du travail scientifique : s'il y a lieu de faire le travail, "ce que l'on peut exiger en toute rigueur de l'ethnologue, c'est qu'il s'efforce de restituer à d'autres hommes le sens de leurs comportements, dont le système colonial les a, entre autres choses, dépossédés." La même conviction sur la tâche de la sociologie de "restituer à ces 12 hommes le sens de leurs actes" clôt en 1962 Celibat et condition paysanne. Nouvelle tentation, plus sophistiquée, de "sociologue-sauveur"? On le vera par la suite. Pour l'instant, pour se donner les moyens de réaliser cette restitution, il faut prendre au sérieux le problème de la distance entre enquêteur et enquêté comme problème épistémologique, c'est-à-dire, prendre en compte en même temps les catégories de pensée de l'enquêteur et la parole de l'enquêté dans son statut particulier de connaissance. Quelques années plus tard, ce double regard vigilant sera exprimé comme "l'objectivation du lien d'objectivation". Le premier effort incontournable pour remplir cette tâche est la recherche des moyens de travail disponibles pour rompre avec la propre perception "de sens commun". De ce point de vue, Travail et Travailleurs en Algerie, autant que Celibat et condition paysanne, apportent une nouveauté méthodologique qui restera au coeur de la méthode bourdieusienne : la combinaison du travail statistique avec la recherche ethnologique. Le travail statistique sert ici à rompre les hypothèses de sociologie spontanée, toujours peuplées de nos premières expériences, nos fantômes, nos désirs, nos attentes sur la réalité sociale, et en même temps à trouver des régularités, des hiérarchies, un certain ordre rationnel là où le regard spontané n'arrive pas à trouver un sens. Mais l'"optimisme mathématique" de Bourdieu savait déjà avec Leibniz que l'évidence du calcul est une "évidence aveugle" et que pour en guider l'utilisation, pour bien construire cet instrument, il faut le travail de l'interprétation. Rien n'est expliqué s'il n'est 12 Ibid. 259. 22 interprété "de manière à revêtir un sens dans le cas concret." 13 La statistique a ainsi une valeur heuristique, comme une machine à affiner des questions, comme un auxiliaire pour la construction de la problématique qui peut isoler une régularité objective et la mesurer comme si toutes les autres choses étaient "égales par ailleurs", tout en sachant que dans l'histoire concrète jamais elles ne le sont. Si un ouvrier algérien avec un revenu determiné peut être, sous certain rapport, pris comme égal à un autre du même revenu, il ne faut pas oublier, qu'ils ne sont égaux que sous ce rapport, et que par exemple la taille de la famille ou la durée de son temps à Alger peut les différencier largement sous le rapport par exemple de leurs habitudes de consommation ou de leur capacité d'épargne. C'est la raison pour laquelle il faut combiner et multiplier les types d'approches en reserrant l'effort de connaissance et en surmontant l'opposition -héritée de la philosophie postkantienne dans les sciences sociales- entre "compréhension" et "explication". On ne comprende rien si on n'explique pas, et on n'explique pas si on ne comprende pas. Dans cette collaboration qui oblige les statisticiens et les sociologues à rompre leur manière habituelle de travailler, "la compréhension ne progresse que dans le va-et-vient ininterrompu entre les évidences de la familiarité, évidences aveuglantes, aux deux sens du mot, et les évidences de la statistique, évidences aveugles qu'il faut déchiffrer" 14 Cette combinaison du travail ethnologique et de la recherche statistique où l'un et l'autre s'éclairent mutuellement en articulant la relation terrain-théorie, -l'enquête ethnographique fournissant les hypothèses qui guident la formulation des questions pour le travail statistique, et ce dernier apportant des repères sûrs, mais à partir de un certain point de vue et sur un certain aspect- devient particulièrement important vis-à-vis du sujet : étudier le travail dans l'Algerie en situation coloniale, en prenant compte de toutes les distances epistémiques, met 13 Ibid. p. 11.3 14 Ibid. p.267. 23 en face d'un conflit majeur (qui ne peut pas être compris sans l'aide des deux approches) : le conflit entre "les modèles traditionnels et les modèles importés et imposés par la colonisation, ou, si l'on veut, entre les impératifs de la rationalisation et les traditions culturelles". Le problème, de surcroît, était redoublé du fait que la colonisation était entrain de mettre en place les mêmes catégories de classement statistique appliquées en France, donc conçues à partir et pour une réalité profondement différente. Il était alors évident que d'une part sans le travail statistique, l'enquête ethnologique resterait trop localisée, fragmentaire, et que d'autre part la compréhension des régularités statistiques serait impossible si l'ethnologie ne restituait pas "le modèle dont le comportement actuel tient son sens lors même qu'il le trahit ou le renie." 15 La problématique, telle que Bourdieu lui-même l'énonçait, proche de celle de Weber, mettait déjà en question la rationalité occidentale par rapport à d'autres modes de rationalisation, et se demandait par l'articulation entre économie et structure symbolique. Le désarroi du peuple algérien à la suite de l'action destructrice de la colonisation trouve une expression très forte dans Le déracinement, résultat de l'enquête de Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans les groupements forcés de population faits par l'armée française entre 1955 et 1962 (2.157.000 personnes en 1960, soit un quart de la population totale). L'objectif déclaré était celui de "pacifier" le pays, de favoriser l'intégration et de rendre possible une politique agraire qui cherchait à "établir les conditions favorables au développement d'une économie moderne, fondée sur l'entreprise privée et la propriété individuelle". Mais "la fonction latente de cette politique était ailleurs. À un premier niveau, il s'agissait de favoriser la dépossession des Algériens en pourvoyant les colons de moyens d'appropriation apparemment légaux, c'est-à-dire en instaurant un système juridique qui supposait une attitude économique et, plus précisément, 15 Ibid. p. 266 24 une attitude à l'égard du temps tout à fait étrangère à l'esprit de la société paysanne. À un second niveau, la désagrégation des unités traditionnelles qui avaient été l'âme de la résistance contre la colonisation devait résulter naturellement de la destruction des bases économiques de leur intégration" 5 1 Si tant dans Travail et travailleurs en Algérie, comme dans La société traditionnelle et Le déracinement, Bourdieu fait attention à l'attitude des paysans à l'égard de l'espace et surtout du temps, c'est qu'il est attentif à la solidarité entre le système d'attitudes et le système économique. Sa critique à l'économisme n'est pas une critique du processus de construction des concepts de la science économique , mais de l'oubli de ce processus, et de la généralisation injustifiée 16 d'un patron de comportement : "Le procès d'adaptation à l'économie capitaliste que l'on peut observer (en Algérie) rappelle ce que la seule considération de nos sociétés pouvait faire oublier, à savoir que le fonctionnement de tout système économique est lié à l'existence d'un système déterminé d'attitudes à l'égard du monde, et plus précisément, à l'égard du temps. Et alors, "Dans les sociétés en "17 voie de développement, le désaccord entre les structures objectives et les attitudes est tel que la construction d'une théorie économique adaptée supposerait peut-être que l'on renonce, en ce cas au moins, à déduire l'anthropologie de l'économie, les comportements du système." L'Homo economicus qui est au dessous des théories 18 économiques du capitalisme est, au mieux, un type idéal de valeur heuristique, élaboré à partir d'une expérience historico-culturelle précise (celle du capitalisme occidentale), mais jamais un fait anthropologique généralisable. L'essentialisser, et pratiquer une "déduction à priori" condamne au chercheur à ne rien comprendre des situations où le système capitaliste a été imposé du dehors, et 15 Bourdieu, p. et Abdelmalek Sayad. Le déracinement. Minuit, 1964. p. 16. C'est nous qui soulignons. 16 Dan ce sens, on pourrait repondre à Bruno Lautier, dans "Métaphore économique et magie sociale chez Pierre Bourdieu." par Annie L. Cot et Bruno Lautier.dans le libre collectif, "L'empire du sociologue." La Découverte, 1984. " 17 18 Bourdieu, Pierre, et Al. Travail et Travailleurs en Algérie, op.cit. p 315. Bourdieu, Pierre, et Al. Travail et Travailleurs en Algérie, op.cit. p 315. 25 donc il "pré-existe aux attitudes qu'il exige". Prendre en compte que "le nouveau système d'attitudes et de modèles de comportement ne s'élabore pas dans le vide," oblige à prendre comme premier objet d'analyse "la conscience économique concrète" dans chaque cas. En l'ignorant, la science sociale devient un instrument camouflé du "rapport de domination qui impose aux colonisés d'adopter la loi du colonisateur, qu'il s'agisse de l'économie ou même du style de vie." 19 Néanmoins, les ruses de l'ethnocentrisme fait science vont encore plus loin: on peut rendre compte de la différence, mais en termes de "manques", "d'absences" (mesurées bien sûres par rapport à soi-même) et décrire les sociétés non-capitalistes "comme les pères de l'église traitaient des religions qui avaient précédé le christianisme" , c'est-à-dire en faisant, selon le style des théologiens, 20 de la propre expérience culturelle, la seule voie de salut. Le souci est de ne pas ignorer la différence, ni de l'exposer comme un défaut intrinsèque à l'autre. C'est dans ce chemin que Bourdieu va trouver le concept weberien d'ethos qui lui permettra de se rapprocher de la conscience économique concrète des paysans d'Algerie, et de la décrire en même temps comme faisant partie du système complet d'attitudes. Ethos, sagesse et temps. "Nous ne savons pas où nous sommes, nous ne savons pas où nous allons, nous sommes tels ceux qui vont dans la nuit" (Un ancien commerçant "regroupé"à Kerkera.) Le point de départ de l'analyse de Bourdieu sur la conscience du temps, où l'on trouve des échos des analyses phénoménologiques, est l'analyse de l'esprit du calcul, qui exige de la part de l'agent économique la conception d'un futur abstrait et lointain, par rapport auquel on peut risquer des choix entre des possibles aussi abstraits. La prévisibilité et l'accumulation capitaliste sont une manière 19Bourdieu, 20Marx, Pierre. La société traditionnelle, en Sociologie du travail, 1963. K. Le Capital, cité dans la société traditionnelle, op.cit. p. 42. 26 d'organiser l'avenir "par rapport à un point de fuite absent, abstrait et imaginaire. "21 Si le paysan algérien ne possède pas cet esprit du calcul, c'est parce que l'organisation rationnelle de sa conduite, conçue à l'intérieur d'un ensemble de conditions objectives, le lui interdit. Quoique semblable du point de vue de sa matérialité, la mise en réserve du fellah, qui est une prévoyance par rapport à un "à-venir" concret, diffère essentiellement de la prévision rationnelle de l'entrepreneur capitaliste . "22 Entre prévision et prévoyance, entre entraide et coopération, entre "troc" et échange monétaire, entre échange de dons et crédit, il y a "le même abîme qu'entre une démonstration mathématique et une démonstration par découpage et pliage" . 23 Cela signifie que la conscience temporelle n'est pas une conscience transcendantale pure, il n'y a pas un modèle universel de l'anticipation, mais elle se donne toujours dans une structure historico-culturelle, qu'il faudrait déceler chaque fois. Dans notre cas, "l'à-venir" entendu comme horizon du présent perçu, diffère essentiellement du futur en tant que série abstraite de possibles équivalents et distribués selon une extériorité réciproque". Il s'agit d'une anticipation préperceptive, c'est-à-dire, d'un ensemble de potentialités concrètes co-perçues de manière irréfléchie, comme enfoncée dans le présent; ensemble qui s'insère dans une conscience perceptive "dont la modalité est la croyance". Alors, dans l'unité de l'actuellement perçu, le futur n'est pas thématisé comme tel, il est l'horizon concret du présent, et "à ce titre, il se donne sur le mode de la présentation, et non de la représentation" 24 Cette modalité de la conscience du temps est liée à l'ethos propre de cette civilisation, laquelle se constitue à l'intérieur de conditions objectives "20 Travail et travailleurs... p. 26 Ibid.. p. 26 "21 Ibid. p. 27 21 22Ibid. p. 27 p.31. 24Ibid. p. 37 23Ibid. 27 particulières. L'horizon des possibles non réalisables n'est pas absent, mais il apparaît sous la forme de "l'ironie sur soi", que Bourdieu atteste à l'aide d'une histoire populaire . 25 L'ensemble des savoirs empiriques par lesquels ces hommes construisent un système économique et social adapté à leurs conditions, est transmis, comme dans toutes les cultures, par l'éducation de manière surtout agie et implicite, "comme la langue maternelle". Toutefois lorsque le savoir perd son efficacité, parce que quelque chose de fondamental dans les conditions ou dans l'entourage social a changé, il prend corps comme savoir explicité, et l'ethos devient éthique. Etant implicite et possédé comme savoir qui va de soi, l'ethos est une sagesse qui oriente tous les actes du fellah, depuis les actes économiques jusqu'aux actes sociaux et familiers. Cette logique agie plutôt que pensée est profondément liée aux bases économiques, caractérisées cette fois par la précarité, et donc par le hasard et la crainte de l'inconnu, étant donnée la faiblesse des moyens disponibles face à la puissance de la nature. Obligé de migrer dans les villes, arraché à l'entourage où cette sagesse avait lieu, le paysan dépaysané est pris par un système d'attitudes et de modèles de comportement qui s'avèrent inadaptés et qui font tomber dans l'absurdité tant ses propres conduites, que les propos des autres. C'est ainsi que Bourdieu -comme, nous le verrons après, dans le val du Béarn- découvre à l'intérieur de chaque famille "un conflit de civilisations", dans la mesure où les différentes générations ont un rapport différent au temps et à l'économie selon le moment de la migration 25""Où vas-tu?", demandait-on un jour à Djeha, personnage imaginaire où les Kabyles aiment à se reconnaître. "Je vais au marché."-"Comment! et tu ne dis pas 's'il plaît à Dieu?" Jena passe son chemin, mais arrivé dans le bois, il est rossé et dépouillé par des brigands. "Où vas-tu Djeha? Lui demandent des gens de rencontre. "Je rentre à la maison..., s'il plaît à Dieu"." Et le commentaire de Bourdieu: "Cette simple histoire suffit à mettre en garde contre l'ethnocentrisme et contre l'inclination à décrire la conscience temporelle de l'homme précapitaliste comme séparée par une différence de nature de celle que forme l'homme capitaliste. En fait, la conscience temporelle est solidaire de l'ethos propre à chaque civilisation. (...) "S'il plaît à Dieu", cela veut dire à la fois qu'il peut ne pas plaire à Dieu et plaise à Dieu. Cette locution marque, par opposition, que l'on passe à un autre monde, régi par une logique différente de celle qui règne dans le monde perçu, le monde du futur et des possibles dont la propriété essentielle est de pouvoir ne pas advenir" Idem. p. 38. 28 et le degré d'intégration citadine de chaque membre. De la même manière, la persévérance dans la vente "à la sauvette" des sous-prolétaires est expliquée comme une réponse à l'impératif pour l'homme d'honneur dans la société paysanne d'avoir une occupation, impératif qui a perdu ses conditions de réalisation et sa raison d'être dans la nouvelle situation, mais qui reste en vigueur avec l'ambigüité propre d'un retour forcé à la "tradition" à cause du chômage. Il est évident que nous aurions tort de décrire la déstructuration de cette culture comme un simple processus de transformations inévitables par rapport à l'arrivée des changements économiques souhaitables. Bourdieu est très clair sur ce point, et le fait de la colonisation, qui impose brutalement son système économique comme part du processus de domination, joue toujours comme idée directrice et informatrice de la problématique. La question sur le vécu des sousprolétaires hantés par le chômage, devient alors une question sur la conscience de la domination chez les dominés. Si le comportement des sous-prolétaires n'a pas d'organisation apparente, c'est parce que le chômage est son "centre absent", "le point de fuite virtuel de la vision du monde" des chômeurs et des travailleurs temporaires. Jetés dans l'incohérence par l'arbitraire des méthodes de recrutement, l'insécurité de l'existence au jour le jour, et l'exigence d'entrer dans un nouveau système économique et culturel, en même temps que soumis à l'interdiction de le faire effectivement, les sous-prolétaires ont une vision du monde économique et sociale unifié par le sentiment de leur expérience dramatique. Autrement dit, ils ont une conscience implicite et agie de leur situation vécue comme "habituelle, mieux, comme naturelle, au titre de composante inévitable de leur existence (...). Ils ne sont pas assez détachés de leur condition pour la constituer en objet (...), ils n'accèdent jamais à la conscience du système comme responsable aussi de leur défaut d'instruction et qualification professionnelle, c'est-à-dire à la fois de leurs 29 manques et des manques de leur être Cette "quasi-systématisation affective" de "26 la situation devient perception des propres souffrances comme "naturelles" et elle apparaît donc comme l'aboutissement de la domination : "l'aliénation absolue prive l'individu de la conscience même de l'aliénation" : "Comme le racisme, le misérabilisme est un essentialisme". Comme disait un chauffeur d'Oran : "C'est ça ma vie. Il n'y a que le salaire qui ne va pas. Le reste, nous sommes faits pour ça". 27 Par contre, l'interrogation des statistiques montre que les travailleurs plus stables "ont une juste perception de la situation objective et, en l'occurrence, des chances objectives qui s'offrent aux individus de leur condition; lors même qu'elle ne parvient pas à se formuler dans un discours adéquat, cette conscience s'exprime sans équivoque dans le langage des conduites et des attitudes." Et en 28 même temps, chez eux, "lors même qu'elles apparaissent comme le pur produit de la nécessité, les nouvelles conduites s'accompagnent toujours d'un minimum d'idéologies tendant à rationaliser les choix forcés" 29 Fondée, dans le texte de Bourdieu, sur la combinaison interprétative dont nous avons parlé plus haut du travail statistique et des interviews et enquêtes sociologiques et ethnographiques, cette analyse qui vise une description de la structure en classes sociales, aboutira sur une conception complexe du rapport entre système économique et système symbolique : "Tout se passe comme si les conditions matérielles d'existence exerçaient leur influence sur les attitudes, et particulièrement sur l'attitude à l'égard du temps, c'est-à-dire sur l'attitude économique, par la médiation de la perception qu'en ont les sujets. En effet, parce qu'il est circonscrit par la nécessité économique et sociale, le champ des possibles varie comme le champ des possibilités effectives. L'attitude économique de chaque sujet dépend de ses conditions matérielles d'existence par "25 Travail et travailleurs en Algerie. Op. cit. p. 308. et travailleurs en Algerie. Op. cit. p. 308. 27 Ibid. p. 309. 28 Ibid. p. 328-9 29 Ibid. p. 328-9 26Travail 30 la médiation de l'avenir objectif du groupe dont il fait partie ou, plus précisément, par la médiation de la conscience, implicite ou explicite, qu'il prend de cet avenir objectif." "La visée de l'avenir dépend étroitement, dans sa forme et sa modalité, 30 des potentialités et des possibles objectifs qui sont définis pour chaque individu, par son statut social et par ses conditions matérielles d'existence. Le projet le plus individuel n'est jamais qu'un aspect de l'espérance collective." Cela signifie que 31 la nécessité économique délimite ce qui est effectivement possible pour chaque groupe, et ici commence à se dessiner le passage de la présentation de l'à-venir comme simple potentialité inscrite dans le présent, au futur comme projet. L'objectivation, la thématisation de l'avenir comme ensemble de possibles, en plus d'être liée à une expérience culturelle concrète, et donc à un ethos, a des conditions socio-économiques de possibilité de réalisation : elle n'est possible qu'au dessus d'une marge de précarité. De cette manière, par la médiation de la représentation de l'avenir, l'individu est lié comme un cas particulier à son groupe, et l'ethos devient ethos de classe. En 1977, à l'occasion de la publication en français de la version anglaise abrégée de Travail et Travailleurs en Algérie ("Algérie 1960"), Bourdieu montre comment la domination capitaliste repose sur la manipulation de cette impossibilité assignée à une partie de la population, et arrive à fonder "en nature" la domination des dominants, dont la science est souvent un instrument qui s'ignore : ..."dès origines du capitalisme à nos jours, c'est sur la mise entre parenthèse de ces conditions et sur l'universalisation corrélative d'une classe particulière de dispositions que repose le discours justificateur et moralisateur qui transfigure les exigences objectives d'une économie en préceptes universels de la morale, prévoyance, abstinence, ou épargne hier, crédit, dépense et jouissance 30 31 Ibid. p. 346. Ibid. 350. C'est nous qui soulignons. 31 aujourd'hui, et dont participe si souvent, à son insu, la science économique, toujours "la plus morale des sciences morales"." 32 32 Bourdieu, P. Algérie, 1960. Minuit, 1977. 32 Première référence : Ethos et habitus chez Max Weber La problématique posée dans Travail et travailleurs en Algérie, nous l'avons vu, était proche de celle de Max Weber par la préoccupation de clarifier les conditions de possibilité du capitalisme occidental, mais dans ce cas à partir de son implantation en contexte colonial dans des régions éloignées du monde occidental moderne du point de vue de son système économique et culturel. Le refus de l'ethnocentrisme conduisait à rejeter la compréhension de ces faits en termes d'une facile opposition instrumentale tradition-modernité, et à entrer plus profondément dans la pensée webérienne, jusqu'à l'interrogation sur les processus de rationalisation du capitalisme moderne, et ses conditions de réalisation. C'est par cette voie que les textes de Weber ouvrent une richesse conceptuelle plus large, et que l'on peut trouver dans le concept d'ethos un principe unificateur des conduites qui permetent de les concevoir comme système, même dans le cas où elles ne sont pas unifiées sous la forme d'un projet rationnel à la manière du rapport au temps de l'économie capitaliste; bref, on peut décrire les conduites de la paysannerie kabyle ou des sous-prolétaires algériens dans leur particularité propre, dans leur raisonnabilité spécifique. Le terme éthos, que Weber emprunte au grec  désigne dans la Grèce classique la manière d'être, le caractère, la disposition d'esprit qui est à la source d'une manière d'agir dans le monde social. Il est à l'origine du mot éthique, littéralement "les choses en référence à l'éthos", et dans les premiers chapitres de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote l'excellence éthique () est 33 opposée à l'excellence intéllectuelle (). Autrement dit, il est clair que les choses de l'éthos, même si elles ont un sens, une cohérence rationnelle, n'appartiennent pas à l'ordre de la théorie () mais de l'agir (). Dans le même texte, Aristote rapproche la vertu éthique de l'habitude (il joue 33 Aristotelis. Ethica nicomachea, oxford, 1894. 1103a15.2 33 avec les mots, parce que habitude ici est ), mais nous en reparlerons ultérieurement. Chez Weber, nous avions déjà le concept d'ethos au coeur de l'argumentation de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. L'analyse du sermon de Benjamin Franklin (pris par Weber comme texte caractéristique pour la définition préliminaire de cet "individu historique" qu'il appelle "esprit du capitalisme") aboutit dans la phrase suivante : "Ce n'est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d'oubli du devoir. Là réside l'essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n'est pas simplement le "sens des affaires" (de semblables préceptes sont fort répandus) c'est un éthos. Voilà le point qui précisément nous intéresse." 3 3 Il est clair pour Weber qu'il y a eu capitalisme (c'est-à-dire des grosses accumulations de biens) en Chine, aux Indes, à Babilone, dans l'Antiquité occidentale et au Moyen Age, mais il y a une originalité du capitalisme occidental dans sa version moderne. D'autre part, ni la recherche de profit, ni le soif d'acquérir, n'expliquent en rien le capitalisme comme nous le connaissons, mais par contre, il faut la domination, la modération rationnelle de ces impulsions pour avoir l'esprit d'épargne et de calcul méthodique qui le caractérise, au moins dans ses débuts. Le passage de l'homme d'affaires pré-capitaliste à l'entrepreneur du capitalisme occidental, est une "révolution (qui) ne dépend pas d'un afflux d'argent frais (...) mais d'un esprit nouveau : 'l'esprit du capitalisme'. (..) Le problème majeur de l'expansion du capitalisme moderne n'est pas celui de l'origine du capital, c'est celui du développement de l'esprit du capitalisme" 34 Ce dernier, l'esprit du capitalisme, est ce que Weber caractérise comme une 3 Weber, 34 Max. L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme", Plon, 1967 Ibid. p.71.6 34 "recherche rationnelle et systématique du profit par l'exercice d'une profession", esprit qu'on trouve autant dans le XVIIIe siècle en Anglatèrre, où il y avait déjà un processus importante d'accumulation, comme dans les forêts de Pennsylvanie, "où les affaires menaçaient de dégénérer en troc par simple manque d'argent " 35 Aujourd'hui, dit Weber, le capitalisme qui est parvenu à dominer toute la vie économique "éduque et choisit, par un processus de sélection économique, les sujets -entrepreneurs et ouvrieurs- les mieux adaptés et qui lui sont nécessaires", mais la question est de savoir comment cet esprit a pu prendre place et se développer. Or, on sait que cet éthos a été développé à partir des comportements favorisés par l'éthique de vie du protestantisme puritain et Weber le défine par un idéal d'homme et une conception du devoir : "Le propre de cette philosophie de l'avarice semble être l'idéal de l'homme d'honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l'idée que le devoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi" . Cela se renforce par la conception du travail aussi 36 comme fin en soi, accompli "dans l'exercice d'un métier, d'une profession" . Et la 37 réflexion de Weber : "Or, un tel état d'esprit n'est pas un produit de la nature. Il ne peut être suscité uniquement par des hauts ou des bas salaires. C'est le résultat d'un long, d'un persévérant processus d'éducation ". Mais le concept de cause 38 comme imputation (qui n'est pas la causalité de la physique, mais une notion juridique, l'imputation de celui présupposé coupable, l'grec), le seul concept de cause concevable quand il s'agit de l'histoire pour Weber, ne l''autorise pas à signaler l'éthique puritaine comme la cause du capitalisme. Les choses sont plus complexes. Il faut plutôt se demander aussi sur les raisons par lesquelles au XVIe et XVIIe "les régions économiquement les plus avancées se montraient35 Ibid. p. 77. Ibid. p. 47. 37 Ibid. p. 51. 38 Ibid. p. 63. 36 35 elles en même temps particulièrement favorables à une révolution dans l'Eglise ". 39 Si l'association de "profonde piété" et "aigu sens des affaires" qu'on trouve dans les sectes protestantes américaines est une évidence, il est aussi évident qu'il a fallu une association de facteurs qui se sont rejoigne pour produire cet "individu historique". Finalement, la concomitance des facteurs peut s'expliquer par le fait que l'esprit du capitalisme se heurtait à plusieurs des sentiments moraux d'époques antérieures, et surtout à des idées de la vie économique du catholicisme : "le principe Deo placere vix potest, intégré au droit canon et qui s'appliquait à l'activité des marchands", le passage de l'Evangile sur le prêt à intérêt, les paroles de Saint Thomas qualifiant de turpitudo la recherche du profit. Bref, la libération des entraves morales par rapport à l'accumulation, au même titre que le soutien mutuel par de nouveaux liens moraux et religieux entre des détenteurs du nouveau esprit, en rejoignant l'éthos spécifique favorisé par le protestantisme peut expliquer au moins en partie le phénomène historique. En revenant sur le concept d'éthos chez Weber, on peut dire qu'au fur et à mesure que son projet de recherche s'étend, le concept désigne un noyau de croyances et de manières d'agir qui sont à la base des différentes formes d'économie, une "mentalité économique" ; mais il est aussi à la base de la légalité 40 matérielle, c'est-à-dire, la légalité adressée au cas concret, à la résolution des besoins réels, qui rend si insatisfaisante pour les démunis l'égalité juridique formelle chère aux intérêts bourgeois. Il ne s'agit donc pas d'une caractéristique 41 de la "mentalité traditionnelle", si par celle-ci on entend la mentalité d'un type particulier de société. Il s'agit, par contre, d'un noyau de savoirs, croyances et valeurs sociales, affirmées par la conduite, plus ou moins explicités, noyau qui se 39I Ibid. p. 30 Weber, M. Sociologie de la religion. Gallimard, 1996.p. 504. 7 41 Weber, Max. Economia y Sociedad. FCE, p. 735. 40 36 trouve derrière les dispossitions d'agir d'une certaine manière de n'importe quel groupe humain. Mais le concept d'ethos chez Weber ne peut pas être intégralement compris sans référence à sa sociologie de la religion, où il est pourtant déplacé par un concept indigène au champ de la théologie, le concept d'habitus. Dans L'éthique protéstante et l'esprit du capitalisme Weber n'emploie pas encore le mot habitus, mais quand il arrive au point de dessiner le problème qui va le demander, il s'arrête : "nous en sommes arrivés ainsi à un point de nos recherches qui est des plus importants" : Il s'agit de la certitudo salutis chez les calvinistes. Par 42 opposition à la chrétienté du Moyen Age, qui pouvait, grâce au recours aux sacrements, s'assurer le salut par des actes de piété ou de charité isolés, et discontinus, la rationalisation des croyances et l'exclusion plus large de la magie opéré par le protestantisme, généralise pour les laïcs une exigence qui était plus ou moins réservée jusqu'alors aux moines : "une vie toute entière de bonnes oeuvres érigées en système. Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre péché, repentir, pénitence, absolution, suivis derechef du péché. Ni de tirer d'une vie, considérée dans son ensemble, un solde qui puisse être compensé par des pénitences temporelles, expié par le moyen des grâces de l'Eglise." 43 Il faudrait alors un contrôle de soi continu, une rationalisation méthodique, le façonnement systématique et rationnel de la vie morale toute entière. Dans la Réponse finale aux critiques l'"esprit nouveau" du capitalisme devient un habitus des agents sociaux, "qui prend son origine dans leur vie religieuse, dans leur tradition familiale conditionnée par la religion, dans le style de vie, également influencé par la religion, de leur entourage; un habitus qui a rendu ces hommes capables, d'une manière tout à fait spécifique, de se conformer 42 43 Weber, Max. L'éthique protestante... Op. cit. p. 132. Ibid. p. 134. 37 aux exigences du capitalisme primitif de l'époque moderne." Habitus ici peut 44 être donc considéré comme synonime d'ethos. Et dans la mesure où Weber développe sa sociologie de la religion, on peut y voir l'affirmation de quelques traits caractéristiques d'une notion plus élaborée que celle d'ethos. L'emploi du mot latin dans le texte allemand, et une lecture soigneuse de ses occurrences, nous autorise à penser qu'il s'agit d'un emprunt et d'une utilisation plus ou moins libre mais cohérente du concept indigène de la théologie morale catholique, que Weber évidemment connaissait bien . Plus tard, 45 nous développerons longuement ce concept théologique. Pour l'instant, il nous suffit de rappeller que le mot habitus est la traduction latine de l' aristotélicienne, qu'il a été pris du Livre des Catégories d'Aristote, a été largement développé par la tradition chretienne, particulièrement par Thomas d'Aquin qui fait de lui une notion analogique (dans le sens du terme propre à la logique médiévale) qui lui permet de mettre en valeur l'intériorisation de l'action humaine, et l'unité de la multiplicité des actes dans un principe personnel et permanent. Cette notion en même temps psychologique et métaphysique, lui permet sauvegarder dans l'homme la liberté d'un être spirituel et du même coup son insertion historique dûe à la corporalité. L'usage qu'en fait Max Weber tire profit surtout de la fonction d'intériorisation des actions, productrice d'un état permanent. A difference de l'orgie qui produit un état d'ivresse passagère, les religions de salut cherchent à atteindre un état permanent, un habitus possédé dans la durée et en "toute conscience". Que ce soit le but d'être empli par Dieu à travers l'union 46 mystique habituelle qui comporte une sorte d'autodivinisation, ou celui de devenir 44 Weber, Max. Sociologie des religions. Op. cit. p. 155 Cette hypothèse pourrait répondre à l'inquietud de Charles Camic, qui, après le développement de son interprétation du problème de l'habitude chez Weber dans le sens psychologique des automatismes, trouve que Weber fait des compromis risqués et "lies very close to the borderline of what can justifiably be called meaningfully oriented action". Camic, Charles. "The matter of habit". American Journal of sociology. 1986, 91 (5) 46 Weber, Max. Sociologie de la religion. Op. cit. p.186. 45 38 "instrument" de Dieu en faisant les oeuvres qu'il demande, il s'agit toujours de l'intériorisation des dispositions qui mènent à la transformation de la vie dans son ensemble, à commencer par la propre nature à l'"état brut". Le contraste signalé par Weber l'adaptation au monde, entre 47 dans le confucianisme, éthique de "l'unité et la fermeté de l'habitus psychophysiologique et l'instabilité de tous les traits de la conduite de vie chinoise qui ne sont pas réglés de l'extérieur par des normes fixes", permet de différencier cette contenance mondaine de l'ascetisme puritain où le Dieu "transcendant et omniscient portait ses regards au coeur de l'habitus intérieur." 48 Dans un cas comme dans l'autre, nous avons des habitus, mais alors que le premier affecte seulement les manières et le maintien dans le cadre de certaines relations sociales précises et bien réglées, le deuxième est un principe d'opérations qui agit du plus profond de la conscience et des croyances en informant toute la conduite, privée et sociale, qu'elle soit explicitement réglée ou non, comme un ensemble cohérent. Enfin, tout au long de l'ouvrage de Weber, il n'y a pas de définition précise, ni d'élaboration systématique du concept d'ethos ni de celui d'habitus; mais l'usage qu'il fait de ce dernier nous fait songer qu'il ne s'agit pas d'un simple automatisme psychologique dû à la coutume; évidemment il ne s'agit pas non plus d'une qualité "liée à la substance de l'âme", comme chez Thomas D'Aquin. L'habitus weberien a l'allure d'une disposition permanente à rationaliser la conduite de vie selon une certaine direction qui garantit l'appartenance à un groupe, avec lequel on partage des croyances et des valorisations. Il n'est pas loin de l'ethos, mais il met d'avantage l'accent sur l'internalisation du principe des actions, qui tirent leur raisonnabilité de leur cohérence confirmée par le groupe, 47 48 Ibid. p. 191. Ibid. p. 387, 403. 39 mais (et c'est ce qui intérese Weber) profondément enfui à l'intérieur de chaque membre. 40 Au Béarn. Un effort de restitution. Tout se passe bien comme si le groupe symboliquement dominé conspirait contre lui-même. En agissant comme si sa main droite ignorait ce que fait sa main gauche, il contribue à instaurer les conditions du célibat des héritiers, et de l'exode rural, qu'il déplore par ailleurs comme une calamité sociale. 49 Dans Travail et travailleurs en Algérie, la question sur le compromis de l'ethnologue face aux peuples colonisés était devenue une question hautement réflexive et de forte portée épistémologique : est-ce que la "complicité" était d'une autre nature "que celle qui lie à sa classe le sociologue étudiant sa propre société"? Quelle est la vraie frontière, s'il y en a, qui sépare l'ethnologue et son monde, des hommes et des femmes des sociétés qu'il étudie? Quel est le rapport entre ce partage et la scission entre le sociologue et son objet? Quelles sont les conséquences de ces clivages sur la pratique de la recherche, c'est-à-dire sur le type de lien que le sociologue établit pour les relier, et quels sont leurs effets ? À travers ces questions, le problème éthico-politique, en devenant épistémologique, s'introduit au coeur même de la science, et la rigueur épistémologique devient un enjeu politique. C'est au fil de ces interrogations, qui avaient été posées très concrètement en relation aux systèmes de parenté, aux mariages et aux rituels en Kabylie, que Bourdieu entreprend son travail au Béarn, sa terre d'origine. Cette fois-ci, plus que l'économisme, le cadre théorique mis en examen c'est le structuralisme . Il 50 pensait qu'il pourrait, dans un univers propre, en faisant le voyage inverse de celui de l'ethnologue à la recherche de l'exotique, (voyage inverse parce qu'il s'agissait de sa propre société, mais aussi de lui-même comme observateur), se "donner une chance d'objectiver l'acte d'objectivation et le sujet objectivant 49Bourdieu, 50Bourdieu, Pierre. Reproduction interdite. Etudes rurales, janvier-juin 1989. p. 22. Pierre. Choses dites, Minuit, 1987P. 18; Le Sens pratique, op.cit. p. 32-33; 41 (...)observer les effets que produit sur l'observation, sur la description de la chose observée, la situation d'observateur." Il rejoignait ainsi les Thèses sur Feuerbach 51 de Marx : "Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c'est que la chose concrète, le réel, le sensible, n'y est saisie que sous la forme de l'objet ou de la contemplation, non comme activité humaine sensible, comme pratique; non pas subjectivement", et sa conséquence : l'abandon à l'idéalisme "du côté actif" de la pratique. Nous y reviendrons. 52 Rien d'étrange dans ce contexte à ce que dans Celibat et condition paysanne Bourdieu démarre par la question sur la raison d'être des idées de la sociologie spontanée faite par les gens du village; qu'il poursuive en montrant des régularités statistiques qui révèlent la fausseté de cette vision, et que postérieurement il récupère l'expérience des gens pour l'expliquer et la restituer dans sa vérité : c'est le mouvement de tout le texte d'essayer de saisir les pratiques concrètes des béarnais, d'expliquer leur crise, et d'expliquer aussi la compréhension que les agents ont de leur situation. On trouve ainsi le même effort de restitution que celui de son travail en Algérie, poussé par le même engagement éthico-politique, et devenu tâche scientifique, exigence méthodique de recherche. La constatation préoccupée des gens de "Lesquire", qui sentent qu'ils sont face à quelque chose d'exceptionnelle quand ils découvrent qu'il y a trop de garçons entre 25 et 35 ans qui n'arrivent et qui n'arriveront pas à se marier, est démentie par la régularité (période de guerre écartée) du taux de nuptialité depuis 1881. Illusion? Inconséquence des informateurs? Expliquer ce décalage exige de prendre au sérieux simultanément l'expérience des agents et des informateurs et les données objectives construites par la statistique. Après ce premier mouvement qui pose la problématique et exemplifie la méthode, la démarche du texte commence par la reconstruction du 51Bourdieu, 52Marx, p. Choses dites, pp. 75-76. Karl. Ad Feuerbach en Philosophie, Gallimard, 1982, p.232. 42 fonctionnement traditionnel de la société béarnaise en matière de coutumes successorales, à l'aide d'une combinaison de recherche historique et d'entretiens approfondis, où surtout les récits des difficultés vécues et des mariages ratés permettent de reconstruire la carte des mariages traditionnellement possibles, organisée selon un système d'oppositions : l'opposition entre aîné et cadet, et l'opposition entre mariage de bas en haut et mariage de haut en bas. De cette double opposition découle le fait que chaque mariage était fonction "d'une part du rang de naissance de chacun des époux et de la taille de la famille, et d'autre part de la position relative des deux familles dans la hiérarchie sociale, elle-même fonction de la valeur de la propriété" . Les mariages obéissaient ainsi 53 à une logique complexe, où les termes de parenté prenaient leur place à côté et au milieu des enjeux de prestige social, de la nécessité économique et des impératifs culturels. Dans ce schéma, loin des rapports de causalité mécanique, la pensée en termes de relations et de signification envisage des liens de dépendance multiples mais organisés selon une cohérence, dans le style des liens d'imputation de la causalité historique weberienne, déterminable seulement au cas par cas. En même temps, cette détermination des facteurs en jeu, multiple et ouverte, nous mène loin aussi de la constriction d'un système de règles toujours constantes et séparables des pratiques concrètes, dans l'autonomie d'une unidétermination symbolique : "Ainsi, les individus jouent dans les limites des règles, de sorte que le modèle que l'on peut construire ne représente ni ce qui doit se faire ni même ce qui se fait mais ce qui tendrait à se faire à la limite, si se trouvait exclue toute intervention de principes extérieurs à la logique du système tel que le sentiment" . 54 Il ne s'agit ni d'une copie descriptive de la réalité du type de l'empirisme positiviste, ni des règles autonomes comme dans le structuralisme; étant le modèle très proche d'un type idéal, ici la règle constitue l'exception, le cas limite. 53Cft. Bourdieu, Pierre. Célibat et condition paysanne. Etudes Rurales. 1962, N 5-6. p.39. 54Idem. p. 47. 43 La rupture avec le structuralisme est déjà évidente, même si elle sera plus clairement posée et développée après 1970, dans des textes successifs de reprise de Celibat et condition paysanne , et surtout dans Esquisse d'une théorie de la 55 pratique et sa reprise, Le sens pratique. Dans le système traditionnel, étant l'aîné pris par la terre autant qu'il la possédait (c'est-à-dire étant pris par son héritage inscrit dans le jeu des structures sociales), le célibat des cadets était ajusté au système de succession, c'est-à-dire à la préservation du patrimoine et sa transmission à l'identique, et alors il était non seulement toléré (et perçu comme normal) mais aussi encouragé. Le système successorale qui était derrière du modèle de famille que préconisait Le Play sous le nom de "famille-souche" pour une réforme sociale en France, avait besoin pour se maintenir en place du contrôle démographique et l'exclusion de l'héritage (par migration, entrée en religion ou servage domestique dénié) des cadets et des femmes, qui étaient systèmatiquement des cadets sociaux . D'oú la perception d'une anomalie et du symptôme d'une crise profonde de tout le système lors de cette nouvelle donnée : le célibat des aînés, en tant que célibat des héritiers. Une deuxième partie du travail entreprend alors la description de la crise qu'on perçoit en 1960. Le travail statistique révèle que, même toujours importante, la relation entre le célibat et la position socio-économique inférieure est moins déterminante qu'autrefois, et que, par contre, si on fait entrer dans l'analyse le rapport au lieu de résidence (bourg ou hameaux) on découvre que la présence des célibataires est massive dans les hameaux, étant donné que les chances de mariage étaient beaucoup plus grandes pour les filles que pour les garçons. 55Voir: "Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction", Annales juillet-octobre 1972ET "Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique", Etudes rurales n 113114, janvier-juin 1989. La rupture avec le structuralisme est aussi largement développée dans "Esquisse d'une théorie de la pratique" et "Le sens pratique", où nous approfondirons le sujet. 44 Par ailleurs on sait que l'inflation à la suite de la guerre de 1914 avait ruiné les épargnes qui, dans une société où l'argent était rare, étaient destinés au versement de la "dot" pour les cadets et les femmes. De plus, la montée du prix des terres avait fini par rendre impossible ces compensations. Donc, finalement s'ébranlait un système coutumier qui avait résisté pendant plus d'un siècle les coups du Code de Napoleon qui ordonnait le partage égalitaire : les filles, faute de pouvoir avoir une dot, étaient envoyées au village pour faire des études et trouver après un emploi au bourg, ou surtout à la ville. La valeur de la propriété n'ayant plus le même poids, et les filles étant beaucoup plus rares et tournées vers d'autres objectifs, le système des échanges se modifiait profondément. Ce qui était jadis une affaire familiale dominée par des règles collectives s'était transformé en "un système régi par la logique de la compétition individuelle" . Et 56 c'est ainsi que les paysans des hameaux furent en grand désavantage, et que les héritiers, les aînés, restérent célibataires, pris par la terre dont'ils héritaient, mais qu'ils percevaient déjà comme "foutue". Dans le système antérieur le principe d'aînesse fixé sur le garçon (malgré l'égalitarisme théorique entre garçon et fille) et le rôle joué dans les échanges par la taille de la propriété, n'empêchaient quelques mariages que pour en favoriser d'autres. En 1960 par contre, tout le système a l'air de jouer contre lui-même. Les valeurs traditionnelles, telles l'autorité que les parents gardaient à la maison sur le jeune couple (surtout la belle-mère sur sa belle-fille), l'importance donnée aux cérémonies et aux rituels sociaux extrêmement coûteux au moment des noces, et l'éducation citadine donnée aux filles (pour pouvoir les exhéréder et maintenir le système) rendent les mariages de plus en plus rares. Ensuite, la mis en place de nouveaux objectifs (surtout pour les filles) présente sous une lumière très peut attirante (voire insupportable) l'isolément, la dépendance à l'égard des parents, le travail sans horaire, bref, la rudesse de la vie aux hameaux, ce qui rend de plus en 56Idem, p. 65 45 plus difficile le mariage des héritiers attachés à la terre, les filles préfèrant les employés du bourg, ces cadets qui essaient de se faire une vie loin de la vie paysanne. Si le danger du partage des terres a été conjuré plus que jamais (personne ne veut de la terre) le problème devient beaucoup plus grave : ce qui est en cause maintenant c'est la continuation de la lignée, la possibilité de léguer à quelqu'un le nom et le quartier qui fait un avec lui. Bref, c'est toute une société qui est en train de s'effondrer. Et c'est le système même, en luttant pour sa perpétuation à l'identique, qui joue contre lui-même, puis qu'il s'empêche son renouvellement et sa survie : "Considéré isolément, le système des échanges matrimoniaux des paysans des hameaux paraît porter en lui-même sa propre négation, peut-être parce qu'il continue à fonctionner en tant que système doté de règles propres, celles d'un autre temps, alors qu'il est pris dans un système structuré selon d'autres principes. Ne serait-ce pas précisément parce qu'il persiste à constituer un système, que ce système est autodestructif?" . 57 L'opposition entre le bourg et les hameaux augmente : la description des aires matrimoniales, à condition de prendre en compte le décalage entre aires géographiques et aires sociales, fait apparaître que les paysans sont de plus en plus cantonnés dans leur espace. La contradiction entre le lieu des rapports sociaux et économiques obligés (le bourg) et la recherche des femmes dans des hameaux de plus en plus éloignés et isolés, manifeste la difficulté de trouver une conjointe. Egalement, le fait qu'une interdiction de la reproduction se fait jour, et enfin, la stigmatisation d'une manière de vivre qui petit à petit devient de la sauvagerie aux yeux des citadins. Ici, Bourdieu fait usage de la description historique pour montrer comment cette opposition a pu avoir lieu. Depuis 1918 le processus de différenciation s'est accru : la proportion des gens dans les bourgs en activité mixte a fortement 57Idem, p. 72 46 diminuée; la référence des valeurs de prestige pour les villageois est devenue la consommation des biens citadins (automobile, réfrigérateur) plutôt que l'accroissement du patrimoine foncier. Autre signe de la citadinisation des gens du bourg : les vignobles disparaissent de l'entourage des maisons du village. En même temps, dans les hameaux, les relations de voisinage intensifiées à l'occasion des travaux communs, des cérémonies familiales et des fêtes, disparaissent petit à petit : l'isolement qui n'était pas précédemment ressenti parce qu'il s'agissait d'un espace de forte densité sociale, ne peut être surmonté par les nouveaux moyens, la voiture n'étant pas en mesure de traverser une distance psychologique et culturelle en croissance. Le village dépend économiquement des hameaux, des lors que ses activités sont presque exclusivement tertiaires, mais cette réalité objective n'est pas expérimentée comme telle. Par contre, les paysans ressentent au quotidien leur dépendance du bourg à travers la dépendance de l'Etat (vécu sur le visage de ses agents), à travers du repli de leur langue béarnaise qui n'est pas digne des occasions officielles ni de l'école, la tombée en désuétude de ses coutumes et manières de penser et d'apprecier. Dans le bourg, le paysan est de moins en moins chez lui; mieux, il devient paysan sous et par le regard de l'habitant du bourg, qui corrélativement, s'expérimente comme citadin par opposition à celui-là. La démarche du texte prend encore ici une nouvelle tournure : la statistique, l'observation, les entrevues ont clairement établi la corrélation entre le célibat de nouveau genre et la résidence dans les hameaux; l'approximation historique a montré et en partie expliqué une restructuration générale du système des échanges matrimoniaux, qui est à son tour une manifestation de la transformation globale de la société. Néanmoins, restituer scientifiquement aux béarnais le sens de leurs actes, c'est-à-dire, leur donner une vision objective de ce qui se passe chez eux, et redonner un sens à la perception qu'eux-mêmes ont de ce qui se passe, ceci pose encore une dernière question, sur les raisons qui les font 47 percevoir ce qui se passe comme ils le perçoivent. Du même coup, il importe d'éclaircir le lien entre le célibat des habitants des hameaux et la transformation globale de la société. Par quelle médiation concrète la crise de la société paysanne se traduit en célibat, en interdiction de la reproduction? Quel est le lieu simultanément de la médiation et de la manifestation du conflit? La réponse, évidente et surprenante : c'est l'habitus paysan. Une exclusion inscrite dans le corps. "L'attraction du mode de vie urbain ne peut s'exercer que sur des esprits convertis à ses séductions : c'est la conversion collective de la vision du monde qui confère au champ social entraîné dans un processus objectif d'unification un pouvoir symbolique fondé dans la reconnaissance unanimement accordée aux valeurs dominantes." 58 La transformation du système des échanges matrimoniaux vers un marché de compétition individuelle, où les habitants des hameaux restent progressivement exclus, réorganise les circuits de circulation des femmes "autour de nouvelles unités sociales, définies par le fait de partager certaines conditions d'existence et un certain style de vie" , c'est-à-dire, un certain éthos. 59 Jadis, les "grandes familles" (qui étaient saisies et se saisissaient "comme formant une véritable noblesse") se distinguaient aussi par leur style de vie, qui devenait "règle vivante" de ce qu'il fallait être, c'est-à-dire, incarnation d'un système de valeurs admises par tous, le bourg et les hameaux étant les parties complémentaires d'une même unité sociale qui s'opposait comme un tout aux valeurs et au mode de vie de la ville. En 1960 par contre, le système des valeurs vécues se différenciait progressivement à l'intérieur de cette unité, et les habitants des hameaux étaient perçus comme "paysans", représentants d'un éthos arriéré et quasi-sauvage : "le villageois, surtout lorsqu'il est un peu frotté d'instruction et qu'il a acquis l'extérieur d'un homme de la ville, n'a parfois que dédain pour les 58 59 Reproduction interdite. op.cit, p. 23 Idem. p. 80. 48 natifs des hameaux" , bien qu'il soit à son tour le "paysan" des habitants de la 60 ville. Cette construction des rapports sociaux à partir du jeu "reconnaissanceméconnaissance-méprise" est inscrite dans les schèmes de perception, hier comme aujourd'hui, et en 1960 comme autrefois, il a un rôle dans les échanges matrimoniaux : "Toute la prime éducation préparait la jeune fille à percevoir et à juger les prétendants selon les normes admises de toute la communauté." C'est 61 donc la nouvelle éducation "citadine" qui les pousse à écarter les paysans comme "non désirables" et qui fait entrer les élèves filles sur le marché matrimoniale libre. C'est dire que les schèmes de perception (comme c'était évident dans l'analyse de la conscience du temps des paysans d'Algérie) ne sont pas des schèmes transcendantaux, mais historiques, c'est-à-dire, socialement construits. C'est ainsi que "la paysanne parle bien la langue de la mode citadine parce qu'elle l'entend bien et elle l'entend bien parce que la "structure" de sa langue culturelle l'y prédispose" . En revanche, "les hommes, en raison des normes qui dominent 62 leur prime éducation, sont frappés d'une sorte de cécité culturelle (au sens où les linguistes parlent de "surdité culturelle") en ce qui concerne "la tenue" dans son ensemble, depuis l'hexis corporelle jusqu'aux cosmétiques, les femmes sont beaucoup plus aptes à percevoir et à intégrer dans leur comportement les modèles citadins, qu'il s'agisse du vêtement ou des techniques du corps. " 63 Par ailleurs, cette construction des schèmes de perception, où l'éducation a un rôle fondamental, n'est jamais neutre : elle est marquée de valorisations, de préférences, et donc d'une hiérarchie, qui s'exprime sous la forme de goût et dégoût. Cette hiérarchie est définie socialement et, définie par les citadins, elle 60Idem, p. 94. p. 57-8. 62Idem, p. 105. 63 Idem, p. 104. 61Idem, 49 devient instrument de domination : "Placé dans une telle situation, le paysan est conduit à intérioriser l'image de lui-même que forment les autres, lors même qu'il s'agit d'un simple stéréotype." Et "ainsi, la condition économique et sociale 64 influence la vocation au mariage principalement par la médiation de la conscience que les hommes prennent de cette situation. En effet le paysan qui prend conscience de soi a de bonnes chances de se saisir comme paysan au sens péjoratif." 65 Pourtant, cette "conscience" se révèle de plus en plus dans les textes de Bourdieu comme une "conscience corporelle", ce n'est pas une conscience rendue transparente à soi-même, mais une expérience du corps propre et du corps des autres, et du corps propre à travers le corps des autres. Pour exprimer cette idée Bourdieu prend dans Celibat et condition paysanne alternativement le mot grec et sa traduction latine habitus. Cet usage était déjà suggéré par Marcel Mauss, qui est cité dans le texte. 66 L'observation d'un val de campagne, lieu d'exposition du corps (au double sens du mot "esposition", de présentation au public et de soumission à l'action de quelqu'un) permet de découvrir "l'occasion d'un véritable choc de civilisations", où les techniques du corps se révèlent être de "véritables systèmes solidaires de tout un contexte culturel" . Les rencontres entre garçon et fille étant très rares, à 67 cause des habitudes traditionnelles de séparation des sexes et de la disparition de la vie sociale d'autrefois dans les hameaux, c'est dans le val que les paysans pourraient trouver une fille pour se marier. Cependant, ils ne dansaient pas, ils regardaient des filles qui ne seraient pas pour eux, ou des couples déjà formés, et finalement, ils se rassemblaient pour boire jusqu'à minuit, et rentrer après chez eux sans avoir parlé ni partagé avec des femmes. Ils l'avouaient clairement : ils n'aimaient pas, ils ne savaient pas danser les danses qui etaient proposées. "En 64Idem. p. 101. Idem. p. 102. 66 Idem. p. 99 67 Idem. p. 99. 65 50 effet, de même que les danses d'autrefois étaient solidaires de toute la civilisation paysanne, de même les danses modernes de la civilisation urbaine; en exigeant l'adoption de nouveaux usages corporels, elles réclament un véritable changement de "nature", les habitus corporels étant ce qui est vécu comme le plus naturel, ce sur quoi l'action consciente n'a pas pris." 68 Aussi dans le val se révèle de manière particulière la "lourdeur", la "lenteur" du paysan, façonné par des conditions de vie réglées sur le temps cosmique, temps qu'on ne peut pas presser, "gagner", compter; temps qualitatif qu'il faut respecter dans sa démarche et dans ses cycles, même dans ces caprices. Le citadin, qui vit dans un temps quantitatif et rationalisé, saisit pre-reflexivement dans ce rythme lent du paysan l'élément unificateur de son habitus : "l'ethnographie spontanée du citadin appréhende les techniques du corps comme un élément d'un système et postule implicitement l'existence d'une corrélation au niveau du sens, entre la lourdeur de la démarche, la mauvaise coupe du vêtement ou la maladresse de l'expression; et d'autre part, elle indique que c'est sans doute au niveau des rythmes que l'on trouverait le principe unificateur (confusément saisi par l'intuition) du système des attitudes corporelles caractéristiques du paysan." 69 L'hexis etant alors, un produit des conditions de vie matérielles et sociales, le corps n'est qu'un produit social. Ce qui signifie que l'hexis est façonné par le travail, par les techniques corporelles imposées par l'éducation, par toutes les pratiques quotidiennes en rapport avec les conditions économiques et culturelles, mais aussi par le regard social : c'est l'image que le citadin a du corps paysan qui disqualifie ce dernier comme illégitime et arriéré; cette image domine l'image que le paysan a de lui-même, fait qui se traduit dans la gêne et la timidité des gestes, et qui accentue la lourdeur et la maladresse. Sous ce regard social, le paysan n'a 68 69 Idem. p. 100. Idem. p.99. 51 qu'à se mépriser lui-même : c'est sa langue, sa manière d'être, son corps, c'est-àdire lui-même en entier qui n'a plus de place dans la société. Tout cela, vécu sous le mode du sous-entendu, du non-dit, comme un langage de corps à corps, "sur quoi l'action consciente n'a pas de prise", jette le paysan hors du monde de la culture : parce que sa "nature", c'est-à-dire son habitus historiquement construit mais vécu comme naturel, ne peut pas devenir civilisé, c'est-à-dire urbain, son corps reste stigmatisé, devient signum social négatif, disqualifié, interdit de reproduction. C'est par la médiation de son corps, à travers surtout l'image sociale de son corps, créé et imposée par contradistinction aux catégories d'appretiation de la ville, qu'il reste exclu des échanges matrimoniaux, jeté, lui aussi, dans l'incohérence, comme les paysans dépaysanés dans les bidonvilles d'Algé. Comment se fait-il qu'une société ne veut pas de quelques-uns de ses membres, et, sans leur dire quoi que ce soit, sans rien programmer consciemment, les condamne à la stérilité, leur interdit de se reproduire et de reproduire leur manière d'être? Cette question, qui est la vraie interrogation qui se déroule au long du texte, est, peut-être, la question que les paysans eux-mêmes se posent sans le savoir et qui peut se lire en inter-ligne dans la perplexité des témoignages et dans les confidences, souvent douloureuses, lors des entrevues. Le dernier paragraphe de Célibat et condition paysanne reprend le souci épistémologique pour nous rappeler la tâche du sociologue comme restitution du sens. Il y a une conscience spontanée du fait social qu'il faut prendre au sérieux, mais pour le faire il faut d'abord entreprendre un processus d'objectivation, de construction de l'objet qui rompt avec la vision du sens commun et la sociologie spontanée. C'est la situation de l'observateur, qui a renoncé à agir sur le social pour le comprendre, qui ouvre cette possibilité. Néanmoins, après cela le sociologue "se doit de réconcilier la vérité du donné objectif que son analyse lui 52 fait découvrir et la certitude subjective de ceux qui la vivent" , parce que cette certitude subjective fait partie aussi de la vérité du fait social. Les gens, 70 inconsciemment, pré-réflexivement, savent ce qu'ils vivent, même s'ils n'ont pas les moyens de l'objectiver et de le verbaliser. Ce besoin de comprendre le non-dit, de saisir le langage mu du corps, va nous mener à la recherche d'une théorie de la pratique comme pratique et au déploiement des possibilités du concept d'habitus. 70Idem. p. 108. 53 Deuxième référence : Marcel Mauss, "en bon latin". Dans "Le Dérracinement" (1964), en parlant du désarroi des paysans algériens regroupés par l'armée française, Bourdieu reprend le terme habitus dans un sens très proche de celui de Celibat et condition paysanne, c'est-à-dire, façonnement du corps par adéquation à un espace natal : "Parce que le monde familier est pour lui le monde natal, parce que tout son habitus corporel est "fait" à l'espace de ses déplacements coutumiers, le paysan déraciné est atteint au plus profond de son être, si profondément qu'il ne peut formuler son désarroi et moins encore en définir la raison" 71 La domination s'exerce ainsi au niveau de la destructuration des habitus à travers l'imposition d'un habitat déterminé, c'est-à-dire, à un niveau qui devient diffus, difficile à saisir, comme s'il s'agissait d'une arme secrète qui exerce un pouvoir obscur et indéfini, mais qui, néanmoins fonctionne à travers une politique de regroupement si vieille comme l'histoire des conquêtes militaires et des techniques de domination des peuples vaincus : "Les transformations de l'habitat, normalement liées à des transformations progressives du mode de vie et des normes culturelles, sont ici imposées du dehors, par des autorités obstinées à refuser de reconnaître les modèles et les valeurs qui dominent la vie paysanne et qui s'expriment à travers l'habitat traditionnel (clôture, cour, absence d'ouvertures, etc.). C'est donc la transformation de l'habitat qui précède et détermine les transformations sociologiques et non l'inverse, comme il arrive habituellement. La rigueur pointilleuse avec laquelle on entend interdire la moindre transformation et le moindre aménagement témoigne que l'on entend imposer, par l'organisation de l'habitat, les normes, les valeurs et le style de vie d'une autre civilisation." 71 72 C'est le racisme, devenu mépris de la culture de l'autre, et traduit Bourdieu, P. et Sayad, A. Le déracinement. Minuit, 1964. p. 152. p. 153. 72Ibid. 54 dans une politique systématique et délibérée de déracinement, qui développe ce pouvoir de destruction à niveau des habitus, c'est-à-dire, de pénétration au plus profond de l'être individuel et social. Une note en bas de page, avec une citation de G. Bachelard, justifie brièvement l'utilisation dans le texte du mot latin habitus au lieu du français "habitude" : "La maison natale est physiquement inscrite en nous; elle est un groupe d'habitudes organiques.(...)Le mot habitude est un mot trop usé pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n'oublie pas à la maison inoubliable ". 73 Cette remarque linguistique ne semblait pas nécessaire dans Celibat et condition paysanne, peut-être parce que la référence explicite était Marcel Mauss, lequel dans un bref travail daté de 1934, publié dans le Journal de Psychologie : Les 74 techniques du corps écartait aussi le mot français pour le remplacer par le latin. Face à Celibat et condition paysanne et à Le déracinement, l'article de Mauss apparaît comme une référence capitale. Dans ce texte, après avoir affirmé que l'étude des "techniques du corps", c'est-à-dire de "la façon dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps" , 75 ouvre un champ de recherche anthropologique riche et encore inexploré, et après avoir donné quelques exemples, dont un célèbre sur les difficultés de l'armée anglaise à marcher au rythme des batteries et tambours français , Marcel Mauss 76 souligne le caractère social des mouvements du corps : "La position des bras, celle des mains pendant qu'on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques" . Ensuite, il adopte le mot habitus 77 pour exprimer cette spécificité : "J'ai donc eu pendant de nombreuses années cette notion de la nature sociale de l'habitus. Je vous prie de remarquer que je dis en 73Ibid. p. 152. de Psychologie, XXXII, n 3-4, 15 mars-15 avril 1936. Réédité dans Sociologie et Anthropologie, PUF, 1950, pp 365-386. 75 Idem, p. 365. 76 Ibid. p. 367. 77 Ibid. p. 368. 74Journal 55 bon latin, compris en France, "habitus"." Et en s'adressant à un public de psychologues, il ajoute : "Le mot traduit, infiniment mieux qu'"habitude", l'"hexis", l'"acquis" et la "faculté" d'Aristote (qui était un psychologue)." Un coup d'oeil sur l'article "habitude" du Vocabulaire technique de la philosophie de Lalande suffit pour justifier les réticences et de Mauss et de Bachelard. Lalande signale deux ensembles de notions qui coexistent dans le même mot : un premier sens, rattaché à et sa traduction latine habitus; et un deuxième sens, rapporté à et sa traduction consuetudo. Ensuite, il signale que le premier sens "n'existe pas en français en dehors de la langue philosophique", et même chez les philosophes ce sens se trouve seulement "dans certaines expressions toutes faites", qui ne sont que des textes de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote. Le deuxième sens comprend plusieurs phénomènes, depuis la simple accoutumance (à l'eau chaude, aux médicaments), jusqu'à la facilité acquise pour faire quelque chose grâce à la répétition. Le nombre et la diversité des observations ajoutées à ce texte montrent encore mieux la complexité du champ sémantique du mot français. "Habitude" vient du bas latin habitudo (manière d'être, aspect physique, 78 relation), dérivé du supin habitum de habere "se tenir, se trouver dans tel état". Le Robert Hitorique atteste le mot depuis le XIVe siècle avec le sens de complexion, constitution d'un être, ensemble de signes d'une maladie. Ce sens est en usage encore au XVIIe s. mais il y disparaît, pour reaparaître sous le mot latin dès le XIXe siècle dans la langue médicale. Depuis le XVe siècle le terme habitude prend le sens de "relation de tous les jours avec quelqu'un, fréquentation ordinaire" (1440-1475). Sous l'influence du verbe habituer, est employé ensuite (1580) au sens moderne de "manière d'être, disposition acquise par la répétition". Dans le français moderne, il exprime un champ de concepts assez large que le Robert organise autour de quatre noyaux : 1- façon d'agir constante, coutume, 78 Diccionnaire Historique de la Langue Française. Robert. Nouvelle edition, 1994. 56 moeurs; 2- fréquentation ordinaire auprès de quelqu'un (sens déclaré vieux dès 1935); 3- accoutumance, adaptation; et 4- pratique, habileté, expérience. Le mot alors, tardif et brouillé, se prête mal à un effort de précision conceptuelle, surtout si on veut reprendre et renouveler un aspect mal conservé. Pourtant, après avoir récupéré le terme latin, Mauss ressent encore l'obligation de le délivrer des évocations métaphysiques et de la psychologie rationnelle. Alors, il ajoute : "Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette "mémoire" mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses" ; et 79 il reprend ensuite le caractère social de l'habitus, qu'il développera à l'aide d'autre concept grec, celui de : "Ces "habitudes" varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d'ordinaire que l'âme et ses facultés de répétition." 80 De la même manière qu'il refusera le morcellement ou la réduction de la réalité sociale à n'importe lequel de ces traits, pour chercher à comprendre "le fait social total", Mauss tente ici de penser "l'homme total", pris simultanément du point de vue physique, physiologique, psychologique et sociologique, et c'est la notion d'éducation qui va fonctionner comme organisateur des différentes perspectives. Pour saisir se sens, l'éducation ne peut pas être comprise comme un processus psychologique individuel de répétition par imitation : il s'agit, par contre, d'une "imitation prestigieuse", d'un acte qui s'impose "du dehors, d'en haut". L'enfant emprunte une série de mouvements à celui qui les exécute parce que celui-ci a de l'autorité sur lui; celui qui enseigne ou qui sert de point de référence est quelqu'un qui a du prestige et qui réalise des mouvements prestigieux, socialement autorisés. Dans ce sens, l'éducation comprend tout le 81 79 Ibid, p. 368. p. 369. 81La série de photographies où un maître-à-danser balinais appred la danse à son jeune élève dans l'article de Gregory Bateson "Les usages sociaux du corps", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1977/14 80Ibid. 57 façonnement de l'enfant par le milieu social, dont il sélectionne les influences selon des critères de prestige. "C'est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l'acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l'individu imitateur, que se trouve tout l'élément social" . Bourdieu dira plus tard que la 82 société par le moyen de l'éducation consacre et impose des arbitraires comme légitimes, et alors, dus. Mauss cite en exemple le balancement des hanches que les mères maoris apprennent à leurs filles comme la façon due de marcher. Dans ce contexte, le souci de reprendre le latin habitus pour conserver clairement la référence au grec  n'est pas innocent. Le terme grec est un dérivé de , le verbe que le Grec, depuis les tablettes mycéniennes et Homère, a adopté pour dire "avoir". Comme Benveniste l'a bien montré, avoir, habere et  ne sont pas des verbes transitifs, même s'ils admettent une construction qui ressemble à la rection d'object direct. Il exprime plutôt un rapport de possession et constitue un "être à" renversé. 83 D'où les emplois intransitifs comme se trouver bien, se tenir loin), et aussi les locutions exprimant l'état physique ou mental avoir une douleur), être arrivé à la fin), etc. De là aussi le sens d'un dérivé comme 84 , qui veut dire "possession", mais surtout "état", "constitution" du corps, particulièrement chez les médecins de l'école de Cos (même si l'hétérogénéité des textes de la Collection Hypocratique fait usage alternativement des mots différents pour exprimer cette idée : , , , et oppose  soit à , soit à ). Platon et Aristote emploient  pour parler de l'âme et de sa constitution, c'est-à-dire de l'excellence () ou des vices () d'un homme. p. 8-9 pourrait être une excellente illustration de ce que Marcel Mauss essaie de dire. Voir surtout la plasticité avec laquelle le jeune garçon se laisse conduire et l'attitude du danseur qui ne fait pas semblant mais danse réellement quand il faut transmettre à l'élève, sur le tas et sans mots. 82Mauss, M. Les techniques du corps. Op. cit. p. 369. 83Cf. Benveniste, E. "Etre" et "avoir" dans leurs fonctions linguistiques. dans Problèmes de linguistique générale. Gallimard, 1966. pp 187-207. 84 Cf. Chantraine, Pierre. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, 1970. 58 Pour comprendre ce lien entre l'idée que Mauss se fait de l'éducation corporelle et le terme , il faut rappeler brièvement les rapports entre éducation (, excellence humaine (, médecine (une  prestigieuse) et cité ( chez les grecs. Depuis le début du Ve siècle, l'éducation aristocratique, qui cultivait dans les enfants nés des  (les nobles guerriers) les excellences de la vaillance, le courage, l'intelligence, la ruse et la magnanimité (à l'aide des textes des poètes), tombait en désuétude face aux idéaux de l', l'équivalence à l'égard de la loi, nouvelle image de la polis, issue des changements attribués à Solon (la publicité de la loi, désormais écrite) et à Pisistrate (la réforme des tribus et la redistribution des terres, qui donnait à tous les athéniens accès à la citoyenneté). Un nouveau modèle de vie sociale (c'est-à-dire de politique dans le sens grec) exigeait une nouvelle conception de l'arete et alors de la paideia. Ceci fut le noeud de la discussion au Ve siècle entre Platon et les sophistes. L'enjeu était le contenu de l', de l' éthique (la manière d'être qu'on devrait considérer légitime à la polis), et surtout la manière de la transmettre, de la faire atteindre aux jeunes citoyens. Mais dans tous les cas, ce qui faisait le sol commun de la discussion était l'idée qu'il y a dans l'homme un principe d'activité, une "nature" () qui, bien que spontané, était doté d'une régularité, d'une structure, d'une , et qu'en même temps ce principe partageait son champ avec d'autres principes, rendant l'homme assez souple pour pouvoir être façonné par une paideia. La paideia était plutôt conçue comme une technique () par les sophistes et comme l'apprentissage d'une science () par Platon, mais l'idée d'une nature était commune, même s'il y avait des désaccords sur son caractère. Elle n'était pas d'ailleurs une idée neuve. On trouve le mot bien sûr dans le cosmos des  présocratiques, et aussi dans la conception de l'homme des médecins de l'école de Cos. 59 Dans les textes hippocratiques la notion de nature est large : le mot est 85 employé simultanément pour dire la nature commune, générique des hommes, la nature particulière de chacun, et même pour nommer son état du moment, traduit dans l'aspect physique, l'apparence extérieure (Pourtant, malgré cette ampleur, le sens peut être mieux saisi si on voit que le mot est souvent opposé à (técnica),  (nécessité, contrainte),  (violence), (éducation) et  (loi). On l'oppose ainsi à des expressions qui ont en commun de nommer des faits souvent à caractère social () qui visent des actions orientées pour façonner quelque chose volontairement (au moins pour les sophistes, le  avait aussi ce sens et c'était en ce sens qu'ils l'opposaient à ). Mais l'opposition n'est pas telle qu'entre la nature et ces autres principes de production il n'y est pas de communication. Par contre, la loi (principe conventionnel pour les sophistes), le développement d'une technique ou l'éducation peuvent imposer des transformations à la nature, peuvent la modifier et même se substituer à elle. 86 Alors, l'état, l'ensemble des dispositions plus ou moins actuelles ou habituelles, l's'inscrit dans le corps par un mouvement entre plusieurs principes de production, dans lesquels la vie sociale joue un rôle central. Entre les principes "artificiels", qui n'ont pas la spontanéité de la nature, les  prennent une valeur particulière : pour les sophistes, la paideia même était une , identifiée à la  politique , parallèle à la  des médecins, qui 87 soignaient le corps. L'homologie qu'on trouve aussi dans les textes de Platon entre le corps, l'âme et la polis, se traduit dans l'homologie entre les deux : l'une et l'autre cherchaient à comprendre les différents éléments de la 85Cf..Terray, Emmanuel. La politique dans la caverne, Seuil, 1990. p. 99-105 Les exemples que Terray fournit sont tout à fait clairs: "À l'origine, la loi a opéré de telle sorte qu'une semblable nature a été engendrée par la force (Mais, à mesure que le temps a passé, ceci est devenu naturel, en sorte que la loi n'a plus à exercer de contrainte" (Airs, eaux, lieux. XIV). " "par nature, la bravoure et l'endurance ne fait pas partie de leur caractère, mais la loi peut les produire artificiellement" (Ibid. XXIV). "Même si un homme est par nature courageux et vaillant, son esprit est modifié par les lois" (Ibid.XIV). 87 Cf. Prot.319a; 320c. 86 60 pour trouver l'équilibre et l'entente chez les médicins, l'humide et le sec, le froid et le chaud, l'amerture et la douceur; chez les sophistes, les forces des raisonnements et des intérêts opposés). L'une et l'autre cherchent à changer les dispositions, la médecine par la pratique d'une lecture des signes de la maladie et l'intervention adéquate; la sophistique par l'art de l'oratoire et la  (persuasion). Si la médecine était une politique du corps, la politique et la étaient la médecine de l'âme, c'est-à-dire, de l'homme tout entier, dans le contexte de sa vie sociale, voué à atteindre l'politique. Mais, revenons à Marcel Mauss. Quand il cherche un nom qui lui permet de classer ce type de faits qu'il vient de signaler sous le mot d'habitus du corps, faits sociaux qui sont encore à étudier cas par cas, il trouve (et ce n'est pas fortuit) la notion de Pour se défaire d'un concept moderne qui met trop l'accent sur le rôle de l'instrument dans l'action technique, Mauss puise encore dans le monde grec et retrouve l'acte technique, cette manière de faire qu'on transmet de façon traditionnelle, c'est-à-dire sociale. "Acte traditionnel efficace", "comme lorsque Platon parlait d'une technique de la musique et en particulier de la danse", comme lorsque les sophistes parlaient de la paideia, ou les médecins de leur pratique médicale; acte traditionnel qui peut alors se confondre facilement avec les actes "magiques, religieux, symboliques" pour rejoindre leur efficacité, comme dans le 88 cas de l'australien qui chantait ou portait dans sa bouche un morceau de cristal de roche pendant la chasse à l'opossum . 89 Façons de marcher, danser, manger, boire. Toutes des manières de faire liées au corps, qui sont apprises, transmises, qui sont des techniques : "Il n'y a pas de technique et pas de transmission, s'il n'y a pas de tradition. C'est en quoi l'homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement par leur transmission orale" . "Cette adaptation 90 88 Mauss, M. Op. cit. p. 371. Ibid. p. 371. 90 Ibid. p. 371. 89 61 constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand nous buvons) est poursuivie dans une série d'actes montés, et montés chez l'individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société dont il fait partie, à la place qu'il y occupe." En assimilant des montages 91 physio-psycho-sociologiques de séries d'actes qui s'imposent pour l'autorité sociale , les enfants sont "probablement les premiers êtres qui aient été ainsi 92 dressés" . 93 Tous ces gestes avec leur "manière" de se lier en série, font corps, créent en nous des dispositions, des , qui font partie de l'd'une manière d'être social, au point de devenir , principe spontané d'activité, au point de s'intégrer au corps propre dans une pratique qui n'est plus consciente d'elle même. 91 Ibid.. p. 372. Ibid. p. 385. 93 Ibid. 374. 92 62 Troisième référence :  chez Aristote. De notre brève entrée dans le monde grec classique au chapitre antérieur, on peut conclure qu', étant quelque chose de l'individu, ne peut pourtant être comprise sans référence au problème de la paideia comme enjeu social. De plus, cette entrée nous a permis de dessiner un ensemble conceptuel. Dans cet ensemble nous placerons maintenant le mot et son champ sémantique. Cet ensemble est constitué par la notion de comme principe spontané de production, et par celle de et de , comme principes artificiels, produits humains, nous dirions aujourd'hui produits de culture. Mais pour aller plus loin, il faut donner une place privilégiée à Aristote dans notre démarche. C'est important parce que c'est à partir de la traduction de ses textes en latin que le concept habitus a été développé dans le sens technique qui nous intéresse, mais aussi parce que c'est lui qui, en plus d'employer le mot  dans un sens assez précis, en fait l'analyse systématique. Nous allons commencer par cette analyse que nous trouvons dans les textes de Metaphysique D et Catégories, pour recenser ensuite l'usage qu'Aristote fait de ce concept dans la Physique, le Traité de l'âme, et surtout les éthiques (dont nous allons travailler celui à Nicomaque), et la Politique où nous trouvons soit le nom soit le verbe dans son sens clairement intransitif. a. Le livre des Catégories.  est objet de réflexion deux fois dans le livre des Catégories, d'abord le mot est pris comme relatif () au chapitre 7, et après il est pris comme qualité () dans le chapitre 8; les deux fois il est mis en couple avec . Cette double présence montre le caractère des catégories d'Aristote : ce découpage du réel par le langage qui permet de préciser le sens des prédicats plus généraux qu'on peut dire d'un sujet quelconque dans une langue déterminée, 63 notions que Aristote ne déduit de nulle part mais qu'il recueille empiriquement. Ces catégories sont donc produites à partir de points de vue sur les choses, et alors une même notion peut être envisagée de différents points de vue. En premier lieu, les termes  et , qu'on peut traduire comme "état" et "disposition", s'ils sont pris en général comme des genres, ils nomment des relations, parce que tout "état est état de quelque chose, la science, science de quelque chose" , comme une montagne est dite grande par rapport à autre chose" 94 95 Mais, s'ils sont pris comme tel état ou telle disposition particulière, alors ils sont des qualités. Etat et disposition (sont nommés ainsi dans le chapitre 8 comme une "première espèce" de qualité . C'est ici qu'Aristote 96 précise la différence entre l'une et l'autre : "l'état diffère de la disposition en ce qu'il a beaucoup plus de durée ( et de stabilité (". Il donne par la suite deux exemples qui deviendront typiques : la science et la vertu (). Les exemples de  sont aussi paradigmatiques : la chaleur et le refroidissement, la maladie et la santé, qualités qui peuvent être facilement mues ( et rapidement changées (. La chaleur et le refroidissement sont pris vraisemblablement dans le sens medical, comme des principes qu'il faut équilibrer (il dit refroidissement (, il ne dit pas froid ()). C'està-dire, la  apparaît comme un point instable et fragile dans un mouvement entre deux contraires : "l'homme se trouve dans une certaine disposition à leur égard, mais il en change vite, de chaud devenant froid, et de bien portant, malade ". Par contre, les sciences demeurent stables et sont difficiles à mouvoir (, indépendamment de la quantité et de la 94 Aristote, Catégories. Vrin, p. 30, 6b 5. Ibid. p. 30, 6b 8. 96 Ibid. p.42, 8b 25ss. 95 64 profondeur ("même si l'on n'en possède qu'un faible acquis"). C'en est de même pour la vertu. Néanmoins, il ne s'agit pas de cloisons étanches. Par contre, la disposition devient un point dans un mouvement vers l'état et la nature : "(l'homme) en change vite (...) à moins que quelqu'une de ces dispositions n'arrive elle-même, avec le temps (, à devenir naturelle  , et ne 97 soit invétérée ou difficile à mouvoir : on pourrait peut-être dès lors l'appeler état" 98 Encore plus : "les états sont en même temps des dispositions, mais les dispositions ne sont pas nécessairement des états" : l'état est un type particulier de 99 disposition : une disposition difficile à mouvoir (et plus durable (. Le texte, en étant une réflexion sur des mots, est évidemment assez cryptique. A quoi pense Aristote quand il parle du temps qui peut faire devenir état une disposition, quel est le sens de ces "" et ""? Peut-être, un regard sur les autres qualités peut nous aider. La deuxième espèce des qualités concerne les aptitudes (ou inaptitudes naturelles (comme celles des bons lutteurs, des bons coureurs, du bien portant ou du malade. Les bons coureurs ne le sont pas parce qu'ils se trouvent dans une certaine disposition envers la course, "mais parce qu'ils possèdent une aptitude naturelle () à accomplir facilement certains exercices" . Mais il est intéressant de noter que "naturelle" ici 100 n'exclut pas l'acquis. L'exemple des gymnastes et des malades nous ramène à nouveau vers un processus où rien n'est entièrement fixe ni définitif, où la 97 Les formes de parfait de "take a sense to be so and so by nature" (Liddel-Scott) Aristote. Op. cit. 9a 3. 99 Ibid. 9a 10. 100 Ibid. 9a 20. 98 65 disposition peut devenir état, où l'aptitude et l'état se touchent, et oú tous peuvent devenir nature. Finalement, au chapitre 15, Aristote énumère les acceptions du terme avoir (les plus usuelles (). À noter que sa première remarque consiste à signaler le sens d'état ou disposition comme possession (il dit "posséder une science, une vertu"). Il est clair pour lui que l'action de posséder exprimée par avoir ne repose pas sur un objet extérieur, mais elle concerne le sujet. Avec Benveniste, nous avons deja rappelé qu'avoir est un verbe d'état, qui exprime une relation intrinsèque à son sujet (c'est la raison pour laquelle il se prête à former des périphrases pour exprimer des dispositions subjectives : "avoir faim, avoir froid, avoir envie") Quand, tout au début du livre des Catégories, Aristote les 101 énonçait, les exemples donnaient une clé d'interpretation, que Benveniste souligne. Les exemples sont il est chaussé) et  (il est armé). Il s'agit de verbes en parfait moyen : le parfait exprime le résultat actuel d'une action passée (se mettre les chaussures, prendre l'arme), et la voie moyenne indique que l'objet du verbe n'est pas extérieur au sujet. 102 Dans toutes les acceptions qui suivent dans le texte d'Aristote les exemples portent sur des choses ou des aspects en référence proche du sujet affecté : la grandeur de taille qu'on a, le manteau qu'entoure le corps, l'anneau dans la main, la main même. Après il y a le contenant et le contenu qui prenne la forme du contenant : le médimne qui contient le blé, ou le flacon le vin. Enfin, un sens plus proche de la transitivité : posséder une maison ou un champ. Pour finir, une remarque intéressante : avoir une femme est le sens le plus détourné, dit Aristote, parce que "nous ne signifions rien d'autre qu'habiter avec elle () . 103 Déjà Platon dans le Théétète 197b avait remarqué cette distinction :  diverge de de : la science est quelque chose qu'on ne peut 101 Cf. Benveniste, E. op.cit. p. 198. Idem. p. 69. 103 Ibid. 15b 30. 102 66 acquérir sans l'avoir, c'est à dire, sans l'incorporer à soi même. Par contre, on peut capturer des colombes et les tenir dans un colombier, mais même ainsi on ne les aura pas. On peut acquérir un vêtement, mais on l'a vraiement seulement quand on le porte. Pour Aristote dans la Politique, on n'a pas d'esclaves, ils sont  un bien acquis, extérieur au maître. b. Métaphysiques  Au début du libre des Catégories, Aristote distingue entre les homonymes et les synonymes, afin d'avertir qu'il n'y a pas de correspondance entre les mots et les choses, et que les mots ont plusieurs sens et doivent être définis en dernier ressort par le contexte et l'explicitation de l'usage (d'où son attention au choix des exemples). C'est cette préoccupation pour préciser un usage technique du langage (en sachant que le langage naturel s'échappera toujours) ce qui fait l'intérêt de cette insistance sur la division des sens qui traverse ce recueil qui est le livre des Métaphysiques.  Il analysera ainsi encore  en 1022b 1, et  à la suite 1022b 5. Disposition est dite ici de "l'arrangement de ce qui comporte des parties, soit par le lieu, soit par la puissance, soit par la forme" ( et on fait référence à la racine du mot : "il faut que ce soit une certaine position ()". Cette précision ne contredit pas la proposition des Catégories, mais elle souligne un élément : procède de , verbe qui a un sens local mais aussi "to put in à certain state or condition, much the same as, and so often to be rendered by our make" . Alors,  a 104 le sens d'un point réel ou figuré par rapport à d'autres, comme le lieu d'un mot dans un verse ou une phrase, comme un lieu géographique; comme également un avis qu'on soutient ou une affirmation en rhétorique. Aussi dans un grec tardif s'opposera à en tant que quelque chose qui est advenue dans un lieu, 104 Liddel-Scott, Oxford, 1883. 67 qui s'est transformé dans quelque chose qu'elle n'était pas avant, et ce à cause d'un lieu qu'elle a occupée : comme quelqu'un qui devient citoyen d'une ville après avoir habité là pendant un certain temps, ou comme en grammaire, une voyelle brève devient longue par position. C'est-à-dire que c'est la position par rapport à d'autres positions dans un ensemble qui "fait sens", qui donne sens, soit par rapport au lieu, soit par rapport à la puissance (active ou passive, et dans quelle degrée) et à la forme ((un point dans une figure). Et nous avons à nouveau un point fragile, et comme il disait dans les Catégories, dans un processus ou une figure. La réflexion sur  apporte aussi des précisions. Cette possession est quelque chose comme une activité (dont le sujet est double : ce qui possède et ce qui est possédé n remarque l'intransitivité d'avoir et en même temps qu'il s'agit d'une certaine activité : "comme une certaine action ou un certain mouvement" ( Mais il y a un deuxième sens : "on appelle aussi possession la disposition par laquelle ce qui est en un état est en bon ou en mauvais état, par soi-même ou par rapport à autre chose" .Comme dirait 105 Benveniste "avoir est l'état de l'ayant". Nous revenons sur l'idée qu'entre  et  il n'y a pas d'incommunication, et qu' est toujours une disposition. L'exemple, révélateur, est de nouveau la santé. c. Le livre de l'âme. En réalité tout cet ensemble de concepts doit être placé dans la théorie aristotélicienne des degrés d'activité, dont le modèle est l'activité humaine (l'anthropomorphisme de sa physique a souvent été signalé par la critique contemporaine). L'acte (c'est la forme, la perfection, l'accomplissement ( d'une matière qui est toujours de quelque manière en puissance ()Nous venons de dire qu' (et donc aussi 105 Aristote, Metaphysiques, 1022b 10. 68 ) est une forme de est alors un certain dégré ou une certaine manière d'accomplissement Dans le livre de l'âme, après avoir défini l'âme de n'importe quel être vivant comme c'est-à-dire entéléchie (dit en passant, un mot composé d'avoir (créé du tout au tout par Aristote) d'un corps naturel, Aristote signale qu'entéléchie s'entend en deux sens : ou bien comme la science ou bien comme son exerciceEt la science, on l'a déja vu, est  parce qu'elle est difficile à mouvoir, parce qu'elle demeure chez le savant même quand il dort. Et l'âme est alors entéléchie au même titre que la science, lorsqu'elle anime le corps même pendant le sommeil. Cela revient à dire, que l'âme comme  , principe organisateur du corps, acte qui lui donne sa forme, son , qui fait de la matière un corps dont on ne peut pas la séparer (comme la cire et la figure), est le lieu même de l': le lieu de l' est donc l'être vivant. En 417a 20 Aristote redonne des précisions sur les degrés de puissance et d'actualisation. Quelqu'un peut être savant de trois manières : selon qu'il est capable d'acquérir la science (comme un enfant, par exemple); selon qu'il "possède la science de la grammaire" ( (comme un grammairien qui est en train de dormir)ou comme celui qui connaît actuellement Les deux premiers sont en puissance, le premier "en ce sens que tels sont chez lui le genre et la matière", le second "en ce sens qu'il est capable d'exercer sa science à volonté si aucun obstacle extérieur ne l'en empêche". C'est chez le second qu'il y a l' de la science, parce qu'il est en puissance par rapport à l'exercice, mais il a un degré d'actualisation, et donc de détermination par rapport à la simple puissance de recevoir. Et ce deuxième possède un degré d'actualisation parce qu'il a fait auparavant l'exercice, il a reçu l'altération de l'étude en passant d'un état à l'autre, dans une commun à 69 celui qui connaît et à ce qui est connu (qui doit aussi avoir la  d'être connu). Cela introduit deux autres concepts fondamentaux : celui de privation (et celui de passion  Tout changement est un mouvement entre deux contraires, à partir d'une privation qui a néanmoins la puissance de recevoir, de pâtir quelque chose. Et le changement peut se produire "vers les dispositions privatives (" ou "dans les sens des dispositions positives et de la nature du sujet" (De Anima 417b 15), comme par exemple dans le cas de l'enfant qui reçoit de son professeur la science pour laquelle il était en puissance absolue; ou comme le savant qui la possède déjà comme faisant partie de sa nature, et qui alors peut l'actualiser avec la même spontanéité que l'oeil sain peut voir. Nous comprenons maintenant que le temps du  et le mouvement difficile du sont un temps et un mouvement qualitatifs. Nous avons une série de concepts relatifs les uns aux autres pour décrire des degrés d'activité dont le paradigme est constitué par les mouvements intérieurs d'un organisme vivant, dans lequel la privation peut être déjà disposition. La disposition est alors comme une attente, un être d'une manière particulière par rapport à quelque chose, une anticipation de quelque chose à advenir, et l'activité n'est jamais fermée sur elle-même, mais ouverte vers plus d'activité dans une direction donnée. d. Ethique à Nicomaque et Politique. Tout ce détour à travers l'oeuvre d'Aristote nous met en situation de rejoindre maintenant nos réflexions sur la , la les  pour restituer l'outillage intellectuel fabriqué par Aristote dans son corps et son identité historique. 70 Aristote ne parle jamais de l'éthique comme d'une science indépendante, mais seulement de l'étude de l' ou des discussions sur l'La science pratique suprême est la politique, dont l'éthique n'est qu'une partie. Cela se comprend très bien quand nous pensons que pour Aristote, comme en général pour les grecs, "que le législateur doive s'occuper avant tout de l'éducation de la jeunesse nul ne saurait le contester" . Le problème de l' et de la 106 formation de l'est une question sociale. Aristote se plaint du désintérêt affiché par l'état de son temps à l'égard de cet enjeu majeur, qui laisse à chaque particulier la tâche de l'éducation de ses enfants. L' des citoyens dans chaque état doit être en accord avec la Constitution, et l'éducation doit être adaptée à la formation de cet . En même temps, un meilleur produit une constitution excellente et un état en correspondance. Les citoyens, de quelque manière appartiennent à la polis, qui doit se donner la peine de redresser ou d'améliorer leur nature. L'excellence morale des citoyens ( est le produit d'un façonnement de la nature; mais, à la différence de l'excellence intellectuelle, qui a besoin d'enseignement, d'expérience et de temps, la vertu morale est le produit de l'c'est-à-dire de l'accoutumance, de la répétition, on pourrait dire d'un dressage . Aristote dit au début du livre 2 de l'Ethique à Nicomaque 107 qu'""procède d'une modification d'"" et Platon dans Les Lois avait déjà rapproché les deux termes en référence à l'éducation des enfants "" . Néanmoins, quoi qu'il en soit du 108 point de vue linguistique, la vertu ne jaillit pas spontanément, même si elle ne peut pas non plus se développer contre nature C'est par rapport à ce façonnement de la nature en vue de l'intégration dans une société, que le concept d' prend son importance dans la chaine de la 106 Aristote. Politique, 1337a 10. définissait, avec beaucoup d'autres penseurs grecs, l'enfance comme la part sauvage de la vie. (Cf. Timée 44ab; Lois,II, 653de, 666ac)." Vidal-Naquet. Le chasseur noir. La découverte, 1991, p.192. 108Lois, VII,792e. Cité dans Ethique à Nicomaque, Vrin, 1994 p.87. 107"Platon 71  et l'. L'enfant a par nature la puissance de recevoir la science, mais la vertu éthique, par contre, doit être précedée de l'acte. A la différence de l'enseignement socratique, pour Aristote la vertu n'est pas unique, et ne peut pas être non plus développée par l'apprentisage intellectuel : la seule manière d'acquérir et d'avoir l'arété c'est par l'exercice, par un acte antérieur ( ; Aristote ajoute : comme pour les autres techniques 109 (. C'est dire : comme dans les autres techniques, c'est en faisant qu'on apprend. Nous n'allons pas rappeler ici l'importance des techniques et des  (ces héros cachés de la polis grecque, au dire de Pierre Vidal-Naquet) dans le développement de la pensée grecque, mais seulement, qu'il s'agit pour Socrate et sa descendance d'un savoir non réflechi, qui appartient au champ de la , du savoir "comment" sans savoir "pourquoi". C'est sur ce point que la vertu éthique rejoint pour Aristote les et reste alors hors de l'proprement dite. C'est à cause de cette précédence de l'acte que les cités (plus précisément, ceux qui ont un certain pouvoir dans les cités) peuvent façonner les citoyens : "les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes : c'est même là le souhait de tout législateur, et s'il s'en acquitte mal, son oeuvre est manquée, et c'est en quoi une bonne constitution se distingue d'une mauvaise. " C'est l'des autres, et des autres qualifiés (les aînés, les 110 parents, les gouvernants, ceux qui ont l'autorité) qui produit, par la force de l'autorité, en poussant à faire quelques actions déterminées d'une manière determinée, une première  chez le petit homme, et en conséquence on affermit une disposition à faire quelques actes et pas d'autres; on se consolide donc un avoir enfoui dans la personnalité, prêt à s'actualiser toujours d'une manière précise. Parce que l' est d'une certaine manière une en 109 110 Aristote. Ethique à Nicomaque. 1103a 31. Idem 1103b 5. (Vrin, p. 89.) 72 tant qu'elle est et forme, elle est toujours une limite à l'indétermination, soit du savoir et de sa manière, soit du vouloir et de sa manière. Mais l'excellence de la manière d'être n'est pas pourtant un automatisme irréfléchi, "tandis qu'en raison de nos vertus et, de nos vices, nous sommes non pas mus, mais disposés ( d'une certaine façon" , les vertus sont 111 "certaines façons de choisir, ou tout de moins ne vont pas sans un choix réfléchi" . Aristote est clair là-dessus : pour qu'on puisse dire qu'une action est 112 faite selon la vertu, ce n'est pas assez de montrer la justice intrinsèque de ce que l'on fait, c'est -à la différence des - quelque chose de l'agent qui nous intéresse surtout : "il faut que l'agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit : en premier lieu, il doit savoir ce qu'il fait; ensuite, choisir librement l'acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même; et en troisième lieu, l'accomplir dans une disposition d'esprit ferme et inébranlable (" 113 Alors, quel est le critère pour savoir quel est le contenu des actions justes?. La réponse d'Aristote a l'apparence de tourner en rond : c'est l'homme juste. Il rejette ici toute définition formelle de l'éthique et tout intellectualisme moral, mais ce n'est pas dire pour autant qu'il tombe dans une circularité : le seul critère qu'il propose est un critère historique, relatif à une société donnée. La définition du bien par la fin de la nature, et la proposition du juste-milieu comme retraduction de la prohibition de l'sont là pour l'attester. Nous allons nous arrêter encore sur un autre point. Si l'arete est une elle n'en est pas la fin. L'homme accompli est celui qui "a la fin" ) actuellement. C'est l'homme heureux dans l'exercice même de son 111Ibid. 1106a 5. Ibid. 1106a 1. 113 Ibid. 1104a 34. 112 73 activité vertueuse, qui agit avec plaisir parce que lui-même est devenu vertueux : l's'actualise avec la spontanéité et l'aisance de la nature. 114 Finalement, qui est cet homme accompli et heureux? Evidemment, il est un citoyen, un homme libre, qui possède assez de biens matériels pour pouvoir s'adonner à la philosophie et à la politique. Quant aux autres habitants de la cité, femmes, enfants (de citoyens, on comprend), étrangers et esclaves, ils ont aussi une due, une vertu. La vertu consiste alors en chaque cas dans l'accomplissement de leurs tâches pour le bien de la cité. Mais cette définition n'est pas sans problème. Etant donné que la justification de la domination pour Aristote repose sur la supériorité de l'intelligence et que la définition de l'acte vertueux donne une place particulièrement importante au , (savoir ce qu'on fait, choisir librement l'acte, (c'est la notion de )) ce n'est pas une contradiction de parler d'des êtres qui participent si partiellement au ?Le cas de l'esclave revêt un intérêt particulier, comme une espèce de cas limite. Il faudrait chercher la seule réponse cohérente peut être, du côté de la doctrine de l'esclavage "par nature" (cette doctrine pleine d'hésitations théoriques chez Aristote, définie finalement par le droit positif et la constatation historique). Si l'essence de l'esclavage consiste à être né ou être advenu (à la suite d'une guerre, par exemple) , chose, instrument d'action  pour le maître, alors l' cultivée de l'obéissance servile devient nature, la détermination de la volonté propre devient pré-determinée dans la limite de la volonté du maître : l'arete de l'esclave, c'est l'aliénation de sa volonté. C'est l' d'esclave, qui ferme à vie les possibilités d'une manière d'être correspondante au citoyen, en imposant par l'éducation ou la force de la loi traduite dans une condition de vie, une vie dans les limites de sa condition, qui fait d'un homme un esclave par nature. Finalement, on pourrait dire que c'est l'état qui est chargé, pour le bien de la cité, de fabriquer des citoyens, des femmes, des 114 Ibid. 1099a 5-25. 74 , et des esclaves par nature. C'est pour le bien du tout, dans l'éschèma de la distribution des tâches dans la cité, que chaque type de vertu retrouve son sens et son accomplisement.. 75 L'université, la photographie, les musées. Pour dire la domination symbolique. "Ainsi, l'autorité légitimatrice de l'Ecole peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les plus défavorisées, trop conscientes de leur destin et trop inconscientes des voies par lesquelles il se réalise, contribuent par là à sa réalisation. " 115 Entre 1964 et 1967, Pierre Bourdieu publie Les héritiers (avec Jean-Claude Passeron en 1964), Un art moyen (avec Boltansky, Chamboredon, etc. en 1965), Rapport pédagogique et communication (avec J-C Passeron et Monique de SaintMartin en 1965), L'amour de l'art (avec Alain Darbel en 1966), Le partage des bénéfices (avec Alain Darbel en 1966), la traduction et postface à Architecture gothique et pensée Scholastique (en 1967), en plus de plusieurs articles sur l'éducation, la philosophie, la culture. Le tournant est important par rapport aux terrains précédents, néanmoins, les préoccupations et la problématique restent très proches. Mieux, Bourdieu continue à enrichir et approfondir les mêmes questions scientifiques, à dessiner progressivement la pratique et le système conceptuel que nous connaissons aujourd'hui. Mais cela ne se produit pas d'une manière linéaire. L'autoconscience épistémologique qui traverse tous ses travaux peut donner l'illusion d'un chemin droit et calculé d'avance. Pourtant, l'analyse des textes révèle des hésitations, des reprises, des nuances, qui sont sûrement un pâle reflet des vraies incertitudes de la démarche de recherche, mais aussi et surtout des causes obscures des choix théoriques les plus théoriques et les plus désintéressés en apparence , causes psychique et sociologiquement orientées, 116 déterminées souvent par le rejet d'autres possibilités présentes historiquement et opposées. 115Bourdieu, 116 P. et Passeron J-C. Les héritiers. Minuit, 1985.p.109. Cf.. Bourdieu, P. Choses dites. Minuit, 1987. p. 28ss. 76 Le passage de l'Algérie à la société béarnaise d'abord, puis à l'université, la pratique de la photographie en France, le public des musées européens, et le passage correspondant de l'éthnologie à la sociologie, tous ces facteurs reviendront à montrer qu'il n'y a pas de clivage insurmontable entre une discipline et l'autre et entre un type de société et l'autre. La recherche des conditions sociologiques de possibilité des structures particulières de connaissance (à commencer par la conscience du temps et de l'espace) le conduisait à découvrir dans les différentes sociétés la continuité de ce que Durkeim et Mauss appelaient les "formes élémentaires de classification", mais aussi les formes de domination qui sont les enjeux de ce travail classificatoire, lequel travail se révèle comme un pouvoir : "Dès qu'on les pose à propos de notre société (...) on ne peut pas ne pas voir que les formes de classification sont des formes de domination, que la sociologie de la connaissance est inséparablement une sociologie de la reconnaissance et de la méconnaissance, c'est-à-dire de la domination symbolique" . 117 Rappeler (comme il le fait dans Les héritiers) que pour les enfants d'ouvriers et de paysans l'acquisition de la culture scolaire a le caractère d'une acculturation, pendant que les enfants des bourgeois et aristocrates peuvent afficher face à la culture savante l'aisance des indigènes, c'est dire que l'oubli de cette question par le système scolaire conduit à la reproduction des inégalités, à leur naturalisation, et à la consécration de l'idéologie du don, dont le génie précoce est le meilleur représentant; bref, conduit à l'ethnocentrisme culturel, au racisme de l'intélligence . Quand un professeur qualifie de "très sérieux" ou "trop 118 scolaire" le papier d'une fille de femme de ménage, parce que dans le texte on trouve les stigmates du travail besogneux, il applique sous une forme euphémisée une classification sociale méconnaissable ("parce qu'il ne se permettrait jamais...), mais effective pour convaincre la fille qu'elle "n'est pas faite pour les 117 118 Ibid. p. 35. Confr. Questions de sociologie. Op.cit. p.264-268. 77 hauteurs de l'esprit" et l'écarter de'une prétention aux sciences nobles, comme la philosophie. Quand ce professeur écrit que le texte d'un élève est "vulgaire", sans se rendre compte que ce qualificatif ne tombe jamais sur la copie d'un fils d'universitaire, il fait une injure qu'il n'appliquerait pas explicitement sur la personne sociale de l'élève (vous êtes vulgaire) mais qui est adressé à celle-là . 119 Quand la mère d'un élève de famille ouvrière dit de son fils qu'"il n'est pas bon en français", elle ignore le rapport entre ses résultats scolaires et l'atmosphère culturelle de la famille et, en sanctionnant comme définitif le jugement de l'autorité des maîtres, elle transforme en destin personnel ce qui n'est qu'un produit de l'éducation dans certaines conditions de vie, renforçant en l'enfant le sentiment d'être tel "par nature". C'est ainsi que fonctionne l'idéologie de l'exclusion, en occultant les causes et en "naturalisant" la situation. De la même manière, chercher à travers l'étude du public des musées (L'amour de l'art) et des différents usages sociaux de la photographie (Un art moyen) les conditions sociales qui rendent possible l'expérience esthétique posée comme légitime par le discours bourgeois de l'esthétique "pure" kantienne ("le beau est ce qui plaît sans concept"), en montrant que le "goût populaire" paraît toujours le contredire, "en ce qu'il s'arme toujours de concepts", c'est révéler le rôle joué par l'appropriation de l'art comme élément distinctif de classe, en le destinant à justifier une bipartition essentialiste de la société en barbares et civilisés. La revendication de la "contemplation gratuite" comme seule manière légitime d'appréciation de l'oeuvre d'art, qui exclut comme "trop scolaire" l'effort de compréhension et d'interprétation lettrée de celui qui n'a pas fréquenté les mussées depuis l'enfance, revient à dresser une différence insurmontable (une barrière qui signale un niveau) entre le parisien cultivé de famille cultivée et le reste du public. 119 Cfr. P. Bourdieu et Monique de Saint-Martin. Les catégories de l'entendement professoral. Actes de la recherche en sciences sociales 78 Ce travail de dévoilement de la domination symbolique devient seulement possible par l'utilisation des "concepts intermédiaires et médiateurs entre l'objectif et le subjectif", comme les concepts d'aliénation, d'éthos, d'attitude. Tant qu'on ne prend pas au sérieux l'expérience des significations qu'ont les agents sociaux de leur propre réalité, tant qu'on n'essaie pas de saisir, en même temps que "le sens objectif des conduites organisées selon des régularités mesurables" (grâce à l'analyse statistique), "les rapports singuliers que les sujets entretiennent avec les conditions objectives de leur existence et avec le sens objectif de leurs conduites", on n'arrivera pas à dévoiler et restituer aux agents le "sens qui les possède parce qu'ils en sont dépossédés ". C'est dire, qu'on n'arrivera pas à 120 restituer à la maman ouvrière la vérité des possibilités et difficultés de son fils à l'école, au bourgeois amanteur de l'art l'idéologie du don qui le possède. Autrement dit, les trois mouvements de la recherche que Pierre Bourdieu dessinait dans Célibat et condition paysanne, sont constitués en moments essentiels et inséparables de la démarche scientifique : "Le vécu immédiat, saisi à travers des expressions qui voilent le sens objectif autant qu'elles le dévoilent, renvoie à l'analyse des significations objectives et des conditions sociales de possibilité de ces significations, analyse qui appelle la construction du rapport entre les agents et la signification objective de leurs conduites. " Bref, saisir ce 121 qui se passe objectivement constitue seulement le premier pas d'une recherche, qui restera manquée tant qu'on n'arrivera pas à déceler la manière dont l'objectivité devient subjectivité, c'est-à-dire comment et avec quel résultat la structure sociale est intériorisée par les agents. Cette "exigence de méthode fondée en théorie" impose la rupture avec deux versions de l'intellectualisme : le subjectivisme qui essentialise les agents en les faisant devenir des sources jaillissantes de toute création (l'artiste, l'étudiant précoce, l'esprit capable de jouir d'une oeuvre consacrée), et l'objectivisme qui les 120 121 Bourdieu, Pierre (et al.) Un art moyen. Minuit, 1965, p. 20. Ibid.. p. 20. 79 anéantit au profit de structures anonymes qui deviennent la seule réalité agissante (les règles de mariage, le système scolaire, la structure économique). Un regard attentif sur la réalité historique concrète oblige à écarter l'un comme l'autre : tous les deux sont très cohérents en soi, mais inopérants, inféconds. Il faudra en revanche chercher un système conceptuel à l'aide duquel il sera possible de dire cette imbrication de l'objectif dans le subjectif, et cette subjectivité de l'objectif. Si le moment objectiviste est absolument nécessaire pour rompre avec les certitudes du sens commun, il faut le dépasser "et le fonder dans une théorie de l'extériorisation de l'intériorité et de l'intériorisation de l'extériorité ". 122 Ni sujet absolu et transparent à soi-même, ni structures objectives autonomes, les concepts d'éthos et d'habitus tels que Bourdieu les met en oeuvre, sont la réponse construite progrèssivement et à partir de multiples utilisations antérieures, à une problématique nouvelle : décrire des faits sociaux totaux (c'està-dire, non un type particulière de faits, mais des faits en totalité) en incluant l'expérience et la représentation subjective qui se font les agents, représentation qui fait partie du fait social, en tant qu'elle cache inconsciemment sa vérité la plus structurante : la vérité de la domination. Que le texte de Panofsky n'a pas été l'occasion de la découverte du concept d'habitus et de ses possibilités, mais l'opportunité pour Bourdieu de dire quelque chose qu'il travaillait depuis longtemps, découle clairement de notre développement, et a été dit publiquement par lui-même au moins deux fois . 123 Néanmoins, nous allons nous arrêter sur le texte de la postface, qui nous libre déjà le noeud de Esquisse d'une théorie de la pratique. Le livre traduit de l'allemande par Bourdieu, Architecture gothique et pensée Scholastique, est un essai d'E. Panofsky pour expliquer la ressemblance (repérée auparavant par d'autres spécialistes) entre la structure des sommes théologiques médiévales et le style gothique des cathédrales de la même époque. 122 Ibid. p. 21. Choses dites, op.cit. p.23 et Harker, R. The practice of theory. Macmillan, 1990. p.34-5. 123Cf. 80 Pour l'expliquer le fait Panofsky met "entre parenthèse le contenu notionnel de la doctrine Scholastique et concentre l'attention sur son modus operandi". Ainsi il décèle les principes qui président selon lui à la construction intellectuelle de la pensée Scholastique. D'abord, le principe de manifestatio (le maximum d'explicitation) exprimé dans les cathédrales par la clarification "gratuite" de la fonction à travers la forme architecturale, et dans la théologie de l'époque par la clarification "gratuite" de la démarche du raisonement à travers l'organisation de l'exposition. Séconde, le principe de conciliation de contraires, selon lequel, dans le travail intellectuel, la structure d'un article de la Somme ou le Sic et Non d'Abelarde essayaient de trouver une vérité en cherchant un équilibre difficile entre les affirmations d'autorités contradictoires, et dans l'architecture, le style gothique se constitue (pour Panofsky) dans un processus de conciliation des autorités qui étaient pour les architectes les constructions du passé. Mais Panofsky ne se contente pas de signaler ces homologies : pour les expliquer il reprend le concept indigène d'habitus de la scolastique médiévale, largement développé par Thomas d'Aquin, et il propose comme explication l'existence chez les architectes d'un habitus mental scholastique, mode de pensée et d'organisation de l'action acquis dans les écoles cathédrales et les universités florissantes autour de Paris pendant les années où se développe le style gothique (1130-40 à 1270). Dans la postface, Bourdieu met le texte en rapport avec la théorie de l'interprétation esthétique de Panofsky, en signalant qu'on peut trouver dans celleci une voie permetant d'échapper à l'objectivisme naïf des interprétations positivistes (qui restaient au niveau de l'iconographie), sans tomber dans l'idéologie consistant à tout attribuer au "sujet créateur", (en restant dans un niveau pré-iconographique) . Ce qu'il a certainement en tête c'est le 124 structuralisme et ses limites : si on peut mettre en lumière des "homologies 124 Voir schéma 1 tiré de: Panofsky, E. "Studies in iconology". Oxford U Press, 1939. 81 structurales" à l'intérieur d'une époque, c'est bien, mais il faut aller plus loin : "les concordances chronologiques ne deviennent significatives et signifiantes que si elles ne sont l'indice de correspondances logiques ou mieux, iconologiques, dont on peut rendre raison dans l'ordre du sens et dont on peut manifester les causes". 125 Par ailleurs, ni l'invocation d'une "vision unitaire du monde" ni d'"un esprit du temps" n'expliquent quoi que ce soit; pas non plus l'individu concret, quel que soit son rôle de créateur. La valeur de la réponse de Panofsky consiste à rapporter ces homologies à un principe producteur historique et concrètement identifié : "dans une société où la transmission de la culture est monopolisée par une école, les affinités profondes qui unissent les oeuvres humaines (et, bien sûr, les conduites et les pensées) trouvent leur principe dans l'institution scolaire investie de la fonction de transmettre consciemment et, aussi, pour une part, inconsciemment, de l'inconscient ou, plus exactement, de produire des individus dotés de ce système de schèmes inconscients (ou profondément enfouis) qui constitue leur culture ou mieux leur habitus, bref, de transformer l'héritage collectif en inconscient individuel et commun : rapporter les oeuvres d'une époque aux pratiques de l'école c'est donc se donner un des moyens d'expliquer non seulement ce qu'elles proclament, mais aussi ce qu'elles trahissent en tant qu'elles participent de la symbolique d'une époque et d'une société. " 126 La citation est longue, mais elle renferme tous les éléments de la réflexion de Bourdieu sur l'école comme formatrice d'habitus, et comme voie de transmission et légitimation de l'inconscient social, structuré selon des "formes de classification" ("pour parler le langage de Durkheim et de Mauss") qui ne sauraient être objet d'une saisie et d'une transmission consciente, parce que trop enfouies dans l'inconscient : elles sont des "formes" qui deviennent des "manières", qu'on transmet sans le savoir. 125 126 Panofsky, E. Architecture gothique et pensée Scholastique. Minuit, 1967. Postface p.147. Ibid. p. 148. 82 Cela veut dire que la culture est plus qu'un code ou un répertoire de réponses : elle est "un ensemble de schèmes fondamentaux, préalablement assimilés", c'est-à-dire, un système cohérent de principes d'invention appris qui sont agis plutôt que pensés, et qui se trouvent à l'origine de toutes les réponses aux problèmes. Ces schèmes peuvent être pensés comme une "grammaire générative", un "système de schèmes intériorisés qui permettent d'engendrer toutes les pensées, les perceptions et les actions caractéristiques d'une culture et celles-là seulement" . 127 Voilà la nouveauté : ces schèmes réintroduisent l'agent individuel et sa capacité inventive dans la structure, mais en mettant en valeur que lui et "sa manière" sont le produit d'une histoire sociale déterminée, à tel point qu'il n'est jamais tout à fait conscient de ses choix. Ce manque de conscience, néanmoins, n'enlève pas à ces choix leur systématicité, laquelle est seulement découverte après coup, comme quelque chose qui peut se révéler dans l'activité, et uniquement là. Ensuite, Bourdieu envisage la fécondité de l'idée : Robert Marichal a déjà étendu l'explication de Panofsky en montrant comment le style de l'écriture médiévale correspond aussi aux mêmes schèmes que l'architecture et les produits intellectuels. De plus, si cette manière de poser le problème apporte une lumière pour expliquer les synchronies (les homologies enregistrées entre architecture et organisation de la pensée) et les continuités diachroniques (l'évolution d'un même style) elle peut expliquer aussi les innovations. Pour cela, il faudrait aller puiser dans l'habitus des individus novateurs : c'est la raison pour laquelle Bourdieu a mis dans le même texte un autre travail de Panofsky, la biographie de l'abbé Suger, dont la trajectoire sociale improbable peut expliquer quelques traits de ses innovations : dans cette trajectoire la libération de la "petitesse" physique et 127 Ibid. p. 152. 83 surtout sociale apparaît comme "le principe générateur et unificateur de l'habitus" de Suger. Cette libération s'exprime ainsi par le goût pour la grandeur 128 et la préciosité, si contrasté par rapport à l'esthétique négative de, par exemple, Bernard de Clairvaux, le moine si aristocrate et si guerrier. Mais, cela ne signifie pas qu'il faille mépriser les causes extérieures à l'habitus, celles qui ne peuvent pas lui être rapportées; comme par exemple la croissance démographique, qui demandait des églises plus grandes, ou la légitimité apportée aux initiatives de Suger grâce à l'importance politique de son abbaye. Dans la complexité de l'histoire concrète, des "séries causales indépendantes" ont engendré, dans leur combinaisons et rencontres, "ce hasard heureux que fût le style gothique". Pour finir, une remarque de méthode : décéler et isoler provisoirement l'habitus, assure un principe d'explication cohérent pour organiser ces séries causales et les saisir comme ensemble, en mettant en rapport systématiquement les individus et les homologies de la structure. Évidemment, Bourdieu a poussé un peu loin le texte de Panosfky, et ce faisant, il a pu dire ce qu'il avait à dire. 128 Ibid. p. 166 84 Quatrième référence : Le concept d'habitus chez Thomas d'Aquin. Bien que traduction du grec , le concept d'habitus est un concept qui fut particulièrement développé par la scolastique médiévale. C'est Thomas d'Aquin qui, au XIIIe siècle, déployé ce concept aristotélicien de manière la plus étendue et systématique qu'on trouve dans la philosophie et la théologie. Un regard d'ensemble sur l'usage qu'il en a fait, paraît nécessaire pour mieux comprendre l'utilisation postérieure de Weber, de Mauss, Panofsky, et Durkheim, c'est-à-dire, de ceux qui constituent en bonne partie l'arrière-fond de l'habitus bourdieusien. L'oeuvre la plus importante de Thomas d'Aquin est la Somme Théologique, et c'est là précisément qu'il donne au concept d'habitus toute son ampleur et son importance au coeur de son système. Le chapitre qu'il lui dédie est original par rapport et à ses oeuvres antérieures et à celles de ces prédécesseurs. Nous allons axer là dessous notre analyse, même si nous ferons quelques références nécessaires à des textes préalables, comme les Questiones Disputatae De Veritatis ou ses commentaires à Aristote. Prolongation des mouvements de "renaissance" du XIIe siècle, avec les traductions en latin des textes grecs qui rentraient en Europe à travers l'Espagne et l'Italie, et avec le développement culturel stimulé par l'influence du raffinement arabe et arabo-espagnol, le commerce et l'essor démographique, le XIIIe siècle s'est trouvé voué à la difficile conciliation d'éléments hétéroclites : foi-raison, naturel-surnaturel, raison-expérience, théorie-pratique... L'optimisme naturaliste affiché dans les idées par l'Ecole Chartréénne était aussi un optimisme pratique et parfois critique dans l'ambiance des villes, du fait des professeurs et des étudiants ambulants (dont les goliards), des commerçants et des artisans échappant au contrôle féodal. Etendu par un certain rationalisme des universitaires, cet optimisme se conciliait mal avec la peur et l'insécurité qui imprégnaient la société médiévale. Peur et insécurité économiques avant tout, dans une société paysanne 85 toujours soumise à l'inattendu des catastrophes naturelles et à l'incertitude du rendement des récoltes; peur sociale seulement conjurée par l'attachement et la soumission au seigneur à cause de la dispersion des pouvoirs territoriaux; et surtout insécurité radicale face à un destin éternel que le recours à l'Eglise n'assurait pourtant jamais. De la même manière que la cohésion sociale, les liens de solidarité horizontale et verticale et la soumission à un seigneur, assuraient la survivance; et comme l'autorité de l'Eglise rassurait partiellement sur le destin éternel, et comme l'exemple des saints faisait autorité en matière de morale, aussi l'ancienneté et le prestige des "autorités" protégeaient l'intellectuel face à la possibilité de se tromper : elles lui fournissaient un chemin sûr, une garantie. Née de ce lieu "inclassable" dans la société médiévale en transformation 129 qu'était la corporation universitaire, la scolastique s'est épanouie comme une pratique de pensée qui essayait de faire se rejoindre foi et raison dans un équilibre fragile et instable. Pour faire cela, elle préparait ses instruments à la manière des artisans : de même qu'Aristote s'occupait de préciser son langage et de contrôler la démarche du raisonnement, la scolastique se fondait sur des études de grammaire et de logique (qu'elle a menée à un haut raffinement) et sur l'étude des textes des anciens : la Bible, les Pères de l'Eglise, Platon, Aristote, les commentateurs et traducteurs arabes, qui fonctionnaient comme des autorités. Mais ces autorités ne disaient pas tout, et ne disaient pas toutes la même chose. L'effort pour surmonter ces contradictions mutuelles demandait un maniement des textes qui assouplissait, de ce fait, les contraintes sur la pensée. Pendant le XIIIe siècle, la suite des autorités n'a pas produit une imitation servile : souvent les contradictions devenaient le moteur inventif de la pensée, la stimulation de la raison pour ouvrir des chemins nouveaux. La démarche rigoureusement technique de la réflexion, telle qu'on la trouve dans les articles de la Somme de Thomas d'Aquin, procédait par formulation d'un 129 Le Goff, Jacques. Les intellectuels au Moyen Age. Seuil, 1985. p. 81. 86 problème à travers une série d'objections fondées souvent sur des autorités, proposait ensuite la résolution argumentée pour justifier la position de l'auteur, et terminait par la réplique aux objections posées, qui précisait les termes de la réponse. Les articles formulaient des problèmes qui étaient groupés sous des quaestiones plus générales. Structurée en trois grandes parties, la Somme Théologique suit un mouvement circulaire exitus-reditus qui commence et termine en Dieu, cause première et finale de l'univers. Néanmoins elle est typiquement chrétienne en ce sens que, si le mouvement total (qui corresponde à un regard du dehors du monde et du temps, au regard divin) est circulaire, à l'intérieur de ce cercle, l'histoire humaine se déploie comme une démarche progressive et unique depuis un point zéro (la Création) jusqu'au point de la plénitude finale du temps sous le Royaume définitif de Dieu dans le Christ. Dans cette démarche, l'homme est au centre. Et au centre de l'homme, le destin éternel qu'il accepte ou rejette. La première partie de la Somme (I) nous parle de la théologie, de Dieu, de la Trinité et de la Création, une Création où Dieu, étant cause première et finale, respecte la causalité intérieure du monde -"les causes secondes"- c'est-à-dire qu'il respecte une autonomie relative. Le temps démarré, l'homme est au centre de l'univers par volonté divine, comme l'être créé à son image, appelé à compléter en lui la ressemblance de Dieu. Cette démarche étant brouillée depuis le début du temps par la tragédie du péché, elle est restaurée par le Christ, image parfaite de Dieu (la IIIe partie de la Somme rend compte du Christ et de la rédemption). Située alors entre la Création et la Rédemption, la deuxième partie de la Somme (donc sa partie centrale) nous parle de l'homme confronté à son destin, au carrefour du temps et de l'éternité. Cette partie est à son tour divisée en deux autres : la première (I-II) dédiée aux principes des opérations de l'homme : des actes humains en général, des passions, des vertus et vices, de la loi; la seconde (II-II) présentant la morale en particulier. C'est dans la I-II, c'est-à-dire la partie 87 qui fonde la partie centrale, que Thomas d'Aquin va placer le chapitre concernant l'habitus. Ce chapitre comprend cinq questions, chacune divisée à son tour en plusieurs articles composés selon la structure qu'on a décrite plus haut. Nous n'expliquerons pas l'ensemble (trop vaste pour notre propos), mais seulement les points qui peuvent nous révèler la particularité de l'habitus chez Thomas d'Aquin. L'autorité en la matière est bien sûr Aristote, ses textes et les commentaires (surtout ceux de Simplice) mais le tout sélectionné et interprété selon une préoccupation centrale : faire de l'habitus la pièce maîtresse de la conciliation entre la condition humaine finie et corporelle, donc soumise à la temporalité, et la possibilité de mériter un destin éternel. La question 49, sur l'habitus en général, s'efforce de concilier les textes de la Métaphysique d'Aristote avec la double présence de l' dans le livre des Catégories, d'une part comme une des qualités, d'autre part comme prédicament à part. Il réfléchit alors sur l'étymologie du mot, qui comme Benveniste nous l'a appris, correspond à ce verbe d'état, faux transitif, habere. Si on prend habere dans le sens de possession par rapport à un objet -rappelle Thomas- cet avoir est en référence à plusieurs catégories; mais en latin, il y a la forme réflexive : se habere, se trouver d'une certaine manière, dans un certain état. C'est dans ce sens que l'habitus est une qualité, et tel est le sens qui l'intéresse. Parmi les différents sens qu'Aristote utilise selon les circonstances, Thomas prend celui de la définition de Meth. 5 : habitus dicitur dispositio secundum quam bene aut male disponitur dispositum, et aut secundum se aut ad aliud, ut sanitas habitus quidam est. L'accent est donc mis sur le fait que l'habitus est qualité, il n'est pas une substance, mais quelque chose d'une substance, et quelque chose qui a plus de densité d'être que la catégorie relation. En plus, il peut être qualifié : bene ou male disponitur. 88 Dans la réponse à la troisième objection, il ajoute un autre élément : des trois possibilités données par Aristote au moment de définir la disposition (par rapport au lieu, à la puissance et à la forme), Thomas retiendra pour parler de l'habitus, la disposition par rapport à la puissance. Avec ce premier article, il a dégagé du champ sémantique assez large dessiné par Aristote, le sens exact en lien avec sa problématique. Mais c'est le second article qui va nous donner une définition détaillée. Cette fois-ci, il part de la définition du livre des Catégories, là où Aristote range l' et la  comme la première sorte de qualité. Après avoir rejetté l'explication de Simplicius à cause de son indétermination, Thomas distingue entre qualités liées à l'essence (comme celle qui fait la différence spécifique dans la définition) et qualités accidentelles (celles qui n'appartiennent pas à la définition de la chose), et parmi les accidentelles, il signale trois types possibles : celles in ordine ad ipsam naturam subjecti, qui correspondent à la première espèce de qualité (); celles secundum actionem et pationem, qui sont référées à la deuxième et troisième espèce de qualité, c'est à dire, aptitude et ; et celle secundum quantitatem, la quatrième espèce de qualité, entre lesquelles il y a la figure () et la forme (). Ensuite, il écarte le dernier type parce qu'il n'est susceptible ni de mouvement ni d'être qualifié "bon ou mauvais"; de même le deuxième, parce que bien qu'il soit susceptible de mouvement, il n'a pas rapport à la fin et alors n'est pas qualifiable de "bon ou mauvais", et il conclut que l'habitus appartient à la première espèce de qualité de la substance : celle référée à la nature, selon laquelle on peut dire que quelque chose est bien ou mal disposé. Pour expliquer cette affirmation, il fait appel au texte de la physique où Aristote dit de la nature que ipsa forma et natura rei est finis (II Physic. cap. 7). C'est dire qu'il y a une identification entre la forme de la substance (principe d'intélligibilité), sa nature (principe d'activité) et la fin vers laquelle elle s'actualise, le telos; la fin devient alors une fin détérminée, et 89 détérminée depuis la nature. Si on admet cela, l'actualisation de la substance peut être qualifiée de bonne ou mauvaise, selon qu'elle se dirige vers la fin de la nature, vers sa perfection, ou selon qu'elle s'y éloigne. C'est dans ce sens qu'Aristote peut, par exemple, parler dans la physique d'une  des éléments vers leur "lieu naturel". Mais Thomas continuera à resserrer son concept pour qu'il devienne une qualité proprement humaine. Avant de continuer, il nous faudra donc puiser dans la particularité de la nature humaine. On sait que pour Thomas l'homme est un être composé de deux substances incomplètes, le corps et l'âme, mais de telle manière que (à la suite d'Aristote -dans une interprétation différente de celle d'Averroes- et prenant une position risquée dans son contexte historique) l'âme est la forme du corps et son premier principe de vie, c'est-à-dire que l'unité n'est pas accidentale mais substantiale . L'âme n'est donc pas complète sans son corps, 130 elle n'est pas même personne (substance individuelle de nature rationnelle) sans lui, parce que le principe d'individuation reste pour Thomas la materia signata quantitate, c'est-à-dire le corps. Il reste clair qu'une âme ne fait pas un homme au même titre que la main ou le pied ne le fait pas , et d'autant plus que toutes les 131 opérations humaines sont des opérations du composé . 132 Cette unité est particulièrement claire dans le cas de la connaissance, où la convertio ad phantasmata (c'est-à-dire le mouvement par lequel l'intellect-agent se tourne vers la sensibilité dans l'acte même de l'abstraction, dont la convertio devient l'autre visage) est nécessaire chaque fois, pour chaque connaissance actuelle et reste le point nodal de toute connaissance humaine, point nodal qui fait 130 Cf. Contra.Gentes. II, 57-69; 83. Somme Théologique I Q 75, a.1. In Aristotelis De Anima, lectio 1, n. 219; I Q. 76 a.1. 131 Cf.. S.T. I Q 75, a. 4 ad 2. 132Quia tam esse quam etiam operari non est solum formae neque solum materiae, sed coniuncti, esse et agere duobus attribuntur, quorum unum se habet ad alterum sicut forma ad materiam (C.G. II, 57) et encore: Potest igitur dici quod anima intelligit, sicutoculos videt, sed magis proprie dicitur quod homo intelligat per animam ( S.T. I Q 75, a. 2 ad 2) 90 la différence par rapport à la connaissance et des animaux et des anges . 133 L'homme ne peut concevoir l'universel si ce n'est à l'intérieur du particulier : il 134 est un esprit ouvert à la totalité de l'être (son âme peut "se faire toutes les choses" par la connaissance et elle a l'appétit de toutes les choses par son vouloir) mais la connaissance ou le vouloir peuvent seulement s'actualiser à l'intérieur de la matière, ils sont donc confinés à l'imaginatio et à la progression du temps. De l'ouverture à l'universalité dont on vient de parler découlent des opérations humaines où la nature n'est pas détérminée "ad unum". Parce que la connaissance et le vouloir font face au particulier, ils le découpent comme tel dans un horizon d'universalité : le vouloir n'est pas détérminé à une seule chose comme son acte naturel, la connaissance se réfère au particulier comme un cas de l'universel. Pour Thomas c'est cela l'image de Dieu dans l'homme : qu'il détermine son acte comme Dieu determine le sien, rationnellement, c'est-à-dire selon la connaissance et le libre arbitre . Mais, s'il est un être fini et de nature 135 corporelle, comment alors échapper à la dispersion, à la dissolution dans l'autre qui lui fait face dans la limitation du temps et de la matière ? Car, la nature de l'homme est telle qu'il est le seul être qui peut rater sa fin, et qui risque de la rater à chaque instant de nouveau. Comment donner une continuité dans l'actualisation à un tel être, qui lui permet de s'acheminer vers sa fin propre avec un minimum de certitude ? 133 Nous ne pouvons pas ici développer toute la théorie de la connaissance de Saint Thomas, mais nous propossons deux citations pour illustrer notre affirmation: Intellectus autem humani, qui est coniunctus corpori, proprium objectum est quidditas sive natura in materia corporali existens (...) Et ideo necesse est ad hoc quod intellectus actu intelligat suum objectum proprium, quod convertat se ad phantasmata, ut speculetur naturam universalem in particulari existentem (S.T. I Q 84 a.7) (...) species conservatae in intellectu possibili, in eo existunt habitualiter quando actu non intelligit (...) Unde ad hoc quod intelligamus in actu, non sufficit ipsa conservatio specierum, sed oportet quod eis utamur secundum quod convenit rebus quarum sunt species, quae sunt naturae in particularibus existentes (S.T. I Q. 84 a. 7 ad 1) 134 L'universel s'offre à lui comme un horizon illimité de possibilités d'être (ce que Thomas appelle l'esse) à l'intérieur duquel il découpe l"'id quod est" concret et matériel qui lui fait face et dont la perception est la condition de possibilité de la conception d'un tel horizon. 135 Evidemment, il ne peut pas s'agir ici de la conception de la liberté comme vouloir absolu, qui depuis le Dieu cartesien domine la pensée moderne. 91 Cette problématique se retrouve dans l'article 4 de la question 49, sur la nécessité de l'habitus. Pour qu'il y ait besoin de l'habitus, il faut d'abord un être qui soit en puissance par rapport à sa fin (alors, Dieu reste exclu comme sujet d'habitus); il faut ensuite qu'il puisse être déterminé de plusieurs manières pour des choses diverses (les exclus -et avec eux toutes les forces de la nature- sont les corps du ciel, qui dans la cosmologie d'Aristote étaient composés de matière et forme et leur mouvement régulier était déterminé sans équivoque par leur nature) Il faut enfin que ce sujet soit en puissance à l'égard de plusieurs choses, et par le 136 concours de plusieurs principes susceptibles d'être combinés de diverses manières (pluribus modis determinari et ad diversa). Mais un peu plus loin, Thomas précise que les animaux ne sont pas des sujets d'habitus, puisque bien qu'en puissance et soumis au concours de différents principes, ils sont déterminés à leurs opérations par l'instinct , c'est-à-dire conduits par leur nature vers leur fin 137 sans équivoque possible. Même le dressage, qui leur prête une inclination vers certaines actions, n'est pas un habitus , parce qu'il n'y a pas en eux l'arbitre, cette 138 possibilité de faire ou de ne pas faire, de preter ou non le concours d'une volonté. À l'autre bout de l'échelle du créé, les anges sont sujets d'habitus, mais dans un sens différent de celui de l'homme. Ce point est intéressant, parce que les anges fonctionnent dans la théologie médiévale comme une idée-limite qui conduit à préciser l'idée qu'on a de l'homme. Ces esprits finis et rationnels (comme l'homme), mais sans matière et hors du temps, ont seulement des habitus intellectuels, et d'un type différent des humains. Même si on leur attribue quelque mode de potentialité à cause de leur finitude face à la vision du Dieu infini, (seulement Dieu peut être acte pur) et si on leur attribue aussi la liberté de leur 136 Sujet d'inhérance, on comprende. Vires sensitivas in brutis animalibus non operantur ex imperio rationis; sed si sibi relinquantur bruta animalia, operantur ex instinctu naturae. Et sic in brutis animalibus non sunt habitus ordinati ad operationes (S.T. I-II Q 50 a.3 ad 2) 138Deficit tamen ratio habitus quantum ad usum voluntatis, quia non habent dominium utendi vel non utendi; quod videtur ad rationem habitus pertinere. Et ideo, proprie loquendo, in eis habitus esse non possunt (S.T. I-II Q 50 a.3 ad 2.) 137 92 opération, leur intellect est toujours en acte et disposé vers un acte plus parfait à 139 cause de l'absence de matière de leur nature. En étant hors du temps, leur être moral est défini par un seul acte. Ils ont besoin donc de "quelques habitus", mais pas de ceux "qui disposent à l'être naturel". Les habitus des anges sont donc "déiformes", ils leur portent au-delà de leur nature, en les rendant pareils à Dieu. Néanmoins, s'il s'agit de mener à terme leur nature propre, selon leur essence, ils n'ont pas besoin de l'habitus . L'habitus chez eux est à peine un supplément d'être 140 nécessaire à cause du saut qualitatif qu'il y a entre l'être fini et l'être infini de Dieu. Manque de rationalité au dessous de l'homme, excès au dessus. Le monde est une échelle hiérarchique où l'homme est le lien entre deux degrés de l'être. Les habitus humains, qui lui sont alors exclusifs, sont la marque de la finitude et surtout de l'historicité de l'homme, de sa matérialité, qui l'oblige à s'accomplir dans la succession, et dans une succession hautement dangereuse. 141 La seule manière de conjurer ce danger, au moins partiellement, c'est d'avoir un moyen d'accumuler dans l'ordre cognitif et moral, d'incorporer à la nature des inclinations qui l'affirment dans la poursuite de sa fin propre, et le sauvegardent d'une liberté trop indéterminée et de la discontinuité. L'habitus est d'abord cette possibilité. Quand l'homme agit en connaissance et volonté de ce qu'il fait, il est principe actif et passif de son acte, il introduit dans son être des effets, il agit sur lui-même. Cela au niveau de l'intellect, par les dispositions qui, à partir de l'habitus des premiers principes de la science, sont produites dans l'intellect passif, lequel reste en puissance pour l'actualisation des 139 Intellectus enim humanus cum sit infimus in ordine intellectuum, est in potentia respectu omnium intelligibilium, sicut materia prima respectu omnium formarum sensibilium, et ideo ad omnia inteligenda indiget aliquo habitu. Sed intellectus angelicus non se habet sicut pura potentia in enere intelligibilium, sed sicut actus quidam: non autem sicut actus purus (hoc enim solius Dei est), sed cum permixtione alicuius potentiae, et tanto minus habet de potentialitate quanto est superior. (S.T. I-II Q 50 a. 6) 140quod quantum ad hoc quod convenit angelis per suam essentiam, non indiget habitu; sed quia non ita sunt per seipsos entes, quin participent sapientiam et bonitatem divinam, ideo en quantum indigent participare aliquid ab exteriori, in tantum necesse est in eis poner habitus. (S.T. I-II Q.50 a.6 ad 2.) 141 Homo secundum suam naturam non statim natus est ultimam perfectionem adipisci, sicut angelus. Et ideo homini longior via data est ad merendum beatitudinem quam angelo. (S.T. I Q 62 a.5 ad 1) 93 acquis . Pareillement, dans la puissance apétitive, chaque acte imprime plus 142 profondément l'image de l'objet voulu et incline plus facilement la volonté vers lui . Hormis les habitus des premiers principes de la connaissance et d'une 143 certaine manière ceux de la science (où un seul acte peut produire un habitus), tous les habitus sont acquis par la répétition des actes, ils grandissent, ils se développent : "Et sic dispositio fit habitus, sicut puer fit vir" (I-II Q.49 a.2 ad 3). Comme l'exemple le montre bien, la "croissance" des habitus n'est pas une affaire d'addition, ni quantitative, ni de forme sur forme (formae ad formam), il s'agit plutôt d'une participation plus intense dans une même forme : c'est une maturation, un épanouissement qui a comme condition la pratique des actes 144 d'intensité majeure : ce n'est pas la multiplication des temps de prière qui fait grandir l'habitus de la prière, mais une prière plus fervente; de la même façon, c'est un geste d'indifférence plus grand de la vie du prochain qui fait grandir l'habitus de la cruauté. C'est cette participation plus profonde d'une forme, ce qui s'ajoute à la nature au point de produire une "deuxième nature". En étant de quelque manière un acte (acte premier) tant qu'il est une qualité liée à la nature, l'habitus est néanmoins en puissance par rapport à l'opération (acte second). Ainsi, l'opération n'est plus produite par les puissances "simpliciter", mais comme revêtues par les habitus . La nature de l'homme, déterminée par rapport à sa fin, et non par 145 142 Intellectus possibilis est subjectum habitus, illi enim competir esse subjectum habitus, quod est in potentia ad multa; et hoc maxime competit intellectui possibili. Unde intellectus possibilis est subjectum habituum intellectualium (S.T. I-II Q. 50 a.4 ad 1. Cf. I-II Q 51 a.2) 143Actus appetitivae virtutis procedunt a vi appetitiva secundum quod movetur a vi apprehensiva repraesentante objectum (...) Sicut habitus virtutum moralium causatur in appetitivis potentiis, secundum quod moventur a ratione: et habitus scientiarum causatur in intellectu, secundum quod movetur a primis propositionibus. (s.T. I-II Q. 51 a.2) 144 Et ideo huiusmodi augmentum habituum et aliarum formarum, non fit per additionem formae ad formam; sed fit per hoc quod subjectum magis vel minus perfecte participat unam et eandem formam. Et sicut per agens quod est actu, fit aliquid actu calidum, quasi de novo incipiens participare formam, non quod fiat ipsa forma, ut probatur VII Meth; ita per actionem intensam ipsius agentis efficitur magis calidum, tanquam formae perfectius participans formam, non tanquam formae aliquid addatur (S.T. I-II Q.52 a.2) 145 Secundum est inclinatio habitus: qui quidem cum sit quasi quaedam natura habentis, ut Philosophu icit(...) quod consuetudo est altera natura, et Tullius in Rhetoricis (...) quod virtus consentit rationi in modum naturae; pari ratione vitii habitus quasi natura quaedam inclinat in id quod est sibi conveniens: unde fit ut habenti habitum luxuriae bonum videatur id quod luxuriae convenit, quasi connaturale (De 94 rapport au chemin à faire pour y arriver, devient malléable. Quando homo de virtute in vitium transit, fit quasi alius, eo quod quasi in aliam natura transit (De Veritate Q. 24 a. 10). Mais cette flexibilité est fondamentalement le fruit de sa propre action sur lui-même, dans la construction d'un destin personnel. Même pour recevoir la grâce de Dieu (donnée d'une manière habituelle) il faut l'accepter. (Cf. De Veritate Q. 22 a. 8) On ne peut pas oublier néanmoins qu'il y a des nuances. Dans l'ensemble de la Somme Théologique le concept d'habitus devient un concept analogique 146 d'une application très étendue : les vertus et les vices sont des habitus, également les dons de l'Esprit Saint; les premiers principes de la logique et de la morale qui s'actualisent face à l'expérience première de l'être dans l'étant concret; l'héritage du péché originel ; la grâce de Dieu et l'inhabitation de la Trinité dans le 147 chrétien... tous sont des habitus : les uns produits et ajoutés à la nature à partir de la propre action sur soi-même, les autres à partir d'une donation divine, le péché originel par transmission historique depuis les parents et greffé directement sur l'essence de l'âme, et non sur une puissance. Pourtant il ne s'agit pas des espèces d'un même genre, mais des analogues, dont l'habitus que nous venons de décrire constitue le sens propre. Dans cette pluralité d'emplois, ce que Thomas met en valeur c'est la pluralité d'influences extérieures qui peuvent pénétrer dans l'homme et qu'il peut s'approprier dans un processus qui transforme ces influences en principes de ses actions, et du même coup, devenir lui-même bon ou mauvais, selon qu'il se rapproche ou s'éloigne de l'amour et contemplation de Dieu, qui est sa fin propre. Veritate Q 24 a. 10) 146 Thomas distingue l'analogie de proportion et l'analogie d'attribution. La première est une identité qui unit des termes par couples, comme explique Aristote dans l'Ethique à Nicomaque. La deuxième consiste dans l'usage des termes qui ne sont ni équivoques (deux sens différents d'un même mot, comme dire "cause" au sens judiciaire et au sens physique) ni univoques (comme dire "Homme" de Socrate et de quelqu'un d'autre) mais où il y a un sens propre et d'autres sens qui se disent par analogie, comme "riant" d'un visage et d'un jardin, comme "être" de la substance et des accidents. L'analogie de l'habitus est evidemment une analogie d'attribution. 147 S.T. I-II Q 82 a.1 et Q.83 a.2. 95 L'insécurité de l'homme médiéval dont on a déjà parlée, s'exprimait dans une double hantise : celle de la dispersion qui guettait du côté du multiple, du divers (à partir de l'expérience de l'émiettement des pouvoirs, de l'économie, de l'espace), qui lui faisait chercher toujours l'unité (de langue, de chef, de religion ), et celle du temps comme anti-chambre de l'éternité, où le Paradis 148 n'était jamais assuré. Comme dit Jacques Le Goff "ce qui importe aux hommes du Moyen Age, ce n'est pas ce qui change, c'est ce qui dure. Pour le chrétien du Moyen Age, se sentir exister c'était pour lui se sentir être, et se sentir être c'était se sentir non pas changer... mais se sentir subsister. C'était surtout se sentir se diriger vers l'éternité. Pour lui le temps essentiel c'était le temps du salut ". 149 L'insécurité du temps présent plus l'insécurité de l'éternité : il fallait réunifier la dispersion dans la parole performative d'un Seigneur temporel et d'un Seigneur spirituel, mais qui se manifestait en gestes très concrets et palpables, corporales (d'où l'importance du pouvoir magique des reliques, de l'investiture sacrée du corps sacerdotal, des gestes rituels et cultuels). La superposition du temps cosmique et économique avec le temps seigneurial (participation aux guerres, tounois, fêtes féodales) et l'introduction du temps cultuel dans le temps quotidien (le temps liturgique, les cloches appelant à la prière, les fêtes de saints, toutes ces manifestations rassurantes qui sont censées donner consistance au temps) lui permettaient de s'accrocher à un temps qui dure et dans lequel les événements qui venaient du passé (la mort et la résurrection du Christ) sauvaient le temps présent de sa précarité. On peut dire qu'au Moyen Age, le futur vient du passé, d'une part dans l'ordre de la nature, parce que cette dernière a une fin préfixée, d'autre part dans l'ordre surnaturel, parce qu'il est prévu depuis la création et la rédemption du monde. Dans ce contexte l'habitus est pour Thomas d'Aquin le moyen conceptuel de relier à l'intérieur de l'homme, centre dramatique de la Création et de la Redention effectuée par un Dieu fait corps humain, la multiplicité de la matière, 148 149 Cf.. Le Goff, Jacques. La civilisation de l'occident médiéval. Arthaud, 1984, p. 311. Ibid. p. 211. 96 donc, de l'histoire, avec la permanence inmuable de l'éternité, à laquelle on participe par avance de quelque manière déjà dans le temps (parce qu'on la mime dans la liturgie). Dans cet univers hierarchisé (au ciel comme sur terre) l'homme, en jouant un destin personnel, faisait le lien entre un monde visible et un monde invisible. 97 Cinquième référence : habitudes et moeurs chez Durkheim. Maintenant faisons une place à Durkheim après Aristote et Thomas d'Aquin et avant l'Esquisse d'une théorie de la pratique, moins pour signaler une continuité de sources, que pour montrer une proximité de problèmes. Durkheim ne fait une référence explicite ni à Aristote ni à Thomas; il ne prend pas non plus ses mots en grecs ou latin; néanmoins, ses préoccupations autour de la morale et son refus des éthiques formelles le conduisent à penser en termes d'habitude. Il ne fait pas un travail systématique sur le concept, il l'utilise plutôt comme un outil disponible dans sa boîte à outils, outil convenable dans la mesure où il sert à penser la question morale en termes différents par rapport aux éthiques qui mettent tout le poids de la moralité dans la conscience du sujet. Bref, penser en termes d'habitude chez Durkheim, c'est reprendre le problème éthique (mieux, de l'éthos) en termes explicitement sociologiques et plutôt historicistes. Par là nous nous éloignons d'Aristote et de Thomas -nous changeons de régistre- et nous nous rapprochons de Bourdieu. Habitudes et vie sociale. D'abord, les habitudes s'opposent, pour Durkheim, à la réflexion. Dans Le suicide, quand il essaie d'expliquer pourquoi les statistiques révèlent un taux de suicide plus élevé chez les protestants que chez les catholiques et chez les juifs, il l'attribue à la faible intégration de cette église, qui n'est pas sans rapport, selon lui, avec le principe du libre examen des Ecritures. C'est dire que la réflexion n'est pas un développement spontané; pour qu'elle intervienne, il faut qu'il y ait le besoin correspondant : "elle intervient pour combler le vide qui s'est fait, mais qu'elle n'a pas fait" . C'est quand les idées et "sentiments irréfléchis" qui dirigent 150 la conduite perdent leur efficacité, quand les "habitudes toutes faites se 150 Durkheim, Emile. Le suicide, PUF 1995. p. 158. 98 désorganisent", que la réflexion se réveille, "de même qu'elle s'éteint à mesure que la pensée et l'action se prennent sous forme d'habitudes automatiques". Ces habitudes automatiques forment l'opinion commune, qui suffit à fonder l'action des individus tant qu'il y a un système de croyances partagées, qui "tire de cet assentiment une autorité qui les rend sacro-saintes et les met au-dessus de toute contestation". Mais dans la mesure où ce système s'ébranle, dans la mesure où on ne retrouve pas un nouveau système qui fait autorité, les consciences individuelles affirment leur autonomie. Ainsi, le libre examen du protestantisme, né d'un ébranlement de croyances très intégrées (celles du catholicisme médiéval), réduit au minimum la cohésion qui provient dans les Eglises de l'unité d'un corps de doctrine. Et l'affirmation continuelle de l'autonomie de l'individu qui découle de cette situation augmenterait l'inclination au type de suicide que Durkhein appelle "égoïste", qui n'est pas sans rapport aux situations d'anomie. Par ailleurs, l'habitude apparaît aussi liée à la force, comme un moyen de maintenir la discipline dans une société injuste, par opposition aux situations qui sont stables parce que les membres de la société en question pensent qu'ils sont dans une situation juste. Dans le premier cas "la paix et l'harmonie ne subsistent plus qu'en apparence, restant toujours un conflit latent ". 151 Pareillement, on trouve l'habitude comme obstacle à la rénovation et le changement dans les corporations anciennes : "Comme, dans un groupe aussi restreint, les conditions de la vie sont à peu près invariables, l'habitude y exerce sur les gens et sur les choses un empire sans contrepoids, et les nouveautés finissent même par y être redoutés ". 152 L'habitude est encore la simple accoutumance psychologique. Les explications (que Durkheim repoussera) de la division du travail par le "finalisme du bonheur" (qui supposerait un homme plus heureux aujourd'hui qu'hier, et dans le futur que dans le présent), proposent que le plaisir incite l'homme à changer : 151 152 Ibid. p. 279. Durkheim, E. La division du travail social. Puf,1996P. XXIX. 99 "À mesure que nous prenons l'habitude d'un certain bonheur, il nous fuit, et nous sommes obligés de nous lancer dans de nouvelles entreprises pour le retrouver". Mais Durkheim précise que les actions habituelles répètées de manière discontinue, peuvent rester agréables, et elles continueront à être senties si elles reviennent à intervales assez espacés, comme les actions de boire, manger, dormir . L'habitude peut aussi rendre tolérable ou insupportable la domination et 153 les privations : "Une fois que nous avons usé d'une liberté, nous en contractons le besoin; elle nous devient aussi nécessaire et nous paraît aussi sacrée que les autres. Nous jugeons intolérable un contrôle dont nous avons perdu l'habitude ", 154 et pareillement, la transgression des règles morales : "Quand on a pris l'habitude de tolérer complaisamment les unions libres, l'adultère scandalise moins ". 155 L'habitude a donc un rôle dans la constitution, la vigueur et la désuétude des règles sociales. Dans Le suicide Durkheim signale une gradation des composantes de la manière d'être propre à une profession (les militaires, par exemple), qui va de ce qui est plus stable à ce qui est mouvant, depuis l'état jusqu'aux prédispositions naturelles (qu'on pourrait supposer, non sans hesitations, biologiquement héréditaires), en passant par l'intermédiaire de l'habitude : "C'est donc que le coefficient d'aggravation qui est spécial à cette profession a pour cause, non la répugnance qu'elle inspire, mais, au contraire, l'ensemble d'états, habitudes acquises ou prédispositions naturelles, qui constituent l'esprit militaire. " Le 156 militaire, à la suite d'un "dressage prolongé" a pris l'habitude d'avoir "le principe de sa conduite en dehors de lui-même", du goût de l'impersonnalité", de la "soumission et de la passivité", habitude qui le fait plus incliné au suicide "altruiste", un type de suicide caractéristique des sociétés où prédomine la solidarité mécanique. Mais le suicide n'est pas une conséquence directe des 153 Ibid. p. 233-4. Ibid. p. 286. 155 Ibid. p. 288. 156 Le suicide, op. cit. p. 254. 154 100 habitudes, mais de leur ébranlement : si les suicides se multiplient à un moment donné dans cette profession particulière c'est parce que "À tort ou à raison, ces habitudes d'obéissance passive, de soumission absolue, en un mot d'impersonnalisme (...) se sont trouvées de plus en plus en contradiction avec les exigences de la conscience publique . 157 En faisant un bilan provisoire, on voit à la suite de ces occurrences, que l'habitude est chez Durkheim à la fois une question individuelle et sociale. Si nous replaçons les textes dans leur contexte, nous trouvons qu'il s'agit toujours de dispositions des individus, mais dispositions qui prennent leur sens par rapport aux faits sociaux : si, comme l'analyse systématique des statistiques le montre, les militaires plus que d'autres professions, les protestants plus que les catholiques ou les juifs, les hommes plus que les femmes, les divorcés ou les récemment mariés plus que les mariés depuis longtemps, sont inclins au suicide, la régularité des courbes qui -à la différence des statistiques de mort naturelle- se déroulent à la manière des vagues après certains événements sociaux, mène à la conclusion que les vraies causes ne sont pas du côté de l'individu, mais de la société. Lorsque que les habitudes des individus ont rapport à la société, plus précisément à l'ensemble de représentations qui constitue la conscience sociale, il y a des événements et des processus collectifs qui peuvent déstructurer ou laisser fonctionner à vide les habitudes qui fondent les règles sociales : c'est l'état d'anomie, un dérèglement social dans lequel les conduites individuels ne s'accordent plus. Cette conclusion apparaît incompréhensible si on oubli qu' il y a une bonne partie de la vie sociale qui n'est pas consciente . C'est la raison pour laquelle ce 158 rapport entre société et suicide demeure caché dans les plis de l'inconscient des individus : "On sait, en effet, que les délibérations humaines, telles que les atteint la conscience réfléchie, ne sont souvent que de pure forme et n'ont d'autre objet que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne 157 158 Ibid. p. 260. Cfr. La division du travail social, op. cit. p. 76, 54, 37. 101 connaît pas ", "il est incontestable que toute la conscience sociale n'arrive pas à 159 s'extérioriser (...) Toute l'esthétique nationale n'est pas dans les oeuvres qu'elle inspire; toute la morale ne se formule pas en préceptes définis. La majeure partie en reste diffuse (...) ces préceptes ne font qu'exprimer toute une vie sous-jacente dont ils font partie; ils en résultent, mais ne la suppriment pas. À la base de toutes ces maximes, il y a des sentiments actuels et vivants que ces formules résument, mais dont elles ne sont que l'enveloppe superficielle. " Et si Durkheim, pour des 160 raisons méthodologiques, commence par saisir l'extérieur des faits sociaux (comme des "choses"), parce qu'il le semble le seul accessible scientifiquement, il est aussi intéressé par l'intérieur, où on trouve l'explication, les causes : "Nous partons du dehors parce qu'il est seul immédiatement donné, mais c'est pour atteindre le dedans ". 161 Nous sommes ainsi conduits au coeur de sa conception de la vie sociale : celle-ci n'est pas composée d'individus qui se lient par on ne sais quel acte de volonté. Au contraire, la société est le donné primitif, les rapports sociaux existent avant toute individuation, et constituent même sa condition de possibilité. Il n'y a pas de contrat possible s'il n'y a pas une communauté de croyances et de sentiments, une cohésion de type mécanique qui lui sert de soubassement. Ce qui va à l'encontre des théoriciens du contrat social : "Si les rapports qui commencent à s'établir dans la période des tâtonnements n'étaient soumis à aucune règle, si aucun pouvoir ne modérait le conflit des intérêts individuels, ce serait un chaos d'où ne pourrait sortir aucun ordre nouveau"."Loin que (les différences) précèdent la vie collective, elles en dérivent" . Et la 162 communauté d'habitudes fait partie de cette solidarité mécanique du commencement : "Ce qui rapproche les hommes, ce sont des causes mécaniques et des forces impulsives comme l'affinité du sang, l'attachement à un même sol, le 159 Le suicide, op. cit. p. 334. Ibid. p. 355-6. 161 Ibid, p. 356, note 1. 162 La division du travail social. op. cit. p. 261. 160 102 culte des ancêtres, la communauté des habitudes, etc. C'est seulement quand le groupe s'est formé sur ces bases que la coopération s'y organise. " 163 C'est dire que c'est la société qui fait l'individu, et cette affirmation prend une importance particulière face au racisme évolutionniste spencérien : "les individus sont beaucoup plus un produit de la vie commune qu'ils ne la déterminent. Si de chacun d'eux on retire tout ce qu'y est dû à l'action de la société, le résidu que l'on obtient, outre qu'il se réduit à peu de chose, n'est pas susceptible de présenter une grande variété (...) ce n'est donc pas dans les inégales aptitudes des hommes qu'il faut aller chercher la cause de l'inégal développement des sociétés ". La société fait l'individu et elle le fait "à son image", à travers les 164 représentations de la conscience collective : "Sans doute, c'est une vérité évidente qu'il n'y a rien dans la vie sociale qui ne soit dans les consciences individuelles; seulement, presque tout ce qui se trouve dans ces dernières vient de la société". La société est un tout dont les parties n'ont pas d'explication véritable si ce n'est pas à l'intérieur de ce tout. Parce qu'ils sont le produit de la société, ils sont seulement explicables à l'intérieur du groupe. "Ici c'est la forme du tout qui determine celle des parties. La société ne trouve pas toutes faites dans les consciences les bases sur lesquelles elle repose; elle se les fait à elle-même. " 165 Cette force formatrice des consciences individuelles par la société, vient à son tour de son caractère historique, du fait qu'elle est "un leg des générations antérieures" . La conscience collective ne se constitue, ne se modifie, que très 166 lentement. Elle est alors un produit du passé, qui comme tel reste "fixé dans les monuments, dans les traditions de toutes sortes, dans les habitudes que donne l'éducation ". Face au darwinisme social, Durkheim est clair : l'hérédité, dans le 167 sens biologique, "ne représente plus qu'une partie de plus en plus restreinte de la 163 Ibid.. p. 262. Ibid. p. 329. 165 Ibid. p. 342. Cf. Le suicide. op. cit. p. 366. 166 Ibid. p. 276. 167 Ibid. p. 309. 164 103 fortune individuelle", l'hérédité devient de plus en plus "une chose sociale" , au 168 point qu'on peut dire que pour lui la nature de l'homme est franchement historique, mais de telle manière qu'elle change par voie des changements sociaux, plus que par voie des transformations biologiques : "on part de ce principe que l'homme doit réaliser sa nature d'homme, accomplir son comme disait Aristote. Mais cette nature ne reste pas constante aux différents moments de l'histoire; elle se modifie avec les sociétés ". En 169 essayant d'expliquer l'importance de l'étude de l'histoire de la pédagogie pour comprendre les institutions éducatives de son temps, il disait : "en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l'homme d'hier; et c'est même l'homme d'hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n'est que bien peu de chose comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d'où nous résultons. Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu'il est invétéré en nous; il forme la partie inconsciente de nous-même ". 170 C'est de la société et de son passé que nous viennent "toutes les formes supérieures de notre activité" , comme le langage, qui exprime une mentalité 171 propre "qui est celle de la société qui le parle", ou comme la religion, qui est pour Durkheim à l'origine de la connaissance scientifique. Les modalités du découpage et d'organisation du réel, les formes de classification, sont des habitudes 172 socialement acquises, mais elles sont plus encore, un produit social, fait à l'image de l'organisation du groupe. Même dans les sociétés les plus complexifiées par la division du travail social, il reste toujours un soubassement de solidarité mécanique fait de croyances et d'habitudes partagés. On le voit clairement quand il est question de morale et d'éducation. 168 Ibid. p. 309, cf. aussi p. 224, 277 et 322. Ibid. 399. 170 Durkheim, Emile. L'évolution pédagogique en France. PUF,1990. p. 18-9. 171 Durkheim, Emile. L'éducation morale. PUF, 1992. p. 59. 172 Durkheim, Mauss. De quelques formes primitives de classification. L'année sociologique 1901-2. p. 72. 169 104 Habitudes, moeurs et éducation. Préoccupé par la situation d'anomie, (c'est-à-dire de dérèglement juridique et moral, et par là de relâchement des liens de solidarité), dans laquelle il reconnaît la société française de son temps, Durkheim pense que l'éducation a une grande tâche à remplir pour la reconstitution de ce tissu. Il faut développer une éducation morale adaptée à une société où la division du travail exige une solidarité de plus en plus organique. À la société comme ensemble correspond la tâche de "se refaire une morale", mais le savant peut signaler les buts (et ici la 173 réflexion éthique peut trouver son sens) et l'école devrait être le lieu par excellence de la transmission. Depuis Le suicide (1887) Durkheim souligne le malaise de la misère morale et la naïveté de ceux qui pensent que l'exhortation et l'énonciation de leurs idées sur la morale, c'est-à-dire, la magie de "l'action verbale", peut transformer "les intelligences et les caractères" . L'éducation morale qu'il faut développer doit 174 atteindre non seulement les doctrines, mais les moeurs. Les éthiques savantes qui "construisent, mais n'observent pas" prennent la morale réellement pratiquée pour une simple "collection d'habitudes , de préjugés qui n'ont de valeur que s'ils sont 175 conformes à la doctrine" . 176 Dans l'Evolution Pedagogique en France, Durkheim rappelle le rôle de l'Eglise et du christianisme dans l'histoire de l'éducation occidentale, et il affirme que l'Eglise s'est vite rendu compte que la formation des hommes n'était pas seulement le fait de leur faire contracter certaines habitudes, mais qu'elle n'était pas non plus le fait "d'orner son esprit de certaines idées ". Il s'agissait par contre 177 de "créer chez lui une disposition générale de l'esprit et de la volonté qui lui fasse voir les choses en général sous un jour déterminé". Si elle a fait cette découverte, 173 Cf. La division du travail social. Op. cit. p. 406. Le suicide. Op. cit. p. 445. 175 "habitudes" cette fois-ci, dans le sens restreint d'accoutumance. 176 La division du travail social. Op. cit. p. XL, XLI. 177 L'evolution pédagogique en France. Op. cit. P. 37. 174 105 face au baptême pressée des peuples "barbares", c'est parce que le christianisme n'était pas l'apprentissage d'une doctrine, ni l'assimilation de certains rituels, mais "une certaine attitude de l'âme", "un certain habitus de notre être moral" qui implique une "sorte de polarité" organisatrice de la conduite à partir du point le plus profonde de l'être. Durkheim ne reprendra plus le mot latin, mais il ajoutera souvent dans l'Evolution Pedagogique, le mot "attitudes" à coté d'"habitudes", pour préciser le sens qu'il donne à ce dernier. Mais, plus précisement, en termes d'éthique (c'est-à-dire de réflexion séconde par rapport à la morale), il propose une "physique des moeurs" , qu'il 178 voit déjà se développer en Allemagne . De la même manière que les formes de 179 classification introduisent les catégories de la pensée dans l'histoire, la physique des moeurs, par opposition à la métaphysique des moeurs Kantienne, tout en gardant la spécificité de la morale (à la différence des utilitaristes), ne commence pas par l'énonciation des principes transcendants, mais par l'étude scientifique des phénomènes moraux : c'est une éthique empirique mais autonome dans le sens qu'elle étudie des faits spécifiques : "les moeurs, les coutumes, les prescriptions 180 du droit positif, les phénomènes économiques en tant qu'ils deviennent l'objet de dispositions juridiques; elle les observe, les analyse, les compare, et s'élève ainsi progressivement aux lois qui les expliquent" . 181 Les moeurs, "ne sont pas des systèmes logiquement liés de maximes abstraites, mais des phénomènes organiques qui ont vécu de la vie même des sociétés". Plus précisément, le mot de "moeurs" fait référence pour Durkheim à 182 178 Durkheim. Introduction à la sociologie de la famille. Dans Textes III, Minuit, 1975. Durkheim. La morale positive en Allemagne. Dans Textes I, Minuit, 1975. 180 Contre les évolutionnistes qui oublient que l'évolutionnisme est une hypothèse utile, et non une méthode ou un axiome: "Ils semblent oublier que ces phénomènes, étant moraux, doivent dériver avant tout de causes morales, c'est-à-dire sociales. Sans doute en remontant la série des causes on finira par rencontrer des faits psychiques et organiques; mais, si nous nous en tenons à ces conditions lointaines de la vie morale, nous renoncerons par cela même à l'expliquer dans ce qu'elle a de personnel et de caractéristique. La morale doit donc se constituer comme une science indépendante sur des bases qui lui soient propres" (Ibid. p. 336 181 Ibid. p. 335. 182 Durkheim. Morale, ordre et discipline sociale. Dans Textes II, Minuit, 1975. p. 313-31. 179 106 la morale effectivement pratiquée dans les différents moments de l'histoire, et qui a de son côté "l'autorité de la tradition". Les moralistes théoriques, par contre, conçoivent la morale comme la morale "de l'avenir", comme une invention toute neuve qui peut sortir de leurs têtes. La physique des moeurs, essaie plutôt de découvrir à partir des moeurs, donc de "la façon dont l'homme moyen applique les règles de la morale", les normes correspondantes, plus ou moins conscientes pour les agents, mais qui font partie de la conscience collective et s'incarnent dans les actes, les institutions, les traditions. Cette priorité de la recherche empirique sur les spéculations des moralistes se fonde dans la conviction que la morale, comme toutes les oeuvres de civilisation, est un produit social, et que c'est la société qui forme les consciences individuelles, au point que "Toutes les fois où nous délibérons pour savoir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui nous dit : voilà ton devoir (...) Cette réalité, c'est la société. C'est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite. (...) Notre conscience morale est son oeuvre et l'exprime; quand notre conscience parle, c'est la société qui parle en nous. " Effectivement, 183 l'individualité est pour Durkheim tout à fait relative, parce que ce que le sens commun occidentale considère comme une personnalité métaphysique, quelque chose comme une substance douée d'une essence absolue, n'est pour lui qu'une illusion. Certainement, entre l'individu et sa société, il n'y a pas de limites claires, il ne s'agit pas d'une monade leibnizienne sans portes ni fenêtres. "Au contraire, le monde extérieur fait écho en nous, se prolonge en nous, de même que nous nous répandons en lui. Les choses, les êtres du dehors pénètrent dans notre conscience, se mêlent à notre existence intérieure, et, de notre côté, nous mêlons notre existence à la leur ". Il y a en nous beaucoup plus que nous, les idées 184 passent d'un cerveau à l'autre, les choses qui font partie de notre vie ont aussi 183 184 L'éducation morale. Op. cit. p. 76. Ibid. p. 183. 107 quelque chose de nous, les sentiments se partagent, les personnes se façonnent mutuellement par la coexistence, les choses, les êtres, les lieux, se prolongent en nous et nous nous prolongeons chez les autres. Il y a un processus continuel d'intériorisation de l'extérieur et d'extériorisation de l'intérieur qui nous constitue et reconstitue tout au long de la vie. Ce processus se produit dès l'enfance par les habitudes, qui construisent l'accord avec le milieu et les êtres qui nous entourent. Si l'enfant est pour Durkheim un "petit traditionaliste " c'est parce qu'il se conduit surtout à force 185 d'habitudes, qui sont l'extérieur introduit en lui, et alors, une partie de lui-même qu'il ne résigne pas facilement. L'éducation morale commencera donc pendant l'enfance par la formation des habitudes. L'habitude et la pratique morale sont si proches que toutes les habitudes collectives se présentent avec quelque caractère moral, comme faisant plus ou moins partie des devoirs. Quand les manières d'agir deviennent habituelles "tout ce qui s'en écarte soulève un mouvement de réprobation très voisin de celui que soulèvent les fautes morales proprement dites" : toutes les habitudes collectives ne sont pas morales, mais "toutes les pratiques morales sont des habitudes collectives ". 186 Evidemment, quand Durkheim parle d'habitude collective il faut rapprocher ce terme de son idée de "conscience collective", qui ne nomme pas une hypostase de la société, mais, comme lui-même l'explicite : "par ce mot, nous désignons simplement l'ensemble des similitudes sociales, sans préjuger la catégorie par laquelle ce système de phénomènes doit être défini ". Il s'agit au fond de 187 l'ensemble de régularités qu'on peut saisir par les statistiques : un fait constatable, hors des hypothèses métaphysiques. De la même manière, s'il parle des habitudes collectives, ces sont "des forces intérieures à l'individu" mais de l'individu au sens 185 Textes III. Op.cit. p. 368. Ibid. p. 24. 187 La Division du travail social. Op. cit. p. 47. 186 108 relatif qu'on a décrit plus haut. De ce fait, il s'agit de phénomènes "sui generis", différents en nature de ceux qui constituent la vie mentale de l'individu, et soumis à des lois propres que la psychologie individuelle ne saurait prévoir ": l'habitude 188 "c'est de l'activité accumulée en nous qui se déploie d'elle-même par une sorte d'expansion spontanée. Elle va du dedans vers le dehors, par voie d'impulsion, à la manière de l'inclination ou du penchant. " Si cette accumulation fait la force 189 de l'habitude, sa consistance, sa densité, c'est parce qu'il s'agit d'une accumulation collective, sociale. C'est dans cette région des habitudes que se trouve "le centre de gravité de la conduite " personnelle et sociale. 190 Dans la condition d'intériorité des habitudes se trouve la différence de l'habitude par rapport à la règle. Celle-ci a un caractère extérieur à l'individu à cause de son autorité : nous ne nous sentons pas libres de la modifier. Tout ce qui fait partie de nos habitudes nous attire. La règle, par contre, peut s'imposer contre nos dispositions. L'obéissance consentie est la reconnaissance de l'autorité de la règle comme supérieure à nous. La vie morale selon Durkheim n'est pas simplement un "système d'habitudes" mais un "système de commandements", et ces deux notions sont assemblées sous l'idée de "discipline ". 191 La notion de discipline que Durkheim propose met en jeu sa conception de la nature humaine. Etant d'une part contre l'idée d'une nature toute faite, comme une essence déterminée et anhistorique à réaliser par la vie morale, et d'autre part contre la notion puritaine d'une nature contre laquelle se construit la vie morale, toujours dans l'effort de la vaincre et de l'écraser; Durkheim propose que la nature de l'homme réclame d'elle-même une certaine discipline qu'elle ne peut pas développer sans contrainte, mais il ne s'agit pas de n'importe quelle contrainte. La nature varie suivant les temps, par l'effet même de la vie sociale. Les sociétés où la solidarité mécanique prédomine, où la vie sociale est plus uniforme, toujours 188Textes I. Op.cit. p. 52. L'éducation morale. Op. cit. p. 24. 190 Ibid. p. 116. 191 Ibid. p. 27. 189 109 plus semblable à elle-même, se suffisent de l'habitude et de la tradition irréfléchie. Dans les sociétés à solidarité organique, où la division du travail social est plus développée, et la vie personnelle et sociale devient plus complexe, la discipline doit avoir un caractère beaucoup plus réfléchi. Et la réflexion est "l'ennemi, l'antagoniste de la routine". "Elle seule peut empêcher les habitudes de se prendre sous cette forme immuable, rigide, hiératique, elle seule peut les tenir en haleine, les entretenir dans cet état de souplesse et de malléabilité qui leur permette de varier, d'évoluer, de s'adapter à la diversité des circonstances et des milieux ". Dans une société plus complexe, où les changements sont beaucoup 192 plus rapides et continuels, "il est difficile que la morale fonctionne par un mécanisme purement automatique. Les circonstances ne sont jamais les mêmes, et les règles morales demandent à être appliquées avec intelligence ". Si la 193 société change, la morale aussi doit changer, s'adapter aux nouvelles conditions de vie, pour pouvoir trouver dans chaque cas la manière juste d'être et d'agir dans ce monde social précis. Dans ces conditions, il faut que la discipline "ne soit pas inculquée de telle sorte qu'elle se trouve mise au-dessus de la critique et de la réflexion, agents par excellence de toutes les transformations. " 194 Finalement, entre toutes les habitudes qu'il faut que l'enfant développe, le plus important est celle de la vie de groupe. Le goût pour la vie collective, indispensable pour assurer la moralité de la vie sociale, "ne peut s'acquérir, et surtout ne peut acquérir une force suffisante pour déterminer la conduite que par une pratique aussi continue que possible" par le fait d'avoir "pris l'habitude d'agir et de penser en commun ". 195 Enfin, si "la société est, avant tout, une conscience"; si "c'est cette conscience collective qu'il faut faire passer dans l'âme de l'enfant"; et si "cette pénétration se fait en partie toute seule par l'action même de la vie, par le jeu 192 L'évolution pédagogique en France. Op. cit. p. 12. L'éducation morale. Op. cit. p. 45. 194 Ibid. p. 45. 195 Ibid. 197. 193 110 automatique des relations humaines", il reste que l'école a pour Durkheim un rôle particulier dans le travail d'organisation méthodique de cette inculcation. Le fait que Durkheim utilise le mot habitude comme un concept du sens commun, un mot qu'il trouve dans sa langue, mais qu'il thématise peu, risque de nous empêcher de découvrir l'importance que ce concept a, dans l'ensemble de sa conception de la société. Toutefois après le rapprochement du concept de moeurs, on arrive à percevoir qu'il s'agit d'un choix théorique central qui s'exprime dans ce rejet des éthiques formelles et intellectualistes, lesquelles exigent la réflexion comme condition nécessaire de l'acte moral, et laissent de cette manière hors de la moralité presque toute l'humanité . Mais penser en termes d'habitude et de 196 moeurs ouvre aussi la voie pour une éthique qui ne pose plus son centre dans les décisions d'un individu fantasmatique, et qui, dans les contextes sociaux spécifiques, s'ouvre à la compréhension des faits moraux de toutes les sociétés et de tous les temps, selon leur spécificité particulière. Plus encore, si les formes de classification sont "un ensemble d'habitudes mentales en vertu desquelles nous nous représentons les êtres et les faits sous la forme de groupes coordonnés et subordonnés les uns aux autres " et si ces formes proviennent en realité des 197 habitudes de classification des hommes (parenté et autres formes de sociation) de la société en question, alors, penser en termes d'habitudes lui permet d'ouvrir une voie nouvelle pour fonder une sociologie de la connaissance. Enfin, penser en termes d'habitude lui permet de penser la société en termes dynamiques, où il y a toujours normalement un certain degré de solidarité mécanique, et aussi une vie qui bouge et peut être saisie en différents dégrés de "consolidation": les habitudes, les moeurs, les règles, le droit. La réflexion, suscitée par l'ébranlement des habitudes consolidées dans les moments de 196 On peut penser de nos jours, à l'éthique communicative élaborée par Apel et Habermas, qui, après avoir postulé le besoin de la participation au débat de touts les affectés, à l'heure de poser les conditions de possibilité d'une participation valide, met comme exigence le développement d'une "conscience postconventionnelle", sans se demander quelles sont les conditions sociales de possibilité d'un tel type de conscience. 197 De Quelques formes primitives de classification. L'année sociologique, 1901-2. p.72. 111 changement, et particulièrement nécessaire à mesure que la division du travail complexifie la vie sociale, "élève et parachève la moralité, mais n'en est pas, en fait, la condition nécessaire. " 198 198 Textes II. Op.cit. p. 351. 112 Esquisse d'une théorie de la pratique. Ainsi, nous pensons trouver à l'origine de la magie la forme première de représentations collectives qui sont devenues depuis les fondements de l'entendement individuel. Par là, notre travail n'est pas seulement (...) un chapitre de sociologie religieuse, mais c'est encore une contribution à l'étude des représentations collectives. 199 L'Esquisse d'une théorie de la pratique, texte très important pour la compréhension de la démarche de Bourdieu, est un point d'aboutissement de son travail où s'éclairent et se nouent plus systématiquement autour d'une problématique plus explicite et développée, les questions ouvertes depuis le début dans et par les différents terrains de ses recherches, même si le seul terrain qui est nommé ici c'est la Kabylie. L'allusion, dans le titre, au travail de Marcel Mauss sur la magie, n'est sûrement pas, dépourvue d'intentionnalité. Un regard rapide sur d'autres textes de Bourdieu de la même époque ("Haute couture et haute culture" (1974), "Le marché des biens symboliques" (1971), ou "Genèse et structure du champ religieux" (1971)) où on retrouve la problématique de la réligion et de la magie le corrobore. D'ailleurs, le texte s'ouvre avec l'analyse de l'échange d'honneur chez les kabyles et se termine sur le dernier chapitre en dévoilant le jeu politique caché dans la dynamique des échanges symboliques et l'accumulation d'un capital spécifique de prestige, de croyance octroyée, qui permet d'agir effectivement dans le monde social. Nous ne développerons pas cet aspect dans le présent chapitre; néanmoins, nous poserons les fondements de sa compréhension à travers le concept d'habitus, et il réapparaîtra avec toute sa force dans l'analyse de La Distinction. 199 Mauss, Marcel. "Esquisse d'une théorie générale de la magie" dans Sociologie et Antrophologie. PUF 1995. p. 137. 113 La première partie du texte comprend trois études d'ethnologie kabyle, qui avaient été déjà publiés ailleurs; et c'est dans la deuxième partie qu'il met en lumière, dans un travail d'explicitation et de dialogue avec la première section, la théorie de la pratique qui est à l'oeuvre particulièrement dans le premier (Le sens de l'honneur) et le troisième texte (La parenté comme représentation et comme volonté). L'Esquisse est alors une reprise des travaux d'ethnologie menés en Algérie plus de dix ans auparavant (et que nous avions laissés de côté volontairement dans notre démarche), publiés entre 1965 et 1972, et qui sont republiés sans changement, sauf le fait de leur adjoindre la deuxième section, établie "à partir de notes écrites entre 1960 et 1965" Bourdieu depuis 1964 200 . Nous avons déjà vu que les recherches de appartiennent au domaine qu'on considère académiquement comme étant de la sociologie. Cet avertissement n'est pas ici superflu. Dans Choses dites Bourdieu lui-même affirme qu'il lui a fallu "très longtemps pour rompre vraiment avec certains des présupposés fondamentaux du structuralisme". Il a fallu d'abord, le retour aux terrains d'observation connus : Béarn (nous avons déjà parlé de son intention d'expérimentation épistémologique), mais aussi l'université, et ensuite la sortie "de l'ethnologie comme monde social (...) pour que certaines mises en question impensables deviennent possibles". C'est-à-dire que l'impensable et l'innommable dans un champ scientifique peut devenir pensable si l'on change de champ ou de point de vue dans le champ. Comme dans touts les champs, l'intérêt de jouer le jeu à l'intérieur de celui-ci empêche de mettre en question l'ensemble des présupposés partagés, des sous-entendus jamais explicités, bref, la doxa sur laquelle on constitue les enjeux. C'est dire que la possibilité des découvertes et la persistance des aveuglements ne sont pas toujours dues à des causes internes à la science, mais souvent à des raisons proprement sociologiques. La vigilance épistémologique éveillée pendant ce passage d'un champ scientifique 200 Bourdieu, Pierre. Esquisse d'une théorie de la pratique. Droz, 1972P. 8. 114 sociologiquement constitué à l'autre (étant donné que la distance entre sociologie et anthropologie était plutôt d'ordre sociologique qu'épistémologique), a ouvert à Bourdieu un nouveau chantier de réflexion : les déterminismes sociaux jouent un rôle à l'intérieur même de la science, pas seulement comme des causes extérieures qui viendraient s'ajouter à une dynamique purement intellectuelle, ni comme des préjugés de classe ou de nationalité qui préformeraient des points de vue théoriques en les faisant devenir idéologie : il y a quelque chose à chercher du côté de l'interaction même entre les savants. L'exploration de cette constitution historique de la science à l'intérieur d'un champ scientifique sociologiquement défini sera, en 1984, l'enjeu de fond d'Homo Academicus. Pour l'instant, le problème est ouvert et reste en arrière-fond. Nous allons poursuivre notre essai de restitution de la construction de problématique qui fait place chez Bourdieu au concept d'habitus, pour mieux comprendre sa particularité, mais surtout son utilité heuristique et son niveau épistémologique. Cette préoccupation va guider nos choix de sujets et de fragments de l'Esquisse d'une théorie de la pratique et va évidemment orienter notre lecture, qui n'a pas la prétention d'exposer systématiquement l'ensemble du texte ni d'épuiser sa signification. Les pièges de l'objectivation de la pratique. En plus de la référence à Marcel Mauss, le titre du texte présente l'apparence d'une contradiction : on propose une "théorie de la pratique". Mais la contradiction n'est qu'apparente. Si théorie et pratique, depuis Aristote, sont deux termes qui se définissent par opposition, dans le cas présent ces deux mots sont choisis dans un sens précis qui les articule plutôt. Ici, théorie s'oppose, d'un côté, à "doctrine" au sens de Claude Bernard, et de l'autre côté, à "connaissance du sens commun": dans ce sens, la théorie est connaissance méthodique, systématiquement organisée en hypothèses vérifiées par le raisonnement et la 115 critique expérimentale, et reste en même temps ouverte et tenue pour provisoire. Il s'agit alors de saisir, par la construction d'une théorie en ce sens, la pratique, dans le sens de , qui est effectivement conçue par opposition à théorie, mais au sens de (contemplation désintéressée). On cherche donc à saisir scientifiquement la pratique, l'exercice d'une activité, liée inévitablement aux engagements et empressements de la vie. C'est la pratique en ce sens large, qui va de la pratique d'une langue à la danse, et des pratiques économiques et sociales à la pratique scientifique. C'est dans cette intention précise que Bourdieu reprend ici les préoccupations de Marx dans les Thèses sur Feuerbach. Il entreprend la construction d'une théorie de la pratique comme pratique, "en tant qu'activité humaine concrète" (par opposition à "abstraite", l'activité telle qu'elle est donnée), "de façon subjective", donc, du point de vue de celui qui agit. Cette dernière affirmation de Marx peut nous tromper : il ne s'agit pas de renoncer à l'objectivation (il n'y a pas de connaissance scientifique sans objectivation), il s'agit en revanche pour Bourdieu de mettre au clair l'entreprise épistémologique qu'il avait mené au Béarn dix ans auparavant : redoubler l'objectivation du point de vue de l'observateur par l'objectivation du point de vue de l'agent, et finalement redoubler le lien même d'objectivation. Il s'agit, précisément, de ne pas abandonner à l'idéalisme le point de vue de l'agent, de mener le plus loin possible l'effort scientifique et d'apprendre ce qu'objectiver veut dire quand on objective les pratiques. Il est évident ainsi que les trois textes d'ethnologie kabyle tombent bien à propos pour donner un point de départ concret à une problématique qui a une intention de généralisation. Les enquêtes en Kabylie (et nous savons aussi à quel point les travaux au Béarn, dans les musées européens, à l'université...) vont fonctionner comme matière première d'une réflexion qui visera plus loin, mais sans prétention de dire l'universel humain; en construisant en revanche un système d'hypothèses à vérifier chaque fois. 116 À la fin de notre chapitre sur Celibat et condition paysanne cette idée était suggérée . Dans le corps du chapitre sur la domination symbolique, nous avons 201 202 déjà posé le problème avec l'introduction à Un art moyen : les sciences sociales restent enfermées dans une "alternative rituelle" (à la manière de la pensée par couples) tant qu'elles ne se donnent pas les moyens de penser au delà de l'objectif et du subjectif. Un regard sur les revues de sociologie en France et sur les publications entre 1955 et 1972 revèle les oppositions réitérées, jusqu'à environ 1960 entre 203 l'"esprit" et la "nature", les déterminismes sociaux et la liberté, le formalisme et l'histoire, l'explication "causale" et "universelle", et "l'interprétation", et depuis 1960, l'histoire et la structure, le quantitatif et le qualitatif, l'empirisme mathématique et l'empirisme psychosociologique, le structuralisme et l'interactionisme. Bref, l'opposition cartésienne entre l'esprit et la matière étendue, l'opposition post-kantienne entre les sciences de la nature et les sciences de l'esprit continue à opérer. Dans l'Esquisse, où il est particulièrement question de l'ethnologie, Bourdieu vise cette opposition sous les deux modes de connaissance par rapport auxquels il va définir le sien en contra-distinction : d'une part la phénoménologie (sous l'interactionnisme ou l'éthnométhodologie), de l'autre la connaissance objectiviste ("dont l'herméneutique structuraliste est un cas particulier" ). L'un et 204 l'autre mode de connaissance lui sont apparus comme deux versions parallèles de l'intellectualisme ethnocentrique, comme deux manières subtiles du racisme de l'intelligence deveni obstacle épistémologique : l'activité théorique suppose le privilège d'être affranchi des urgences de l'action, et cela implique une "coupure épistémologique, mais aussi sociale". Ce privilège donc, "ne gouverne jamais 201 Voir page Voir page 203 Nous avons dépouillé systématiquement Cahiers Internationaux de sociologie (1955-68), Critique (1955-72), et Revue française de sociologie (1960-72). 204 Esquisse d'une théorie de la pratique. Op.cit. P. 163. 202 117 aussi subtilement cette activité (théorique) que lorsque, faute d'apparaître comme tel, il conduit à une théorie implicite de la pratique qui est correlative de l'oubli des conditions sociales de possibilité de la théorie ". C'est la projection de la 205 propre attitude herméneutique sur l'agent, ce qui porte "à réduire toutes les relations sociales à des relations de communication et toutes les interactions à des échanges symboliques", en oubliant que, pour celui qui agit, le monde ne se presente jamais comme pur spectacle. Saisir une langue du point de vue du sujet entendant, comme "instrument de déchiffrement" (comme on apprend les langues étrangères, et surtout les langues mortes), produit un rapport à la langue tout à fait différent de celui qui l'a appris de sa mère comme un "instrument d'action et d'expréssion". Le problème est posé à propos de l'analyse de l'échange d'honneur chez les kabyles, et des relations de parenté. La double expérience de Bourdieu, de "familiarisation avec un monde étranger" (la kabylie, mais aussi, au long de sa vie, le monde bourgeois de l'université) et de "déracinement d'un monde familier" (le regard scientifique posé sur le monde paysan de son enfance, au Béarn) lui ouvrait la voie pour mesurer "l'effet d'objectivation", c'est-à-dire "la transformation d'un rapport de familiarité en connaissance savante ", et regarder 206 avec méfiance les contructions savantes, non pour les mépriser, mais pour être vigilant par rapport à ses limitations , et ne pas glisser de l'objectivité vers 207 l'objectivisme, c'est-à-dire, vers la prétention sous-entendue de dire le réel et de prendre "les choses de la logique par la logique des choses". 205 Ibid. p. 158. Ibid. P. 156. 207 "lorsqu'on aperçoit des visages derrière les statistiques, des aventures, entretissées de souvenirs communs, derrière les biographies, des paysages à travers les symboles cartographiques et lorsqu'on se trouve affronté sans cesse à des "sociologues spontanés" qui ne le cèdent au professionnel que par une sorte de dédain pragmatique pour l'esprit de système, opposant à ses raisons abstraites les cas particuliers, les exceptions, les nuances, bref tout un ensemble de différences non moins significatives que celles de la statistique, on ne se sent guère porté à accorder aux constructions d'une science objectiviste (ce qui ne veut pas dire objective), le satisfecit qu'elle s'octroi trop vite et à trop bon compte." (Ibid. p. 156) 206 118 Néanmoins, cette expérience ne l'a pas mené vers "les mirages de la subjectivité". Si l'échange d'honneur, regardé du dehors, du point de vue de l'observateur et pris comme fait accompli, "se présente comme une séquence réglée et rigoureusement nécessaire d'actes obligés" 208 et peut alors être decrit comme un rituel, il reste que regardé du point de vue des agents, il n'est pas moins objectivement le résultat d'un ensemble de choix mutuellement conditionnés et ajustés au fur et à mesure que l'action se déroule. Quand LéviStrauss reproche à Marcel Mauss d'être resté au niveau de la théorie indigène 209 dans la description de l'échange de dons, et de ne pas avoir atteint les "structures mentales" sousyacentes, c'est-à-dire, de s'être arrêté à une phénomenologie de l'échange qui l'empêchait de voir la structure de réciprocité qui est sa vérité objective, il ne prend pas en compte le fait que cet acte d'objectivation opère une rupture qui transforme les faits qu'il analyse : ce qui était vécu par les agents comme étant une série d'actes discontinus d'échange, qui pouvaient aboutir à nouer une alliance ou rester manqués, selon la compétence de l'agent à jouer le jeu ou l'intérêt de chacun à échanger, se transforme par le procesus d'objectivation dans une structure réversible qui fonctionne quasi- mécaniquement. La deuxième vérité de l'échange, saisie du point de vue de l'agent est aussi objective que la première, et elle fait partie de la verité complète du fait de l'échange, à un point tel que l'échange n'existerait pas comme il existe si la réciprocité du modèle était perçue par les agents. L'introduction de ce deuxième point de vue fait apparaître deux éléments nouveaux : le temps et la méconnaissance, fondements de la domination qui se glisse dans les échanges (domination que Marcel Mauss, d'ailleurs, avait bien perçue). De la même façon, si l'on prend pour vérité objective des échanges matrimoniaux un système de règles qu'on peut deduire des généalogies ou du discours indigène sur les échanges matrimoniaux, sans prendre en compte les 208 209 Ibid. p. 31. Marcel Mauss. Sociologie et anthropologie. PUF, 1995. P. XXXIX. 119 pratiques effectives et la manière dont dans chaque cas les agents nouent les mariages, on cache derrière la règle, l'intérêt spécifique que l'on a à la suivre chaque fois, et l'on oublie derrière la carte abstraite de la généalogie, d'une part les manipulations qu'elle a souffert pour se conformer à la fois à la règle, et aux intérêts matériaux et symboliques en jeu, et d'autre part la différence réelle entre la parenté usuelle et la parenté officielle. Découvrir à travers le travail statistique que le mariage proclamé selon la règle avec la cousine parallèle patrilinéaire n'était pratiqué que par le 1,8 à 4 % de la population n'a été que le point de départ d'une recherche visant la compréhension de la logique pratique des échanges, qui ne pouvait être expliquée ni par les instruments abstraits des règles et généalogies, ni par l'analyse phénoménologique de la conscience indigène des échanges. Dans un cas comme dans l'autre les limites de l'objectivation ne poussent pas vers le subjectivisme, mais vers l'analyse des conséquences du travail d'objectivation des pratiques, pour bien saisir le problème, et vers l'élaboration de concepts "intérmediaires" entre l'objectif et le subjectif, pour pouvoir dire et penser ce qui restait innommable et impensable à l'intérieur du système des couples épistémologiques. Stratégies et habitus. Faire la théorie de la pratique signifie alors partir du produit de l'objectivation, c'est-à-dire des régularités statistiques, des structures construites, des homologies perçues, pour chercher le principe de production qui génère les 210 régularités, les structures, les homologies qu'on trouve dans les pratiques. La théorie de la pratique est une "théorie du mode de génération des pratiques" . 211 210 Bourdieu a souvent mis en relation cet effort avec celle de Chomsky. L'habitus serait ainsi à l'opposition entre l'objectivisme de la structure et le subjectivisme de l'individu, ce qu'est la compètence linguistique par rapport à l'opposition langue-parole. Les rapprochements sont nombreux, mais ils s'arrêtent dès que Chomsky postule le schématisme inné des principes de grammaire universelle. Cfr. Chomsky, N. Le langage et la pensée. Payot, 1969. 211 Ibid. P. 175. 120 Les échanges d'honneur, qui présentent pour l'observateur la régularité d'un rituel, sont néanmoins, non moins objectivement, le produit d'une série de choix cohérents, c'est-à-dire d'une stratégie. Cette stratégie ne peut pas être pensée comme le jeu rationnel d'un acteur conscient qui pense l'ensemble des possibles abstraits pour prévoir ses coups en toute lucidité, et en réponse à chacun des coups possibles de l'adversaire. Tout au contraire, la cohérence de la stratégie, pourrait-on dire, est une cohérence empruntée au système de dispositions de l'habitus. Si elle fonctionne dans la logique du défi et la riposte (dans le cas qu'on analyse de la paysannerie kabyle), elle le fait tant que l'habitus commun peut garantir l'accord entre les joueurs. Un paysan dépaysané par la migration, ne comprendra plus le jeu, et il risquera toujours de faire tomber les autres et de tomber lui-même dans la honte, en réclamant par exemple, le payement en argent du prix du repas qui clôt rituellement la construction d'une maison; ou en se désolidarisant de son frère (qui a commis une faute évidente) face à un tiers qui vient se plaindre. Autrement dit, la stratégie n'a pas besoin d'être consciemment élaborée parce que les principes de production des habitus permettent d' "engendrer toutes les conduites conformes aux règles de la logique du défi et de la riposte, et ceuxlà seulement " à partir (dans le cas présent) des impératifs de la morale de 212 l'honneur, qui ne sont pas autre chose que le système mythico-rituel enfoui dans le corps des agents depuis la prime éducation. Mais si l'on parle de stratégie, c'est parce que l'agent n'est pas un simple exécuteur (penser la pratique comme exécution des règles c'est précisément l'objectivisme aveuglant qui anéantit les agents) : il est producteur dans chaque cas d'une conduite relativement imprévisible, qui révèle sa régularité seulement après coup. C'est ici que la notion de stratégie ne peut pas être compris sans approfondir le concept d'habitus : comment se fait-il qu'il y ait régularité du point de vue de l'observateur, et 212 Ibid. P. 32. 121 invention de la part de l'agent? Comment se fait-il, de sucroit, qu'on puisse parler de stratégie inconsciente? L'habitus devient alors la pièce maîtresse qui vient résoudre un problème d'abord de méthode d'analyse, mais sans laisser d'exprimer aussi une certaine anthropologie, c'est-à-dire sans laisser de postuler implicitement "quelque chose comme" une invariante anthropologique . C'est ainsi qu'on voit converger à 213 l'arrière-fond toute la tradition philosophique et sociologique que charge le mot et que nous avons décrite dans ses traits principaux, mais qui prend chez Bourdieu une systématicité sociologique nouvelle. Bourdieu aussi, comme Marcel Mauss, dit habitus surtout pour ne pas dire habitude . Convaincu que le "laisser-faire" linguistique est particulièrement 214 dangereux dans la sociologie, compte tenu de la condition propre de cette science , laquelle est obligée de dire des choses qu'apparemment tout le monde 215 sait un peu, mais qui en même temps vont à l'encontre du sens commun, et même du "bon sens", Bourdieu reprend le mot latin comme partie d'un langage technique où le mot peut retrouver un sens précis et renouvelé : "c'est ce que l'on a acquis, mais qui s'est incarné de façon durable dans le corps sous forme de dispositions permanentes ". 216 Dans l'Esquisse d'une théorie de la pratique, l'habitus est d'abord un "système de dispositions durables ", et de ce point de vue, nous retrouvons la 217 213 On reviendra sur ce point, qui fait partie des difficultés du concept, pour préciser le sens de notre affirmation. Pour l'instant nous rappelons des paroles de Bourdieu: "C'est vrai que j'ai le sentiment d'osciller constamment entre deux manières de traiter ces notions: comme des modes de pensée ou comme des réalités. Je pense que c'est pareil pour habitus." (Questions a Pierre Bouedieu, dans Louis Pinto et all. "Lire les sciences sociales 1989-1992." Vol. I Belin, 1994. P. 326.) 214 "Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude? L'habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l'idée que l'habitus est quelque chose de puissamment générateur" Questions de Sociologie.(art. de 1978) Op.cit. p. 134. "J'ai dit "habitus"aussi et surtout pour ne pas dire "habitude", c'est-à-dire la capacité génératrice, pour ne pas dire créatrice, qui est inscrite dans le système des dispositions comme art -au sens fort de maîtrise pratique- et en particulier ars inveniendi" Reponses (1992). Op.cit. p. 97. 215 Cfr. Questions de Sociologie, Minuit, 1984. P. 38 216 Questions de sociologie. Minuit, 1984. P.134. 217 Esquisse... P. 175. 122  d'Aristote, mais conçue comme système, c'est-à-dire comme ensemble complexe et organisé. Par là l'habitus est aussi défini comme "structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes ". Mais "structure" n'est pas cette fois-ci un modèle et la règle d'une 218 combinatoire possible, elle n'est pas non plus une forme à définir par opposition à une matière qui lui sérait étrangère. Le mot fait plutôt référence à un ensemble de principes d'organisation de l'agir qui ont une systématicité qu'on trouve dans l'action même (et seulement là), et qui est "structurée", c'est-à-dire, régulière mais historiquement constituée. Le petit garçon Kabyle, par exemple, est préparé dès la prime éducation à la pratique des échanges d'honneur : "toute la conduite des adultes, toutes les cérémonies et tous les rites d'initiation ou de passage tendent à indiquer au garçon sa qualité d'homme en même temps que les responsabilités et les devoirs corrélatifs . C'est en vertu de cela que l'on peut dire que l'habitus est 219 disposition "disposée" à être structurante, c'est-à-dire à se reproduire elle-même dans la pratique. Parce qu'elle a cette systématicité, elle est "principe de génération et de structuration des pratiques et des représentations qui peuvent être objectivement "réglées" et "régulières" sans n'être en rien le produit de l'obéissance à des règles". "Le système des valeurs de l'honneur", nous dit Bourdieu, "est agi plutôt que pensé et la grammaire de l'honneur peut informer les actes sans avoir à se formuler " On trouve ici Wittgenstein, le philosophe du langage quotidien. Pour 220 lui comme pour Bourdieu, les pratiques peuvent être régulières mais sans résulter d'un principe juridique, c'est-à-dire d'une norme explicitée. Par exemple, un jeu (comme un rituel) peut être appris directement par les exemples fournis, sans avoir affaire à une explicitation des règles sous-entendues. La langue maternelle est particulièrement un apprentissage de ce type, et dans la pratique sociale les 218 Ibid. P. 175. Ibid. P. 39. 220 Ibid. P. 41. 219 123 régularités sans règle sont plutôt la règle que l'exception. C'est la raison pour laquelle ces régularités sont quelque chose que, de quelque manière, tout le monde connaît, mais qui en même temps doivent être conquises contre le sens commun, par un effort méthodologique systématique, comme ce que les grammériens font par rapport à la langue que les sujets parlants maîtrisent sans pourtant connaître la grammaire. Les pratiques sont pour cette raison le produit de l'apprentissage du jeu social; elles sont "objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre et, étant tout cela, (elles sont) collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre" Les membres d'un groupe 221 dominant, par exemple, dans une situation donnée n'ont pas besoin de s'accorder pour développer une stratégie de défense de leurs intérêts en danger. Il suffit qu'ils agissent selon leur habitus commun, leur intérêt, leurs alliances "depuis toujours" constituées, leur manière de faire, pour être orchestrés sans avoir aucun plan conscient d'orchestration. Celui-ci est possible parce que ce système de dispositions intègre "toutes les expériences passées ", (comme l'grecque, comme l'habitus de Thomas 222 d'Aquin) et "fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions." La métaphore de la matrice veut dire que l'habitus préforme la suite vers la reproduction d'une même structure, qu'il a un conatus dans le sens de Spinoza, c'est-à-dire, cette tendance de l'essence à persévérer dans l'être par son acte . Ainsi, ce qu'il préforme est l'ensemble de l'agir dès sa source: 223 les perceptions, les appréciations, les actions. Les formes élémentaires de classification de Durkheim et Mauss trouvent ici leur concrétisation et précision. 221 Ibid. P. 175. Ibid. P. 178. 223 "Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, nihil est praeter ipsius rei actualem est" Ethique, III, prop. 7. 222 124 Les phénomènes de surdité et cécité culturelle, la différentiation sociale et culturelle des goûts, trouveront aussi par là leur explication. Cependant, cet habitus, fondement de la régularité dans l'histoire, "rend (aussi) possible l'accomplissement de tâches infiniment différenciées". Il n'est pas la réitération mécanique du même, mais le principe souple qui "grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme et grâce aux corrections incessantes des résultats obtenus, dialectiquement produites par ces résultats", constitue toujours la pratique dans un dialogue complexe avec la situation. C'est un petit ensemble de principes, les mêmes que l'on retrouve en même temps dans le rituel, dans les règles de l'honneur, dans les mythes, mais aussi dans les jeux des enfants, dans la répartition des tâches des membres de la famille, dans l'organisation de la maison, dans le calendrier, et qui n'est pas comme l'ensemble statique d'une interprétation figée du monde, mais comme des principes qui rendent possible l'agir et la manière d'agir, adaptée aux situations changeantes (à l'intérieur de certaines limites). Pour comprendre cette souplesse il faut noter que l'habitus n'est pas un schéma, mais un système de schèmes. La différence est ici importante. Depuis le XIXe siècle, schéma "désigne une figure donnant une représentation simplifiée 224 et fonctionnelle d'un objet, d'un mouvement, d'un processus." "À la fin du XIXe s., schéma se dit surtout d'un tracé qui figure, par les proportions et les relations de certaines lignes, les lois de variations de certains phénomènes, en physique, en mécanique (av. 1983), puis en statistique. À la même époque apparaît aussi le sens de "description ou représentation mentale, structure du déroulement (d'un processus), dont procèdent les emplois en psychologie et en psychiatrie, par exemple dans schéma corporel, le mot désigne l' "image mentale subjective que la conscience forme de son propre corps. (...) Le mot passe dans le vocabulaire de la 224 "emprunté au latin classique schéma, "attitude, manière d'être", "figure géométrique" et "figure de rhétorique", lui-même emprunté au grec dérivé de , aoriste "être dans un certain état" et aussi avoir" Dictionnaire historique de la langue française, Robert. Nouvelle édition, 1994. 125 linguistique pour désigner (v. 1970) un système abstrait de la langue, opposé à la norme et à l'usage." En revanche, "schème", représente un emploi spécialisé, propre au vocabulaire philosophique : "c'est la forme francisée de schéma, fréquemment employé en latin et en allemand par Leibniz et Kant." Chez Kant, il s'agit d'une réprésentation qui est intérmediaire entre les phénomènes perçus par les sens et les catégories de l'entendement, (on retrouve ici encore "les formes élémentaires de classification" qui sont précisément l'historisation des catégories transcendantales kantiennes), et chez Leibniz c'est un principe "essentiel à chaque monade" (c'est-à-dire, substance simple), qui constitue le caractère propre de chacune d'elles. On pourrait dire que le schème de Bourdieu est une historisation du schème de Kant, et une désubstantialisation de celui de Leibniz, (tant que, comme disait Heidegger, les monades n'ont pas besoin de portes ni de fenêtres, parce qu'elles sont déjà dans la rue, -et par là nous faisons allusion à Husserl, dont nous parlerons plus tard-) mais que son emploi se rattache aux emplois précédents dans le sens qu'il ne se réfère pas à un contenu, à une représentation mentale, pas même à une "forme" mentale, mais à un principe de formation, lié à la manière de faire, plus qu'à ce que l'on fait, les deux étant inséparables à l'état pur. Il s'agit de ce que Hamelin appelait schèmes "opératoires", "c'est-à-dire des procédés que l'esprit emploie pour former, ou plutôt pour préparer la conception de ces espèces", "quelque chose comme le rythme d'un vers dont on ne peut retrouver les mots, ou comme le mouvement à vide d'une presse que continuerait une fois encore son geste automatique après avoir imprimé la dernière feuille de papier" . Les schèmes sont alors "transposables", selon une logique analogique, 225 c'est-à-dire non univoque, qui permet de résoudre des problèmes semblables dans des registres très différents. Il suffit de se souvenir des analogies de Panofsky 225 Hamelin. Essai sur les éléments principaux de la réprésentation. P. 178. Cité dans Lalande. Vocabulaire de la philosophie. PUF, 1993. 126 entre architecture, système d'exposition de la pensée, et encore du style de l'écriture dans la postface de Bourdieu. Autrement dit, l'habitus est un "principe générateur durablement monté d'improvisations réglées (principium importans ordinem ad actum, comme dit la scholastique)". Principium dans cette unique citation scholastique dans l'Esquisse, veut dire puissance active, élément informateur d'où jaillit l'action, cause originaire de l'effet; c'est l'intérprétation aristotélicienne de l'reprise par les penseurs du Moyen Age. Schèmes, principes qui "autorisent l'invention sans intention" de l'improvisation reglée, à partir des points d'appui comme des couples de mots, des contrastes d'images, des formules (on peut penser au travail collectif de la poésie orale, depuis Homère jusqu'aux "payadores" de Rio de la Plata). L'agent improvise alors spontanément des réponses aux situations de manière réglée, selon ce système de schèmes historiquement constitués, plus ou moins commun aux membres d'une même société, d'une même famille, c'est-àdire aux individus biologiques qui partagent des conditions matérielles similaires, une même histoire, un même processus éducatif, et par là les actions sont réglées aussi aux habitus des autres. L'habitus a alors une tendance à la réitération de la même manière d'agir, dans la mesure où il tend "à reproduire les régularités immanentes aux conditions objectives de la production de leur principe générateur": c'est l'effet d'hystérésis, ce retard de l'effet sur la cause, propre aux comportements des corps soumis à une action physique (soit électrique, magnétique, etc.) que Bourdieu applique à l'habitus pour mettre en valeur ce qui était chez Thomas d'Aquin un agir de la personne sur soi-même, le fait d'être principe actif et passif de son acte volontaire, et qui chez Bourdieu s'écarte de toute profession de foi métaphysique et personnaliste pour nommer simplement la persistance et l'incorporation dans l'individu biologique des conditions de productions des pratiques et de ces effets. C'est cet effet d'hystérésis qui faisait que les paysans depaysanés des bidonvilles 127 d'Alger se cherchaient une occupation même si celle-ci ne rapportait aucun revenu, et ce pour la seul raison d'accomplir leur tâche d'homme selon l'éthos paysan. Néanmoins, en même temps, l'habitus est en constant ajustement par rapport à la situation, c'est-à-dire aux "potentialités objectives" que l'agent "ressent" dans la situation. Il faut ici se rappeler l'analyse que Bourdieu faisait de la conscience du temps du paysan algérien dans La société traditionnelle : l'agent ne perçoit pas comme horizon de son action une série de possibles abstraits, mais quelques potentialités objectives inscrites et en quelque manière déjà présentes, qui servent à guider sa pratique. L'action même n'est pas le résultat ni de l'hystérésis de l'habitus, ni de la situation (qui ne fonctionne pas comme un stimulus qui suscite une réponse) avec ses conditions objectives. En réalité, "on ne peut rendre raison des pratiques qu'à condition de mettre en rapport la structure objective définissant les conditions sociales de production de l'habitus qui les a engendrées, avec les conditions de la mise en oeuvre de cet habitus, c'est-à-dire avec la conjoncture qui, sauf transformation radicale, représente un état particulier de cette structure ". 226 On peut comprendre ainsi que les stratégies matrimoniales, élaborées commes dans un jeu de cartes (c'est-à-dire dans un jeu d'anticipations miconscientes, presque intuitives et implicites, de l'intention de l'autre), soient fonction "d'une part du capital matériel et symbolique dont disposent les familles en présence, c'est-à-dire plus précisément, de leur richesse en instruments de production et en hommes, ceux-ci étant considérés à la fois comme force politique et par là comme force symbolique, et d'autre part de la compétence qui permet aux responsables de ces stratégies de maximiser le profit procuré par un placement habile de ce capital, c'est-à-dire de la maîtrise pratique de l'axiomatique économique (au sens le plus large du terme) implicitement inscrite 226 Esquisse... P. 179. 128 dans un mode de production des pratiques considérées comme "raisonables" dans le groupe et positivement sanctionnées ". Le "raisonnable" met hors du possible 227 "à titre d'impensable" le moins probable, et fait intervenir "un corps de sagesse semi-formalisé" (dictons, lieu-communs) et les principes inconscients de l'éthos dans chaque "coup" du jeu. Néanmoins, quand la "conjoncture", la situation présente de la pratique, a souffert un bouleversement imprévu et hors du commun, et est devenue trop éloignée de l'ordre du possible concret précèdant, la perception des potentialités du présent (l'évaluation du raissonable) devient impossible, et l'habitus fonctionne à vide, se déchire, produit l'incohérence : c'est le désarroi des déracinés, l'univers incohérent des sous-prolétaires d'Alger, et aussi la détresse des béarnais face à leurs aînés célibataires qui ne pouvaient plus transmettre ni le nom ni la terre. Cela revient à dire que les habitus portent les gens autant que les gens portent leurs habitus (on comprend mieux maintenant pourquoi les aînés béarnais étaient "pris par la terre"), et que ces schèmes de perception qui président toute aperception postérieure sont fondamentalement sociaux. Néanmoins, cela ne revient pas à dire que tous les individus d'une même classe soient interchangeables. Bourdieu met en garde contre l'assimilation de ces schèmes à ceux de l'idéalisme transcendantal. L'historisation des schèmes opérée, ne permet pas seulement de différencier les schèmes des diverses sociétés ou groupes à l'intérieur de chaque société : l'histoire sociale de chaque agent constitue aussi son habitus particulier; "pour parler un langage leibnizien, la vision du monde d'un groupe ou d'une classe suppose tout autant que l'homologie des visions du monde qui est corrélative de l'identité des schèmes de perception, les différences systématiques séparant les visions du monde singulières, prises à partir de points de vue singuliers et pourtant concertés ", "Les expériences (...) s'intégrent dans 228 l'unité d'une biographie systématique qui s'organise à partir de la situation 227 228 Ibid. P. 117-8. Ibid. P. 188. 129 originaire de classe, éprouvée dans un type déterminé de structure familiale" et donne lieu à un style personnel, qui n'est jamais qu'un "écart par rapport au style propre à une époque ou à une classe ". Il reste néanmoins que l'habitus de chaque 229 agent ne peut être conçu que comme un écart de l'habitus de son groupe ou de sa classe. Bref, on peut dire que l'habitus fonctionne aussi comme un opérateur (au sens de la théorie des ensembles, comme élément qui, appartenant à un ensemble, est associé à un autre, en définissant une loi de composition entre les deux) qui met en rapport deux systèmes de relations : d'une part celui de la structure dans laquelle il est produit, d'autre part celui de la structure présente dans laquelle la pratique s'effectue. De cette manière, comme un opérateur aussi de la logique modale, l'habitus par l'effet d'hystérésis, met en jeu sans le savoir (parce qu'il est histoire faite nature, oubli de l'histoire), l'histoire qui l'a constitué (et qui lui est constitutive), et à partir de cette expérience passée mais incorporée, il saisit les potentialités du présent en faisant une mesure pratique et implicite des "possibilités" ou "impossibilités" qui y sont inscrites. Comme Bourdieu le dit : "Si l'habitus peut fonctionner comme un opérateur qui effectue pratiquement la mise en relation de ces deux systèmes de relations dans et par la production de la pratique, c'est qu'il est histoire faite nature, c'est-à-dire niée en tant que telle parce que réalisée dans une seconde nature; l'"inconscient" n'est jamais en effet que l'oubli de l'histoire que l'histoire elle-même produit en incorporant les structures objectives qu'elle produit dans ces quasi-natures que sont les habitus. " 230 Ainsi, l'habitus "est le principe de la continuité et de la régularité que l'objectivisme accorde au monde social sans pouvoir le fonder en raison, en même temps que des transformations et des révolutions réglées, dont ne peuvent rendre compte ni les déterminismes extrinsèques et instantanés d'un sociologisme 229 230 Ibid. P. 189. Ibid. P. 180. 130 mécaniste ni la détermination purement intérieure mais également ponctuelle du subjectivisme volontariste ou spontanéisme. " 231 Le corps et la violence symbolique. Si l'habitus est l'histoire faite nature, c'est parce que l'oubli de l'histoire est une condition de son propre développement. On peut dire que la nature chez Bourdieu est, d'une part une question de croyance sociale, un concept pour nommer l'oubli des conditions et des processus par lesquels les hommes et les femmes sont comme ils et elles sont, et qui sert à la domination symbolique (de ce point de vue, nous pouvons rappeler la fabrication des dans la citée grecque), mais d'autre part, elle nomme le "principe d'opérations" (plus proche du concept scholastique, mais en rupture avec l'identification d'essence, nature et fin) qui a été fait tel par les expériences depuis l'enfance et qui est "enfoui dans le corps". Soit dans le premier ou le second sens, la nature est l'habitus même, considéré comme résultat, comme fait accompli. Le point de départ pour pouvoir penser cette in-corporation de l'habitus c'est l'individu biologique, celui que "l'on ne peut jamais complètement évacuer du discours sociologique dans la mesure, où, immédiatement donné à la perception immédiate (intuitus personae), il est aussi socialement désigné et reconnu (nom propre, personnalité juridique, etc.) et où il se définit par une trajectoire sociale en toute rigueur irréductible à une autre ". Le corps individuel est le lieu de 232 l'habitus, mais compte tenu qu'il s'agit toujours de corps "socialisés", on peut dire qu'il y a un deuxième point de départ, inséparable du premier : ce sont les institutions. Toutes les sociétés prévoient des moyens d'inculcation "qui, sous les apparences de la spontanéité, constituent autant d'exercices structuraux tendant à 231 232 Ibid. P. 185. Ibid. P. 187. 131 transmettre telle ou telle forme de maîtrise pratique ". L'histoire faite nature, est 233 histoire faite corps par l'éducation. La plus grande partie de cette transmission est faite "à l'état pratique", c'est-à-dire sans énonciation, sans discours. La régularité, la logique qui préside à ces pratiques reste implicite, et cette inexplicitation est un aspect essentiel qui va donner sa forme particulière à la logique sousjacente. Nous retrouvons ici les techniques du corps de Marcel Mauss. Le garçon kabyle n'imite pas des modèles, une image d'homme qu'il aurait saisie à travers les actions des autres et à laquelle il veut consciemment ressembler. Il imite tout simplement les actions des autres hommes adultes, qui apparaissent comme légitimes et dignes d'être louées; il mime des actions et des manières, souvent sans avoir la moindre intention de le faire. C'est l'hexis corporelle autorisée des adultes autorisés qui "parle immédiatement à la motricité, en tant que schéma postural qui est à la fois singulier et systématique, parce que solidaire de tout un système de techniques du corps et d'outils et chargé d'une foule de significations et de valeurs sociales ". Il faut noter que le schème seulement peut être objectivé 234 comme schéma, mais ce n'est pas le schéma le principe de l'agir, mais le schème, celui qui s'incorpore, et dont l'incorporation est la réussite du processus d'inculcation : on n'imite pas des modèles, on imite des actions; et on ne reproduit pas des modèles, on produit des pratiques nouvelles, réglées selon les mêmes principes. Comme Merleau-Ponty l'a bien montré (et nous en parlerons tout de suite), cette absence d'explicitation et de passage par la conscience, ne réduit pas l'apprentissage à un jeu mécanique d'essai et erreur. Au contraire, l'acquisition de la série des mouvements, "s'acquiert plus facilement parce qu'elle renferme une structure qui dispense de retenir mécaniquement la totalité des (éléments) pris un à un ". À travers l'assimilation des proverbes, dictons, chants, jeux d'enfants, 235 233 Ibid. P. 191. Ibid. P. 189-90. 235 Ibid. P. 190. 234 132 énigmes, poèmes gnomiques, histoires traditionnelles, et non moins à travers l'apprentissage du maniement de certains outils, la connaissance pratique de la structuration de l'espace de la maison ou du village, l'assistance aux justes d'honneur, échanges de dons, célébration des mariages ou d'autres rituels, "le matériel qui se propose à l'apprentissage de l'enfant kabyle est le produit de l'application systématique d'un petit nombre de principes pratiquement cohérents". La redondance à l'infini qui signifie la présence de ces principes dans toute l'organisation de son monde, depuis les échanges économiques au rituel, depuis la division du travail à l'organisation de l'espace, lui permet de "saisir, sans jamais se la représenter thématiquement, la raison de toutes les séries sensibles et à se l'approprier sous forme d'un principe générateur de pratiques organisées selon la même raison " 236 Saisir n'est pas ici "comprendre", mais "in-corporer", prendre en main, mettre dans le corps. En réalité, "le rapport au corps propre est toujours médiatisé par le mythe ". Dans toutes les sociétés, les fonctions du corps et les expériences 237 corporelles sont socialement qualifiées et par là modifiées. A peu près universellement on trouve aussi que l'organisation de l'espace est faite à partir du corps humain : droite, gauche, devant, derrière, dedans, dehors, dessus, dessous correspondent, même souvent linguistiquement, aux parties du corps ou à des positions par rapport au corps propre. Des mouvements sont aussi socialement qualifiés par rapport aux fonctions du corps (entrer, sortir, avaler, expulser, etc.), et en particulier les émotions sont exprimées en le langage du corps, par les manifestations somatiques correspondantes. Bref, "tout se passe comme si "le langage des organes (...)était commandé par les structures mythiques inscrites dans la langue sociale ". La pratique fait entrer le mythe "dans les tripes", et 238 construit par ce processus, le goût esthétique (dans le sens plus large d' 236 Ibid. P. 190. Ibid. P. 192. 238 Ibid. P. 253. Note 53. 237 133 sensation), la valorisation morale, le "sens des hiérarchies", des "manières", tout ce qui "va de soi" dans chaque société et dont la faillite ou l'absence peut produire des réactions violentes parce que primaires, somatiques. "De même que l'éthos et le goût (ou si l'on veut les aisthesis) sont l'éthique et l'esthétique réalisées, de même l'hexis est le mythe réalisé, incorporé, devenu disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et par là, de sentir et de penser; c'est ainsi que toute la morale de l'honneur se trouve à la fois symbolisée et réalisée dans l'hexis corporelle ". L'homme d'honneur regarde "en face", "lève sa 239 tête", a "une moustache"; la femme "traîne", "marche courbée, les yeux baissés", sa vertu (lahia) faite de pudeur, retenue et réserve "oriente tout le corps féminin vers le bas, vers la terre, vers l'intérieur, vers la maison, tandis que l'excellence masculine (le nif) s'affirme dans le mouvement vers le haut, vers le dehors, vers les autres hommes " 240 L'arbitraire culturel est ainsi enfoncé dans le corps par une espèce de pédagogie clandestine, sous-entendue, implicite, qui valorise les postures, les gestes, les lieux, ("tiens-toi droit", "ne prend pas ton couteau avec la main gauche", "laisse la place à ton aîné", "ne parle pas ici à haute voix", "ne monte pas aux arbres, c'est pour les garçons, pas pour toi"). Cette inculcation produit une trans-substanciation de gestes et détails en soi neutres, en l'expression d'une éthique, d'une métaphysique, d'une politique. Le "respect des formes et les formes de respect" deviennent "la manifestation la plus visible et en même temps la mieux cachée parce que la plus "naturelle" de la soumission à l'ordre établi " 241 Rien de plus évidente et "naturelle" que l'importance donnée à la tenue quand on habille l'enfant pour l'envoyer à l'école; ou le regard sur l'hexis, de ceux qui jugent des candidats pour un poste de travail. 239 Ibid. P. 193. Ibid. P. 194. 241 Ibid. P. 197. 240 134 L'enfoncement de l'arbitraire culturel dans le corps le met hors des prises de la conscience, et donc, hors des tentatives de transformation volontaire. La maîtrise symbolique de ces principes devient seulement possible au prix d'une rupture avec leur arbitraire, d'une prise de distance qui le fait ressortir comme tel dans la mesure où l'habitus constitue le soubassement de la croyance. Enfin, l'introduction de l'habitus et de la stratégie, c'est-à-dire de l'agent assujetti à ses croyances sociales comme à la pesanteur de l'air, c'est l'introduction du temps dans l'analyse, temps réifié comme histoire passée, temps préssenti comme possibilité objective, temps maîtrisé comme "tempo", à la manière du rythme intérieur dans le déroulement des actions dans un roman ou dans le théatre. Et avec le temps, la méconnaissance. C'est la maîtrise du temps dans les échanges qui rend possible la dissimulation de la fonction objective des échanges, c'est-à-dire de la fonction économique. Ce qui fait scandale d'un retour du don sur le tas, c'est le dévoilement de la structure de réciprocité, laquelle doit rester cachée pour nourrir la croyance du désintérésement qui rend possible l'accumulation du capital symbolique. C'est dire que c'est par la voie de cette méconnaissance de la fonction économique que les échanges produisent la forme de capital privilégié dans la société kabyle : le capital symbolique. "Bref, contrairement aux représentations naïvement idylliques des sociétés "précapitalistes" (ou de la sphère "culturelle" des sociétés capitalistes), les pratiques ne cessent d'obéir au calcul économique lors même qu'elles donnent toutes les apparences du désintéressement parce qu'elles échappent à la logique du calcul intéressé (au sens restreint) et qu'elles s'orientent vers des enjeux non matériels et difficilement quantifiables ". Le gaspillage économique dans ces 242 sociétés (à l'occasion d'un mariage ou d'une fête religieuse) obéit à une logique d'accumulation de prestige, d'alliances, de dettes qui obligent, qui fait le vrai capital des grandes maisons. 242 Ibib. P. 235. 135 Cette diversification de la notion de capital et des différentes formes d'accumulation et d'échange ouvre la voie à une économie générale des pratiques, dont la pratique économique n'est qu'un cas particulier. La Distinction constituera une importante exploration de cette économie des pratiques, et de l'univers du capital symbolique. 136 Sixième référence, la phénoménologie : Husserl et Merleau-Ponty. Le rapport de Bourdieu à la phénoménologie, comme François Heran le remarque , donne à penser. Tout d'abord il faut rappeler que ce courant a été 243 présent et accueilli positivement pendant ses années de formation. En parlant de Weil, Koyré et Guéroult, Bourdieu commente dans Choses dites : "Tous ces gens étaient hors du cursus ordinaire, mais c'est un peu grâce à eux, à ce qu'ils représentaient, c'est-à-dire une tradition d'histoire des sciences et de la philosophie rigoureuse (et grâce aussi à la lecture de Husserl, encore très peu traduit à l'époque), que j'essayais, avec ceux qui, comme moi, étaient un peu fatigués de l'existentialisme, d'aller au-delà de la lecture des auteurs classiques et de donner un sens à la philosophie"; et un peu plus loin : "Merleau-Ponty occupait une place à part, au moins à mes yeux. Il s'intéressait aux sciences de l'homme, à la biologie, et il donnait l'idée de ce que peut être une réflexion sur le présent immédiat (...) capable d'échapper aux simplifications sectaires de la discussion politique. Il paraissait représenter une des issues possibles hors de la philosophie bavarde de l'institution scolaire..." . 244 Plus encore, comme il résultera de la lecture du présent chapitre, mis exprés à la suite de l'Esquisse d'une théorie de la pratique, il y a dans ce texte une ressemblance de langage, parfois de problématique, et plusieurs concepts assez proches de ceux de la phénoménologie. Le fait que les citations ne soient pas nombreuses, ne cache pas l'arrière-fond phénoménologique du texte. Néanmoins, le fait que l'Esquisse renvoit la phénoménologie comme un des membres du couple épistémologique rejeté, complexifie les choses. Pourtant, la manière dont ce renvoi est fait, semble suggérer que la cible de Bourdieu n'est pas ici la phénoménologie d'Husserl directement mais plutôt une certaine version, (dont 243Héran, François. La seconde nature de l'habitus. Revue Française de sociologie, XXVIII, 1987, 385416. 244 Choses dites, Op.cit. P.13-15. 137 nous savons par ailleurs par Héran qu'elle n'était pas de première main, mais une certaine lecture, médiatisée par Schütz) : celui des ethnométhodologues. Finalement, il est bon de mettre au clair le fait que, quelle que soit la proximité ou de la dette de Bourdieu par rapport à la phénoménologie, on ne peut se contenter d'inscrire son projet dans ce courant, comme on peut le faire avec le projet de Schütz ou même de Merleau-Ponty. Nous pensons que cette référence, comme les autres que nous avons essayé de dégager auparavant, fait partie des schèmes implicites de son habitus intellectuel (pour le dire dans les termes de l'Esquisse), comme l'arrière-fond d'une formation philosophique, qui a été sélectionné et interprété à partir d'un intérêt spécifique de connaissance qui est le vrai générateur et structurateur, et qu'il faudrait chercher plutôt du côté des expériences sociales de la propre trajectoire et du propre travail de recherche, et qu'on peut soupçonner à partir du processus historique de construction de la problématique scientifique, telle que nous essayons de la comprendre. À quel point cet habitus philosophique de Bourdieu a été refaçonné par un type d'intérêt et par des questions venues d'ailleurs du champ philosophique, c'est le problème que nous chercherons à explorer, mais qui seulement pourrait être approfondi par une étude de sa trajectoire sociale et scientifique. Nous avons l'impression par exemple, que la préoccupation d'éliminer tout type d'ethnocentrisme dans les sciences sociales, est un fait plus structurant de son travail que n'importe quelle influence théorique, qui restera en tout cas toujours instrumentale. Plus encore, que la transposition à la sociologie conçue comme un métier d'observation systématique et d'expérimentation épistémologique sur le terrain de l'histoire, fait subir à n'importe quelle idée philosophique un vrai changement de nature qu'on ne peut ignorer. Néanmoins, le fait que Husserl a utilisé aussi le mot habitus, nous mène à exposer brièvement la particularité de son usage, àfin de reconstituer l'arrièrefond théorique, qui, sélectionné selon un intérêt de connaissance spécifique, et 138 devenu exemplification d'un schème de pensée, nous aide à nous rapprocher de l'habitus de Bourdieu (le concept, bien sûre, mais aussi ses schèmes générateurs). L'habitus chez Husserl. Chez Husserl, nous trouvons l'habitus principalement dans deux textes : Méditations cartésiennes (1929) et Expérience et Jugement (1939). Hanté par l'absence de fondements et d'unité des sciences particulières, Husserl attribue à la phénoménologie la tâche de développer une ontologie universelle et concrète (à la fois théorie des sciences concrète et universelle, et logique concrète de l'être). Pour aboutir a cette fin, il faut d'abord constituer une "égologie solipciste" (c'està-dire, l'élucidation transcendantale de l'ego réduit), une science entièrement apriorique, qui donnerait un fondement épistémologique indubitable à toute science empirique postérieure et à "toute philosophie universelle authentique". C'est cette exploration de l'ego transcendantal qui s'annonce dans les Méditations Cartésiennes. La réduction phénoménologique du "je" nous envoie au flux de la conscience. Depuis les leçons de 1905 sur la conscience intime du temps, Husserl decrivait le flux de la conscience comme constitué d'un "maintenant" dont fait partie une "rétention" comme pré-souvenir qui est encore présent, et une "protention", qui n'est qu'une anticipation du futur, à la manière dont nous anticipons la suite d'une mélodie, dont nous sommes portés par sa structure. De cette manière, chaque "maintenant" contient en soi l'instant immédiatement antérieur, qui sombre progressivement dans le passé (Husserl propose l'image de la queue d'une comète), mais qui reste toujours là, prêt à être réactualisé par le souvenir comme tel, lequel est un acte second par rapport à la protention. L'intentionnalité nomme alors (déjà dans Idées directrices I) le fait que la conscience est toujours tournée vers "toutes sortes d'objets" qui "vont se fondre 139 dans l'unité intuitive d'un champ d'objets de conscience" , c'est-à-dire que le 245 "regard sur, le mouvement du moi qui se tourne vers" ne fait pas partie de l'essence de l'intentionnalité, mais c'est une de ses modalités particulières. Ces modes inactuels des choses qui restent dans l'arrière-plan, faisant partie du champ de perceptions potentielles, sont aussi par essence déjà "conscience de quelque chose", et donc sont perçus, même s'il faut un mouvement attentionel pour qu'ils soient aperçus. Dans Méditations cartésiennes, il est clair que l'évidence immanente d'un acte singulier ne suffit pas pour garantir un être durable et stable, un monde réel ou idéal : il faut pouvoir "'toujours revenir' à la réalité perçue elle-même, en des chaînes formées par des évidences nouvelles qui seront la 'reproduction' de l'évidence première ": "Toute évidence 'crée' pour moi un acquis durable ", 246 247 toujours susceptible d'être reactualisé dans la durée immanente de la conscience. L'ego transcendantal se constitue donc lui-même comme un courant de vie intentionnelle. Mais en même temps l'ego se saisit aussi lui-même comme moi, comme moi identique, qui vit les différents états de conscience, comme pôle d'identité et d'unité des cogitations. Ceci est possible dans la mesure où le moi n'est qu'un substrat d'habitus. Tout acte passe dans le flux temporel de la conscience, mais s'il a "un sens objectif nouveau" (par exemple, l'affirmation pour la première fois de l'existence d'un être) il fait acquérir au moi, une nouvelle propriété qui restera en permanence, et pa seulement comme souvenir, mais aussi comme "avoir été": "tant qu'elle est valable pour moi, je peux "revenir" vers elle à plusieurs reprises et je la retrouve toujours comme mienne, comme m'appartenant en tant qu'habitus; je me retrouve moi-même comme un moi qui est convaincu, comme 245 Husserl, E. Idées directrices pour une phénoménologie. Gallimard, 1950. P. 284. Husserl, E. Méditations Cartésiennes. Vrin, 1996. P. 106. 247 Ibid. 246 140 un moi permanent déterminé par cet habitus persévérant.(...) L'acte vécu s'écoule, mais la décision demeure ". Si la décision a eu comme conséquence une action, 248 on reconnaît cette dernière comme propre et elle demeure dans le moi sous le mode de l'accomplissement. Mais si on renie de actions et ses décisions, on se transforme soi-même, mais en gardant toujours "un 'style' constant, un 'caractère personnel' ". 249 Husserl distingue donc le moi, pôle identique, substrat d'habitus, de l'ego concret du courant multiforme de la vie intentionnelle; mais si l'ego est condition du moi, l'ego ne peut pas donner consistance à ses objets, sans l'habitus correspondant, par lequel l'objet perçu lui appartient en permanence. Ce sont ces acquisitions permanentes qui constituent le milieu familier, "avec ses horizons d'objets inconnus encore (...) que j'anticipe déjà dans leur structure formelle d'objets ". C'est dans l'unité d'une histoire que l'ego se constitue, mais l'analyse 250 trouve toujours un ego pour lequel un monde existe déjà. C'est le problème de la genèse égologique, qui se déroule entre la passivité de ce qui est déjà là, et l'activité de celui qui engendre. Si d'un côté, les actes du moi constituent des objets nouveaux à partir des objets déjà donnés (c'est la synthèse active), de l'autre côté il le fait toujours à partir des choses qui apparaissent comme déjà données toutes faites": c'est la synthèse passive qui se présente à l'ego sous forme d'habitus, et "qui englobe ainsi l'oeuvre de la synthèse active ". 251 L'ego est alors toujours "entouré" d'objets qui, en devenant actuels, l'affectent et l'incitent à l'action. C'est par les habitus que le monde est toujours déjà là dans le moi, et que sa vie reste toujours "expérience possible et réelle" de ce qui lui est étranger : "La totalité de la constitution du monde, existant pour moi, ainsi que sa division ultérieure en systèmes constitutifs d'appartenances et de ce qui m'est étranger, est donc inhérente à mon être psychique. Moi, le 'moi 248 Ibid. P. 116. Ibid. P. 117. 250 Ibid. P. 118 251 Ibid. P. 135. 249 141 humain' réduit, je suis donc constitué comme membre du 'monde', avec une 'extériorité' multiple; mais c'est moi qui constitue tout cela, moi-même, dans mon âme, et je porte tout cela en moi comme objet de mes 'intentions' ". L'intérieur est 252 donc extériorité, et l'extérieur est intériorisé par la médiation de l'habitus, qui fonctionne comme potentialité prête à l'actualisation et comme dépôt de l'activité passée. Ce monde qui est déjà là pour nous grâce à l'habitus, et avant que s'instaure toute activité de connaissance, c'est le monde de la vie humaine, qui est donné sous la forme d'une certitude simple, comme expérience anté-predicative, c'est-àdire avant tout jugement de prédication : "avant que s'institue le mouvement de la connaissance, l'objet de la connaissance est déjà là, comme une puissance, qui va devenir entéléchie.(...) (Il) nous affecte comme intervenant à l'arrière-plan de notre champ de conscience. " Ce monde présupposé par toute activité de 253 connaissance est présupposé aussi par toute autre pratique : il est un sol de croyance passive universelle en l'être. Le monde se présente donc avec une évidence incontestable, qui peut être mise en question par rapport à "l'être ainsi", mais non de manière absolue. Néanmoins, il faut remarquer que l'expérience immédiate du monde, n'est pas originaire : ce monde "ne nous est jamais donné que comme un monde que nous-mêmes ou d'autres, desquels nous recevons un capital d'expériences par la participation, l'éducation, la tradition, nous avons déjà aménagé logiquement par des jugements, des connaissances ". L'expérience immédiate du monde est 254 toujours déjà organisée et classée par des "formes de classification", par une connaissance du monde mêlée de méconnaissance. Ces connaissances (par exemple, les résultats de la connaissance scientifique faites sens commun, comme quelque chose qui dans notre culture "va de soi", et la conception de l'espace et le 252 Ibid. P. 162. Husserl, E. Expérience et jugement. Puf, 1991, P.33. 254 Ibid. P. 49. 253 142 temps objectifs qu'y sont engagés) "revêtent" le monde et cachent le sol originaire. Il faut donc retourner à l'expérience pré-prédicative et retrouver l'évidence doxique ultime du monde, pour fonder tout jugement postérieur. Cette expérience ultime "prise dans son immédiateté ne connaît ni espace exact, ni temps ou causalité objectifs". Plus encore : "Parler des objets de la science, qui comme telle recherche une vérité valable pour tout homme, c'est parler non pas des objets de l'expérience, tels qu'ils sont purement éprouvés et déterminés, dans les actions catégorielles, sur le fondement de la pure expérience, et trouvent une formulation adéquate dans les propositions prédicatives considérées comme les formations achevées qui résultent de ces actions". "Ainsi, par leur nature, les activités logiques d'idéalisation et de mathématisation, celles-ci présupposant celles-là -on peut dire de manière générale : les activités de géométrisation- se distinguent des autres activités catégorielles. " Il faut se défaire de ces 255 idéalisations pour retrouver l'expérience ultime. Dans cette expérience originaire, nul objet nous est entièrement inconnu, nul objet est isolé et séparé "mais est toujours déjà un objet situé dans un horizon de familiarité et de pré-connaissance typiques. " On l'a déjà vu, chaque 256 "maintenant" retient et anticipe en accord avec ce qui a été déjà vécu auparavant : "Ce vécu lui-même, et le moment objectif constitué en lui, peut être 'oublié'; mais pour autant il n'a en aucune manière disparu sans laisser de trace, il est seulement devenu latent. Il est, quant à ce qui a été constitué en lui, une possession en forme d'habitus ". Ce dépôt de connaissances en forme d'habitus où l'objet est enfoncé 257 dans la passivité, constitue néanmoins une première détermination de la conscience sous la forme d'anticipation. Et les habitus jouent ainsi un rôle clé (une fois de plus, comme médiateur) dans les différents degrés du processus d'objectivation, qui va de l'expérience 255 Ibid. P. 51. Ibid. P. 143. 257 Ibid. 256 143 anté-prédicative jusqu'aux degrés les plus formalisés de la science : dans chaque degré c'est l'habitus qui maintient disponibles et durables les résultats et prépare aussi le degré suivant plus formalisé. On peut donc dire, que chez Husserl l'habitus est le médiateur entre le passif "déjà-là" et l'activité de la connaissance, et constitue en même temps le dépôt du sol doxique du monde de la vie. On peut soupçonner jusqu'à quel point les analyses d'Husserl ont pu fonctionner à l'arrière-plan des analyses de l'Esquisse, depuis la réintroduction du temps dans l'échange de dons jusqu'à la réflexion sur l'objectivation scientifique. Merleau-Ponty et l'habitude. C'est à la lecture de Merleau-Ponty qu'on trouve simultanément les analogies les plus frappantes, et le point de rupture le plus notoire, entre le projet de Bourdieu et celui de la phénoménologie. Comme Bourdieu, Merleau-Ponty pose chaque fois son problème à partir d'alternatives à surmonter : entre vitalisme et mécanisme, dans La structure du comportement; entre empirisme et intellectualisme dans Phénoménologie de la perception. Dans un cas comme dans l'autre il s'agit de dépasser le dualisme hérité de Descartes retraduit dans un dualisme de méthodes et de conceptions épistémologiques. En référence à la relation entre les sciences et la philosophie, Merleau-Ponty rappelle l'évolution d'Husserl, qui au début de sa carrière se proposait de fonder philosophiquement les sciences d'une manière a priori, par l'étude des essences des objets de chaque discipline (l'essence du langage par exemple, pour fonder la linguistique). Pour accomplir cette tâche, il avait recours à l'imagination transcendantale, qui permettait de varier imaginairement les faits, pour délimiter l'essence comme l'invariant. Néanmoins, dans ces derniers travaux, Husserl avait 144 renoncé à cette procédure, et s'était rendu compte que ce glissement hors des conditionnements historiques était impossible. Et dans une lettre à Lévy-Bruhl, il exprime que la philosophie se doit d'assumer l'ensemble des acquis des sciences, et donc, le relativisme historique, pour reprendre l'autonomie de la raison (par conséquent, de la philosophie) après le savoir positif, mais non avant . 258 Dans cette interrelation philosophie-sciences, qui caractérise le travail de Merleau-Ponty, celui-ci pense sa tâche philosophique par opposition à l'objectivisme, et cette unilatéralité peut expliquer -au moins en partiel'emplacement de la phénoménologie dans l'Esquisse d'une théorie de la pratique. En parlant de sociologie, Merleau-Ponty pose le problème, en termes généraux, d'une manière proche de celle de Bourdieu : "En ce qui concerne le social, il s'agit en somme de savoir comment il peut être à la fois une "chose" à connaître sans préjugés, et une "signification" à laquelle les sociétés dont nous prenons connaissance ne fournissent qu'une occasion d'apparaître, comment il peut être en soi et en nous ". Néanmoins, c'est dans le chemin de la résolution 259 qu'on trouve le partage. Pour Merleau-Ponty, le problème se résout par une répartition des tâches : pendant que la sociologie s'occupe de décrire des "choses", la "signification" est l'affaire de la philosophie, au point que quand le sociologue interprète, il est déjà philosophe. Et ce travail philosophique commence par un changement de point de vue : si la science atteint son but par le moyen d'une schématisation, la philosophie doit confronter ces résultats avec une "expérience intégrale", c'est-à-dire, l'expérience vécue de la conscience subjective: "la philosophie est bien, est toujours, rupture avec l'objectivisme, retour des constructa au vécu, du monde à nous-mêmes ". 260 C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre son allusion au travail de Marcel Mauss sur les techniques du corps : "le tableau qu'on nous présente n'est 258 Cf. Merleau-Ponty, M. Les sciences de l'homme et le phénoménologie. SEDES, 1975. Merleau-Ponty. La philosophie et la sociologie, dans Eloge de la philosophie., Gallimard, 1960. 260 Ibid. P. 259 145 qu'une invitation à imaginer, à partir de notre expérience du corps, d'autres techniques du corps. Celle qui se trouve actualisée en nous n'est jamais réduite à la condition d'un simple possible parmi tous, puisque c'est sur le fond de cette expérience privilégiée, où nous apprenons à connaître le corps comme principe "structurant", que nous entrevoyons les autres "possibles", si différents qu'ils soient d'elle. Il importe de ne jamais couper la recherche sociologique de notre expérience de sujets sociaux ". Le rapprochement avec le propos de Bourdieu de 261 réintroduire le point de vue de l'agent est clair, mais il reste que pour lui, cette introduction n'est qu'une partie d'une tâche majeure : il faut réintroduire le point de vue de l'agent, non pour rester chez lui, mais pour retrouver la totalité du fait social, en retrouvant le point d'intersection entre l'agent et la structure, c'est-à-dire l'habitus, et en sortant ainsi des limites de la conscience. Cela, en restant à l'intérieur du travail proprement sociologique : le point de vue de l'agent fait partie du fait social comme fait objectif. On peut conclure que le fait de ramener la phénoménologie dans l'Esquisse à l'un des couples à refuser, est une prise de position stratégique de Bourdieu : en tirant profit des analyses de la phénoménologie pour opérer la réintroduction de l'agent dans la science sociale à pensée relationnelle, il lui faut marquer nettement sa différence : la réintroduction de l'agent, ce n'est pas le retour à la philosophie de la conscience, ni à la recherche des essences, ni à l'expérience vécue. Ce n'est pas non plus une ré-assomption des résultats de la sociologie ou de l'ethnologie dans un projet philosophique pré-conçu; c'est simplement l'essai de restituer le fait social total par la multiplication des points de vue et des approches, tâche qui restera encore incomplète sans l'objectivation du lien d'objectivation, c'est-à-dire l'effort pour surmonter l'obscurité de la conscience, qui n'est jamais transparente à elle-même (au point que cette tâche de réflexivité sera finalement une tâche collective). 261 Ibid. P. 102. 146 Evidemment, à l'intérieur de cette réflexion, reste ouvert le problème des rapports entre philosophie et sociologie, et plus géneralement, philosophie et sciences de l'homme. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Cela dit, nous pouvons revenir sur le corps et l'habitude chez MerleauPonty. Mécanisme et vitalisme sont deux versions du réalisme qu'il rejette parce qu'elles ont en commun de penser le corps comme une "masse matérielle partes extra partes"; de la même façon, ni l'empirisme ni l'intellectualisme n'arrivent à expliquer la perception parce que l'un comme l'autre est encore lié au réalisme et à la pensée causale. Si la gestalt-théorie, après avoir proposé le concept qui pourrait surmonter le dualisme (le concept de structure), s'égare en proposant deux étages liés par l'isomorphisme, c'est parce qu'elle reste prisonnière "des résultats de la science et du monde", condamnée à devoir choisir entre "la raison ou la cause" . 262 Pour repenser et le comportement et la perception, il écarte le concept de réflexe tel qu'il est pensé par la réflexologie , et le concept de schéma corporel 263 de l'associationisme . Si la conscience du corps propre peut être une "forme", 264 c'est parce que la spacialité du corps n'est pas une "spacialité de position", mais une "spacialité de situation"; parce que le corps est "polarisé par ses tâches"; il "existe vers elles", il "se ramasse sur lui-même pour atteindre son but, et le schéma corporel est finalement une manière d'exprimer que le corps est au monde ". L'espace du corps n'est pas un morceau de l'espace objectif, parce que 265 le corps propre est la condition de posibilité de la perception de l'espace : si je n'étais pas corps, point d' espace pour moi. L'espace corporel et l'espace extérieur 262 Merleau-Ponty, M. Phénoménologie de la perception. Gallimard, 1945. p. 61. Merleau-Ponty, M. La structure du comportement. PUF, 1990. P.48. 264 Ibid. P. 116. 265 Ibid. P. 117. 263 147 forment ainsi une unité orientée vers l'agir (mon agir) : c'est un "espace pratique" . 266 Dans cet espace pratique, le corps et les objets d'usage sont accordés par des correspondances, liés par des fils intentionnels, par des axes d'orientation qui ont une valeur symbolique (symbolique, dans le sens du comportement supérieur, par opposition aux "formes syncrétiques" et "amovibles" ) : "Entre l'aspect actuel du 267 vêtement placé devant moi, les positions qu'il peut occuper dans l'espace (par exemple quand je le prendrait et le placerai derrière moi pour le revêtir) et les régions droite et gauche de mon propre corps s'établit une série de correspondances réglées, qui permettent de manier le vêtement sans hésitation ". 268 C'est ainsi que le maniement des objets ne passe pas par l'objectivation : "seul le spectateur, qui prête au sujet du mouvement sa représentation objective du corps vivant " peut croire que quand quelqu'un touche la jambe qui lui fait mal, il a une 269 représentation de sa jambe et il "sait" où elle est dans l'espace. Ce type d'analyse, qui en se plaçant dans le corps phénoménal (par opposition au corps objectif) dépasse et l'empirisme et l'intéllectualisme, est appelé par Merleau-Ponty, analyse "existentielle ". La vie de la conscience -qui 270 est vie de connaissance, de désir et de perception- apparaît sous-tendue "par un arc intentionnel, qui projette autour de nous notre passé, notre avenir, notre milieu humain, notre situation physique, notre situation idéologique, notre situation morale", et il fait l'unité des sens et de l'intelligence, de la motricité et la sensibilité. C'est dire que c'est l'intentionnalité qui organise en pôles l'entourage de notre agir, et qui, en même temps, fait l'accord entre l'espace du corps propre et l'espace des choses. 266 Cfr. Ibid. P. 119. Cfr. La structure du comportement. Op.cit. P. 114. 268 Ibid. P. 98. 269 Phénomenologie de la perception. Op.cit. P. 123. 270 Ibid. P. 158. 267 148 Nous saisissons alors, "des réalités éprouvées plutôt que des objets vrais"; la signification pour nous s'anticipe ainsi avant la perception. L'exemple de Merleau-Ponty sera repris par Bourdieu : "Le terrain de football n'est pas, pour le joueur en action, un "objet", c'est-à-dire le terme idéal qui peut donner lieu à une multiplicité indéfinie de vues perspectives et rester équivalent sous ses transformations apparentes. Il est parcouru par des lignes de force -articulé en secteurs (par exemple les "trous" entre les adversaires) qui appellent un certain mode d'action, la déclenchent et la portent à l'insu du joueur. Le terrain ne lui est pas donné mais présent comme le terme immanent de ses intentions pratiques; le joueur fait corps avec lui et sent par exemple la direction du "but" aussi immédiatement que la verticale et l'horizontale de son propre corps " 271 C'est précisément par rapport au corps propre et à son arc intentionnel que l'organisme perçoit l'espace et s'oriente en lui : c'est la raison pour laquelle il faut faire un effort pour s'orienter avec une carte dans un espace familier, ou faire une mimique motrice quand nous voulons expliquer un trajet pratiqué habituellement, mais que nous avons du mal à nous représenter mentalement : "ce recours prétendu aux données tactiles est en réalité un recours à l'espace vécu, par opposition à l'espace virtuel dans lequel nos indications se situaient d'abord. " 272 Dans cet espace orienté et maîtrisé pré-réflexivement, il y a un lieu important pour les habitudes. Merleau-Ponty ne reprend presque pas le terme latin, parce qu'il fait rejoindre dans ces travaux la phénoménologie et la psychologie scientifique , où l'habitus a déjà une histoire, et il pourrait apparaître 273 trop chargé de métaphysique et de morale. Néanmoins, dans La phénoménologie de la perception, il reprend deux fois le terme d'Husserl, peut-être pour indiquer qu'il parle de l'expérience doxique qui fonde le monde humain : "le corps humain, 271 La structure... Op.cit. P. 176. Ibid. P. 128. 273 Dans Les sciences de l'homme et la phénoménologie, cours donné en 1975, Merleau-Ponty identifie intuition des essences et induction (parce qu'il y aurait une bonne partie de "variation imaginaire" dans l'induction, du fait qu'on ne peut jamais épuiser les expériences possibles) pour unifier la psychologie scientifique et la psychologie phénoménologique. 272 149 avec ses habitus qui dessinent autour de lui un entourage humain, est traversé par un mouvement vers le monde lui-même ". Dans le reste du texte, où il parle 274 certainement au niveau psychologique, il emploie le Français "habitude". L'idée centrale de Merleau-Ponty ici est que, conforme à son refus de l'associationnisme et de la réflexologie, l'habitude n'est pas un automatisme, une accoutumance mécanique. Les habitudes linguistiques ou la danse, par exemple, ne sont pas des éléments qui se suivent les uns aux autres parce que accolés par l'accoutumance : il n'y a pas des éléments, mais une structure comme celle d'une mélodie, où les premières notes "assignent à l'ensemble un certain mode de résolution", où en même temps on peut faire une transposition qui rende méconnaissables les notes prises une à une, mais qui ne change pas l'ensemble. "La coordination des mouvements ou des mots est la création chaque fois d'une unité de sens. De la même manière, il faut que la phrase d'un orateur s'organise, pour ainsi dire, toute seule, comme il arrive en fait dans l'usage normal du langage, la conscience des moyens d'expression pour eux-mêmes, la contemplation des "images verbales" étant déjà un phénomène pathologique ". 275 Plus encore, si notre corps n'a pas d'instincts définis dés la naissance, il ne manque pas de nous donner "la forme de la généralité", mais s'il prolonge nos actes en dispositions, ce n'est pas à la manière d'une coutume, "puisque la coutume présuppose la forme de passivité de la nature". Si le corps est notre manière d'avoir un monde (non seulement un milieu), le signifié doit faire partie de nos habitudes. En fait, une danse, un mouvement gymnastique, construisent un signifié, dont l'apprentissage ne passe pas par la conscience : c'est le corps qui l'apprend. Comme dit Merleau-Ponty : "L'habitude n'est qu'un mode de ce pouvoir fondamental. On dit que le corps a compris et l'habitude est acquise lorsqu'il s'est laissé pénétrer par une signification nouvelle, lorsqu'il s'est assimilé 274 275 Phénoménologie... Op.cit. P. 377, et aussi p. 160. La structure... Op.cit. P. 97. 150 un nouveau noyau significatif ". Une danse nouvelle, par exemple, est apprise en 276 intégrant les mouvements déjà connus de la marche et de la course sous un nouveau signifié, une nouvelle "formule" de mouvement qu'il faut "attraper" dans un apprentissage directement corporel. Il s'agit de la "saisie motrice d'une signification motrice". Le fait de conduire une voiture est particulièrement intéressant : quand on voit qu'on peut passer par quelque espace étroit, on ne le sais pas parce que on a mesuré les distances objectives : on a simplement considéré la voiture comme une prolongation du corps propre : elle était "une puissance volumineuse, l'exigence d'un certain espace libre". Si on change la voiture habituelle, il faut quelque temps pour "s'incorporer" la nouvelle, de la même manière qu'il faut certain temps pour s'habituer à suivre un nouveau partenaire de danse. L'habitude n'est ni une connaissance, ni un automatisme. Merleau-Ponty se demande : "qu'est-t-elle, donc?. Il s'agit d'un savoir qui est dans les mains, qui ne se livre qu'à l'effort corporel et ne peut se traduire par une désignation objective. " Quand nous tapons à la machine, nous ne savons pas vraiment où 277 sont les lettres sur le clavier, le mot n'est pas épelé, et le mouvement qui le traduit non plus. C'est, encore une fois, un apprentissage corporel, qui nous révèle notre ancrage corporel dans le monde. La conscience est alors "un réseau d'intentions significatives, tantôt claires pour elles-mêmes, tantôt au contraire vécues plutôt que connues". Et l'ensemble de nos habitudes, en donnant la forme de la généralité, la signification et la régularité aux mouvements sont "un corps impalpable pour le moi de chaque instant. " 278 276 Phénoménologie... Op.cit. P. 171. Ibid. P. 168. 278 La structure... P. 227. 277 151 Un bilan provisoire. Après le chemin parcouru, il faudra s'arrêter brièvement, pour faire un bilan rapide, qui nous permettra de mieux comprendre l'itinéraire suivi, et de tirer quelques conclusions de notre recherche, afin d'entreprendre la deuxième partie avec quelques certitudes, des hypothèses, et quelques questions à poser aux textes de Bourdieu que nous allons analyser par la suite. Au long de cette première partie, nous avons essayé de tenir ensemble deux grands fils : d'un côté, le développement de la problématique qui a conduit Bourdieu à avoir besoin d'un concept intermédiaire entre objectivisme et subjectivisme; problématique qui engage à la fois et des questions épistémologiques, l'élaboration d'une manière de voir et surtout de faire la sociologie, et des éléments d'une conception de la société, plus ou moins séparables de sa pratique scientifique comme pratique, mais inséparables si l'on veut comprendre pourquoi celle-ci est devenue ce qu'elle est. L'autre fil, c'est la tradition philosophique et sociologique autour du concept d'habitus, dont Bourdieu se sert (en la reprenant, en marquant des écarts, en la reformulant) pour construire un ensemble d'hypothèses cohérentes qui constitue et sa pratique de recherche, et sa conception de la société. Depuis Travail et travailleurs en Algérie, nous avons trouvé chez Bourdieu un souci en même temps éthico-politique et scientifique autour du processus d'objectivation et ses conséquences sur la compréhension des sociétés. Dans l'effort pour atteindre et dire la vérité sur le monde social colonisé d'Algérie, peut-être fallait-il se garder d'un ethnocentrisme aveuglant plus enfouit dans la pratique sociologique que ce qu'on pouvait penser. Si les conditions matérielles de l'existence influencent les attitudes des agents par la médiation de la perception qu'ils ont de leur condition, alors, d'un côté, il faut penser que la dépossession coloniale la plus destructive est celle qui est entrée dans les 152 cerveaux (des dominantes et des dominés); et d'un autre côté il faut avouer que la "thématisation", la conscience explicite et "contemplative" du savant, est liée à certaines conditions sociales et économiques de possibilité. Bref, remarquer la différence entre prévision (calcul conscient des possibles abstraits) et prévoyance (anticipation des possibles concrets inscrits dans la situation), et découvrir que les sous-prolétaires algériens n'arrivent pas à concevoir un projet si ce n'est quand ils sont au-dessus d'un certain seuil économique, tout cela aboutit à constater que les opérations intellectuelles de deuxième dégrée par rapport à la pre-reflexivité de la perception quotidienne du monde de la pratique, sont difficilement réalisables en dehors de certaines conditions matérielles de possibilité. De l'autre côté de la Méditérranée, la doxa de la sociologie spontanée des béarnais, démentie partiellement par l'objectivation du sociologue, posait la question des conditions de la cécité et de la lucidité, et du savant, et des agents sociaux. Simultanément, la recherche de la médiation par laquelle la crise de la société paysanne se traduisait en célibat qualifié (des héritiers) dans le nouveau marché libre de circulation des femmes, conduisait à étudier les schèmes, sociaux et historiquement construits, de perception des agents, et l'image citadine des paysans. Celle-ci, intériorisée par les paysans mêmes, définissait sa tenue, ses vêtements, ses techniques corporelles, comme un système d'attitudes naturalisées, sur lequel la conscience n'avait pas de prise, ni pour les femmes "citadinisées" qui refusaient d'épouser un paysan, ni pour les paysans eux-mêmes, qui ne comprennaient pas la cause de son malheur. Le changement de terrains et de discipline entre les années 1964 et 72 n'a pas changé mais approfondi le noyaux de problèmes et la méthode. À l'université, dans la pratique photographique, dans les musées, les schèmes de perception du social, qui classent choses, personnes et pratiques, rappellent que la sociologie de la connaissance se développe entre la reconnaissance et la méconnaissance qui sont à la base de la domination symbolique. Les conséquences discriminatoires 153 des catégories de l'entendement professoral n'étaient pas sans rapport avec la méconnaissance des conditions de possibilité de l'esthétique pure, non moins discriminatoire. D'ailleurs, la saisie des régularités objectives restait toujours comme un premier pas de construction de l'objet sociologique, lequel n'était pas considéré en totalité tant qu'on n'essayait pas de comprendre et les pratiques des agents et la perception qu'ils avaient de ses pratiques. Finalement, dans l'Esquisse, Bourdieu fait un retour sur ses travaux d'ethnologie en Kabylie, et là il fait le passage de la règle aux stratégies; il réintroduit le temps dans les échanges et étudie des rituels qui lui montrent que la logique pratique n'est pas la "logique-logique". De cette manière, il apparaît évident que l'objectivation du lien d'objectivation l'emporte loin du structuralisme mais aussi du subjectivisme. Pour comprendre les stratégies, les échanges ou les rituels, il fallait réintroduire l'agent des pratiques sociales dans les structures, afin d'élaborer une théorie de la production des pratiques comme pratiques et de voir réapparaître là, non un sujet autocréateur, mais les conditions de la constitution de l'agent comme tel. Il fallait rompre alors avec les sous-entendus et de l'objectivisme et du subjectivisme, d'où, au fond, la conviction que le sujet et l'objet ne communiquent point : qu'on reste toujours enfermé entre l'explication physicaliste des choses et l'exploration herméneutique de la subjectivité. Il fallait rompre ainsi avec la projection du savant à l'intérieur de l'agent : ne plus penser les pratiques comme une oscillation entre l'automatisme pur et l'exécution de la pensée pure. Il n'est pas étonnant que pour dépasser ce dualisme de la machine et de la conscience, il ait fallu chercher un vieux concept pré-modern, pré-cartésien. À la racine du concept d'habitus, nous trouvons l'idée de possession, de quelque chose de l'action qui retombe sur et qui reste dans celui qui agit. L'd'Aristote est alors une disposition durable et difficile à mouvoir, qui 154 constitue la manière d'être et d'agir, qui explique la capitalisation de l'individu, capitalisation qui configure l'excellence intellectuelle et morale. À la suite d'Aristote, l'habitus chez Thomas D'aquin résout une question éthique et théologique centrale dans son monde : il est une qualité référée à la nature selon laquelle l'âme est bien ou mal disposée à atteindre sa fin propre ou à la rater. Il est alors une quasi-nature qui se constitue parce que l'homme est principe actif et passif de ses actions, et qui fait le lien entre la temporalité humaine et son destin éternel. Depuis Weber et Durkheim la sociologie a eu recours à ce concept ou à sa traduction dans les langues modernes. L'un et l'autre étaient engagés à décrire les morales concrètes des sociétés ou des groupes sociaux, Weber employait le grec ethos pour nommer l'idéal d'homme et la conception de dévoir d'un groupe, le noyau de croyances, savoirs, valeurs sociales et manières d'agir affirmées par la conduite et plus ou moins explicitées. Mais il a recours aussi au concept d'habitus quand il veut mettre en valeur un état permanent, un ensemble de dispositions qui mènent à la transformation de la vie comme ensemble, conduites privées et sociales incluses. Ce dernier concept plus que celui d'ethos met l'accent sur l'intériorisation dans l'individu d'un principe des actions qui tire sa "raisonnabilité" d'une cohérence confirmée par le groupe. Durkheim pour sa part pensait la morale concrète et sociale en termes de moeurs, mais les habitudes chez lui constituent l'ensemble des sentiments irréfléchis qui dirigent la conduite, cette partie léguée par le passé et non consciente de la vie sociale. Les formes de classification sont donc des habitudes. Marcel Mauss avait aussi eu recours à l'habitus pour parler des techniques du corps, ouvrage de la raison pratique collective, transmises par l'éducation conçue comme imitation prestigieuse. La révision que nous avons faite de ces utilisations sociologiques, nous permet de percevoir qu'il y a un air de famille dans les problématiques que suscite 155 le terme chez Weber comme chez Durkheim et chez Mauss, mais en même temps que cet air de famille est seulement perceptible à partir des liens (pas du tout évidents au premier regard) que la problématique de Bourdieu fait ressortir. Plus encore, sauf partiellement chez Mauss, le concept n'est pas l'objet d'une élaboration méthodique, d'une thématisation explicite : il est plutôt employé comme instrument disponible parmi d'autres outils conceptuels. Nous avons aussi signalé un arrière-fond phénoménologique chez Bourdieu. Les analyses de la conscience du temps nous sont apparues liées chez Husserl au pôle d'identité et d'unité des cogitations qui est le "moi", dépôt de l'expérience passée, mais aussi lieu de la synthèse passive par laquelle le monde de l'expérience antéprédicative est toujours déjà là comme sol de croyances. Pareillement, les recherches de Merleau-Ponty sur le corps tendu vers ses tâches par son arc intentionnel dans la constitution d'un "espace pratique", sa conception de l'habitude comme opposée à "coutume" pour signaler que dans l'apprentissage le corps s'assimile des "noyaux significatifs" et les agit, et son apposition par couples à l'empirisme et l'intellectualisme, au mécanisme et vitalisme, nous ont conduit à regarder de plus près cette parenté un peu confuse entre Bourdieu et la phénoménologie. On a vu que depuis Travail et Travailleurs en Algérie et Célibat et condition paysanne Bourdieu décrit les pratiques tant sous le concept d'habitus que sous celui d'hexis et d'ethos. Néanmoins, dans l'Esquisse d'une théorie de la pratique, ces derniers disparaissent presque pour laisser toute sa place à l'habitus. Lui-même explique dans un texte de 1978 repris dans Questions de sociologie qu'étant donné que l'habitus a en même temps des dimensions théoriques et éthiques, une "compartamentalisation" pouvait encourager une vision réaliste, et faire oublier aussi la systématicité de l'ensemble des pratiques qui, principalement théoriques ou morales, affirment toujours implicitement et des connaissances et 156 des valorisations. C'est la raison pour laquelle il a progressivement abandonné les autres concepts au profit de celui d'habitus . 279 L'Esquisse met l'accent sur cette systématicité et des pratiques et de l'habitus, son principe générateur. Systématicité et hystérésis mettent en valeur la puissance descriptive des pratiques que possède l'habitus, qu'il s'agisse des pratiques cohérentes et efficaces par rapport à la situation dans laquelle elles se développent, ou des pratiques décalées ou incohérentes. C'est la systématicité aussi qui permet à l'habitus d'être producteur de tâches infiniment différenciées à partir d'un petit nombre de principes, et de répondre à des situations différentes dans une certaine limite. Il est central aussi dans ce texte que la systématicité du principe générateur qui produit des pratiques réglées, n'est pas constituée consciemment, mais est le fruit d'un enfouissement dans le corps, oeuvre des conditions de vie, de l'éducation explicite et implicite, enfin, de l'histoire de l'agent. C'est ce dernier point qui dévoile que la classification sociale du social et de toute autre chose qu'opère l'habitus, est constamment reproduite et oubliée, c'està-dire, naturalisée. Et ce processus rend possible un type de domination qui devient omniprésent, qui traverse silencieusement toute la vie sociale, politique et culturelle. Cette domination se vaut des instruments les plus naïfs en apparence, et les plus inconscients souvent. C'est elle qui produit une sorte d'alchimie des gestes, des choses, des pratiques de tout type, qui change leur substance et leur donne un contenu classant, classant des choses et des actions mais surtout de celui qui les porte ou les fait. Le concept d'habitus se présente alors comme inséparable d'un ensemble de concepts (qui va encore s'enrichir) qui fonctionnent (curieusement) comme un habitus scientifique, c'est-à-dire, un ensemble cohérent de schèmes générateurs d'une pratique de recherche, c'est-à-dire, d'une manière de faire la sociologie : une 279 Questions de sociologie. Op. cit. P. 133-6. 157 manière de poser des questions, de construire l'objet, de tester des hypothèses. Si Le métier de sociologue parle d'un métier, et non d'une science ou d'une méthode, si les Actes de la recherche en Sciences Sociales sont des "actes" et non des "conclusions" ou une "revue" c'est parce que la sociologie est conçue fondamentalement comme une pratique, comme le fruit d'un habitus, d'un "oeil" réflexif, d'un "nez" sociologique, d'un "sens" des problèmes. En même temps, ce système de concepts qui s'articulent autour de celui d'habitus est un ensemble de concepts "sténographiques" qui servent à organiser le contenu de la recherche, à la manière d'un programe de recherche, d'un ensemble d'hypothèses à tester. Et c'est ici que les questions se posent : quelle est la portée et la prétention de cet ensemble d'hypothèses? L'habitus est un concept pour organiser la description et l'intérpretation des pratiques, ou est-il la postulation d'un invariant anthropologique? Peut-être, la question est-elle en elle-même oiseuse : derrière toute déclaration de procédure il y a une philosophie implicite de l'objet. Néanmoins, elle peut avoir une valeur heuristique : le fait de rappeler cette distinction permet d'organiser d'autres questions, qui se dirigent vers l'un ou l'autre des aspects; il permet de distinguer et en même temps d'articuler différents niveaux du discours (de notre discours, et de celui de Bourdieu). 158 Deuxième partie. Consolidation et fécondité d'un système conceptuel. 159 Dans la première partie de notre travail, nous avons suivi le processus de construction de la problématique au sein de laquelle le concept d’habitus prend son sens. Nous avons essayé de nous maintenir près des terrains qui ont suscité les questions, pour les voir surgir de là même, avec le souci de saisir la science en train de se faire. Nous sommes arrivé à l’Esquisse d’une théorie de la pratique, qui est un effort de Bourdieu pour se donner, et rendre explicite aux autres, une maîtrise symbolique de sa propre pratique scientifique. En même temps, on l’a dit, ce texte est un programme de recherche, la vissée d’une manière de construire l’objet et une ensemble d’hypothèses à tester. Si, comme dit Loïc Wacquant, la Kabylie et le Béarn ont été pour Bourdieu ce que l'Australie fut pour Durkheim , on pourrait dire que le terrain de 280 l'esthétique est son Suicide: C'est dans La distinction que l'habitus (et tout le système conceptuel que "va avec") sera mis à l'épreuve. Dans la première partie de notre texte, nous avons bien vu comment les structures s’introduisent dans les agents pour produire des pratiques d’où sortent les structures. L’ajustement entre la structure et la pratique n’est pas une magie mystérieuse : il est le produit de l’éducation au sens large, de l’incorporation. On 281 a vu aussi que l’habitus n’est pas "la vertu dormitive de l’opium" , il est histoire 282 naturalisée et comme telle méthodiquement identifiable dans sa genèse (qui est chaque fois différente et doit être traitée comme telle) et donc doté d’un potentiel explicatif. La distinction épistémologique que nous venons de faire à la fin de la première partie nous aidera à sélectionner les questions pertinentes à poser au 280 Cfr. Critique Août-septembre 1995. P. 657. Cfr. Dewerpe, Alain. La stratégie chez Pierre Bourdieu. Enquête 3, 1996. P.207. 282 Cfr. Boudon, Raymond. Individualisme ou holisme: un débat méthodologique fondamental. en Mendars, Verret. Les champs de la sociologie française. Armand Colin, 1988. P. 39. 281 160 point où nous en sommes de notre démarche. En regardant de près cet effort de systématisation de différentes recherches qui constitue La distinction (Bourdieu reprend ici les résultats d'Un art moyen, La couturière et sa griffe, Les héritiers, etc.), nous allons surtout nous interroger sur la puissance explicative, c'est-à-dire sur la fécondité du concept d'habitus. Nous avons vu à partir de quelles questions, par rapport à quelle problématique, et à l'aide de quel arrière-fond préalable le concept a été construit. Maintenant, puisque nous ne sommes pas face à une simple philosophie du social, mais face à l'ensemble de concepts qui guident un programme de recherche, ce qui nous intéresse d'explorer c'est sa fécondité explicative : quels sont les aspects de la réalité sociale que ces concepts nous permettent d'organiser, de systématiser et de mieux comprendre. Quels phénomènes, qui restaient auparavant hors des prises de la raison scientifique sont maintenant devenus accessibles? Comment cette problématique construite dans l'Esquisse peut fonctionner sur d'autres terrains et pour interroger des réalités différentes, et comment elle est enrichie, retravaillée, pour rendre possible et féconde une telle intérrogation?. Nous continuerons notre effort de comprendre ce qu'est l'habitus chez Bourdieu en restant au niveau épistémologique où sa fécondité peut être mesurée. Faire autrement, mettre en discussion des enjeux philosophiques (par exemple : "où est le sujet?"; "qu'est-ce qu'il reste de sa liberté?") à ce moment de notre démarche, serait prendre les choses de la logique par la logique des choses. On ne peut le faire à la manière des théologiens qui reprochaient à Galilée d'avoir fait sortir l'homme du centre de l'Univers. Si Bourdieu se trompe, l'erreur doit être à l'intérieur de sa démarche. Si sa démarche est cohérente et bien fondée empiriquement, nous permetant de voir et de comprendre des phénomènes nouveaux, alors nous devrons prendre au sérieux la conception de société qui peut en découler. La discussion philosophique sur la société et sur l'homme peut venir après, jamais comme pré-supposé (parce que la philosophie ne sort pas par 161 elle-même de la doxa, elle doit emprunter ses certitudes provisoires à la science. Il n'y a pas de raccourci, pas de pré-éminence de l'une sur l'autre, mais un dialogue qui peut être fécond des deux côtés). Il est illicite d'inverser l'ordre et de commencer par faire des objections à partir de nos idées préconçues des choses, fussent-elles plus ou moins fondées. Après La distinction, nous travaillerons Le sens pratique. L'analyse de ce deuxième texte nous permettra de reprendre la réflexion explicite de Bourdieu sur l'habitus à partir des développements du concept qui découlent de La distinction et de l'approfondissement d'autres aspects, comme le concept de mimesis et les particularités du capital symbolique dans les différents horizons culturels, selon les différentes techniques d'accumulation et transmission de ce capital. Finalement, un regard rapide sur Homo Academicus nous permettra de regarder de plus près les possibilités du concept d'habitus pour expliquer les mouvements de changement historique, les "évènements", des crises qui apparemment sont imprévisibles, mais qui étaient véritablement inscrites dans la situation. 162 La distinction. "L'oeuvre d'art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu du code selon lequel elle est codée. (...) L'"oeil" est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation.(...) Le regard "pur" est une invention historique qui est corrélative de l'apparition d'un champ de production artistique autonome." Parler d'une économie génerale des pratiques dont la pratique économique serait un cas particulier, c'est dire que le capital économique est un cas particulier de capital. Dans l'analyse de l'échange de dons des kabyles, Bourdieu montrait que la maîtrise des intervalles temporels, de l'élection des parténnaires, du moment et de la manière de défier, de la quantité et qualité donnée chaque fois à chaque parténnaire, transformait en capital accumulé (capital de dettes, capital de relations, capital de prestige) le fait de donner et surtout de bien donner. Simultanément, l'intervalle de temps entre le moment de donner et celui de recevoir en échange, avait la fonction de faire oublier le caractère économique des échanges, et de le faire oublier surtout aux yeux des parténaires du jeu : sans l'illusio (rendue possible par l'habitus commun aux parténaires), il n'y aurait pas d'investissement, pas d'intérêt, donc pas de jeu, parce que les enjeux ne seraient pas reconnus. C'est l'illusio aussi (donc l'habitus) le fondement de la constitution des jeux et des enjeux qui développent leur propre logique, c'est-à-dire qui constituent de nouveaux champs. Une économie générale des pratiques, même empruntant son vocabulaire à l'économie, est un effort pour arracher les pratiques à l'économisme et montrer l'autonomie relative (les deux mots ayant la même force) le type propre d'intérêt et la logique spécifique de chaque genre de pratique. 163 Dans La distinction Bourdieu étudie la logique de l'économie des biens culturels dans la société française de la fin des années '60, début des années '70 . 283 Le sous-titre du livre, référence à La critique du jugement de Kant, annonce l'intention, encore une fois, de plonger dans l'histoire les catégories kantiennes de l'entendement. Une critique sociale du jugement esthétique n'est que la recherche des conditions de possibilité du jugement esthétique, non transcendantales cette fois, mais sociales, C'est-à-dire une enquête des conditions sociales dans lesquelles les catégories, qui permettent de percevoir et de valoriser les oeuvres d'art, se constituent. Evidemment, l'universalité des résultats de la recherche transcendantale de Kant sera mise à l'épreuve implicitement lors de la confrontation avec une recherche fondée empiriquement. On peut soupçonner que, de surcroît, la conclusion permettra de classer socialement l'esthétique kantienne, donc de la réintroduire dans le contexte social et historique concret d'où elle est issue, comme produit culturel, et auquel elle reste, peut-être, liée. La démarche de construction de l'objet de Bourdieu commencera par surmonter les évidences premières : rapporter le goût aux conditions sociales de sa formation et donner des preuves empiriques de ce que tout le monde sait plus ou moins : qu'il y a un rapport entre le goût esthétique et l'éducation. Mais il faudra surpasser cette première généralisation, qui n'est pas encore explicative, et se demander pourquoi le capital scolaire maintient un poids aussi fort quand il s'agit de domaines qui ne sont pas appris à l'école. Cette interrogation le conduira à l'étude des manières d'acquérir la culture et des rapports à celle-ci qu'elles impliquent chaque fois. C'est le travail de la première partie, intitulée "Critique sociale du jugement du goût". Mais, étant donné que le monde de la culture, et plus précisément celui de l'esthétique, est "le lieu par excellence de la dénégation du social ", il faudra 284 283 Les enquêtes et les matériaux statistiques s'étalent de l'année 1963 à 72. Voir La Distinction, Annexe 1: Quelques réflexions sur la méthode. pp.587-605. 284 Bourdieu, Pierre. La distinction. Minuit, 1979, p. 9. 164 encore, pour casser les évidences du sens commun et accéder à la construction de l'objet, interroger les objectivations partielles qui jouent à l'intérieur même du champ de l'esthétique : pour échapper à la protection contre l'objectivation totale des jeux de culture opérée par l'imposition d'une objectivation partielle, soit bourgeoise, soit "intellectuelle", il nous faudra décrire le champ même de la culture, avec ses luttes pour participer au jeu, mais aussi et surtout, la lutte de ceux qui participent au jeu afin de se positionner différemment à l'intérieur du champ, en imposant leur définition de la culture, c'est-à-dire les enjeux. Dans la deuxième partie du texte ("L'économie des pratiques") Bourdieu construit l'espace social des jeux de culture, constitué de trois dimensions : le volume du capital, sa structure (la prédominance du capital économique ou social) et l'évolution dans le temps de ces propriétés (c'est-à-dire les trajectoires réelles et potentielles). Cela fait, les homologies entre les oppositions objectives des conditions de vie d'une part, et la structure des oppositions des pratiques d'autre part, lui permettent d'établir des styles de vie correspondants aux habitus, et d'étudier la dynamique des champs de production des produits culturels à partir de ces principes de production structurés et systématiques que sont les habitus. Finalement, dans la troisième partie, intitulée "Goûts de classe et styles de vie" il parcourt en sens inverse la transsubstantiation que la perception du sens commun fait quand elle naturalise les styles et les goûts, séparés par des systèmes de différences, et leur donne ainsi une légitimité. Cette opération d'inversion, Bourdieu la fait en confrontant des unités construites par l'analyse des correspondances de l'ensemble des observations recueillies dans la première partie, avec celles qu'on a pu construire à partir des principes de division dans la deuxième partie (classes de conditions et conditionnements homogènes, qui déterminent et des habitudes et des pratiques). C'est cette confrontation qui donne une valeur de vérification empirique à la description des styles de vie. 165 Face à l'impossibilité de faire une analyse approfondie de l'ensemble du parcours, notre propos étant de comprendre la fonction heuristique et articulatrice du concept d'habitus dans l'ensemble de cette recherche, nous travaillerons plus profondément quelques parties du texte plutôt que d'autres. De la première partie nous donnerons seulement les éléments nécessaires à notre propos, pour nous concentrer ensuite à analyser la deuxième partie, vrai noeud du texte, noué par l'habitus. La troisième partie sera surtout pour nous un chantier d'exemples, et la conclusion nous invitera à aller plus loin à partir des questions qui en découlent. Critique sociale du jugement de goût. "Le pouvoir économique est d'abord un pouvoir de mettre la nécessité économique à distance. " 285 L'instrument de recherche qui est au point de départ de La Distinction est une enquête par questionnaire sur les compétences, goûts et consommations par rapport à la peinture, la photographie, la musique, les vêtements, les mobiliers et la cuisine menée auprès d'un échantillon de 1217 personnes. De cette enquête on pouvait tirer, dans une première analyse, deux conclusions : d'abord, qu'il y avait une relation étroite entre les pratiques culturelles et, d'une part, le capital scolaire (mesuré aux diplômes obtenus), et d'autre part (secondairement) l'origine sociale (saisie à travers la profession du père). Ensuite, le fait que, en cas de capital scolaire équivalent, l'origine sociale avait un poids plus important dans la mesure où l'on s'éloignait des domaines plus "légitimes", c'est-à-dire ceux consacrés par le système scolaire, comme par exemple, la musique classique ou la peinture de la Renaissance, par opposition à la peinture abstraite ou le théâtre d'avant garde. Ces deux constats, qui ont l'air d'être simples, sont pourtant dans le texte le point de départ d'une déconstruction antipositiviste du travail statistique, pour 285 La Distinction. Op.cit. P. 58. 166 déceler des "effets" cachés derrière les régularités et homogénéités apparentes. En premier lieu Bourdieu signale la complexité des rapports entre les "variables", lesquelles dans la réalité ne sont jamais indépendants, et constituent d'ailleurs des concepts généraux, référés à des ensembles d'éléments qui ne sont pas équivalents entre eux. Il fallait interroger alors les termes reliés pour savoir ce que ces termes désignaient dans chaque cas : et la variable indépendante (profession, sexe, âge, résidence, etc.) et la variable dépendante qui pouvait désigner des dispositions très hétérogènes selon les classes découpées par la première. Par exemple, la pratique du piano n'a pas la même valeur classante que celle de l'accordéon, et cette même pratique du piano peut avoir un sens très différent selon qu'il s'agit de la petite bourgeoisie ascendante ou d'un aristocrate; le théâtre n'a pas le même sens non plus selon qu'on parle du théâtre de boulevard ou des oeuvres d'avant garde; le fait de citer Renoir n'a pas la même valeur s'il est à côté de de Vinci ou de Courbet. La substantialisation des variables empêche de voir leur modification de sens selon le jeu de relations qui les définit chaque fois. Donc, les corrélations qui ont l'apparence de signaler des constantes ne laissent pas deviner "ce qui est déterminant dans la variable déterminante et ce qui est déterminé dans la variable déterminée", c'est-à-dire la "propriété pertinente" dans chaque relation. Il fallait alors interroger la signification sociologique de chaque correspondance pour pouvoir déceler chaque fois les "effets" en jeu. Les variations statistiques de l'intensité de la relation entre la compétence en matière de musique ou de peinture et le capital scolaire, ne peuvent être ainsi correctement pesées si on ne fait pas attention à la relation étroite qu'il y a entre le capital scolaire et le capital social, étant donné l'importance qu'a, pour l'efficacité de l'action scolaire, l'héritage du capital culturel au sein de la famille . C'est dans ce sens qu'il y a un "effet de titre". L'institution scolaire, en sanctionnant avec des titres ceux qui réussissent, sanctionne indirectement une différence sociale de possibilité d'accès aux biens (symboliques cette fois-ci) et institue en différences 167 statutaires les différences de possibilité d'accès à la culture. Les titres scolaires fonctionnent ainsi comme des "titres de noblesse culturelle", qui tendent à signaler une différence de nature : ceux qui les détiennent sont censés être par essence ce que le titre désigne. C'est ainsi que les détenteurs de titres, porteurs légitimes de la culture légitime, ont une certaine gêne à être interrogés par l'enquêteur sur leur compétence, qui est supposée hors doute, et attendent toujours de parler de leurs goûts et préférences. En réalité, l'excellence culturelle n'est pas censée être le fruit d'un travail d'accumulation de connaissance, mais un certain type de rapport à la culture "excellente". Les connaissances en peinture ou en musique, bien que non acquises à l'école, sont encouragées comme faisant partie du savoir des "hommes cultivés", qui ont alors le droit et l'obligation d'une autodidaxie légitime, parce que legitimée par le système scolaire qui l'encourage, et qui fait partie des exigences statutaires des porteurs de titres ("noblesse oblige"). De cette manière, "les différences officielles que produisent les classements scolaires tendent à produire (ou à renforcer) des différences réelles en produisant chez les individus classés la croyance, collectivement reconnue et soutenue, dans les différences et en produisant ainsi les conduites destinées à rapprocher l'être réel de l'être officiel ". 286 C'est ainsi que l'école réussit à inculquer et à sanctionner des pratiques culturelles qu'elle n'apprend pas, et dont les possibilités sont très différemment distribuées dans l'échelle sociale : pour fréquenter les grands musées d'art ou les concerts dès l'enfance, il faut, normalement, habiter Paris et appartenir à une famille qui fréquente les musées d'art et les concerts. C'est cette fréquentation dès l'enfance qui donne l'aisance, fondée dans le développement d'un sens pratique des oeuvres, qui permet de distinguer des traits de style, des classes d'oeuvres, des peintres et des tableaux, comme des choses déjà connues, familières, qu'on traite presque comme des biens de famille. Ce sens pratique, c'est-à-dire cet ensemble 286 La distinction. Op.cit. P. 25. 168 de schèmes de perception et d'appréciation, formé par la fréquentation, est transposable. Il permet donc de percevoir et de juger selon les mêmes principes, d'autres expériences culturelles, depuis la présentation d'un repas au style vestimentaire. Pour l'instant, ce qui nous intéresse, c'est qu'il suffit à expliquer et à donner un sens au rapport statistique entre les détenteurs de titres scolaires, et la compétence en matières non apprises à l'école. Mais, plus encore, ce sens pratique explique aussi un autre effet, encore plus caché, du titre scolaire : le fait qu'il apparaît comme une garantie de l'aptitude à adopter la disposition esthétique. Cela veut dire qu'il peut expliquer "le miracle de la distribution inégale entre les classes sociales de l'aptitude à la rencontre inspirée avec l'oeuvre d'art et, plus généralement, avec les oeuvres de culture savante". Si l'oeuvre d'art, selon la conception moderne de l'esthétique pure, est par définition "ce qui demande à être perçu selon une intention esthétique ", si c'est 287 le point de vue esthétique qui crée l'objet esthétique, la perception d'une oeuvre d'art ne peut être qu'une perception selon la "forme" plutôt que selon la "fonction", et une appréciation de la forme au delà de la fonction. C'est le regard, la manière de regarder, qui peut faire d'un objet quelconque, une oeuvre d'art. Cela revient à dire que la frontière entre le monde des objets esthétiques et des objets techniques ne peut pas être clairement marquée, et que les schèmes d'appréciation de l'oeuvre d'art s'identifient aux schèmes de production, qui préconisent le primat absolu de la forme sur la fonction. Selon cette esthétique le spectateur doit reproduire l'acte originaire de création artistique, parce que l'oeuvre n'est pas un "en soi", c'est le regard qui la fait advenir telle. L'analyse des réponses à l'enquête sur les objets photographiés ou photographiables, montre cependant, que cette disposition à séparer forme et 287 La Distinction. Op.cit. P. 29. 169 fonction est presque inexistante dans les milieux ouvriers et paysans, où les schèmes d'appréciation des objets, fussent-ils à prétention esthétique, sont les schèmes de l'éthos : pour eux il n'y a pas de coupure entre les dispositions de l'existence ordinaire et la disposition esthétique. L'esthétique "populaire" est donc fondée sur la continuité entre l'art et la vie, la subordination de la forme à la fonction. Cela est clair au niveau du théâtre, où les classes populaires rejettent les recherches formelles qui empêchent la participation naïve à l'oeuvre, à la Pirandello, par exemple; cela se manifeste aussi dans l'enquête, dans le fait que pour le 5 à 20 % des non-diplomés, un chou ou une femme enceinte, ne peut être le motif d'une belle photographie, mais les objets sont laids ou insignifians pour 40 à 70%, parce qu'ils maintiennent dans la photographie ou dans un tableau, leur fonction réelle, qui subordonne l'esthétique. Un coucher de soleil, par contre, donne lieu à une belle photographie pour 88% des membres des classes populaires (et seulement pour 58 à 77 % des classes supérieures, donc "insignifiant" pour environ le 20%) . Plus encore, l'absence de cette disposition 288 esthétique se manifestait, dans l'observation faite au cours du travail d'enquête, dans "le désarroi qui peut aller jusqu'à une sorte de panique mêlée de révolte, devant certains objets exposés -je pense au tas de charbon de Ben, exposé à Beaubourg peu après l'ouverture-" , ou de dégoût face aux effets spéciaux à la 289 TV ("On voit un chanteur qui est long, sur trois mètres de long, après il y a des bras sur deux mètres de large, vous trouvez ça marrant? Ah!, j'aime pas, c'est bête, je ne vois pas l'intérêt de déformer les choses" (Boulangère, Grenoble) . 290 Au fond, ce que les schèmes de perception populaires paraissent deviner c'est, d'une part, le fait que l'art, quand il est défini par rapport aux critères intérieurs au propre champ autonome de l'art, exclut les non-initiés; et de l'autre, que cette recherche formelle constitue une espèce de censure de l'expressivité, 288 Cfr La distincion. Op.cit. tableaux p.38-9. Ibid. p.34. 290 Ibid. p. 35. 289 170 "un refus de communiquer caché au coeur de la communication même", et qu'elle est, comme la politesse bourgeoise, une mise en garde contre l'excès de familiarité. L'euphémisation des formes de l'art moderne s'oppose ainsi à la participation directe, la jouissance directe, le franc parler, et "la franche rigolade" de la fête populaire, qui mettent "le monde social cul par-dessus tête, en renversant les conventions et les convenances ". L'autonomie de l'oeuvre d'art, 291 qui demande détachement, désintéressement, indifférence, constitue un "refus de toute espèce d'involvement, d'adhésion naïve, d'abandon "vulgaire" à la séduction facile et à l'entraînement collectif". L'"esthétique" populaire (les guillemets obéissant au souci de rappeler qu'il s'agit des principes de perception et d'appréciation mis en oeuvre, c'est-à-dire, d'une esthétique agie plutôt que pensée, et non explicitée ) est alors 292 antikantienne, dans la mesure où elle contredit la maxime du beau comme "ce qui plaît", par opposition à "ce qui fait plaisir". Le naturalisme populaire ne peut pas voir le beau dans la photographie d'un soldat mort (parce qu'il ne peut ou ne veut pas se détacher du sens), et il voit en revanche toujours le beau dans les objets beaux. Cette "esthétique" subordonnant la forme à la fonction, classe les oeuvres selon ses publics potentiels (pour les enfants, pour la publicité...) et exclut la possibilité de jugements esthétiques universels et catégoriques : "le jugement esthétique prend naturellement la forme d'un jugement hypothétique s'appuyant implicitement sur la reconnaissance de "genres" dont un concept définit à la fois la perfection et le champ d'application ". Le jugement alors ne rend jamais 293 autonome "l'image de l'objet par rapport à l'objet de l'image". Quand en musique ou en peinture on ne peut pas "comprendre", quand l'oeuvre ne remplit pas une fonction de communication, quand elle n'est pas lisible, elle ne peut pas être 291 Ibid. P. 36. On pourrait aussi mettre des guillemets sur "populaire", pour rappeler que finalement, ce qui ne faut pas oublier est qu'il s'agit d'une esthétique dominée, avec toutes les conséquences de destructuration que le fait comporte et que la nomination est aussi un enjeux dans le champ sociologique. (Cfr. Choses dites. p.178-184.) 293 Ibid. P. 43. 292 171 belle. Nous sommes loin du "ce qui plaît sans concept" (et par excès non par défaut) de Kant. Donc, "la recherche formelle est (...) ce qui, en mettant la forme, c'est-à-dire l'artiste, au premier plan, avec ses intérêts propres, ses problèmes techniques, ses effets, ses jeux de références, rejette la chose même à distance, et interdit la communion directe avec la beauté du monde, bel enfant, belle jeune fille, bel animal ou beau paysage ". C'est, dit Bourdieu, cette mise à distance de la joie du 294 monde que désavoue implicitemen le jugement esthétique populaire, parce que la fonction de représentation est subordonnée à une fonction plus haute, "comme d'exalter, en la fixant, une réalité digne d'être éternisée", et cette "esthétique" ne reconnaît alors que la représentation réaliste, c'est-à-dire respectueuse, humble, soumise, d'objets désignés par leur beauté ou leur importance sociale ". 295 Si les titres fonctionnent comme des titres de noblesse, il y aura donc des nobles et des plébéiens de la culture. Ce que l'autonomie de l'oeuvre d'art affirme c'est en fait la dépendance de la disposition esthétique par rapport aux conditions matérielles d'existence. La mise en oeuvre du travail artistique, ainsi que l'accumulation du capital culturel nécessaire pour la constitution comme pour la perception de l'oeuvre d'art, exigent une distanciation de la nécessité économique. Il n'est possible ni de "mettre entre parenthèses la nature et la fonction de l'objet représenté" pour le constituer en oeuvre d'art, ni de développer par l'apprentissage soit familial, soit scolaire, les schèmes de perception appropriés à la perception de la culture légitime, sans mettre en suspens la nécessité économique et "la distance objective et subjective à l'urgence pratique", qui est en même temps "fondement de la distance objective et subjective aux groupes soumis à ces déterminismes ". 296 294 Ibid. P. 44. Ibid. p. 45. 296 Ibid. p. 56. 295 172 Pour jouer le jeu de la culture, il faut le prendre au sérieux, mais avec la disposition propre de l'illusio, qui est une disposition ludique au sens de Huizinga . Les questions de vie et de mort, les déterminismes matériaux des 297 urgences ordinaires étant mis de côté, les jeux de culture ont une autonomie dans son champ propre qui leur permet d'avoir le sérieux d'un jeu. Il s'agit d'une pratique sans fonction pratique, alors affranchie de l'urgence et ayant en ellemême sa fin. Elle présuppose un pouvoir économique, qui est "d'abord un pouvoir de mettre la nécessité économique à distance". La production non professionnelle et la consommation des oeuvres d'art constituent alors pour la bourgeoisie une des manifestations suprêmes de son pouvoir de vivre dans le "gratuit" et le "désintéressé". Cette consommation devient alors un signe de distinction, une expression de sa position privilégiée dans l'espace social. Le goût esthétique constitue ainsi, comme disait Goblot, "barrière et niveau" . À mesure qu'on s'éloigne de la nécessité, la vie se stylise, et les plus 298 petits riens peuvent constituer l'expression de cet affranchissement, qui (oublié comme tel) prend l'air d'être "fondé en nature". Le goût alors "unit et sépare ". Il 299 unit ceux qui vivent dans des conditions semblables, et les sépare de ceux qui, dans la même société, sont soumis aux déterminismes économiques, et qui restent donc exclus de l'acquisition des schèmes de perception et d'appréciation pertinentes, et par conséquent des jeux légitimes de culture. Expérience 297 "Le briseur de jeu est tout autre chose que le faux joueur. Ce dernier feint de jouer le jeu. Il continue à reconnaître en apparence le cercle magique du jeu. La communauté des joueurs lui pardonne plus volontiers qu'au précédent, car celui-ci détruit leur univers. En se dérobant, il découvre la valeur relative et la fragilité de cet univers, où il s'était momentanément enfermé avec les autres. Il enlève au jeu l'illusion, inlusio, littéralement "entrée dans le jeu", mot chargé de signification.(...) Même dans l'univers du grand sérieux, les faux joueurs, les hypocrites et les imposteurs ont toujours eu plus de chance que les briseurs de jeu: les apostats, les hérétiques, les réformateurs et ceux qui sont prisonniers de leur conscience." Huzinga, J. Homo ludens. Gallimard, 1951. p. 32. 298 "Toute démarcation sociale est à la fois barrière et niveau. Il faut que la frontière soit un escarpement, mais qu'au dessus de l'escarpement il y ait un plateau. Au-dedans d'elle-même, toute classe est égalitaire; elle n'admet ni pentes ni sommets: l'égalité dans la classe est condition de la supériorité de classe" Gobolt, Edmund. La Barrière et le niveau, Monfort, 1984. P.9. 299 La distinction. Op.cit. P. 59. 173 esthétique enfouie dans le corps, le goût constitue donc une des barrières les plus insurmontables entre les classes, parce qu'elle produit une sensation viscérale de différence (les goûts des autres peuvent toujours être "à vomir") qui est d'autant plus hors des prises de la conscience qu'on le perçoit comme naturelle. De plus, le goût légitimé des classes supérieures, se constitue en règle de tout autre goût, et est transmué en modèle de ce qu'on doit consommer et de comment on doit le faire. Les artistes, paradoxalement, même à travers des jeux de transgression (transgression éthique ou de l'esthétique consacrée) et de l'affirmation conséquente de l'autonomie d'un champ propre, parviennent à légitimer "la prétention bourgeoise à 'la distinction naturelle' comme absolutisation de la différence ". 300 Néanmoins, une analyse plus poussée encore, montre qu'il n'y a pas seulement une noblesse de la culture et des plébéiens exclus par nature de ses excellences : il y a aussi à l'intérieur de la noblesse, des quartiers dessinés fondamentalement selon la manière d'acquisition de la culture. L'ancienneté, c'est-à-dire l'accumulation familiale des titres (comme dans toute autre noblesse) est une marque de supériorité, qui met à l'écart les nouveaux venus qui doivent exclusivement à leur formation scolaire l'entrée dans le cercle. Les conditions d'acquisition de la culture, en faisant partie de l'habitus, restent toujours des marques différentielles, qui s'expriment dans les compétences, mais aussi dans la manière de mettre en oeuvre ces compétences. La structure de la relation entre l'origine sociale et le niveau d'instruction devient alors un révélateur clé du jeu des différences. L'ancienneté de l'héritage familial, qui s'exprime dans l'apprentissage précoce et spontané, insensible et comme par osmose, donne aux indigènes de la culture savante une aisance, une assurance, qui fait qu'ils se sentent autorisés 300 Ibid. p. 61. 174 même à la transgression (dans certaines limites, bien sûr), et à la désinvolture dans l'ignorance relative. La culture pour eux, plus qu'une accumulation laborieuse et parfois pénible d'apprentissages, est un type de relation naturelle et assurée avec la langue et les oeuvres consacrées. En revanche, l'incorporation de la culture de ceux qui ne sont pas nés à l'intérieur de la noblesse, est le fruit d'un apprentissage plus tardif et accéléré, plus conscient et recherché, plus laborieux, qui instaure un rapport à la langue et à la culture marqué par l'effort d'hypercorrection et le souci de sérieux. L'idéologie du "vernis" est faite pour garder les distances et assurer les privilèges des détenteurs légitimes qui affichent une désinvolture face aux biens culturels comme face à des biens de famille "dont ils se sentent les héritiers légitimes ". 301 Cette maîtrise pratique des indigènes, apprise par le contact prolongé et habituel avec des biens de culture et des personnes cultivées dans la culture légitime, n'inclut pas nécessairement la maîtrise consciente des règles de sa pratique, qui restent implicites. L'amateur de l'art n'a qu'à s'abandonner à la contemplation de l'oeuvre, pour produire un jugement réglé selon les règles du champ, tout en étant incapable d'expliciter les principes de son jugement. Le beau lui plaît alors sans concept, comme voulait Kant, néanmoins non par excès, mais par défaut. Cette perception du sens pratique n'est que la manière la plus corporelle de contemplation de l'oeuvre, celle des principes déjà enfouis dans le corps. Il s'agit simplement de mettre en oeuvre les schèmes de perception et d'appréciation adéquats que l'amateur possède déjà. Cette différence dans la manière d'acquérir, qui se traduit par une différence dans le type de rapport à la culture légitime, est le fondement de l'idéologie du goût "naturel", qui n'est alors que la naturalisation, l'oubli du processus : "Il existe un mauvais goût (...) et les raffinés sentent cela d'instinct ". L'intolérance 302 301 Ibid. p. 71. citation de P. de Pressac, Considerations sur la cuisine, Paris, NRF, 1931, p. 23. dans La distinction, op.cit. p. 73. Souligné par P.Bourdieu. 302 175 esthétique peut alors, provoquer des violences terribles, parce qu'elle jette dans la "contre-nature" les autres goûts, c'est-à-dire, "les goûts des autres": "l'aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes " 303 L'unité d'une classe est donc "une adhésion immédiate, inscrite au plus profond des habitus, aux goûts et aux dégoûts, aux sympathies et aux aversions, aux phantasmes et aux phobies, qui, plus que les opinions déclarées, (se) fondent dans l'inconscient ". C'est la raison pour laquelle on peut dire que "l'idéologie est 304 une illusion intéressée, mais bien fondée ". Elle se nourrit des expériences les 305 plus primordiales, vécues pareillement. Bourdieu remarque l'importance des goûts alimentaires, "la marque la plus forte et la plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à l'éloignement ou à l'écroulement du monde natal ". Il y a des habitudes alimentaires propres aux 306 classes populaires, certains types de nourriture, et surtout une manière de les présenter, de les préparer, et de manger, qui les oppose au repas bourgeois et petit-bourgeois. La pensée relationnelle. Evidemment, cette exploration à l'intérieur des variables, montre que c'est leur définition même qui est en jeu; c'est-à-dire que la représentation de ce que les variables nomment (niveau d'instruction et origine social) fait partie des enjeux des luttes de classement. La définition de la culture de ceux qui ont partie liée avec le système scolaire comme légitimateur de la culture légitime, s'oppose à la définition plus "libre" que voudraient imposer ceux qui appartiennent aux secteurs les plus anciens de la bourgeoisie, les aristocrates, et les artistes mêmes, défenseurs d'une représentation charismatique de la production et de la 303 Ibid. p. 60. Ibid. p. 83. 305 Ibid. p. 81. 306 Ibid. p. 85. 304 176 consommation des oeuvres d'art. En fait, on ne peut pas interpréter naïvement les variations statistiques. Ce retour réflexif sur les instruments de l'analyse "n'est donc pas un scrupule d'épistémologue mais une condition indispensable de la connaissance scientifique de l'objet ". 307 Une fois encore, nous sommes face à l'introduction du point de vue de l'agent comme faisant partie du fait social, et à l'objectivation du processus d'objectivation comme faisant partie du processus de construction de l'objet social. Ce double travail réflexif transforme ce qui était apparemment une simple lecture statistique (qui pouvait avoir l'air d'une construction positiviste de l'objet, à la manière de la sociologie américaine), dans la construction d'un objet relationnel. Ce point est d'une importance extrême pour la compréhension de ce qu'est l'habitus dans La distinction. ` Les principes de division logique des statistiques sont en même temps des principes de division socio-logique : ils sont en jeu dans la société en question, ils ne peuvent pas être alors substantivés sinon au prix d'un parti pris dans la lutte sociale et de perdre toute possibilité de comprendre quoi que ce soit, en transformant la science sociale, une fois de plus, en légitimatrice de l'une ou l'autre des positions et alors en légitimatrice de ses détenteurs. On a vu plus haut, par exemple, que les pratiques ont des valeurs très différentes selon l'agent qui les fait et sa position dans la société. Cela veut dire que les pratiques n'ont pas de valeur en soi, mais trouvent leur valeur dans un montage de relations qui déterminent leur sens. C'est pour saisir la valeur des différents éléments de l'analyse dans chaque cas, qu'il faut construire la disposition de cet ensemble de relations. La notion de champ est l'instrument de cette construction : "Les dispositions constitutives de l'habitus cultivé ne se forment, ne fonctionnent et ne valent que dans un champ, dans la relation avec un champ qui, comme le dit Bachelard du champ physique, est lui-même un "champ de forces possibles", une 307 Ibid. P. 103. 177 "situation dynamique" où des forces ne se manifestent que dans la relation avec certaines dispositions ". Pour la vérification des hypothèses, l'intensité de la 308 relation n'est donc pa si importante que l'étude de ses conditions de mesure, qui donnent une valeur précise à cette intensité. Par exemple, la situation d'enquête ne produit pas les mêmes effets chez les ouvriers (qui perdent toute assurance face à une situation qui se rapproche trop d'un examen), que chez les détenteurs de titres universitaires, qui la maîtrisent avec aisance. De plus, les limites dans lesquelles les relations constatées chaque fois gardent leur validité, ne peuvent être définies qu'à condition d'interroger chaque fois l'ensemble des relations du champ en l'état présent. Or, le champ est aussi un marché où le jeu dynamique des forces fixe un prix pour les différentes pratiques, prix qui est donc variable, et dont la variation dépend de l'état total du champ. L'économie des pratiques trouve sa forme dans la tentative de saisir à travers cette construction conceptuelle la dynamique des luttes sociales imperceptibles dans la vie quotidienne, lesquelles s'expriment dans le choix des pratiques apparemment neutres et choisies "parce que j'aime ça", mais qui ont une véritable valeur classante, et suivent les "lois" d'un véritable "marché" : lorsque le tennis était une pratique d'élite, il avait un "prix" différent de celui qu'il avait au moment où il s'est popularisé. Pareillement, le maintien d'un très haut coût économique (au sens courant) du produit d'un couturier, n'est qu'une stratégie pour maintenir sa valeur classante. Encore, le "Beau Danube bleu", tout en étant un "classique", fut absolument dévalué du fait de sa diffusion. Alors, ce qui intéresse Bourdieu c'est de pouvoir saisir la valeur des différentes pratiques à un moment donné du champ, mais surtout la structure du champ même, qui est plus durable, et potentiellement plus généralisable. Il ne cherche pas à saisir des "choses" (même s'il a fallu commencer par objectiver au sens durkheimien) mais des relations, parce qu'une société n'est qu'un ensemble 308 Ibid. p. 103. 178 de relations. Ce constat nous introduit pleinement dans le type de concepts propres à la science moderne, tels que Cassirer les a décrits. Dans Structure et fonction (texte édité en français dans une collection sous la direction de P. Bourdieu) Cassirer montre les limites de la théorie traditionnelle de la conceptualisation, fondée sur le travail d’Aristote et de la scolastique (et, sur ce point, jamais mise en question, ni par les débats médiévaux, ni par les théories de la connaissance sensualistes ou empiristes), pour expliquer les concepts des sciences modernes. Pour lui, les concepts chez Aristote sont des concepts génériques "propres à la science descriptive et classificatrice de la nature", fruits d'une simple "abstraction", qui tire les traits communs d'un ensemble d'objets, pour en faire un concept, en le rapportant à une notion générique plus haut, qui devrait "rendre intelligible le concept de niveau inférieur, en dévoilant ce qui fonde sa configuration particulière ". Dans cette 309 théorie du concept, à une extension majeure s'associe une moindre compréhension (c'est-à-dire plus d'objets sous le concept, moins de traits distinctifs), d'où la pauvreté des concepts plus généraux et leur éloignement du monde empirique. Pourtant, la fonction du concept supérieur n'est pas garantie par la procédure de formation ("rien ne nous assure que les indices communs que nous prélevons sur un ensemble d'objets, quels qu'ils soient, contiennent aussi les traits caractéristiques réglant et déterminant la structure globale des membres de l'ensemble"), si on ne fait pas référence à l'ontologie, qui chez Aristote est indissociable de la logique. Pour Aristote le concept obtenu renvoie à la forme des êtres (conçue comme essence) où se trouvent inscrites la cause efficiente et celle finale. Ensuite, même s'il se préoccupe de bien marquer la prééminence de l'être du sujet concret par rapport à l'être de la synthèse conceptuelle, il reste que la notion de substance continue à avoir une prééminence logique et ontologique. Seulement les substances "dont l'existence est donnée" peuvent servir de point 309 Cassirer, Ernst. Substance et fonction. Minuit, 1977.p. 17. 179 d'appui pour déceler les déterminations de l'être. Conséquence importante : les autres catégories, et surtout la catégorie de relation reste subordonnée : "le rapport de la chose à ses propriétés en reste à jamais le paradigme fondateur et le trait dominant, tandis que les déterminations simplement relatives sont prises en charge dans la seule mesure où il est possible, en fin de compte, de la traduire, au prix de toutes sortes de médiations, en états momentanés rattachés à un sujet ou à une pluralité de sujets. " Au fond, toutes les relations sont extérieures à l'essence. 310 Il n'en va pas de même dans la science moderne. Cassirer montre comment dans le monde de la mathématique pure comme de la physique, plus que "restituer le monde des choses et des représentations sensibles" on cherche à "le redessiner et à le lui substituer un ordre d'un autre type ". Le vrai défaut de la 311 théorie de la conceptualisation traditionnelle est, dit Cassirer, l'exclusivité du critère de similitude dans la construction des séries de traits qui donnent lieu au concept. La diversité des points de vue susceptibles d'être exploités pour construire un ordre logique est pourtant grande : il faut simplement que le point de vue retenu "présente une modalité spécifique et opère, sans subir de variation, dans la construction de la série", parce que "ce qui est chaque fois déterminant, c'est la relation ainsi engendrée qui présente un caractère de nécessité et dont le concept n'est que l'expression et le revêtement extérieurs ". Le problème au fond 312 est que la théorie de la conceptualisation mêle, sans les distinguer, les contenus et les relations, qui ne se donnent pas pourtant comme de nouveaux contenus ( par exemple, "l'égalité" entre tel ou tel contenu n'est pas un nouveau contenu). La science moderne, en revanche, demande l'élaboration d'une théorie générale des relations. Plus encore, le concept mathématique se sépare du concept ontologique de la théorie traditionnelle, du fait que celui-ci paie sa généralité par l'exclusion de 310 Ibid. p. 19. Ibid. p. 25. 312 Ibid. p. 27. 311 180 tous les traits qui font l'originalité du cas particulier. "Lorsque le mathématicien transforme ses formules dans le sens d'une plus grande généralité, ce traitement n'a d'autre signification et d'autre but que de rendre compatibles tous les cas particuliers de façon à pouvoir les dériver de la formule générale. " Le concept 313 scientifique, en entrant en conflit avec les représentations génériques telles qu'elles sont exprimées par le langage ordinaire, cherche des règles universelles "nous permettant de composer et de combiner l'élément particulier en personne". Le concept le plus général est ainsi le plus riche. Les cas particuliers ne sont pas éliminés, ils sont des phases dans un processus général de variation. La "généralité" d'une image représentative n'est plus ce qui caractérise le concept scientifique, mais "la validité générale d'un principe sériel ". 314 De cette manière, le point de vue de la logique classique n'est pas invalidé, mais contenu dans un ensemble majeur, comme "la perception de l'espace euclidien à trois dimensions "ne fait que se renforcer et se préciser lorsque nous parvenons, avec la géométrie moderne, à des formes spatiales d'un niveau "plus élevé", car c'est alors seulement que se manifeste en pleine lumière l'axiomatique qui dévoile la structure de notre espace". Cette nouvelle manière de comprendre la conceptualisation modifie aussi notre critère de vérité, et donne un sens précis à la science comme "pratique scientifique". Si l'activité scientifique mérite le nom de "pratique", ce n'est pas parce qu'elle est orientée vers une fin extérieure, mais parce qu'elle est tendue vers "l'unification croissante du divers". Le critère de vérité comme adéquation ne suffit plus : nous ne pouvons plus confronter directement nos jugements aux objets extérieurs érigés en choses en soi : "nous ne pouvons tout au plus que nous interroger sur la fonction qu'il (le jugement) remplit dans la construction et l'interprétation de la totalité de l'expérience ". C'est plutôt la fécondité, c'est-à315 313 Ibid. p. 31. Ibid. p. 32. 315 Ibid. p. 360. 314 181 dire, "la confirmation dans le procès même de pensée" et le fait qu'elle conduit à des conséquences nouvelles et fécondes" à son tour. La vérité des concepts ne vient plus de "leur aptitude à décalquer des réalités existantes en soi", mais de "leur capacité de construire des modèles d'ordre susceptibles d'instaurer et de garantir l'enchaînement des expériences ". 316 Si le concept d'habitus est effectivement transposé par Bourdieu à une logique de pensée relationnelle, toutes les distances par rapport aux utilisations antérieures que nous avons remarquées jusqu'à présent seront éclairées et redoublées par une nouvelle différence, plus décisive. Pendant qu'Aristote ou Thomas d'Aquin pensaient l'hexis (catégorie d'état) ou l'habitus comme un accident, comme un ensemble de traits à ramener à une substance, parce que la relation était pour eux pris en compte tant qu'elle pouvait être pensée comme état (plus ou moins ) rattaché à un sujet, pour Bourdieu il s'agit d'un concept relationnel. La deuxième partie de La distinction nous montrera comment ce concept est mis en oeuvre. L'économie des pratiques. Si le concept d'habitus chez Bourdieu est un concept relationnel, donc son sens chaque fois, vient de l'ensemble des relations dans lequel il est plongé et qu'il noue. Il n'a de valeur que dans un champ, et le champ ne peut pas être construit ni rendu opératoire sans lui. Plus encore, il désigne un noeud de relations : celles qui font l'agent. Le concept même de capital -corrélatif à celui d'habitus- n'a pas de substance en soi : il signale, non quelque chose que on a, mais que on a quelque chose qui donne une certaine puissance dans un champ déterminé et qui modifie les rapports au sein du champ. Ce quelque chose peut être la libre disposition sur des biens, qui met à distance les contraintes matérielles (capital économique), le rapport à la culture (capital culturel), un 316 Ibid. p. 361. 182 certain type de relations avec un certain type d'agents (capital social) ou le regard appréciatif des autres sur son propre corps (capital esthétique). Alors, si l'habitus "permet d'établir une relation intelligible et nécessaire entre des pratiques et une situation " (comme c'était déjà dit dans l'Esquisse, p. 317 178-80) c'est parce que lui-même est une "relation objective entre deux objectivités". Une fois encore, étant un concept opératoire pour la recherche, il ne désigne plus un ensemble de propriétés qui s'insèrent dans un sujet, mais le rapport entre des pratiques (qui sont seulement compréhensibles par rapport à des situations antérieures) et une situation présente. Et le sens qu'il produit est le sens d'un point de vue dans un espace structuré selon les points de vue produits par les différentes catégories de perception et d'appréciation, les différents schèmes des habitus mis en oeuvre par les différents agents. L'espace social est donc conçu comme un espace de points de vue, de manières de voir et de classer, et cet espace de points de vue fait partie de la réalité objective du monde social parce qu'il fait partie de sa réalité effective. Il s'agit d'un espace à plusieurs dimensions, à plusieurs types de capitaux, à plusieurs degrés de nécessité. L'exposition sur papier de cet espace social oblige Bourdieu à en faire une représentation plaine, alors qu'il s'apparente peut-être plus à l'espace à trois dimensions, et serait mieux représenté par un espace virtuel. Parce que, de plus, il s'agit d'un espace en mouvement, mouvements réels et mouvements virtuels, c'est-à-dire non seulement possibles, mais agissants dans leur virtualité. C'est ainsi que, par exemple, l'habitus (le principe unificateur des pratiques) de la petite bourgeoisie ascendante (on le verra), est "la pente de la courbe" de son ascension. Cela dit, l'analyse des conditions sociales de la génération des goûts, analyse qui rallie les deux sens du goût ("faculté de juger des valeurs esthétiques de manière immédiate et intuitive" et "capacité de discerner les saveurs propres aux 317 La distinction. op.cit.p. 112. 183 nourritures qui implique une préférence pour certaines d'entre elles"), fait rentrer "la "culture", au sens restreint et normatif de l'usage ordinaire, dans la "culture" au sens large de l'ethnologie ", mais cela sans dissoudre les rapports sociaux de 318 domination et de concurrence qui se développent et s'expriment à travers elle. Mieux encore, à travers l'analyse des schèmes de production des pratiques, on peut voir la solidarité des pratiques de différents ordres (depuis le choix d'une musique jusqu'à la manière de parler) que le concept large de culture met en valeur, mais on peut voir en même temps comment la culture "légitime" est le lieu d'une lutte pour la définition de cette légitimité, et d'une lutte de distinction entre des producteurs (qui atteignent à travers cette lutte une certaine autonomie) et des consommateurs qui classent et se classent à partir de ces consommations. La culture légitime se construit contre la culture vulgaire, donc contre "le vulgaire", parce que le sens commun perçoit les styles de vie comme des ensembles structurés et systématiques. Pour expliquer cette manière de percevoir, et réintégrer celle-ci dans une analyse scientifique (on pourrait dire, comme les géométries contemporaines expliquent et réintègrent la géométrie de l'espace euclidien), Bourdieu construit, par l'analyse factorielle des réponses aux enquêtes, le schéma de l'ensemble des pratiques classées, et il montre ses homologies avec l'espace des conditions de vie. C'est ici que l'analyse des traits qui peuvent être décelés à l'intérieur des variables prend une importance particulière. Comme Cassirer le montrait, on ne peut pas construire les concepts à partir d'un seul trait (par exemple, le classement social à partir du montant du capital économique), en laissant en dehors de l'analyse d'autres traits qui constituent d'autres possibilités de classement et qui interviendront de toute façon dans les pratiques à classer, modifiant clandestinement le résultat final . C'est dire que "la plus indépendante des 319 variables "indépendantes" cache tout un réseau de relations statistiques qui sont 318 319 Ibid. p. 109. Cfr. Ibid. p. 113 note 7. 184 souterrainement présentes dans la relation qu'elle entretient avec telle opinion ou telle pratique ". Il faut chaque fois faire attention aux "effets", qui comme dans le 320 jeu du billard, modifient insensiblement mais efficacement la trajectoire. Bref, la classe sociale ne sera pas définie par une propriété ni par un groupe de propriétés, mais par "la structure des relations entre toutes les propriétés pertinentes qui confère à chacune d'elles et aux effets qu'elle exerce sur les pratiques, leur valeur propre ". La "causalité structurale" (la structure des causes et l'effet de structure 321 sur chacune des causes) d'un "réseau de facteurs" ne conduit pas à l'indétermination, mais à la surdétermination. Par exemple, les réseau des facteurs qui déterminent les pratiques d'une femme quechua analphabète émigrée aux bidonvilles de Lima à cause de la violence politique, loin de produire un inconnu, se renforcent les uns les autres. Il reste que, dans chaque cas, il faudrait discriminer les facteurs les plus marquants, pour pouvoir construire la structure du réseau de relations et la mettre en rapport avec la situation ponctuelle. En plus, les déplacements des agents dans le champ ne se produisent pas au hasard. Comme les analyses de la conscience du temps et le concept de stratégie nous l'ont appris, c'est la perception de l'état présent du champ, lequel est conditionné par les états passés qui configurent les schèmes de perception et d'action (l'habitus), qui, sous la forme des potentialités inscrites dans la situation, proportionne le champ des possibles à l'agent. Cela revient à dire que la trajectoire modale pour chaque classe "fait partie intégrante du système constitutif de la classe ". 322 Néanmoins, le concept de trajectoire est loin d'autoriser les analyses de "mobilité sociale", qui suposent naivement un espace social unidimensionnel, sous la forme d'une échelle de classes univoques, conçues à partir d'indices qui additionnent des caractéristiques très différentes. En revanche, l'analyse 320 Ibid. p. 115. Ibid. p. 118. 322 Ibid. p. 123. 321 185 relationnelle de la trajectoire suppose un espace à deux dimensions au moins, où si les différentes espèces de capital sont convertibles (capital économique en culturel, par exemple, ou esthétique en économique), la formation du prix de la conversion constitue un enjeu important dans les luttes entre fractions de la classe dominante. Alors, les déplacements dans l'espace social se produisent en sens vertical (un petit patron de commerce qui augmente son capital économique devient grand patron) et transversal (le fis du petit patron de commerce qui, par conversion de capital, devient instituteur). Ces mouvements sont dirigés par des stratégies de classement et reclassement (la petite bourgeoisie, par exemple, utilise souvent le système d'enseignement pour essayer de reclasser ses enfants, mais la dévaluation des titres à cause de la perte de leur rareté, pousse les classes supérieures à chercher des titres de plus en plus rares, et l'inflation des titres rend vain l'effort des classes moyennes, qui, dans le meilleur des cas, arrive à éviter le declassement. Cette poursuite dans la même stratégie sans résultat est l'effet que Bourdieu appelle "Don Quijote"). L'habitus, principe de vision et de division du social. Etant en même temps un champ de luttes et un espace de relations et de points de vue, un espace social si complexe et mouvant comme celui-ci ne peut pas être expliqué comme un ensemble cohérent sans l'habitus, qui tisse des liens entre les différents états du champ, et qui est principe générateur et unificateur des pratiques et des points de vue. Dans le réseau de relations que constitue le champ, l'habitus (on peut bien le comprendre maintenant) est un opérateur. Dans cet espace, les positions (les différents points qu'on occupe dans la structure, selon les conditions économiques et sociales, c'est à dire, selon le volume et la composition du capital, considéré synchroniquement et diachroniquement) produisent -on l'a vu chez Aristote en parlant de -, des dispositions particulières, et ces dispositions sont à l'origine des traits 186 distinctifs des styles de vie. C'est-à-dire que la relation entre "les caractéristiques pertinentes de la condition économique et sociale (...) et les traits distinctifs associés à la position correspondante dans l'espace des styles de vie ne devient une relation intelligible que par la construction de l'habitus comme formule génératrice ". 323 Si les styles de vie sont définis par des signes distinctifs constitués en système, on ne peut pas oublier que les traits ne deviennent signes que s'il y a le jugement qui les sanctionne et leur donne une valeur : les pratiques et les produits culturels comme tels ne sont pas distinctifs, ne sont pas classants par eux-mêmes. C'est le regard qui classe, c'est une intention de classement, qui les rend distinctifs. Ce regard qui classe, c'est le regard des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation des habitus. C'est l'habitus qui permet ainsi d'établir une série de relations intelligibles et cohérentes entre l'objectivité qui découle des statistiques, comme vérité objective de la science, c'est-à-dire les caractéristiques de la condition économique et sociale (quantité et qualité du capital, et rapport entre l'un et l'autre), et l'objectivité des traits distinctifs associés à la position, c'est-à-dire la perception des agents, qui fait aussi partie de la vérité sociale, en tant qu'elle contribue à produire éffectivement les classes qu'elle découpe et à les perpétuer. L'habitus est donc dans La distinction une "formule génératrice", au point que "parler de l'ascétisme aristocratique des professeurs ou de la prétention de la petite bourgeoisie, ce n'est pas seulement décrire ces groupes par telle de leurs propriétés, s'agirait-il de la plus importante, c'est tenter de nommer le principe générateur de toutes leurs propiétés et de tous leurs jugements sur leurs propriétés ou celles des autres ". De la même manière qu'il fallait avoir été élevé comme 324 garçon kabyle pour avoir la maîtrise complète des échanges d'honneur (avec tout ce que cela présuppose et ce qui en découle comme organisation perceptive du 323 324 Ibid. p. 190. Ibid. p. 190. 187 monde) il faut avoir incorporé la disposition au travail besogneux comme seul moyen de réussite du petit bourgeois, pour concevoir la culture des grands bourgeois comme une immense accumulation de travail intellectuel. Comme nécessité incorporée, l'habitus constitué en manière de percevoir, "réalise une application systématique et universelle" de ses principes, il étend audelà les effets des structures qui l'ont constitué, en transposant plus loin ses propres conditions d'apprentissage. C'est ainsi que l'individu doté de certains habitus n'arrive pas à concevoir les pratiques d'un autre. Pour être un milliardaire il ne suffit pas d'avoir des millions, il faut savoir et vouloir (avoir le goût de) vivre comme un milliardaire. Les styles de vie sont donc des systèmes d'écarts différentiels, qui sont seulement perçus par les agents dotés de schèmes de perception adéquats, tant comme les écarts d'un système phonéthique sont seulement perçus par les praticiens de la langue en question. Le sens que peut avoir le fait d'offrir un bouquet de fleurs payé cinq fois plus cher dans une petite boutique "exclusive", échappe totalement à l'ouvrier ou à la petite bourgeoise qui cherche des soldes, parce que "ça fait le même effet et c'est moins cher". Les critères de classement des choses obéissent à des règles totalement différentes, et les agents catégorisent (dans le sens original du mot) de fous ou d'insensés les autres agents qui fairaient autrement, et surtout, s'interdissent eux-mêmes ces "folies". De cette manière, dans le système des dispositions (structure structurée) reste inscrite la structure du système des conditions de constitution (structure structurante) de ces mêmes dispositions. Dans l'autodéfinition de classe reste inscrite la démarcation faite par les autres classes; dans l'organisation logique du monde social faite par un agent, la division en classes qu'il expérimente à partir d'un point determiné de la structure reste toujours imprimée. Le bourgeois a besoin, pour se définir comme tel, d'être reconnu tel par les ouvriers; et le petit bourgeois a besoin de se détacher de ces derniers en accentuant sa différence. Le 188 système de différences se constitue donc par l'affirmation de "petits riens" : le lieu où on fait ses courses, la griffe d'un couturieur, la manière de servir un repas (un type de chapeau particulier ou quelques plis sur la jupe suffisent à marquer des différences dans une société paysanne). On comprend pourquoi ici, comme dans le jeu des échanges, l'oubli de l'histoire et la méconnaissance du processus d'acquisition fait partie du jeu : "l'habitus appréhende les différences de condition, qu'il saisit sous la forme de différences entre des pratiques classées et classantes (en tant que produits de l'habitus) selon des principes de différenciation qui, étant eux-mêmes le produit de ces différences, sont objectivement accordés à elles et tendent donc à les percevoir comme naturelles ". C'est dire que la connaissance des différences 325 suppose un ordre intériorisé, incorporé, et méconnaît du même coup sa vérité objective, l'histoire et les conditions de sa formation. Cette méconnaissance légitime les divisions et atribue "à la nature" les différences : "la dialectique des conditions et des habitus est au fondement de l'alchimie qui tranforme la distribution du capital, bilan d'un rapport de forces, en système de différences perçues, de propriétés distinctives, c'est-à-dire en distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité objective " 326 Il s'agit d'une alchimie, d'une transsubstantiation, d'une magie. Le fait de mettre une griffe sur une robe la tranforme en un bien précieux, qui acquiert une efficacité particulière : classer dans un lieu social celui qui la porte. Le changement de substance des choses par l'effet du magasin où elles sont vendues, du type d'emballage qui les enveloppe, et surtout des personnes qui imposent son usage produit un oubli tel, qu'on ne sait jamais si "Un tel" les porte parce qu'elles sont raffinées et définissent sa classe, ou si elles sont raffinées et définissent sa classe parce que "Un tel" les porte, les mange, les aime. C'est une religion qui a 325 326 Ibid. p. 192. Ibid. p. 192. 189 ses prêtres, ses rituels de consécration, ses temples, ses paroles magiques, ses évêques et ses Papes. L'efficacité symbolique qui a comme condition la méconnaissance, l'illusio des habitus, l'investissement dans le jeu qui ne permet pas qu'on se permette de dévoiler le jeu, transforme des "riens" en symbolle du capital et leur donne une efficacité sociale. Enfin, l'habitus est un opérateur analogique. Etant au principe des schèmes d'appréciation et d'action, sa logique joue avec la plurisemie, et, pour être efficace, ne prend pas toujours les choses sous le même aspect, ni ne fait les rapports selon une univocité rigoureuse. De la même manière qu'un kabyle classe les jours et les mois de l'année de différentes manières sous des différentes rapports , les citoyens français ont pu classer selon leur sens pratique les 327 différents hommes politiques par rapport à la gauche, la droite, le haut, le bas, les différents arbres, les couleurs, les meubles ou les métiers , tout en prenant les 328 différents hommes politiques sous des aspects différents dans différentes relations, mais aussi à l'intérieur de la même relation. Par exemple, les oppositions entre Giscard ou Poniatowsky et Servan-Schreiber, assignaient au premier (à l'époque chef de l'Etat) et au deuxième le chêne, et au troisième le roseau (sous le schème implicite fort/faible ou rigide/souple). Cela signifie que le schème s'appliquait dans la première relation (Giscard/Servan-Schreiber) à la force sociale, au pouvoir, et dans la relation Poniatowsky/Servan-Schreiber à l'apparence physique et aux "vertus" associées. Mais l'habitus est aussi opérateur analogique dans la production des pratiques. Le petit-bourgeois, dont l'habitus est la pente de sa trajectoire ascendante qui cherche à s'accomplir, mais à partir des conditions de "petitesse" de sa génération, porte dans toutes ces pratiques la marque de cette trajectoire. Le 327Etant l'hiver, les travaux de l'automne achevés, la morte saison, qui, en tant que telle, s'oppose à es'maïm, le temps mort de la saison sèche, ou bien à lah'lal, temps de pleine activité, mais qui s'oppose aussi sous un autre rapport à la transition entre l'hiver et le printemps; d'un autre point de vue encore, ce sont les "grandes nuits" (eliali kbira) par opposition aux "petites nuits"(eliali esghira) de février et de mars, aux "nuits de berger" et aux "nuits de H'ayan" Cfr. Le sens pratique. op.cit. p. 340. 328 Cfr La distinction. Op.cit. Annexe 4. 190 prix élevé qu'il a dû payer pour monter (en étant relativement pauvre en capital économique, social, et culturel hérité) à force de travail, d'épargne, de renoncement de ses liens d'amitié et familiaux, de bonne volonté et de reconnaissance de l'ordre social, le fait qu'il a du "se faire petit" pour entrer dans la bourgeoisie par la porte étroite, tend à rendre petites toutes ses pratiques : petits soucis, petits espoirs, petites dépenses, mais tout en aimant les grandes, et la grandeur (comme le montre l'exemple de l'Abbé Suger), dans une sorte de prétention, qui n'est qu'une "pré-tention" vers l'accomplissement de sa démarche sociale. Cela se traduit dans son choix des soldes, dans ses préférences politiques plutôt conservatrices (ne pouvant pas supporter une subversion de l'ordre social, qui rendrait inutile tous ses efforts), dans la manière "correcte" mais économique d'offrir un repas, dans son rapport obéissant et anxieux à la culture légitime, dans son hexis corporelle discrète et sévère, dans son langage hypercorrect, et même dans ses préférences philosophiques : personne n'a plus besoin que le petitbourgeois du personnalisme, de l'unicité irréductible du sujet, pour affirmer sa propre "personnalité" dans son être individuel, pour faire valoir son effort d'autoconstruction. Tout au long de La distinction, le concept d'habitus a déployé ses potentialités explicatives en accentuant son caractère relationnel, soit comme opérateur qui fait des rapports entre des "donnés" statistiques, soit comme principe de production attribué aux agents. C'est dans ce glissement du principe opératoire au principe de production attribué aux agents, qu'il faut se poser la question : N'y a-t-il pas ici un glissement de la relation à la substance? Cette première approche paraît indiquer plutôt que tant que l'habitus signale des constantes dans la "manière" de faire, de dire, de penser, il ne nomme pas un accident inséré dans une substance, (malgré les limites du langage naturel qui oblige à substantiver pour pouvoir nommer) : une manière n'est pas une 191 substance, mais un jeu de relations : une manière est la constance de la structure d'une pratique. 192 Le sens pratique. "La représentation que l'on se fait d'ordinaire de l'opposition entre le "primitif" et le "civilisé" vient de ce que l'on ignore que la relation qui s'établit (...) entre l'observateur et l'observé est un cas particulier de la relation entre le connaître et le faire(...) entre la logique logique, c'est-à-dire armée de tous les instruments accumulés de l'objectivation, et la logique universellement prélogique de la pratique. " 329 Dans le chapitre précédent nous avons touché le coeur de notre problématique, en précisant le niveau épistémologique du concept d'habitus comme concept sociologique au sens fort, c'est-à-dire, un concept de caractère fondamentalement opératoire qui signale un noeud de relations sociales. Il constitue un effort de penser le cas particulier comme tel. On pourrait dire, en ce sens, que le concept d'habitus n'est pas une forme vide, à remplir chaque fois d'un contenu historique concret, mais qu'il est chaque fois un contenu historique concret pensé par rapport au jeu de relations dans lequel il s'inscrit et d'où il provient. Si le concept d'habitus peut signaler du doigt un invariant anthropologique, c'est exclusivement dans le sens d'indiquer que les êtres humains (et tout ce qui les concerne) sont insaisissables hors de l'histoire conçue comme histoire sociale, parce que le principe de leur être et de leur agir se revèle historique. Le sens pratique, oeuvre publiée l'année suivant La distinction, reprend largement les thèmes de l'Esquisse d'une théorie de la pratique. À en croire Richard Nice, traducteur de Bourdieu en anglais, il s'agit d'une réélaboration faite à l'occasion de la traduction de l'Esquisse en anglais : "Outline of a theory of pratice has a very tortuous publishing history, because I took a long time to translate it. I wasn't entirely satisfaied and he, in the meanwhile, expanded the text by adding more and more pieces, and by the time we submitted it to the publisher they said "What is this?" When he cut it, he further rewrote it and the 329 Le sens pratique. Op.cit. p.37. 193 translation was actually part of the process of moving beyond the french Outline to a new version which he then subsequently published as Le sens pratique. (...) In the rewriting, he started rethinking some aspects of the book and exploring new areas; those of the relationship between thought and consciousness, and reality and langage. (Nice, 1985.) " 330 Que Le sens pratique ne soit qu'une nouvelle version de l'Esquisse, on peut le déduire du fait que, ce dernier ouvrage une fois épuisé, Bourdieu ne l'a plus réédité; mais c'est également évident si on fait une analyse comparative des deux textes. Ce détail pourrait n'avoir aucun intérêt si ce n'est qu'il s'agit d'une des oeuvres programmatiques et de synthèse les plus importantes de Bourdieu, et qu'il y a, dans la période intermédiaire, La Distinction. Nous n'entreprendrons pourtant pas ici une comparaison systématique et exhaustive des deux textes, mais nous essayerons de voir quelques traits principaux, et bien sûre, nous nous arrêterons sur le concept d'habitus afin de remarquer les points renforcés et les aspects approfondis, points et aspects qui font penser à la simultanéité de la redaction de ce mis à l'épreuve de tout le schème conceptuel qui est La distinction. Un simple regard sur les deux tables des matières révèle d'abord une meilleure intégration entre les travaux de terrain et le développement théorique : les travaux d'ethnologie sont beaucoup mieux intégrés au corps du texte. Par ailleurs, il y a un effort de généralisation de la théorie beaucoup plus évident, à partir de la diversification des terrains mis en jeu. Si l'ethnologie de la Kabylie avait une place presque exclusive dans l'Esquisse, Le sens pratique a plus clairement en arrière fond une réflexion comparative avec les autres terrains : le Béarn, l'université ou les musées d'art. D'autre part, dans Le sens pratique le travail intitulé La maison ou le monde renversé, qui dans l'Esquisse faisait partie du corps du texte, est devenu une annexe. La raison n'est pas difficile à soupçonner, si on se rappelle, que selon 330In Harker,R. The practice of theory. Op.cit. , p. 45. 194 l'expression même de Bourdieu, ce travail sur la maison kabyle a été son "dernier travail de structuraliste heureux". Cela suggère la consolidation de la rupture par rapport au structuralisme tel que Lévi-Strauss le pratiquait, et la volonté de démarquer clairement sa pratique, étant donné qu'il réconnaît et retient de LéviStrauss l'effort de mettre en route la pensée relationnelle dans les sciences sociales . 331 Enfin, d'une comparaison générale et systématique des chapitres plus importants pour notre sujet, il s'ensuit une série d'idées particulièrement mieux développées dans Le sens pratique, idées que nous travaillerons : le concept d'habitus de classe, l'introduction du concept de mimésis, le rapport habituschangement social, et le rapport habitus, capital et théorie de la domination. Habitus de classe. "Mais la validité même de la classification risque d'inciter à percevoir les classes théoriques, regroupements fictifs qui n'existent que sur le papier, par une décision intellectuelle du chercheur, comme des classes réelles, des groupes réels, constitués comme tels dans la réalité. " 332 Nous avons déjà vu dans La distinction que le travail de classement social (soit celui du sens commun, soit celui du sociologue) est un travail taxonomique et qui dans le cas de Bourdieu, organise un espace social à plusieurs dimensions, où chaque classe rassemble des agents "les plus semblables que possible entre eux et aussi différents que possible des membres des autres classes, voisines ou éloignées ". Le caractère relationnel de cet espace en mouvement constitué en 333 champ, où condition et position multiplient le jeu des relations, interdit de penser 331"Les gloses philosophiques qui ont entouré un moment le structuralisme ont oublié et fait oublier ce qui en faisait sans doute la nouveauté essentielle: introduire dans les sciences sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode de pensée relationnel qui, rompant avec le mode de pensée substantialiste, conduit à caractériser tout élément par les relations qui l'unissent aux autres en un système, et dont il tient son sens et sa fonction" Le sens pratique. op.cit. p. 11. 332 Raisons pratiques. op.cot. p. 25. 333 Ibid. p. 25. 195 les classes comme des choses, comme l'atteste la réflexion de Bourdieu déjà en 1966 : "Tout semble indiquer que Max Weber oppose la classe et le groupe de statut comme deux types d'unités réelles qui se rencontreraient plus ou moins fréquemment selon le type de société (...); pour donner aux analyses wébériennes toutes leur force et leur portée, il faut plutôt y voir des unités (nominales) qui peuvent restituer plus ou moins complètement la réalité selon le type de société mais qui sont toujours le résultat du choix d'accentuer l'aspect économique ou l'aspect symbolique ". 334 Le classement social fait donc partie du travail de construction de l'objet sociologique, travail qu'évidemment n'est pas totalement arbitraire (il a un "fundamentum in re" comme dirait la scolastique), mais n'est jamais le décalque de ce qu'il y a dans une société, de quelque chose de concret qu'il y a ou n'y a pas . 335 Cela dit, l'habitus est le concept clé de toute classification sociale : "la sociologie traite comme identiques tous les individus biologiques qui, étant le produit des mêmes conditions objectives, sont dotés des mêmes habitus ". 336 Système de schèmes de perception, appréciation et action, l'habitus pourrait être considéré comme un système "subjectif" (dans le sens où c'est un agent individuel qui en est assujetti) mais non "individuel" (dans le sens d'"unique"). Néanmoins, si dans l'Esquisse 337 était déjà affirmé la séparation par rapport au transcendantalisme qui voyait les schèmes comme anhistoriques et universels, étrangers du moi empirique, dans Le sens pratique un développement plus large 334 Bourdieu, P. Condition de classe et position de classe. Archives Europeénns de sociologie. VII (1966) p.212. 335 De là l'invalidation des critiques réagrupés par Patrice Bonnewitz sous le titre "La conception de la société développé par P.Bourdieu est dépassée". L'ensemble des arguments, soit de Mendras soit de Touraine confondent les choses de la logique avec la logique des choses, et faut de distinguer les niveaux épistémologiques, attribuent à Bourdieu une conception de la société qui ne corresponde pas à sa pratique scientifique, où grace à la théorie des champs, le jeu des classifications possibles varie selon les points de vue. (Cfr. Bonnewitz, P. La sociologie de P. Bourdieu. PUF, 1997.p115-8. 336 Le sens pratique. Op.cit.p. 100. 337 Esquisse d'une théorie de la pratique. op.cit. p. 189. 196 de ce point, met l'accent, d'une part sur le concept d'homologie et d'autre part sur la singularité des trajectoires. Si le concept de classe n'est pas un universel essentialiste à la manière des concepts aristotéliciens, mais est un concept relationnel à l'image des concepts mathématiques, alors chaque cas individuel n'est pas perdu dans sa singularité au niveau du concept, mais "dérivé" avec sa particularité concrète (comme une formule de niveau inférieur est dérivée d'une autre plus générale). Les agents individuels ne sont pas interchangeables, il s'agit d'une relation d'homologie, "c'est-à-dire de diversité dans l'homogénéité ". Chaque système de dispositions 338 individuelles n'est donc qu'une variante structurale des autres, mais une vraie variante, où la complexité de ses dispositions est en relation de correspondance avec la complexité de sa position dans la structure et de sa trajectoire particulière. Et si la diversité des positions est immense, celle des trajectoires est encore plus importante. C'est la raison pour laquelle des agents classés ensemble sous un certain rapport, peuvent être opposés sous un autre. L'intégration qui constitue (et qui est constituée par) l'habitus de l'agent à partir des expériences antérieures, est une intégration unique, marquée particulièrement par les premières expériences. L'action de ces expériences fondatrices s'exerce à travers la constitutions des schèmes, qui réalisent un certain travail d'"évitement" de tout ce qui peut les contredire (c'est un nouvel aspect du principe d'hystérésis, du conatus de l'habitus). Le fait que ces expériences fondatrices sont en rapport avec les conditions de vie et l'éducation dès l'enfance, peut expliquer ainsi l'unité de la classe (qu'il s'agisse d'une classe sociale dans le sens courant ou d'un groupe social quelconque, qui partage des expériences initiales similaires). C'est une véritable sélection de l'information qui s'opère à travers le rejet de tout ce qui puisse la contredire, mais surtout de l'évitement des sources de nouvelles informations. Toute homogamie, toute tendance à être toujours "entre nous", à se 338 Le sens pratique. op.cit. p.101. 197 rapprocher du semblable, à devenir amis avec ceux qui pensent pareillement, peut être expliqué par ce principe. Les "affinités électives", qui font que les semblables se rejoignent en se reconnaissant, par exemple, par des traits de l'hexis corporelle consciemment imperceptibles, le refus de l'autre différent étant perçu comme une menace inexplicable et inconsciente parce que viscérale, témoignent de ces stratégies de sélection et d'évitement. Pareillement, les quartiers de riches dans les villes de pauvres (redoublés souvent des différences "ethniques" et culturelles quand on hérite d'une situation coloniale), les collèges exclusifs, l'assignation d'un lieu pour chacun qui fait que chacun reste dans son lieu, obéissent inséparablement au besoin de distinction, et à l'instauration d'une barrière défensive qui permet de "ne pas voir", de "ne pas savoir". L'habitus est donc "principe non choisi de tous les choix", capable aussi de donner "l'information nécessaire pour éviter l'information ", de trouver ou de 339 construire inconsciemment l'information adéquate pour confirmer les idées reçues. La construction des idéologies de classe se produit aussi sous ce registre, comme une stratégie conservatrice de l'ordre établi. Mais le fait que les individus ne soient pas interchangeables obéit aussi à la particularité de chaque trajectoire, inscrite comme anticipation de l'avenir dans chaque habitus. Nous reviendrons sur ce point en parlant du changement social. Habitus et mimésis. "Si donc l'idée est la chose dans l'esprit, le signe est l'idée pour lui, l'idée en tant que pensable et pensée, c'est-à-dire communicable et communiquée. La répétition représentative est une face d'une opération dont la substitution est l'autre. " 340 En 1974 Louis Marin publiait dans la revue Critique un article à propos de l'Esquisse d'une théorie de la pratique, où il rapprochait le texte de Bourdieu de 339 340 Ibid. p. 102. Marin, Louis. Champ théorique et pratique symbolique, dans De la répresentation. p. 31. 198 La théorie du nuage de Damisch, pour signaler la complémentarité des problématiques et les recoupements qu'il y avait selon lui entre les deux textes. La lecture que Louis Marin fait du texte de Bourdieu nous suggère un rapprochement du texte à partir du glissement de la mimésis à la représentation théorique, et des opérations de substitution et de méconnaissance lesquelles sont d'une part le résultat de l'incorporation des structures par l'habitus, et d'autre part sont à l'origine de l'oubli de l'opération de substitution (et du "changement de nature") des pratiques, effectuée par la représentation théorique de ces pratiques. C'est l'introduction beaucoup plus large du concept de mimésis dans Le sens pratique, qui nous encourage à explorer cette ligne de lecture. Dans le premier chapitre, intitulé "Objectiver l'objectivation", dans lequel Bourdieu critique le fait que les ethnologues introduissent dans l'objet leur propre rapport à l'objet par le seul fait d'oublier le travail d'objectivation accompli, il prend comme exemple de cet oubli, l'herméneutique célébratoire de l'oeuvre d'art. Cette herméneutique, "attachée à l'opus operatum plutôt qu'au modus operandi", "traite l'oeuvre comme un discours destiné à être déchiffré par référence à un chiffre transcendant, analogue à la langue saussurienne, et oublie que la production artistique est toujours aussi (...) le produit d'un "art", "pratique pure sans théorie", comme dit Durkheim, ou si l'on préfère, d'une mimesis, sorte de gymnastique symbolique, comme le rite ou la danse " 341 Cela veut dire que les ethnologues font par rapport à la pratique sociale concrète qu'ils étudient, ce que certaine herméneutique célébratoire des oeuvres d'art fait par rapport à la pratique de production des oeuvres : dans les deux cas on prend le fait accompli (un rituel, une pratique matrimoniale, un tableau) et, en ignorant le processus de production qu'il y a derrière (la mimique du rituel, la stratégie du choix du conjoint, le travail du peintre avec des pigments sur une toile, son rapport au "mécènas", etc.) on considère la pratique ou le tableau 341 Le sens pratique. op.cit. p. 58. 199 comme objet symbolique, existant pour la pure contemplation. Dans un cas comme dans l'autre on prend la représentation (le schéma du rituel, la généalogie, l'"oeuvre d'art") pour l'objet représenté (la pratique ou le tableau concret). Dans un cas comme dans l'autre c'est un habitus scolastique qui est à la racine du processus de méconnaissance, mais cet habitus scolastique est à son tour un cas particulier du processus de passage de la seule mimesis au symbole renfermé dans toute production d'habitus. On a déjà vu que la dialectique de l'incorporation ne se situe pas au niveau de la représentation (le schéma corporel comme image du corps renvoyée par les autres était écartée, avec Merleau-Ponty). Les schèmes de perception et d'appréciation dans lesquels le groupe dépose ses structures fondamentales, "s'interposent dès l'origine entre l'individu et son corps ". L'image que le groupe 342 renvoit après n'est alors qu'un renforcement, et le début du processus d'objectivation. Les lieux de l'incorporation sont plutôt les investissements concrets dont le corps est l'objet (les gestes, les danses, les sports, le fait de manger d'une certaine manière, le fait de marcher ou d'utiliser son corps pour écrire, caresser quelqu'un, ou monter à un arbre). Le concept de mimésis vient 343 renforcer cette idée : qu'à l'origine de l'acquisition de tous les gestes il n'y a pas l'imitation "supposant l'effort conscient pour reproduire un acte, une manière, une parole, mais une reproduction pratique, dans laquelle le geste parle directement de corps à corps, et on apprend "par corps", sans réflexivité. Dans ce sens, Bourdieu rappelle que Platon avait déjà noté l'investissement total du corps et des émotions qu'il y a dans toute mimésis. Toute représentation mimétique étant représentation des apparences () et non de la chose, elle est éloignée par trois dégrés de l'idée (). Si elle a quelque chose d'ineffable c'est par défaut, parce qu'elle est trop loin de l'intelligible. Alors, les poètes et les peintres font appel directement aux émotions pour captiver les 342 343 Ibid. p. 122. Du grec mimaomai, imiter, jouer au théâtre. 200 hommes à la manière des sorciers, et les faire s'investir totalement dans la représentation, soit comme acteurs soit comme spectateurs identifiés à l'acteur . 344 Cela devient possible parce qu'ils "sont des mimes : ils ne savent pas ce qu'ils disent parce qu'ils font corps avec ce qu'ils disent. Ils parlent comme on danse. (...) Ils n'ont pas le principe de sa propre production " 345 Ce qu'on apprend par mimésis, par corps, n'est jamais une connaissance qu'on a devant soi : on pourrait dire que l'objectivation est précisément l'acte de séparer du corps la connaissance, la musique, l'objet employé dans un rituel (de là la tendance à l'oubli des conditions matérielles de possibilité). Cela se voit particulièrement bien dans le fait que c'est l'écriture (le transfert sur un autre corps : le papier ou la table de cire) qui ouvre des possibilités d'objectivation et d'accumulation des connaissances méconnues des sociétés sans écriture, et donc d'un nouveau type de rapport à la propre tradition . 346 Dans les sociétés agraphiques le savoir survit seulement "à l'état incorporé", dans le langage (mieux, dans la parole), dans l'ensemble des schèmes pratiques mis en jeu par les pratiques concrètes, et il peut seulement être restitué par les récits des anciens, par les rituels, et par les représentations du groupe, restitution où la faiblesse du support (la voix ou le geste) empêche d'avoir le savoir en face de soi assez longtemps. C'est une restitution réprésentative, mais agie plutôt que pensée, mimétique, qui demande tout l'investissement des émotions et qui, en ayant une dimension "spectaculaire", ne tend pas pourtant vers l'autonomisation de la representation, parce qu'elle est tendue vers d'autres buts liés aux empressements de la vie et de la pratique. Alors, de la même manière que la géométrie d'une danse ou d'une démonstration gymnastique n'implique pas que la gymnaste ou le danseur soient des géomètres, la cohérence des gestes d'un rituel n'est pas l'expréssion d'une 344 Cfr. La Republique, 597c-608e. Choses dites, Op.cit. p. 99. Bourdieu s'appuie pour cet analyse sur Preface to Plato, une ouvrage de Havelock. (Cambridge, 1963.) 346 Cfr. Goody, Jacques. La raison graphique. Minuit, 1979. 345 201 logique toute faite. Si on peut parler d'une "logique pratique", c'est à condition de ne pas la penser sous le modèle de l'exécution d'une cohérence prédéterminée. Il s'agit plutôt "de transferts pratiques de schèmes incorporés et quasi posturaux " 347 qui ne peuvent être saisis "que dans la cohérence objective des actions rituelles qu'ils engendrent ". Plus encore "en tant que pratique performative qui s'efforce 348 de faire être ce qu'elle fait ou dit, le rite n'est (...) qu'une mimesis pratique du processus naturel qu'il s'agit de faciliter ". On peut penser par exemple, au "jeu 349 des petites maisons" pendant la fête du "Seigneur de Huanca", au Pérou, où les participants à la fête achètent des petits bibelots : des maisons, des voitures, des grains de blé, des sacs de pommes de terre, ou des faux billets de dollars américains, et jouent rituellement à l'achat, la vente, le marchandage ou même le vol, avec la conviction que le succès de ce jour-là produira la réussite économique de l'année. C'est la raison pour laquelle la logique pratique des rituels et en général de la pratique n'est pas entièrement cohérente : l'utilisation et la sur-utilisation de l'analogie produit une cohérence par débris, par morceaux : si la femme kabyle ne fait pas une réflexion sur le sens du monde au moment de monter son métier à tisser, mais simplement monte son métier à tisser, alors les gestes et les mots rituels, la mimesis qui accompagne la tâche pour conjurer les dangers, tout en mettant en jeu le système mythique, peut avoir une cohérence variable et partielle, en faisant le même geste sous différents rapports, ou chaque geste sous un rapport différent. Peu importe, l'objectif n'est pas de dire "une vision du monde", mais de conjurer le danger lié à une telle tâche. La maîtrise pratique est une docte ignorance, qui garde à l'état implicite les principes de son fonctionnement. Quand l'ethnologue cherche à se donner une maîtrise symbolique de cette pratique, d'un côté il pose des questions aux agents 347 Le sens pratique. Op.cit. p. 154. Ibid. Note 12. 349 Ibid. p.155. 348 202 pour essayer d'expliciter l'implicite, de l'autre, il construit des schémas (sur un papier) qui prennent la place des schèmes (incorporés). Il produit alors un double processus d'objectivation, de transsubstantiation de la pratique, qui détruit la pratique en tant que pratique. Mais déjà tout travail explicite et délibéré d'inculcation a besoin d'une explicitation, de l'énonciation des règles implicites pour "prévenir les ratés de la socialisation". Bourdieu fait référence encore à Platon pour évoquer le Ménon dont la lecture suggère que "l'apparition d'une éducation institutionnalisée soit corrélative d'une crise de l'éducation diffuse, qui va directement de la pratique à la pratique, sans passer par le discours ", au fond, parce que l'excellence, 350 l'n'est qu'une maîtrise pratique en sa forme accomplie, et c'est la mettre en question comme pratique que se demander si cette excellence peut être enseignée. Les sophistes pensaient que la paideia était une et cette idée s'opposait alors sous ce rapport précis à Platon, pour qui les  étaient excellents seulement parce qu'ils étaient ceux qu'ils étaient. Le processus de production de la maîtrise théorique, qui dés-incorpore le savoir mimétiquement appris, est la première étape d'un processus de sustitution des choses et d'autonomisation des signes, comme le texte de Louis Marin le suggère. Alors "le modèle explicatif devient paradigme normatif, la loi de fonctionnement, principe moral et religieux, la structure théorique, instance de refoulement et de censure ". C'est dire que dans le processus même de 351 symbolisation il y a un travail implicite de "refoulement originaire des déterminations matérielles de toute pratique signifiante ". C'est par là que 352 l'habitus scolastique ignore la pratique comme pratique et, en substituant "la logique des choses par les choses de la logique", devient instrument de pouvoir et source du racisme de l'intelligence. C'est par là d'ailleurs que le champ d'une 350 Ibid. p. 175. Louis Marin, op.cit. p. 32. 352 Ibid. p. 34. 351 203 discipline intellectuelle peut aussi acquerir son autonomie et arriver à se régir par ses propres règles. L'habitus scolastique est un cas particulier d'habitus. L'habitus comme "source de toute forme symbolique" est un opérateur du processus de méconnaissance et de refoulement. En tant qu'intermédiaire entre les conditions matérielles des pratiques et les pratiques mêmes, l'habitus, histoire faite nature, produit la méconnaissance des conditions de production dans la réalisation de la pratique, qui est oublieuse de son propre processus. La pratique porte le passé mais se réalise dans le présent, et dans l'urgence, qui ne permet le souvenir que comme anticipation, c'est-à-dire tension pré-formée vers des tâches. De la même manière que dans l'échange de dons, on réalise un double travail : celui des échanges, plus celui de la dissimulation de sa fonction; de la même manière, tout habitus comme nécessité faite vertu, renferme la production symbolique qui justifie implicitement les conditions de sa réalisation. L'habitus, dans sa dimension mimétique, est toujours déjà production symbolique. Mais l'habitus scolastique a la particularité d'être un redoublement de l'occultation, parce que, non seulement il occulte, comme tout habitus les conditions matérielles de sa propre acquisition, mais parce que, comme habitus théorétique, "il représente cette occultation, il la formalise positivement dans un modèle qui l'exclut. " La théorie de la pratique, implicite dans l'habitus 353 scolastique (fut-elle objectiviste, ou fut-elle subjectiviste) est alors doublement trompeuse : en tant qu'occultation de ses propres conditions de possibilité et en tant que production d'une représentation qui justifie explicitement l'occultation. La production d'un monde de sens commun revêtu d'une autorité épistémique clôt ainsi cet espace de l'apparente gratuité. Habitus et changement social. 353 Louis Marin. op.cit. p. 37. 204 "Dans la relation entre l'habitus et le champ, l'histoire entre en relation avec elle-même " 354 L'habitus est produit de l'histoire qui fait l'histoire. Il est au principe de la continuité et de la régularité qui font le sol silencieux (et alors méconnu) de toute histoire. Loin d'être une rénovation de la question des échanges circonscrite au domaine de l'ethnologie, l'introduction du temps dans les échanges (comme rétention et donc illusio, comme anticipation et donc stratégie) comporte l'introduction de l'histoire dans les structures. Le temps devient élément constitutif de l'analyse du présent, et s'introduit dans les pratiques, devenant l'habitus inséparablement historique et structural. Cette introduction de l'histoire dans la pratique même rend inutile l'explicitation d'une théorie de l'histoire, qui risquerait toujours de devenir idéologie justificatrice ou anticipation du désir. Bourdieu présente toujours la capacité créatrice de l'habitus comme "aussi éloignée d'une création d'imprévisible nouveauté que d'une simple reproduction mécanique des conditionnements initiaux ". L'habitus, comme principe 355 producteur de pratiques, se définit et se redéfinit face à chaque situation grâce au travail de construction symbolique qu'il comporte. L'anticipation des possibles (aperçus par les schèmes historiquement construits) arrache la situation à sa platitude, la configure, l'interprète d'une certaine manière, et donne à l'agent les moyens de produire (dans certaines conditions) des réponses imprévues. Dans Le sens pratique l'habitus est nommé "art d'inventer" : art, c'est-à-dire, "pratique pure sans théorie", mimésis. Les schèmes d'appréciation et d'action sont ceux qui constituent la situation en problème et établissent en même temps sa réponse. L'habitus produit alors une certaine liberté face au présent, parce qu'il porte le passé comme "capital accumulé" qui permet d'anticiper une potentialité inscrite dans le présent et de compter sur lui pour la rendre effective. 354 355 Bourdieu,P. et L. Wacquant. Réponses. Seuil, 1992. p. 103. Le sens pratique. op.cit. p. 92. 205 Une situation ne se transforme pas en problème à résoudre, ni ne suscite une réponse, si les schèmes de l'habitus ne sont pas en mesure de percevoir la situation comme un appel à l'investissement. Bref, s'ils ne correspondent pas à cette illusio, s'ils ne perçoivent pas le champ et ses enjeux. D'ailleurs, le degré et la manière de l'investissement peuvent varier à l'infini selon la trajectoire qui configure l'habitus de l'agent. Un prêtre catholique fils de paysan, qui doit tout ce qu'il est à l'institution ecclésiastique depuis le petit séminaire, au présent directeur du séminaire, aura une tendance beaucoup plus forte à percevoir les enjeux les plus infimes de l'univers ecclésiastique et vivra certains changements, par exemple, la disparition d'un habit distinctif, comme une catastrophe. En même temps, il ne percevra pas (ou il interprétera sous des clés moralisantes) des enjeux qui touchent à l'ensemble de la société, comme le chômage ou la prise du gouvernement par un groupe de forces armées entrainant la suppression des parties politiques. Mais il peut arriver que ce même prêtre, une fois sorti du séminaire soit envoyé dans une paroisse populaire touchée par le chômage, et qu'il souffre luimême depuis dix ans d'une situation de pénurie économique et morale étant oublié par un évêque aumônier des forces armées, qui ne reconnaît pas son travail. Dans ce cas, les schèmes de perception et d'appréciation du prêtre constitueront autrement la situation qui l'appellera vraisemblablement à s'investir, parce qu'il était en réalité déjà investi. Cette mise en relation des schèmes et de la situation peut être décrite comme mise en relation de deux objectivations de l'histoire : le capital objectivé dans les institutions (l'Eglise, l'Etat) et le capital incorporé (l'institution faite prêtre, faite évêque, faite militaire). De la quantité et profondeur de l'incorporation du capital dépend la capacité de l'agent à produire une réponse réglée, acceptable dans le champ et en même temps ajustée à la situation. L'investissement de notre prêtre dans le double champ de l'église et de la société 206 peut déboucher sur l'organisation de groupes de chômeurs au sein de la paroisse, ou sur un engagement personnel dans des organisations du quartier (s'il a un bon capital de relations sur place), sur l'élaboration d'un discours théologique nouveau (s'il a le capital intellectuel requis) ou à l'inverse sur le recours à une spiritualité vieillie qui s'écroulera si la situation devient trop tendue. Du capital institutionnel dépendra, en revanche, la marge de liberté dans laquelle il pourra agir, celle-ci n'étant pas la même marge d'action du prêtre d'un diocèse à fort capital de prestige, dont l'évêque sera à son tour surveillé par le nonce et par le gouvernement, ou du prêtre d'un diocèse peu important, avec une zone rurale étendue et faiblement peuplée, et à nombre de prêtres très réduits, où l'évêque ne peut pas risquer la perte d'un seul agent. Dans cette dialectique, c'est l'habitus "ce qui permet d'habiter les institutions, de se les approprier pratiquement, et par là de les maintenir en activité, en vie, en vigueur, de les arracher continûment à l'état de lettre morte, de langue morte, de faire revivre le sens qui s'y trouve déposé, mais en leur imposant les révisions et les transformations qui sont la contrepartie et la condition de la réactivation " 356 C'est à travers ces agents "habités" par l'institution, socialisés au sens fort, constitués en "institution faite homme" que l'institution trouve sa propre réalisation, en exploitant "la capacité du corps à prendre au sérieux la magie performative du social", non seulement pour se reproduire à l'infini, mais aussi pour retrouver son sens et se renouveler. Cette relation d'appropriation mutuelle peut faire que l'agent soit possédé à tel point pour le "modus operandi" de l'institution, qu'il se l'approprie et prend même des libertés par rapport à elle : pour oser et savoir briser les règles d'une manière réglée plus que pour les suivre de près il faut avoir une maîtrise accomplie des règles. 356 Ibid. p. 95. 207 Finalement, si la production d'habitus est toujours mimétique et donc productrice de sens, ouvrant un espace de liberté, il ne faut pourtant pas oublier que ce travail symbolique est lié à un travail d'occultation. La révélation des conditions de production des habitus, la dénaturalisation de son résultat par l'objectivation scientifique est l'autre potentialité de changement, que Bourdieu ne développe pas dans Le sens pratique, mais qu'il développera ultérieurement. Habitus et modes de domination. "Le point d'honneur est du politique à l'état pur " 357 L'analyse de l'économie du don est à la base de l'élaboration de l'économie générale des pratiques. La nouveauté de l'analyse bourdieusienne de l'économie du don découle de sa rupture dépassant l'objectivisme qui lui permet de déployer les différents points de vue comme faisant tous partie de l'objet. Ainsi, si l'opération d'objectivation révèle qu'il y a un intérêt tant à donner qu'à rendre, la sincérité de la croyance des agents à la gratuité des échanges n'est pas pour autant démentie : elle fait partie aussi de la réalité, et constitue une partie essentielle. Cette croyance (bien fondée dans l'incorporation des schèmes de perception et d'action) est l'illusio, sans laquelle le système s'écroulerait. Les agents n'ont donc pas tort d'y croire. Plus encore, cette "méconnaissance institutionnellement organisée et garantie" n'est pas une particularité bizarre des sociétés précapitalistes, mais elle est à la source de "tout le travail symbolique visant à transmuer, par la fiction sincère d'un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement intéressées qu'imposent la parenté, le voisinage ou le travail, en relations électives de réciprocité et, plus profondément, à transformer les relations arbitraires d'exploitation (de la femme par l'homme, du cadet par l'aîné ou des jeunes par les anciens) en relations durables parce que 357 Ibid. p. 226. 208 fondées en nature ". C'est la magie performative du social qui est à la base de 358 toute société. C'est la production de l'alliance qui met à distance la violence, même si elle ne la supprime jamais entièrement. La compréhension de l'illusio, ce désintérêt intéressé, est donc centrale pour se rapprocher de la conception de la société mise en jeu. D'abord, la notion d'intérêt que Bourdieu propose ici n'est pas celle de l'économie classique. Deuxièmement, l'illusio n'est pas une ignorance, mais un refoulement; mieux encore, c’est la production d’une croyance que se cache comme telle. La notion d'intérêt, comme Bourdieu l'explique longuement dans Raisons pratiques , est un instrument de rupture par rapport à la vision du sens commun, 359 instrument lié à l'objectivation; et elle est aussi l'expression d'un principe de "raison suffisante": "les agents sociaux ne font pas n'importe quoi", ils "ne sont pas fous", ils "n'agissent pas sans raison". Dans Le sens pratique une citation de l'Essai sur le don de Marcel Mauss nous mettra sur la piste. Dans les sociétés précapitalistes non seulement la circulation des biens est méconnue, mais aussi la production même : le rapport enchanté envers la terre est l'expression de cette méconnaissance, qui empêche de concevoir le travail humain comme travail (dans le sens du capitalisme, c'est-à-dire de lutte contre la nature, qui est ainsi matière première) mais pas comme "peine", effort humain qui suscite la récolte en échange (le don de la terre), occupation liée à l'éthos de l'homme accompli. Et Bourdieu rappelle le texte où Marcel Mauss affirme que "ce sont justement les romains et les Grecs qui (...) ont inventé la distinction des droits personnels et des droits réels, séparé la vente du don et de l'échange, isolé l'obligation morale et le contrat, et surtout conçu la différence qu'il y a entre des rites, des droits et des intérêts ". Cette séparation, qui permet de concevoir les 360 échanges économiques comme tels et révèle l'intérêt proprement économique 358 Ibid. p. 191. Cfr. Raisons pratiques. Op.cit. p. 149-167. 360 Le sens pratique. p. 194. Cfr. Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950. p. 239. 359 209 dans sa nudité, rend possible un contrôle de tout ce qui restait masqué dans les échanges (surtout inégaux), et du même coup, rend plus "économiques" des échanges qui dans l'économie enchantée deviennent dispendieux, parce qu'il faut investir autant pour dissimuler la fonction que pour faire l'échange . Mais surtout 361 cette séparation rendra possible l'autonomisation du champ de l'économie par rapport aux autres champs. Mais pour l'instant ce que nous voulons remarquer c'est qu'"intéressé" n'est pas ici le contraire de "gratuit", mais plutôt d'"indifférent" (c'est le contraire de l'ataraxie, dit Bourdieu). Il s'agit d'un intérêt dont l'intérêt économique n'est qu'un cas particulier. Quant Bourdieu dit que l'économisme est une forme d'ethnocentrisme, il fait référence à l'universalisation souvent inconsciente du modèle de société du capitalisme occidental (et de son modèle anthropologique) qui n'est qu'un cas particulier; universalisation qui, dans un "auto-enchantement" des propres pratiques, montre tout simplément les échanges des autres sociétés comme "des formes déguisées d'achat de la force de travail" ou "des extorsions clandestines de corvées". Essayer d'arracher à l'économisme le monopole de la notion d'intérêt (et de la notion de capital), en mettant en valeur d'autres formes d'investissement, permet d'une part, de comprendre autrement les sociétés noncapitalistes dans leur originalité, et d'autre part d'effacer le fossé creusé par les faciles oppositions "tradition-modernité", en faisant sauter du même coup le rapport enchanté des occidentaux envers leur propre société, rapport du senscommun qui les empêche de voir les formes deguisées de la violence chez eux. Cette notion d'intérêt, par ailleurs, révèle aussi un lien théorique avec la psychanalyse, dans la mesure où l'illusio produite de l'investissement n'est pas 361 Il suffit de penser aux fêtes de "cargos" andines, où celui qui porte le "cargo" (c'est-à-dire, celui qui paie les dépenses d'une fête religieuse du village) augmente son prestige (et jusqu'à la Reforme Agraire de 1969, acquérait directement le droit d'exercer des responsabilités publiques à l'intérieur de l'ayllu) mais à travers de dépenses que (particulièrement dans le contexte actuel de culture et économie dominée dans un contexte capitaliste) peuvent ruiner les maigres resources des paysans et nourrissent le cercle de la misère. De la même manière, le paysan quechua de la "puna" qui choisit le parrain de son fils entre les "notables" du village, paiera luxueusement chère l'éducation de son enfant, tant en cadeaux comme en travail de l'enfant même à la maison du parrain pendant la scolarisation. 210 une ignorance, mais un refoulement. Dans Raisons pratiques Bourdieu nous dit que "libido" pourrait être synonyme d'"investissement", et il suggère qu'"une des tâches de la sociologie est de déterminer comment le monde social constitue la libido biologique, pulsion indifférenciée, en libido sociale, spécifique. " Il y 362 aurait autant d'espèces d'intérêts, de libido socialisée que de champs constitués autour des enjeux spécifiques. Mais la constitution des champs exigerait une sublimation de la libido, sublimation liée au processus de refoulement vers l'inconscient des objets "inacceptables" ou "inavouables" de cette énergie : par exemple, la fonction économique des échanges et de la production dans les sociétés qui ont besoin de l'oublier pour construire des rapports sociaux durables et "naturalisés"; la fonction de distinction sociale de l'art et de la culture dans des sociétés qui ont besoin de l'oublier pour continuer à croire au mythe fondateur de l'égalité, tout en légitimant du même coup la domination des dominants. Il en est aussi ainsi avec la fonction de ritualisation de la vengeance du système juridique; ou celle de confirmation de l'honnêteté de la "bonne société" par le système des prisons. Et s'il y a un refoulement, il y a aussi le retour du refoulé, qui peut advenir avec une violence extrême, et qui pourrait peut-être expliquer certains phénomènes, comme ceux de la violence dite "inter-ethnique" dans des pays colonisés par l'occident ou comme les "fondamentalismes religieux"; mais aussi des mouvements sociaux inattendus, des résultats des elections inexpliqués. La science sociale est alors seulement possible comme désinvestissement dans le champ concerné et comme devéloppement d'un intérêt de connaissance (réglée selon les règles intérieures au champ) qui devient hautement politique puisque si, comme dit Bachelard, toute science est science du caché, la science sociale est science du refoulé, une science qui doit susciter sur soi toute la violence des résistances de la société ou du champ en question. 362 Raisons pratiques. op.cit. p. 153. 211 Mais l'énergie sociale devient aussi capital accumulé, fut il matériel ou symbolique. Si la métaphore psychanalytique permet de se sortir du mécanicisme d'une physique sociale, c'est parce qu'elle aide à expliquer la continuité entre les deux types de capitaux, et la convertibilité de l'un dans l'autre. Néanmoins, pour comprendre le fonctionnement du capital symbolique il faut revenir à l'idée de la magie comme performativité sociale, comme "action d'influence". Dans les sociétés non-capitalistes le type de domination centré sur la domination symbolique résulte finalement le plus rationnel par rapport à la situation, et il n'est qu'un "effet de la structure du champ": l'absence d'accumulation de capital économique (à cause du défaut de l'abondance et de la circulation de la monnaie, qui réifie et objective la valeur économique des biens, à défaut de marché "autorégulé", bref, des conditions institutionnelles pour pouvoir accumuler) et l'absence d'accumulation de capital culturel (à défaut d'institution scolaire qui distribue le capital et atteste l'accumulation en discernant des titres) réduissent la domination possible à la domination personnelle, ce que Bourdieu appelle : "être réduit aux formes élémentaires de domination". C'est dire que "c'est dans le degré d'objectivation du capital que réside le fondement de toutes les différences pertinentes entre les modes de domination ". 363 Dans des sociétés à capital faiblement objectivé, c'est-à-dire faiblement séparé des individus biologiques (à la limite, peu séparés des corps, dans le sens que nous avons vu plus haut), peu réifié dans des institutions, la seule domination possible est celle d'une personne sur une autre personne. Mais cette domination, installée de plus sous le contrôle diffus du groupe villageois, ne peut se développer qu'au prix de "s'attacher les gens", c'est-à-dire au prix de cette coûteuse alchimie de la conversion de capital économique en symbolique, en prestige, en reconnaissance. Acheter un tracteur pendant les temps de pluies, quand on n'en a pas besoin pour les travaux agricoles, mais seulement pour 363 Le sens pratique. Op.cit. p. 224. 212 augmenter son capital symbolique pendant cette époque qui est celle des mariages, peut être parfaitement raisonable si on a un fils à marier. Le haut coût économique de l'opération peut être compensé par la réussite de la stratégie de mariage, mais il s'agira d'une compensation pas nécessairement en termes économiques, mais en termes d'alliances, de relations qui peuvent être mobilisées opportunement à des fins différentes (et en ce sens, la parenté, est affaire de politique). De la même façon, les stratégies d'attachement personnel passent par "un travail, une dépense visible de temps, d'argent et d'énergie". Le capital symbolique est une possession légitime qui es censée être fondée dans la nature de son possesseur. La relation entre les khammes et leur maître, dans des conditions normales , ne supporte pas la brutalité, la violence ouverte, mais elle 364 s'apparente plutôt à un échange de services où le maître doit "payer de sa personne" pour se faire reconnaître. Plus encore, c'est une domination qui doit souvent se déguiser et devenir aux yeux de tous une association apparemment égalitaire : "le khammes est celui à qui l'on confie ses biens, sa maison, son honneur". Et pour cela, le khammes doit éprouver qu'il participe effectivement de l'honneur, des biens, des relations de son maître. De ce sentiment dependra l'inconditionnalité, la fidélité du khammes, qui à son tour augmentera le capital symbolique du maître. La "publicité" de la reconnaissance du maître est déjà un premier degré d'objectivation du capital, bien qu'encore fragile. Dans les sociétés où les différentes formes de capital se sont hautement objectivées et donc autonomisées dans des champs ayant des logiques spécifiques (même si intérrelationnées à travers la possibilité toujours ouverte de la conversion partiale ou totale d'un capital dans un autre), où "les affaires sont les affaires" régies par les lois du marché, où "la politique est la politique" régie par les luttes de partis, et l'art est "pour l'art" régi par les règles qui se définissent à 364 On ne parle pas ici des distortions que ce type de relations personnelles peuvent souffrir quand elles sont placées à l'intérieur d'autres dominations, qui les redoublent. Par exemple, les rapport entre les "curacas" indiens et les peuples qui les étaient soumis pendant la domination espagnole de l'Amérique, ou le rôle des métis pendant la Republique du XIX siècle. 213 travers les luttes des artistes, alors les détenteurs des moyens qui permettent de s'imposer dans chaque champ, et de maîtriser les mécanismes institutionnels de la domination, peuvent s'épargner le travail de domination personnelle parce que la conquête de la légitimation se produit à l'intérieur du champ et grâce à la domination des structures institutionnelles. Si dans la société kabyle "le point d'honneur est du politique à l'état pur" c'est parce que, dans un état des champs peu autonomisés, les stratégies de domination se développent à l'intérieur et à travers les relations de parenté, de voisinage, d'alliances de tout type, et toujours à travers l'alchimie de la production de prestige, de reconnaissance sociale. Cette analyse des "formes élémentaires de la domination", compte tenu de la méthode comparative et d'"expérimentation ethnologique" de Bourdieu, vise à une meilleure compréhension des phénomènes de domination tant dans les sociétés à division complexe du travail, que dans celles où les différents champs sont à faible autonomie. Mieux encore, cette analyse offre une nouvelle lumière pour la compréhension du fonctionnement des institutions et de la violence symbolique dans nos sociétés plus complexes. Le schème de l'économie des pratiques révèle, par exemple, le rôle de la distribution de titres faite par le système scolaire qui produit un marché unifié, dans lequel tous les détenteurs de titres équivalents auraient la même valeur et seraient alors en situation de concurrence pour les mêmes postes, marché "de toutes les capacités culturelles et garantissant la convertibilité en monnaie du capital culturel acquis au prix d'une dépense déterminée de temps et de travail ". Cette objectivation du capital culturel permet 365 que les relations de pouvoir et dépendance "ne s'établissent plus directement entre des personnes", mais entre des institutions, et "à travers elles, entre les mécanismes sociaux qui produisent et garantissent la valeur sociale des titres et 365 Ibid. p. 228. 214 des postes et la distribution de ces attributs sociaux entre les individus biologiques ". Le droit, en légitimant performativement le système, lui apporte 366 un surplus de force proprement symbolique. Mais, comme Bourdieu le montre dans Les héritiers et dans La distinction, c'est par la logique même de leur fonctionnement que le système de production de biens culturels, et de production de producteurs de ces biens, se légitime et légitime l'ordre établi par une "justification pratique". Cette justification, le système la produit et la cache à la fois "en dissimulant sous la relation apparente, qu'il garantit, entre les titres et les postes, la relation qu'il enregistre subrepticement, sous une apparence d'égalité formelle, entre les titres obtenus et le capital culturel hérité ". Comme Bourdieu 367 dit "les stratégies institutionnalisées de distinction (...)sont la conscience de soi de la classe dominante ". 368 La violence symbolique est ainsi une violence douce et larvée liée aux stratégies de persistance dans l'être de l'ordre établi, qui n'est qu'un état de la distribution des capitaux, mais qui s'affirme publiquement et est reconnu comme légitime. Le processus de cette affirmation et de cette reconnaissance fait alors partie du fait social; mieux, il est un enjeu social, le lieu d'une lutte pour la définition. Le charisme n'est donc pas un type particulier de domination, mais un aspect particulier de toute domination, parce que les visions du social ont une certaine performativité, un pouvoir de produire ce qu'elles nomment, et donc, faire de la sociologie de l'espace de la culture et de ses logiques symboliques, consiste au fond à faire de la sociologie de la religion. Dans les sociétés, les individus et les groupes n'ont pas seulement un "être", mais aussi un "être perçu" qui fait partie de leur être. Cela nous ramène à nouveau à l'espace des points de vue, aux jeux des différences. Nous le dirons encore une 366 Ibid. p. 229. Ibid. p. 230. 368 Ibid. p. 238. 367 215 fois : s'il faut détruire la définition première, celle du sens commun, pour pouvoir construire l'objet contr'elle, et même dévoiler des vérités objectives sur le monde social (la reproduction des inégalités par le système scolaire, par exemple, contre l'idée du sens commun de la mobilité sociale par l'accès à l'éducation), il faudra aussi réintroduire après dans l'analyse la vérité objective des points de vue sur le monde social, laquelle permet d'expliquer la vision du sens commun et son efficacité légitimatrice. Les luttes sociales sont des luttes pour l'appropriation des biens, mais aussi pour l'impossition de la manière de voir le monde social; c'est une lutte de classement et une lutte de définition des classes. En dévoilant les mécanismes de cette double lutte, la science sociale se donne donc les moyens de contribuer à la production des transformations de la société. 216 Homo Academicus. "L'apprenti sorcier qui prend le risque de s'intéresser à la sorcellerie indigène et à ses fétiches, au lieu d'aller chercher sous de lointains tropiques les charmes rassurants d'une magie exotique, doit s'attendre à voir se retourner contre lui la violence qu'il a déchaînée. " 369 On pourrait dire que Homo Academicus est le fruit d'un deuxième Tristes Tropiques renversé. Si selon l'aveu de Bourdieu Célibat et condition paysanne était entrepris comme une expérimentation épistémologique du retour à un monde proche et connu, cette objectivation du lien d'objectivation dans un monde où l'on est indigène se radicalise dans Homo Academicus. Son village au Béarn était un monde connu et enfoui dans son corps puisque monde des expériences primitives, mais d'où il était sorti adolescent, et dans lequel il n'avait plus les enjeux de sa vie quotidienne. Le monde de l'université, en revanche, était le monde de son développement présent, celui où il jouait "sa vie ou sa mort symbolique". Après plus de vingt ans de travail scientifique le noyau dur reste le même : la connaissance pratique et la connaissance savante. Et le chemin pour le résoudre : la rupture avec la connaissance indigène, et la restitution de cette connaissance une fois objectivée comme partie de l'objet. On sait beaucoup mieux maintenant ce qui est être indigène, être pris par un monde social. On a beaucoup plus de conscience des difficultés que pose ce fait pour les sciences sociales : une raison de plus pour aller plus loin dans l'expérimentation et se rapprocher des limites du possible. On a une attitude sans naïveté par rapport à la recherche empirique, à ce "sens pratique" du métier qu'on a tant de mal à objectiver, où il reste toujours une bonne partie (et souvent la plus importante qualitativement) d'"intuition" et de pensée analogique, comme dans toute pratique, même contrôlée. Mais on a la conviction que "faire sans savoir complètement ce que l'on fait, c'est se donner 369 Bourdieu, Pierre. Homo Academicus. Minuit, 1984. p.15. 217 une chance de découvrir dans ce que l'on fait quelque chose que l'on ne savait pas ". 370 D'ailleurs l'étude d'un monde universitaire (français dans le cas présent) durant une période de temps déterminé (période immédiate avant la crise de 1968) a aussi un intérêt épistémologique : Se rapprocher d'un monde précis de production savante peut être le premier pas vers la réalisation future d'une histoire sociale de la science sociale, vers l'étude des conditions sociales de possibilité mais aussi de la réalisation concrète dans chaque cas de la production du savoir, pour avancer vers la conquête de la vérité possible, mais problématique, de la science sociale. Au fond, l'étude du champ universitaire est pour Bourdieu l'étude du sujet véritable du savoir qui se constitue par ses luttes. D'autre part, la période choisie offre un double intérêt : d'abord, on peut faire un apport pour mieux comprendre une série d'évènements historiques qui, en éclatant presque en même temps en différents points de l'occident, depuis l'Europe orientale jusqu'à l'Argentine (le "Cordobazo" en 1969), ont eu quelques caractéristiques similaires, dont le fait d'avoir souvent commencé dans les universités, pour s'étendre à d'autres champs de la société. Second intéret, mais non moins important, dans le cas précis de la France au moins, il s'agit d'un moment de brisure de certaines convictions du sens commun et d'une mise en questions des structures de pouvoir en général, et en particulier à l'université : il s'agit d'une révolution symbolique, non seulement au sens courrant du mot, (c'està-dire qu'elle n'a pas changé la matérialité des choses) mais surtout parce qu'elle a essayé de renverser l'ordre symbolique, la vision du monde du sens commun d'une société. Ce sont les raisons pour lesquelles le premier chapitre de Homo Academicus est une réflexion épistémologique (une ré-flexion : un retour sur la recherche et surtout sur le texte qui la communique). 370 Ibid. p. 17. 218 Une des difficultés majeures de cette entreprise d'objectivation du monde universitaire est que, comme dans le monde de l'art, les résistances à l'objectivation peuvent se déguiser de toute sorte de justification théorique, c'està-dire d'objectivation partielle sous couvert de cacher et de se cacher ce qu'on ne veut pas voir. Le monde des professionnels de la représentation (théorique cette fois), on l'a déjà dit, souffre du redoublement de la méconnaissance. De plus, le fait qu'il s'agit d'un monde réduit, constitué de noms propres et de visages plus ou moins publics, mais constitué de différents niveaux de publicité (un niveau pour le grand public, un autre pour les étudiants, un autre pour les professeurs, et ainsi de suite) prépare tout pour les pièges de la lecture en clé du langage analogique, qui vaut différemment dans les différents niveaux. Ecrire un livre qui se veut scientifique, en faisant partie de ce monde et de ses luttes déniées, qui sera lu par des lecteurs qui participent différemment de l'espace d'interconnaissance, est, pour dire le moins, prendre le risque de ne pas être compris. Il en ressort que dans le premier chapitre Bourdieu demande au lecteur de faire une lecture scientifique, c'est-à-dire une lecture capable de reproduire les opérations d'objectivation de l'auteur, de reproduire sa rupture avec la perception du sens commun. Cela s'exprime surtout à travers la demande de dégager les individus empiriques des individus scientifiquement construits. Il ne faut pas oublier que dans le cas des individus construits, même s'ils portent des noms propres plus ou moins connus, ces noms ont perdu, dans le processus d'objectivation, leur caractère deictique. C'est dire qu'ils ne sont plus des étiquettes pour signaler des êtres humains concrets, dans la richesse de la totalité de leur vie historique, mais des mots pour nommer un ensemble limité de propriétés sélectionnées selon les besoins de la recherche, et explicitement définies et converties en variables, variables qui acquièrent leur valeur dans le système correspondent de différences, et ont leur signification dans l'ensemble de 219 relations explicitement définies dont les mots représentent les noeuds. L'individu épistémique, qu'il s'appelle Lévi-Strauss ou Raymond Aron, est un individu transparent, entièrement conceptualisé comme conséquence d'une réduction (la sélection des propriétés) effectuée en toute connaissance, et qui ne prétend pas exprimer l'individu concret. Une fois les individus (personnes et institutions) placés dans le diagramme, le champ de l'université apparaît construit comme une carte qui permet de s'orienter dans l'espace social au prix de perdre beaucoup de points de repère familiers pour ceux qui ont le sens pratique de cet espace, et qui apporte, grâce à son isomorphisme par rapport à la réalité, des dimensions, des proportions, des relations objectives, où (rupture du sens commun moyennant) ceux-là mêmes qui ont le sens pratique peuvent retrouver leurs propres expériences, et s'expliquer les sympathies, ou antipathies, les rapprochements ou les distances. Demander ainsi une lecture scientifique est se refuser d'accepter une lecture fondée sur "la croyance dans la scientificité de la chose lue " et en même temps 371 proposer le registre dans lequel une discussion sur le texte est possible : non plus au niveau doxique, des opinions et des croyances, mais à celui de la construction scientifique, de ses possibilités et moyens. Cela dit, en lisant ce premier chapitre d'Homo Academicus on ne peut s'empêcher de penser à La distinction : si le lecteur doit être capable de reproduire les opérations de l'auteur, alors dans ce cas aussi ce qui se proclame implicitement pour la sociologie c'est l'autonomie du champ scientifique. La science sociale, comme d'autres sciences plus anciennes, devient hermétique pour le profane, et exige surtout de ceux qui prétendent l'exercer comme métier, une rupture épistémique et un travail de conversion du regard de dimension éthique, parce qu'il passe par un véritable travail d'autoanalyse sociale. Echapper à la tentation de prendre le point de vue du ressentiment, ou du règlement de comptes, 371 Ibid. p. 43. 220 est une exigence épistémologique. Savoir si les propres schèmes de perception sont ceux du bourgeois aisé ou ceux de l'oblat du système éducatif devient indispensable pour pouvoir contrôler les effets sur le regard de la propre appartenance sociale. Et plus encore, un champ autonome est un champ régi par des règles qui lui appartiennent en propre et qui sont dessinées en son sein, à travers les luttes de ceux qui ont gagné un droit d'entrée spécifique, lesquelles luttes sont autonomes par rapport aux autres champs (celui de la politique, du journalisme, de l'économie). Et compte tenu du fait que le travail de socioanalyse de chacun sur soi-même sera toujours insuffisant et partiel à cause de l'opacité des agents à eux-mêmes, c'est l'ensemble du champ qui est appelé à accomplir cette tâche, en l'inscrivant à l'intérieur de ces luttes symboliques (symboliques mais non dépourvues de violence). Un haut degré d'autonomie du champ est alors indispensable comme garantie des critères pour avancer dans ce processus de contrôle mutuel. Le poids que les luttes de nomination (c'est-à-dire de reconnaissance ou méconnaissance à travers l'imposition d'un nom) et de définition (de dessin, notamment du classement social) qui font partie des enjeux des sciences sociales ont dans la société globale rend pourtant l'autonomie de ces sciences particulièrement fragile, c'est-à-dire un objet à reconquérir chaque fois. Homo Academicus est dans ce sens une expérimentation, une mise à l'épreuve plus risquée du modèle, ou encore un effort de réflexion plus profond sur la condition scolastique et sur les conditions de possibilité, les possibilités réelles et les chemins à ouvrir dans les sciences sociales. Enfin, une fois de plus, nous ne pourrons pas ici faire l'analyse approfondie de l'ensemble du texte. Nous tenterons, par contre (au risque de simplifier abusivement l'examen complexe d'un événement historique complexe) de resserrer notre analyse du concept d'habitus, à l'aide d'un texte particulièrement riche du point de vue de l'analyse du temps et l'importance des trajectoires pour penser le changement. Le fait de se référer à une révolution symbolique qui 221 s'étend sur différents champs offre des possibilités inédites pour développer de nouveaux aspects du concept et tester ses possibilités et limites. L'habitus universitaire. "Bien qu'il n'y a pas de force intrinsèque de la vérité, il y a une force de la croyance dans la vérité, de la croyance que produit l'apparence de la vérité " 372 Il nous faudra d'abord dessiner rapidement le champ universitaire tel que Bourdieu le présente. Le champ universitaire est évidemment un champ où prédomine la possession d'un type particulier de capital symbolique : le capital culturel. D'autres types de capital symbolique (prestige, relations, etc.) et le capital économique se surajoutent dans le champ, mais ce qui est reconnu comme donnant le droit d'entrée et distribuant de manière légitime les classes et hiérarchies c'est le capital culturel, reconnu et attesté par des titres. L'attestation par des titres et l'"officialisation" des postes dans l'université rendent les professeurs fonctionnaires de l'état, et différencient les professeurs des autres producteurs culturels (écrivains, peintres, jounalistes, animateurs culturels) en leur assignant une place différente dans le champ du pouvoir, marquée bien sûr, par une intégration sociale majeure (attestée par des indices statistiques comme le plus bas taux de célibat ou les décorations) et un capital de respectabilité. Une étude approfondie du champ universitaire à travers des indices du capital économique et social hérités, le capital scolaire (établissements, réussite, titres), le capital de pouvoir universitaire (postes, appartenance à un Institut, etc.), le capital de pouvoir scientifique (rapport aux organismes et instituts de recherche), celui du prestige scientifique (distinctions, mentions), de la notoriété intellectuelle (appartenance à l'Academie, publications, collaboration, comités 372 Ibid. p. 44. 222 des revues), le capital de pouvoir politique et économique (collaboration avec les cabinets ministériels, enseignement dans les écoles de formation des cadres du pouvoir, inscription au Who's who) et dispositions "politiques" au sens large (participations aux colloques de Caen et d'Amiens, signature de pétitions diverses), révèle pourtant que le champ universitaire en France pour la période étudiée reproduit le champ général du pouvoir, tout en s'organisant "selon deux principes de hiérarchisation antagonistes : la hiérarchie sociale selon le capital hérité et le capital économique et politique actuellement détenus s'oppose à la hiérarchie spécifique, proprement culturelle, selon le capital d'autorité scientifique ou de notoriété intellectuelle ". 373 Cette opposition d'ailleurs, qui surgit de l'analyse de correspondances, se traduit dans l'affrontement de deux principes de légitimation en concurrence qui opposent aussi des Facultés et des spécialités : l'un proprement temporel et politique "s'impose de plus en plus complètement à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie proprement temporelle qui va des facultés des sciences aux facultés de droit ou de médecine; l'autre, qui est fondé sur l'autonomie de l'ordre scientifique et intellectuel, s'impose de plus en plus nettement quand on va du droit ou de la médecine aux sciences. " 374 Les ensembles d'indices qui caractérisent l'un ou l'autre des principes, ont une cohérence que le sens pratique pourrait saisir avant toute analyse, comme le fait que le vote à droite, le quartier chic et la légion d'honneur vont ensemble, et autant pour l'opinion de gauche, l'identité juive et le lycée public de provinces. C'est dire que les indices qui coïncident dans le schéma, présentent la systématicité des principes de production dont ils proviennent, c'est-à-dire des habitus, lesquels font le lien d'une part entre les positions dans le champ et les traits caractéristiques, et de l'autre les prises de position. Il faudrait restituer cette cohérence du sens pratique sans la transformer en idéologie (c'est-à-dire en 373 374 Ibid. p. 70. Ibid. p. 71. 223 "système explicitement totalisé" à partir de perceptions du sens commun). Bourdieu essaie de saisir ainsi d'un côté le principe structurant du premier ensemble d'indices (ceux qui signalent le rapport au champ de pouvoir et de l'économie, qui vont des facultés de sciences à celles de droit et de médecine) sous l'idée du "sérieux", du goût de l'ordre", manière de "se prendre au sérieux" et de prendre au sérieux le monde tel qu'il est, en le glissant vers le devoir être, c'est-à-dire, vers une identification immédiate, sans distance critique, à l'ordre des choses, comme si elles étaient ce qu'elles doivent être, ou mieux, comme si le fait d'être ce qu'elles sont, leur donnait le droit d'être ainsi. De l'autre côté, le principe unificateur plutôt négatif (dans le sens des traits manquants) de l'hétérodoxie, la critique, la recherche libre. Comme Bourdieu le signale, cette opposition fait penser à l'opposition entre droite et gauche dans le sens de la mythologie plus que de la politique. Quant à l'autre opposition, celle qui va en augmentation des facultés de droit ou médecine vers celles de sciences, et qui s'exprime par des indices signalant les exigences spécifiques du champ orienté vers la production et la reproduction du savoir, elle sépare ceux qui détiennent les espèces plus rares de capital spécifique, comme la médaille du CNRS, ou la notoriété. Mais ces propriétés d'accomplissement strictement universitaire, loin d'être uniformement distribuées dans l'espace social, "sont si étroitement associées à des différences sociales qu'elles semblent être la retraduction dans la logique proprement universitaire des différences initiales de capital incorporé (habitus) ou objectivé ". 375 Finalement, cette structure du champ produit une structure "chiasmatique" des distributions de Facultés avec à un pôle les Facultés scientifiquement dominantes mais socialement dominées (sciences), et à l'autre les Facultés scientifiquement dominées mais socialement dominantes (droit, médecine). Cette différence se traduit dans des manières différentes de concevoir la recherche (la 375 Ibid. p. 76. 224 tâche principale, souvent tâche d'équipe, étant conçue comme production de savoir nouveau, contre la production de travaux personnels, liés à l'enseignement), l'enseignement (le choix du patron allant de l'homme influent chargé d'assurer la carrière du disciple, au maître censé assurer la formation scientifique ou intellectuelle), et la manière de recruter le corps professoral,ce dernier étant le trait le plus révélateur. Les dynasties héréditaires de juristes et de médecins et la cooptation nepotiste cachée (même pour ceux qui la produisent) sont le résultat d'une logique sociale de recrutement obéissant à "garantir l'adhésion aux valeurs du groupe" et "à la valeur du groupe". C'est l' "esprit de corps" ("esprit juridique", "philosophique", "polytechnicien"), qui se constitue principalement par le moyen du corps, tant que les signes d'appartenance et d'adhésion sont lus dans l'hexis, dans le maintien, dans les signes imperceptibles parce que viscéraux qui produisent la reconnaissance entre eux, de ceux qui sont dotés du même habitus, c'est-à-dire des conditions économiques et d'expériences sociales et familiales similaires . 376 Au fond, ce qui sépare, par exemple, les médecins des physiciens, ou les sociologues des juristes est un éthos, une manière différente de concevoir l'homme accompli. Le rôle du médecin étant inséparablement technique et social, il est un homme de l'élite, dévoué à ses responsabilités, obligé d'être "respectable". Il est préparé alors par des dispositions accordées : sérieux, respect des maîtres, respectabilité dans la conduite de la vie privée. Un physicien, en revanche, est un homme de laboratoire, appliqué à une science entièrement objective (alors, universelle), qui n'a pas besoin de la rhétorique ni n'engage sa vie privée dans sa profession. Mais, plus encore, au sein de chaque Faculté, il y a des oppositions correspondantes, qu'on pourrait typifier entre le chercheur hérétique et le professeur, gestionnaire de la science établie. L'opposition, par exemple, entre le 376 Cfr.Homo Academicus, op.cit. p. 81. 225 médecin prestigieux de la vieille école sémiologique française, et les innovateurs hérétiques qui, issus souvent d'une formation aux EEUU, ont fait leurs carrières comme chercheurs -avec plus de succès scientifique que social- dans des institutions marginales, plus ou moins prestigieuses (Museum, Collège de France, Institut Pasteur). Compétence scientifique et compétence sociale s'opposent donc dans la mesure où les facultés dominantes dans l'ordre politique, chargées de former l'élite influente dans l'exécution d'une science qu'ils doivent pratiquer dans des situations sociales précises, mais qu'ils ne produisent ni ne prétendent transformer, s'opposent aux Facultés temporellement dominées qui néanmoins, libres des contraintes de la pratique et du poids social, se donnent la liberté de mettre en question l'ordre reçu du monde pour les besoins de la construction des fondements rationnels de la science : "la compétence du médecin ou du juriste est une compétence technique juridiquement garantie, qui donne autorité et autorisation pour se servir de savoirs plus ou moins scientifiques ". Leur 377 compétence relève en partie de la magie sociale, qui leur confère un pouvoir d'agir sur la société. La force sociale de la science ne peut lui venir que de l'extérieur du champ. Il n'y a pas pour Bourdieu une force sociale intrinsèque à l'idée vraie. Sans reconnaissance sociale il n'y a pas de force, et cette reconnaissance exige des actes de consécration de la magie sociale et de son langage performatif. Le progrès des disciplines scientifiques dans chaque Faculté vient donc du fait de la substitution des arbitraires culturels (des nécessités sociales scientifiquement arbitraires) par la nécessité scientifique, qui est socialement arbitraire. Par contre, l'autorité sociale statutaire peut être conférée à un consensus social, scientifiquement arbitraire : l'"opinion commune des docteurs", "enracinée non dans la seule nécessité rationnelle de la cohérence et de la compatibilité avec les 377 Ibid. p. 89. 226 faits", c'est-à-dire, des critères scientifiques, mais dans la nécessité sociale de certaines dispositions de l'arbitraire culturel (cas typique : les critères de correction de la langue). Plus grande est la marge d'incertitude de la cohérence scientifique en question, et plus importante est la responsabilité sociale, plus fort devient le besoin de s'appuyer sur une orthodoxie, c'est-à-dire sur l'opinion d'un groupe socialement autorisé. C'est, peut-être, la vérité au fond, de l'opposition entre les Facultés, qui met, de surcroit, les facultés des sciences humaines et de lettres moins à gauche que celles de sciences, mais moins à droite que celles de médecine et de droit. C'est aussi l'opposition entre les facultés de droit et celles de sciences sociales : "d'un côté, une science d'ordre et de pouvoir, visant à la rationalisation, au double sens, de l'ordre établi; de l'autre, une science de l'ordre et du pouvoir, visant non à mettre en ordre les choses publiques, mais à les penser comme telles, à penser ce qu'est l'ordre social ", donc, à mettre en suspens l'adhésion ordinaire à l'état 378 donné des choses pour le mettre en question. Le capital culturel et son indétermination. "Il est sans doute peu d'univers sociaux où le pouvoir dépende autant de la croyance, où il soit vrai que, selon le mot de Hobbes, "avoir du pouvoir, c'est être crédité de pouvoir" " 379 Les facultés de lettres -en tant que chargées de transmettre la culture légitime-, étant situées entre le pôle des facultés de pouvoir mondain et le pôle des facultés de sciences, participant donc simultanément du champ scientifique avec ses critères intrinsèques et du champ de pouvoir proprement social, sont le lieu privilégié pour observer la lutte entre les deux espèces de pouvoir en jeu dans le champ universitaire. 378 379 Ibid. p. 96. Ibid. p. 121. 227 La plus faible objectivation du capital culturel (par exemple par rapport au capital économique) produit une certaine indétermination des possibilités réelles d'échange, un espace "flou" qui favorise l'introduction de l'arbitraire dans les luttes. Dans l'échange de don, le temps permettait de masquer l'intérêt de faire l'échange, et la maîtrise du tempo faisait la maîtrise même des échanges. Dans les relations de dépendance et d'autorité universitaires, le fait que le temps est nécessaire pour accumuler le capital, et que le prix d'échange du capital acquis est toujours plus ou moins incertain, favorise la manipulation du temps des autres et fait reposer la domination sur l'attente de celui qui attend, et sur l'art de le faire attendre, en "faisant entendre", en entretenant l'espérance, en faisant des promesses. Le patron de thèse construit son prestige en s'entourant d'étudiants qu'il doit placer, et bien placer, de la même manière que le paysan kabyle le faisait, par l'art de s'attacher ses endettés et d'entretenir sa clientèle. Le pouvoir universitaire repose au moins en bonne partie sur l'art d'exploiter l'indétermination objective du jeu, c'est-à-dire d'agir sur les attentes des plus jeunes. Mais d'autre part, les attentes ne sont pas totalement indépendantes "de l'existence objective des avenirs probables". Il s'agit toujours d'un nombre limité de concurrents de la même génération et dotés des mêmes titres, qui sont en concurrence pour un nombre limité de postes. La réussite de chacun dépend des hiérarchies, des priorités (des promesses), et des stratégies (plus ou moins inconscientes) tant du "patron" que du "client". Bref, les phénomènes d'accumulation du pouvoir universitaire ne peuvent pas être compris sans tenir compte du rôle des prétendants, qui apportent leur crédit aux patrons plus prestigieux, censés être les plus capables de les placer au mieux. Ici encore, le capital va au capital comme à son lieu naturel, sans qu'il y ait besoin de cynisme, comme par nécessité physique. De la même manière, l'indétermination du capital culturel rend coûteux le pouvoir en terme de temps : l'assistance à des cérémonies, des réunions, le 228 maintien des relations, et surtout l'exercice des rôles de pouvoir à l'intérieur des institutions (doyen, recteur) exigent un véritable travail de représentation, un investissement très cher en terme de temps prélevé à la recherche ou à toute autre accumulation de capital proprement scientifique. De cette manière l'inclination à investir plutôt sur un pôle que sur l'autre, peut être révélatrice d'un habitus comme d'un échec relatif, qui fait faire "de nécessité vertu" à celui qui le souffre, souvent sans se l'avouer. C'est le cas de l'oblat de l'université, qui dépourvu au début de capital économique et culturel hérité, doit tout à l'institution, et la paie largement de son dévouement et de son adhésion inconditionnelle à ses valeurs, devenant le fonctionnaire idéal pour la transmission de ces mêmes valeurs et pour la reproduction institutionnelle. Mais ces investissements extra-scientifiques de type substitutif ou compensatoire peuvent aussi avoir lieu à travers la recherche de notoriété extérieure au champ, à travers par exemple la présence dans les médias, d'articles et interviews au près de journalistes, et de l'élaboration de "science grande public", non comme un surplus de communication et de restitution des résultats de recherche reconnus à l'intérieur du champ, mais comme substitut d'une reconnaissance spécifique. Finalement, le champ universitaire n'est pas isolé des transformations morphologiques de la société dans laquelle il s'insère. L'accroissement du nombre d'étudiants, par exemple, en bonne partie à cause de cette même indétermination peut mettre en danger toutes les structures du pouvoir, les positions acquises et le système même de reproduction. Homo academicus montre à quel point ce facteur a joué dans la crise de 1968. Perception de l'à-venir et révolution symbolique. "La crise qui a divisé le corps enseignant est une crise de croyance : les barrières statutaires, en l'occurrence, sont des frontières sacrées qui supposent la reconnaissance " 380 380 Ibid. p. 198. 229 Entre 1950 et 1970, le nombre d'étudiants dans les Universités françaises s'est doublé plusieurs fois : alors qu'en 1950 le nombre d'étudiants dans la faculté du droit était de 38.665, il était de 36.521 en 1960, et atteignait 113.144 en 1967; la faculté de sciences passe respectivement de 26.981 à 69.978 puis 136.791, et celle de lettres de 36.265 à 66.814 et 170.976. Cette augmentation entraînait une augmentation aussi du corps professoral, et surtout des enseignants subalternes, dont la proportion par rapport aux professeurs titulaires augmentait durant la même période de 0,3 à 2,6 en droit, de 1,4 à 7,6 en sciences et de 0,6 à 5,0 en lettres. Ces chiffres nous donnent une idée assez nette, bien que très générale, des transformations en jeu : l'afflux de la clientèle des étudiants implique un accroissement inégal de la taille des différentes parties du corps professoral. À son tour, cette transformation changera aussi les rapports de force entre les Facultés et les disciplines, et à l'intérieur de chacune d'elles. Les choses, comme les chiffres le montrent, ne se sont pas déroulées de la même manière dans toutes les Facultés, ni dans toutes les disciplines. Et ce qui se jouait surtout, différemment négocié dans les différents cas, c'était la stratégie de recrutement, dont l'enjeu était l'éternisation du mode de reproduction scolaire. Les critères de recrutement étaient assujettis aux possibilités réelles, déterminées par l'existence ou non d'une réserve assez nombreuse de candidats réunissant les conditions requises en titres et en dispositions, et étaient surtout livrés au libre arbitre du professeur titulaire, qui à son tour avait des critères différents selon sa propre trajectoire et les titres qu'il détenait. De la même manière qu'en Algérie ou au Béarn, on a essayé de comprendre une situation de dérèglement à partir de la confrontation de celle-ci avec un état antérieur du champ, il faut maintenant nous interroger plus largement sur la reproduction universitaire avant la crise, et l'habitus spécifique qui la rendait possible. Il s'agit en réalité de mettre en rapport deux états du champ : un état que Bourdieu appelle "critique" et un état "organique". Dire que l'état critique 230 fonctionne comme analyseur pratique de l'état organique , n'est pas seulement 381 une remarque de méthode. Il s'agit plutôt de voir que dans la réalité historique concrète, l'état critique a été un analyseur de l'antérieur. L'état critique, donc, l'état instable et dangereux a jugé (l'état antérieur, l'a mis en question, a dévoilé ses incohérences. Lex incita, la "loi immanente du corps social", l'habitus universitaire, formé à travers de longues années de dépendance et de docilité aux normes institutionnelles et sous la direction des maîtres, donnait aux apprentis le sens pratique de leur espace social, celui du champ universitaire. Cela veut dire que leurs attentes, leur perception de l'à-venir étaient ajustées aux possibilités réelles, qui d'ailleurs, étaient plus ou moins claires. La trajectoire modale de leur condition, qu'ils pouvaient lire dans la trajectoire de leurs aînés (dotés des mêmes titres et issus du même milieu social) pré-formait leurs aspirations. Les institutions (qui ne sont qu'un ensemble de relations et de manières de faire dotées de constance dans le temps) en prenant en charge, à travers les hommes qui les ont incorporées, le travail de formation des habitus, pourvoient en même temps les individus biologiques de principes de délimitation de ce qui est possible et légitime de désirer et de ce qui "n'est pas pour eux", et les pousse à "faire de nécessité vertu", en conformant leurs attentes à la mesure de ce qui est perçu comme possible, compte tenu de leur âge, sexe et cursus. Normalement, en temps d'équilibre, quand les assistants étaient sélectionnés par l'ajustement du sens pratique avec le maître, c'est-à-dire, à partir d'un jugement mutuel qui les faisait se retrouver dans le commun habitus institutionnel, la seule chose qui séparait les apprentis de leur maîtres était le temps : la différence d'âge qui signifiait chez le maître une accumulation majeure de capital intellectuel, et le lapse de temps qui devait encore s'écouler pour l'assistant jusqu'au temps de la retraite du titulaire. 381 Ibid. 182. 231 La structure temporelle institutionnelle (c'est-à-dire, les temps plus ou moins réglés implicitement dans lesquels les choses se produisent dans son sein) est un "ordre de successions qui se retraduit, à chaque moment, par une correspondance déterminée entre des âges et des grades ": on peut être trop vieux 382 ou trop jeune pour accéder à chaque poste, ou encore on s'interdit d'aspirer à tel poste pour lequel on n'a pas le grade requis. On comprend donc, l'importance que prenaient dans la nouvelle situation la stratégie de recrutement, et la crise produite dans la structure temporelle institutionnelle par le double phénomène : le recrutement dans un temps réduit d'un grand nombre d'assistants pour chaque poste titulaire, et l'absence d'une réserve assez nombreuse de candidats dotés de l'habitus requis, absence qui se faisait sentir dans quelques spécialités plus que dans d'autres. (L'exemple le plus clair est celui des sciences sociales qui, appartenant récemment au cursus universitaire, n'avaient pas un système de formation spécifique avec des titres propres, et où les "chercheurs" (qui venaient d'ailleurs de formations de base très disparates) ont pris le devant alors sur les "professeurs"). Dans les disciplines où il y avait une réserve de candidats potentials, par exemple de normaliens, même s'il s'agissait de femmes ou de personnes trop âgées, la crise pouvait être mieux maîtrisée : des agents doués de "loi intérieure", on pouvait attendre une meilleure compréhension pratique de la situation, et l'ajustement de leurs attentes : ils savaient qu'ils n'étaient pas au fond les candidats idéals, que leur ascension était une chance inattendue, et qu'ils ne pouvaient pas avoir l'expectative d'aller plus loin. Dans ce cas, la loi institutionnelle, accordée à la loi intérieure des agents, ne serait pas mise en question. Mais les choses se sont déroulées autrement dans la mesure où les professeurs subalternes recrutés, n'étaient pas passés par les filières 382 Ibid. p. 189. 232 traditionnelles ou étaient dépourvus de titres canoniques : "les produits du nouveau mode de recrutement sont condamnés à découvrir qu'ils ne peuvent attendre que d'une modification des lois de la carrière l'accès aux avantages que l'accès aux Facultés les avait fait espérer ", et ceux qui sont dépourvus de "loi 383 intérieure" sont beaucoup plus en mesure de percevoir cela et de le mettre en lumière. L'indétermination du prix du capital culturel, qui traditionnellement permettait les jeux réglés et méconnus de la perpétuation du système dans un type particulier d'agent, devient un facteur déstructurant dans un moment de crise : pour ceux qui n'avaient pas l'habitus de l'homo academicus traditionnel, le flou voulait simplement dire que tout était possible mais rien n'était sûr. C'est dire que le flou ouvert pour le degré d'indétermination du capital culturel est ce qui permet de jouer avec le temps dans la domination symbolique. On l'a déjà vu : un plus haut degré d'objectivation du capital fait sauter la méconnaissance, mais comme la particularité du capital symbolique est de pouvoir toujours jouer de certaines indéterminations, les agents qui détiennent ce capital ou ceux qui le désirent essayeront de la reconstituer d'une autre manière. La mise en question de l'ancien système faite par les nouveaux venus a aussi poussé les représentants de la vieille institution (dans la voix de ses porte-parole, qui n'étaient pas souvent des figures jusqu'à là de premier plan) à mettre en lumière les conditions et les propriétés requises pour entrer dans le corps universitaire, lesquelles étaient restées jusque là implicites, parce que perçues à travers des signes ineffables de l'hexis. De cette manière, une fois encore, les dominants ont travaillé sans le savoir à la destruction de leurs privilèges. "En donnant la cohérence d'un plan de défense à ce qui n'était que l'effet quasi cohérent de l'orchestration spontanée des habitus, ils ont renforcé la coupure entre les catégories qui est au principe de la contestation contre laquelle ils entendaient 383 Ibid. p. 193. 233 lutter et surtout ils ont contribué à détruire un des fondements principaux de l'ordre ancien, la méconnaissance ou, si l'on veut, la croyance. " 384 Etant tendu vers la pratique, l'habitus peut seulement fonctionner efficacement au prix d'un certain flou, c'est-à-dire au prix de se permettre l'emploi analogique de sa propre cohérence (plusieurs rapports sous le même geste, un même geste sous plusieurs rapports), au prix d'une méconnaissance (refoulement des objets qu'on préfère ne pas voir, refoulement des processus historiques d'acquisition, construction des "systèmes de défense collectifs" ), au prix 385 d'illusio (investissement complet dans le jeu, le porter et se laisser porter par lui). Un dévoilement trop brutal de la logique implicite mise en jeu, qui met à nu cette dernière en déroulant ses dernières conséquences (celles-ci se mettaient rarement en oeuvre, parce que la logique n'était pas une logique régie par la logiquelogique, mais par le sens pratique, qui est un sens des convenances, de négociation et des connivences) détruit la croyance, c'est-à-dire l'illusio, la possibilité de s'investir en toute conviction et sincérité. Comme c'était déjà signalé dans La distinction, les groupes d'intellectuels les plus exclusifs sont ceux des élus "qui n'ont pas la naïveté de concéder le minimum d'objectivation nécessaire pour se constituer en club". Les barrières les plus immuables sont invisibles, indéfinissables, innommables, frappées de tabou : "on ne peut objectiver le jeu intellectuel qu'à condition de mettre en jeu sa propre appartenance au jeu, risque à la fois dérisoire et absolu ". 386 La crise qui a alors ébranlé l'université n'était qu'une mise en question des évidences doxiques qui faisaient le sol de la vie universitaire à savoir la légitimité des procédures de carrière, qui au fond entraînaient l'idée du devoir-être de l'homo academicus. Le travail d'analyse pratique qui finalement a été fait dans les deux camps en lutte (donc, c'est le champ qui l'a fait) a débouché sur une crise de 384 Ibid. p. 198. Ibid. p. 32. 386 La distinction. op.cit. p. 182. 385 234 croyances qui mettait en question les barrières statutaires lesquelles séparaient les grades de la hiérarchie enseignante. Les équilibres de la concordance entre les structures incorporées, qui configuraient les attentes, et les structures objectives des possibles réels étant rompus, les intérêts spécifiques des assistants et maîtres-assistants sont sortis à la lumière et se sont constitués comme enjeu, face aux intérêts spécifiques des professeurs titulaires. En même temps, les agents dans le camp des assistants ont été divisés entre d'une part le défi individuel, marqué dans chaque cas par la trajectoire de groupe (un maître-assistant, corps intermédiaire, étant dans une situation différente qu'un assistant) et individuelle (un ancien normalien étant différemment positionné (et par son capital et par ses dispositions) par rapport à un assistant pourvu seulement d'une licence; une fille d'instituteur par rapport à un fils de gros patron); et d'autre part le défi collectif, de la contestation plus ou moins explicite des hiérarchies universitaires. L'analyse permet donc de voir que le champ a été livré "aux effets réunis de l'ancienne loi de carrière et de la transgression de cette loi : et l'on ne voit pas d'où pourrait surgir les forces capables d'imposer l'instauration pratique d'un ordre où le recrutement et l'avancement dépendraient des seuls critères de productivité et d'efficacité pédagogiques ou scientifiques ". 387 C'est dans Homo Academicus que Bourdieu relève le défi de penser l'histoire, c'est-à-dire l'effort d'expliquer une crise historique précise et ponctuelle à l'aide de son outillage théorique. La construction de l'objet "crise universitaire 1968" à l'aide de la théorie des champs, habitus et stratégie, a permis de mettre en rapport des éléments de la crise d'ordre différent, comme les données démographiques et la dimension symbolique de la crise, et simultanément il a fait ressortir la logique des alliances et oppositions, et de son mouvement. Une analyse plus poussée du texte de Bourdieu ferait apparaître l'importance de 387 Homo Academicus. Op.cit. p. 205. 235 l'analyse des homologies de position pour comprendre des alliances inattendues entre des étudiants aux titres dévalués et des maîtres-assistants aux espoirs déçus, la "contemporanéité pratique" des crises à partir des positions homologues dans les différents champs (coïncidence des grèves universitaires et ouvrières, par exemple) et l'ébranlement général de la doxa sociale, qui a constitué la véritable révolution symbolique de mai 1968. Pour l'instant, nous ne pouvons que nous contenter d'avoir travaillé quelques éléments du texte qui constatent la fécondité possible du concept d'habitus pour l'analyse du changement et qui nous permettent de tirer quelques conclusions sur sa valeur et son utilité. 236 Conclusion. "C'est parce que le corps est (à des degrés inégaux) exposé, mis en jeu, en danger dans le monde, affronté au risque de l'émotion, de la blessure, de la souffrance, parfois de la mort, donc obligé de prendre au sérieux le monde (...) qu'il est en mesure d'acquérir des dispositions qui sont elles-mêmes ouverture au monde, c'est-à-dire aux structures mêmes du monde social dont elles sont la forme incorporée " 388 Avec l'effort de comprendre ce qu'est l'habitus chez Bourdieu, nous avons suivi au long de notre travail le processus de construction de sa problématique et de la consolidation de sa pratique scientifique, pratique qui est toujours une recherche empirique guidée par la surveillance épistémologique. Tout au long du travail nous avons, à plusieurs reprises, explicité des conclusions et fait des bilans partiels de notre démarche, sur lesquels nous ne reviendrons pas ici. À la fin de notre première partie, nous avons posé la différence entre l'habitus comme concept opératoire à fonction heuristique pour la recherche, et l'habitus comme concept qui entend dire quelque chose de l'agent social comme tel. Maintenant, nous pouvons la préciser. Dans la mesure où l'habitus est un concept relationnel corrélatif de celui du champ, nous sommes dans le sens premier. Et il faut admettre qu'en ce sens il fonctionne effectivement dans les opérations de construction de l'objet, tel que nous l'avons vu spécialement dans La distinction et Homo academicus. La confrontation des différentes utilisations du concept d'habitus au long de la tradition philosophique et sociologique antérieure à Bourdieu, nous a permis de mettre en valeur cette nouveauté particulière. La transposition qu'il fait de l'habitus comme accident d'une essence à l'habitus comme noeud de relations, donne à ce concept une capacité opératoire pour la recherche empirique insoupçonnée par les auteurs antérieurs, même par les sociologues. Pour 388 Bourdieu, Pierre. Méditations pascaliennes. Seuil, 1997.p.168. 237 Durkheim, l'habitude n'était qu'une notion du sens commun, qui faisait partie de son sens pratique linguistique, mais non thématisée. Chez Weber par contre, l'habitus a une valeur heuristique. Mais il s'agit d'un emprunt, et même si le concept change de nature (au sens où il faut au moins mettre en suspens les dimensions philosophiques non thématisées) par la seule transposition à la recherche historique son utilisation est restreinte au champ de la sociologie de la religion, et le sens reste très proche de l'original théologique. De surcroît, chez Bourdieu, l'articulation systématique de l'habitus aux concepts (aussi relationnels) de champ et de capital permet de construire l'objet sociologique comme un ensemble de relations, de structures donc, qui peut être articulé aussi dans la diachronie grâce à la capacité de l'habitus de faire le lien entre les différents états de la structure, qui devient champ dynamique. Le concept de trajectoire sociale (conçue comme une succession de positions relationnelles) est l'instrument pour expliquer la souplesse et la diversité des habitus selon les agents, et aussi les habitus déchirés, désaccordés. A ce niveau du concept, reste possible un champ large de recherche comparative. Plus précisément, l'ampleur de la contribution de ce concept à préciser ce qu'est la construction d'un objet social, et sa fécondité pour la pratique scientifique, pourront être seulement mesurées par des études plus poussées des terrains où il a été mis à l'épreuve, et à partir d'un travail spécifique de recherche comparative qui sûrement enrichira le système de concepts mis en oeuvre. Mais cette opérativité du concept, qui est absolument essentielle, et qui se fait seulement effective dans l'analyse de terrains historiques particuliers, n'épuise pas sa fécondité explicative (et grâce à cette double dimension de l'habitus, "expliquer" ne peut pas être ici séparé d'"interpréter"). Dans la mesure où il suppose une conception de la pratique des agents sociaux, on ne peut pas facilement le déceler d'une philosophie de l'homme. Mais il peut s'agir d'une philosophie de l'homme qui n'est plus telle au sens traditionnel, mais qui apparaît 238 comme l'explicitation d'une série d'idées qui fonctionne comme présupposé et en même temps comme conclusion d'une pratique scientifique. Une philosophie, peut-être, conçue comme le déploiement d'une doxa épistémique. Nous étions déjà en pleine rédaction de ce mémoire quand Méditations pascaliennes est apparu dans les librairies. Et dans ce texte, Bourdieu semble reprendre la réflexion qu'il faisait à Loïc Wacquant en Réponses où il dit que sa recherche sociologique: "est une entreprise qui m'a permis de réaliser, au moins à mes propres yeux, l'idée que j'avais de la philosophie " et quelques lignes plus 389 loin : "Pour tout un tas de raisons -notamment parce que ceux qui auraient pu y être attentifs, comme les philosophes, n'ont pas voulu le voir, mais aussi et surtout parce qu'elles étaient occultées par ce qui était perçu comme la dimension politique, critique, voire polémique de mon travail-, les implications théoriques, les fondements anthropologiques -la théorie de la pratique, la philosophie de l'action, etc- de mes recherches sont passés presque complètement inaperçus en France. " 390 Les réflexions philosophiques qui se développent dans Méditations Pascaliennes, comme peut-être le titre essaie de le dire, n'ont ni la prétention d'un grand système de pensée, ni celle de la provocation à la transgression déconstructive. Elles se rapprochent plutôt d'une méditation sur le chemin accompli, mélé de l'expression d'une sagesse pratique. Elles ressemblent à une réflexion de la finitude qui devient réflexion sur la finitude: "...par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends ." 391 L'"Analysis situs" n'est pas autre chose qu'un rappel de la finitude de la condition humaine, et un témoignage de son ouverture, mais d'une ouverture trop humble pour trop se vanter. Si l'autonomie relative de l'ordre symbolique, c'est-à389 Réponses. Op.cit. p. 132. Ibid. p. 134. 391 Pascal. Pensées. cité dans Meditations pascaliennes. p. 157. 390 239 dire de la connaissance, arrache l'homme à sa misère, ce n'est qu'au prix de la reconnaissance de cette même misère. S'il y a quelque chose comme un universel, il n'est pas donné depuis le début, mais comme le résultat d'une tâche collective. Comme Bourdieu le disait aussi dans Réponses "c'est en découvrant son historicité que la raison se donne les moyens d'échapper à l'histoire". S'il y a des espaces de liberté, ils sont l'objet d'une conquête sociale. Nous sommes dans le monde, tendus vers des tâches, pressés par nos besoins. Le monde n'est un spectacle que pour les "scholers", qui introduisent trop souvent "le savant dans la machine", oubliant en même temps qu'il y a aussi l'illusio de leur monde scolastique. Le corps-chose, contrepartie nécessaire du mentalisme et du subjectivisme n'est que le résultat de l'objectivation, d'un regard extérieur. Il n'est pas le corps vivant, "corps oublié, éprouvé de l'intérieur comme ouverture ou élan, tension ou désir, et aussi comme efficience, connivence et familiarité ". L'inclusion 392 mutuelle du sujet et de l'objet opérée par l'habitus à travers le corps, est une possession mutuelle du corps biologique et de l'espace avant toute objectivation, espace physique et espace social, espace qualitative, où l'on est toujours dans une position. La connaissance est donc d'abord, connaissance par corps, connaissance pratique, qui est condition de possibilité de tout acte ultérieur d'objectivation, et qui est le produit de l'incorporation des structures du monde, lequel monde est reçu déjà structuré. Le corps biologique, "principe de l'individuation" devient ainsi en même temps "principe de collectivisation": le lieu dans l'espace (physique et social) fait l'existence sociale. L'illusio n'est illusion que pour l'observateur. Nous ne faisons pas les règles de jeu, nous ne choisissons pas le lieu où nous sommes dans le jeu: nous naissons dans le jeu, et nous dérober implique l'acceptation d'une véritable mort sociale. L'agent n'est alors jamais complètement le sujet de ses pratiques. 392 Ibid. p. 160. 240 Et comme nous l'avions déjà remarqué, l'agent est fondamentalement fait de temps, d'histoire: c'est la seule chose qu'il a véritablement, son capital avec lequel il joue et se joue. Mais un capital qui -socialement- n'a pas le même prix pour tous les agents: il y a ceux qui ont tout le temps qui ne vaut rien (et alors ce sont eux qui ne valent rien), et les autres dont le temps est extrêmement cher et donc n'ont jamais le temps pour rien; il y a ceux qui sont condamnés à attendre et ceux qui font attendre et n'attendent jamais. L'illusion scholastique, avec tout ce qu'elle a de redoublement de la méconnaissance, fait oublier aux philosophes qu'il n'y a pas d'analyse anthropologique véritable si on oublie la condition constitutive de l'homme comme agent social. L'historicité n'est jamais une historicité dans le vide. Enfin, si la sociologie est fondamentalement, comme dit Passeron, un "entre deux" entre un certain raisonnement expérimental et la recherche historique, l'effort avec lequel elle a dû se constituer en dehors de la philosophie, ne devrait pas faire oublier aux sociologues et aux philosophes qu'il y a des espaces d'échange féconds, non seulement au niveau de l'épistémologie, mais aussi au niveau de l'histoire de la science et de la pensée, et à celui de l'anthropologie, où la théorie de l'agent entraîne toujours une certaine prise de position qui est au niveau d'une certaine doxa philosophique. Aux philosophes surtout reste le défi de sortir de l'isolement. 241 Bibliographie. Amiot, Michel. 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L'Algérie et les ruses de l'ethnocentrisme. ............................................. 17 Ethos, sagesse et temps.......................................................................... 24 Première référence : Ethos et habitus chez Max Weber........................ 31 2. À Bearn. Un effort de restitution........................................................................... 38 Une exclusion écrite dans le corps......................................................... 45 Deuxième référence : Marcel Mauss "en bon latin"............................... 51 Troisième référence :  chez Aristote............................................... a. Le livre des Catégories.............................................................. b. Métaphysiques ........................................................................ c. Le livre de l'âme......................................................................... d. Ethique à Nicomaque et Politique............................................. 60 60 64 65 67 3. L'Université, la photographie, les musées. Pour dire la domination symbolique...................................................... 73 Quatrième référence : Le concept d'habitus chez Thomas d'Aquin........ 82 Cinquième référence : Habitudes et moeurs chez Durkheim.................. 95 Habitudes et vie sociale................................................................. 95 Habitudes, moeurs et éducation.....................................................102 4. Esquisse d'une théorie de la pratique...............................................110 Les pièges de l'objectivation de la pratique............................................112 Stratégies et habitus...............................................................................117 Le corps et la violence symbolique........................................................128 Sixième référence : la phénoménologie..................................................134 L'habitus chez Husserl...................................................................136 250 Merleau-Ponty et l'habitude. .........................................................141 5. Un bilan provisoire............................................................................149 Deuxième partie : Consolidation et fécondité d'un système conceptuelle. 1. La Distinction (1979).........................................................................160 Critique sociale du jugement de goût.....................................................163 La pensée relationnelle...........................................................................173 L'économie des pratiques.......................................................................179 L'habitus, principe de vision et de division du social.............................183 2. Le Sens Pratique (1980)....................................................................190 Habitus de classe....................................................................................192 Habitus et mimésis.................................................................................195 Habitus et changement social.................................................................202 Habitus et modes de domination............................................................205 3. Homo Academicus............................................................................214 L'habitus universitaire............................................................................219 Le capital culturel et son indétermination...............................................224 Perception de l'á-venir et revolution symbolique....................................226 Conclusion............................................................................................234 Bibliographie........................................................................................239 251