DÉLOS, ÎLE AU CORPS DE FEMME
Doralice Fabiano
(Université de Genève)
Cui non dictus Hylas puer et Latonia Delos ?
Virgile, Géorgiques, III, 6
Parmi les mythes insulaires, celui de Délos occupe une place tout à
fait remarquable dans l’imaginaire grec, car ce petit écueil pierreux
et battu par les vents est censé avoir été, avant qu’Apollon ne naisse
sur son sol, une île lottant sur les vagues de l’Égée. C’est seulement
à la suite de l’accouchement divin de Létô, que Délos s’enracinera au
fond de la mer, pour devenir le centre cultuel de l’espace apollinien, où
toute la Grèce, ainsi que les lointains Hyperboréens1, convergent pour
rendre honneur au dieu2. Comme Marcel Detienne l’a bien remarqué,
la petite île lottante représente la première « fondation » du dieu, la
première scène où la modalité d’action divine qui lui est propre – l’établissement d’un nouvel ordre à travers l’aménagement de l’espace –
peut se déployer3. Délos passe ainsi, grâce à Apollon, d’une errance
sans pause à la ixité absolue : le changement d’état est si profond que
1
2
3
HéRODOTE IV, 33-35.
Hymne homérique à Apollon, 56-60.
MARCEL DETIENNE, Apollon le couteau à la main, Paris, Gallimard, 1998, pp. 19-39, part.
pp. 26-28 (reprise de ID., « J’ai l’intention de bâtir ici un temple magniique », Revue de l’histoire des religions 214/1 (1997), pp. 23-55). On se référera aussi utilement à DOMINIQUE
JAILLARD, Conigurations d’Hermès. Une « théogonie hérmaïque », Liège, Centre international d’études de la religion grecque antique (Kernos Suppl. 17), 2007, pp. 52-57. L’expression
« modalité d’action divine » que nous employons ici fait référence à l’étude fondamentale
de MARCEL DETIENNE, JEAN-PIERRE VERNANT, Les ruses de l’intelligence. La Mètis des
Grecs, Paris, Flammarion, 1974, part. pp. 169-177.
111
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
– à ce que l’on raconte – l’île ne peut pas être touchée par les tremblements de terre par ailleurs si fréquents dans la région4.
C’est justement le thème de l’antique errance de Délos qui nous
intéresse ici, et notamment sa construction dans les sources littéraires, un processus qui procède parallèlement à la création de la
igure d’Astérie, jeune ille divine qui représente la première personniication de l’île et qui joue un rôle majeur dans son histoire. Dans ce
cadre, notre attention sera particulièrement retenue par le lien entre
île et femme, ain de montrer que les Grecs percevaient Délos comme
un paysage genré, une île « au corps de femme ». Pour ce faire, notre
parcours se déploiera en trois étapes textuelles : l’Hymne homérique
à Apollon, les Hymnes et les Péans de Pindare, et, enin, l’Hymne à
Délos de Callimaque
d’où « révéler aux hommes la volonté immuable de Zeus » (vv. 131132). Délos fait donc sa parution lorsque Létô, persécutée par la colère
d’Héra, cherche une terre où enfanter le ils de Zeus : tandis que toutes
les autres régions refusent de l’accueillir par crainte de la souveraine
de l’Olympe (vv. 30-46), Délos se laisse convaincre par les paroles
de Létô. À vrai dire, il ne s’agit pas d’un discours très latteur pour la
petite île, surtout lorsque l’épouse secrète de Zeus rappelle à Délos les
avantages que pourrait lui procurer la naissance d’Apollon (vv. 45-60) :
Ce fut dans tous ces lieux que Létô, sur le point d’enfanter l’Archer, vint en suppliante, avec l’espoir qu’une de ces terres voudrait bien donner asile à son ils. Mais, saisies de terreur, elles
tremblaient : nulle d’entre elles n’eut assez de courage, si fertile
qu’elle fut, pour accueillir Phoibos, avant que la noble Létô, fou-
1. « Il n’y a pas de fertilité sous ton sol »
lant le sol de Délos, demandât à cette île en paroles ailées : « Délos,
si tu voulais être la demeure de mon ils, Phoibos Apollon, et l’y
L’histoire de Délos commence pour nous avec l’Hymne homérique à
Apollon, un texte d’âge archaïque, remontant probablement à la première moitié du VIe siècle5, dont la première section – la plus ancienne
– est centrée sur la naissance du dieu à Délos (vv. 1-178), tandis que
la deuxième décrit l’origine du sanctuaire oraculaire de Delphes (vv.
179-387). Les deux « mouvements » de l’Hymne sont construits d’une
façon parallèle autour du thème de la quête6 : d’abord, c’est la mère
qui cherche un endroit où se mettre à l’abri de la colère d’Héra, puis
c’est son enfant divin qui s’éloigne toute de suite de la terre qui l’a
vu naître pour chercher un lieu propice à la fondation de son temple,
4
5
6
112
HÉRODOTE VI, 98 ; THUCYDIDE II, 8, 3.
Pour la question de la datation et de l’unité de l’hymne, voir THOMAS w. ALLEN, wILLIAM R. HALLIDAY, EDwARD E. SIkES, The Homeric Hymns, Amsterdam, Hakkert, 1980
(orig. 1936), pp. 183-193 ; plus récemment NICHOLAS RICHARDSON, Three Homeric Hymns
to Apollo, Hermes and Aphrodite, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, pp. 13-15. Sur
les aspects historico-religieux de l’Hymne, voir fRITZ GRAf, Apollo, London – New York,
Routledge, 2009, pp. 25-32.
GABRIELA CURSARU, « Létô à Délos, I. Le catalogue du voyage de Létô dans l’Hymne homérique à Apollon (v. 30-45) », Les Études Classiques 78 (2010), pp. 289-330, part. pp. 323-327.
laisser fonder un temple prospère ! Personne d’autre ne touchera
jamais tes bords, ni t’honorera de sa présence. Tu ne seras pas
non plus, je pense, riche en bœufs, ni en moutons ; tu ne porteras
point de vignes, ni ne verras grandir des plantes sans nombre.
Mais si tu possèdes le temple de l’archer Apollon, le monde entier
se rassemblera ici pour mener des hécatombes à tes autels ; sans
cesse, une énorme fumée jaillira des chairs grasses : ce n’est par
la main d’autrui que tu nourriras tes habitants, puisqu’il n’y a pas
de fertilité sous ton sol ».7
Le premier élément qui suscite la curiosité en lisant ce passage est
l’absence du thème de l’errance : dans le discours de Létô, l’île n’est
pas lottante, mais plutôt une terre pauvre, stérile, et donc dépourvue
de la possibilité même de nourrir des habitants. Après une longue
énumération de phrases négatives (v. 53-55) la déesse conclut sa
7
Trad. JEAN HUMBERT, Paris, Les Belles Lettres, 1976 (VIe édition revue et corrigée), légèrement modiiée.
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Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
péroraison avec une pointe inale très eficace d’un point de vue rhétorique : « il n’y a pas de fertilité (v. 60, πῖαρ) sous ton sol ». La présence humaine sur l’île dépendra donc du choix de Délos : elle ne
pourra jamais être habitée si elle refuse l’aide d’Apollon. Et même en
ce cas, ce ne sera pas son sol qui deviendra soudainement fertile, mais
c’est par « la main d’autrui » – c’est-à-dire la main du dieu à travers les
offrandes qui lui sont attribuées – que l’implantation d’une population sera rendue possible. La question principale, dans la version de
l’Hymne homérique, est donc celle de l’anthropisation de l’espace8: en
accueillant Apollon, Délos pourra changer de statut en passant d’une
condition « sauvage » et stérile à la « civilisation » et la fertilité – bien
que, pour ainsi dire, « par personne interposée ». Le même motif est
exploité par Délos même dans sa réponse à Létô (vv. 62-82) :
« Létô, ille toute glorieuse du grand Kéos, j’accueillerais volontiers, dès sa naissance, le seigneur Archer. À dire vrai, j’ai chez
les hommes une affreuse réputation, tandis qu’alors on me comblerait d’honneurs. Mais je tremble de ce que l’on dit, Létô, et je
ne te cacherai point ; on raconte qu’Apollon sera d’un orgueil sans
limite et qu’il viendra commander en maître aux immortels et aux
mortels, sur la terre qui donne le blé. Voilà pourquoi j’ai affreusement peur dans mon esprit et dans mon cœur ; je crains, sitôt
qu’il verra la lumière du soleil, qu’il ne méprise mon île, à cause
demeures, en l’absence des hommes. Si tu t’engageais, déesse, à
me jurer par un grand serment qu’ici même il fondera d’abord un
temple magniique, qui sera l’oracle des hommes, puis de l’humanité entière, tant il aura de renom ! »9
Contrairement aux terres qui ont refusé leur hospitalité à Létô, Délos,
donc, ne tremble pas par crainte de la colère de la jalouse Héra, mais
elle semble bien plus préoccupée qu’Apollon, qui s’annonce comme
un dieu puissant et plein d’orgueil, ne la méprise pour sa pauvreté au
point de la détruire, et aille chercher une autre terre, riche de végétation, pour y fonder son temple. Pour cette raison, Délos dans sa
réponse met en avant que, si son sol pierreux (v. 72, kranaḗpedos) ne
permet pas aux hommes de s’y établir, elle a toutefois le statut d’île
(v. 72, nêson), et elle ne veut pas que la colère d’Apollon la dégrade au
rang de simple écueil. L’image de Délos renversée par le pied du dieu
et habitée par des phoques et des poulpes qui y font leur demeure,
est évidemment incompatible avec la possibilité de devenir enin un
espace anthropisé, mais au contraire elle fait replonger l’île à un état
en dehors de toute possibilité de civilisation. Mais dès qu’elle accepte
la proposition de Létô, même avant que la naissance d’Apollon n’ait
lieu, Délos devient « l’île bien fondée » (v. 102, eüktiménēs apò nḗsou),
car elle est déjà devenue le sol sur lequel sera fondé le sanctuaire du
dieu qui permettra la présence humaine10.
de l’âpreté du sol, et qu’il ne la retourne du pied pour la pousser
dans les profondeurs de la mer. Alors, sans cesse, les grandes
2. Sur les vagues de l’Égée
vagues viendront en foule battre mon front ; pendant ces temps là,
il ira dans une autre terre qui aura su lui plaire, pour s’y bâtir un
temple dans un bois sacré d’arbres touffus. Les poulpes se feront
des gîtes dans mon sein, et les phoques noires de tranquilles
8
114
Cette conclusion nous semble conirmée par le fait que les habitants de l’île sont désignés
au v. 59 par l’expression οἵ κέ σ’ ἔχωσι, qui contient un subjonctif éventuel « ceux qui éventuellement occuperait ton sol ». Bien que les manuscrits offrent une lecture légèrement différente du texte, la reconstitution demeure sûre, comme le montrent THOMAS w. ALLEN,
wILLIAM R. HALLIDAY, EDwARD E. SIkES, op. cit., pp. 210-211.
La première source qui nous renseigne sur la mobilité de Délos est
Pindare, qui en parle à plusieurs reprises dans des textes malheureusement fragmentaires, les Péans et les Hymnes. Dans les passages qui nous sont parvenus, c’est surtout l’existence de l’île avant
9
10
Trad. JEAN HUMBERT, op. cit.
MARCEL DETIENNE, op. cit., p. 28.
115
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
la naissance d’Apollon qui occupe une place centrale11. Pindare fait
remonter l’origine de Délos à une jeune ille nommée Astérie. Comme
on le verra, le poète béotien, en suivant l’autorité d’Hésiode12, identiie
ce personnage à la sœur de Létô, née des amours de Kéos et Phoebé.
Dans la version d’Hésiode, toutefois, Astérie n’est associée ni à Délos,
ni à Zeus : l’identiication à Délos paraît être une innovation de Pindare, qui de cette manière fait de l’île non pas une terre inconnue de
la mère d’Apollon, mais, au contraire, un être qui lui est intimement
lié, presque un double. L’identiication entre Astérie et Délos est explicite dans le Ve Péan : il s’agit d’un texte centré – encore une fois – sur
la problématique de la fondation. Pindare fait ici référence au processus de colonisation des îles égéennes, une initiative qui se déroule –
et cela ne va pas nous étonner – sous l’autorité d’Apollon, dont le rôle
d’arkhegḗtēs est bien attesté13.
l’on puisse distinguer entre l’île et sa personniication, car les deux
coïncident, mais ici se passe quelque chose de différent. Le changement onomastique, en fait, indique que pour Pindare une métamorphose est en jeu : si Délos a le corps d’Astérie, c’est parce qu’autrefois
elle était Astérie, c’est-à-dire qu’elle avait une forme anthropomorphe,
différente de l’actuelle. La métamorphose est explicitement présente
dans le VIIe Péan, où est raconté l’origine de ce processus.
Qu’est-ce que je devrais croire17? Que la ille de Kéos ne voulait pas [entrer dans la couche] de Zeus […]? J’ai peur de dire
des choses incroyables […] mais [on raconte que], jetée dans la
mer, elle réapparut sous la forme d’un rocher bien visible, que
les marins appellent Ortygie. Elle se laissait souvent transporter sur la mer égéenne jusqu’au moment où le plus puissant [scil.
Zeus] désira s’unir [scil. à Létô] pour générer une progéniture
Et ils [scil. les Athéniens]14 colonisèrent les îles éparses15, riches
d’archères.18
en bétail et ils occupèrent la célèbre Délos, car Apollon aux che-
Il est évident que ce passage se place après la naissance d’Apollon, à
un moment où Délos est déjà propriété du dieu, qui en dispose complètement. L’élément le plus intéressant à nos yeux est le fait que l’île
est représentée comme un corps féminin, un corps à habiter, celui
d’Astérie. Nous avons déjà rencontré l’anthropomorphisation de l’île
dans l’Hymne homérique à Apollon, où Délos parle et agit sans que
Le style de Pindare est ici assez allusif. Astérie n’est pas nommée
directement, car elle est simplement la « ille de Kéos », expression à
travers laquelle le poète veut remarquer sa parenté avec Létô19, ain
de créer un lien entre la tentative de séduction sans succès d’Astérie par Zeus et l’union fertile avec sa sœur, qui forment deux tableaux
spéculaires, dont le premier représenterait le prélude du deuxième.
Contrairement à Létô, qui se laisse séduire, le choix d’Astérie face
à la violence de Zeus est le katapontismós, le saut dans la mer20. Il
11
17
veux d’or leur donna comme demeure le corps (démas) d’Astérie.16
12
13
14
15
16
116
IAN RUTHERfORD, « Pindar on the Birth of Apollo », Classical Quarterly 38 (1988), pp. 65-75.
HéSIODE, Théogonie 409.
MARCEL DETIENNE, op. cit., pp. 85-104.
L’identiication des colonisateurs avec les Athéniens est suggérée par la scholie du papyrus
qui nous transmet le texte (Σ 35 dans le POxy 841 : ἀπὸ Ἀθηναίων).
L’expression σποράδας νάσους semblerait ici indiquer les Cyclades, bien que normalement
dans les sources géographiques postérieures (notamment à partir de l’époque hellénistique, cf. ANDREAS kÜLZER, s.v. « Sporaden », Neue Pauly XI (2001), col. 837) elle indique
d’une manière générique toutes les autres îles de l’Égée qui ne sont pas les Cyclades.
pINDARE, Péans, V, fr. 52 e, 38-41 (éd. MAEHLER = D5 éd. RUTHERfORD), traduction personnelle. Sur ce péan voir IAN RUTHERfORD, Pindar’s Paeans. A Reading of the Fragments
with a Survey of the Genre, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 293-298.
18
19
20
L’expression τί πείσομαι peut être aussi interprétée comme faisant partie du discours d’Astérie, qui se demanderait « qu’est qui m’arrivera ? », ainsi pETER BING, The Well-Read Muse.
Present and Past in Callimachus and the Hellenistic Poets, Ann Arbor MI, Michigan Classical
Press, 2008, p. 107.
pINDARE, Péans, VII b, fr. 52 h, 42-53 (éd. MAEHLER = C2 éd. RUTHERfORD), traduction
personnelle.
L’expression « ille de Kéos » désigne souvent Létô, par exemple dans l’Hymne homérique à
Apollon 62.
Sur ce thème voir GUSTAVE GLOTZ, s.v. « Katapontismos », in CHARLES DAREMBERG,
EDMOND SAGLIO éds., Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, vol. III/1 (1900),
pp. 808-810 (Glotz croyait à la réalité historique du katapontismós comme moyen d’exécution d’une condamnation à mort, une idée aujourd’hui largement dépassée, dans lequel il
117
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
s’agit d’un thème bien connu de la mythologie grecque, où il est souvent associé à une métamorphose et/ou au changement de nom, qui
ne sont, au inal, qu’une forme nuancée de mort ou de disparition21.
C’est, par exemple, le cas bien connu d’Ino/Léucothée, ou celui de
Britomartis/ Dictynna22. Astérie, comme les personnages qu’on vient
de citer, change de nom et d’aspect, mais, selon cette version, elle ne
devient pas Délos, mais Ortygie, « l’île des cailles (órtuges) »23. Cette
désignation24 marque une étape spéciique dans l’histoire de la sœur
de Létô, celle représentée par l’île lottante, un état intermédiaire entre
la condition de jeune ille (Astérie) et celle d’île fermement ancrée
au centre de l’espace apollinien (Délos). Cette condition de transition est d’ailleurs caractérisée d’une manière particulièrement intéressante : à bien regarder, en fait, Astérie, après son saut dans la mer,
ne devient pas une île (nêsos), comme le sera Délos, mais « un écueil
(pétrē) bien visible » (v. 46, euagéa pétran), une expression qui cache
– avec un jeu étymologique – le nom de Délos, que les Anciens dérivaient de l’adjectif dêlos « clair, bien visible ». La jeune ille est donc
21
22
23
24
118
voyait le signe d’une étroite interrelation entre religion et droit) ; CLARA GALLINI, « Katapontismòs », Studi e Materiali di Storia delle Religioni 34 (1963), pp. 61-90 ; ANITA SEPPILLI,
Sacralità dell’acqua e sacrilegio dei ponti, Palermo, Sellerio, 1990, pp. 130-219 ; GERHARD
THÜR, s.v. « Katapontismos », Neue Pauly, vol. VI (1999), cols. 339-340. Sur le saut du rocher
de Leucade voir PHILIPPE BORGEAUD, « Rites et émotions. Considérations sur les mystères », in JOHN SCHEID éd., Rites et croyances dans les religions du monde romain, Genève
– Vandœuvres, Fondation Hardt (Entretiens de la fondation Hardt 53), 2007, pp. 189-229.
Sur la métamorphose comme forme de mort voir fRANçOISE fRONTISI-DUCROUx,
L’homme cerf et la femme araignée, Paris, Gallimard, 2003, pp. 186-189 ; RICHARD BUxTON, Forms of Astonishments. Greek Myths of Metamorphosis, Oxford, Oxford University Press,
2009, pp. 240-241.
Pour Ino/Léucothée : Odyssée V, 333-353 (pour son interpretatio romaine, Mater Matuta,
voir FRANCESCA pRESCENDI, « La déesse grecque Ino-Leucothée est devenue la déesse
romaine Mater Matuta : rélexions sur les échanges entre cultures voisines » in NICOLE
BELAYCHE, JEAN-DANIEL DUBOIS éds., L’oiseau et le poisson. Cohabitations dans les
mondes grec et romain, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2011, pp. 189-204).
Pour Diktynna : CALLIMAQUE, Hymne à Artémis 189-204 ; DIODORE DE SICILE V, 76, 3 ;
pAUSANIAS II, 30, 3. Selon pAUSANIAS II, 30, 3 et ANTONINUS LIBERALIS xL à Égine
elle reçoit le nom d’Aphaia (l’« invisible »), tandis que le nom de Dictynna serait en usage en
Crète.
Selon Apollodore, Astérie se métamorphosa en caille pour échapper à Zeus (ApOLLODORE,
Bibliothèque I, 4, 1 [21]).
Pindare entre ici en polémique avec l’Hymne homérique à Apollon 14-16, où Ortygie, siège de
la naissance d’Artémis, est bien distincte de Délos.
devenue une terre sans racines et sans fertilité, juste un écueil et non
pas une île. Ce fait est très signiicatif, car le refus de la sexualité et
de la génération semble orienter la métamorphose vers une transformation en pierre stérile et non pas en terre féconde, un thème qui
sera développée plus clairement par Callimaque. Une opposition dialectique entre nêsos et pétrē n’est d’ailleurs pas étrangère à l’Hymne
homérique à Apollon, où l’île craint que la colère du dieu ne la renverse et ne la fasse rétrocéder au rang d’écueil, abri pour les poulpes
et les phoques, destiné à être habité uniquement par des créatures
aquatiques25. Ortygie se trouve dans une phase de transition vers
l’état d’île, représentée par la condition d’île lottante, qui se trouve à
mi-chemin entre deux éléments – la terre et la mer – sans appartenir
complètement ni à l’un ni à l’autre26.
Dans ce cadre, l’élément de l’ancrage au sol devient évidemment
fondamental, car il entraîne le dernier changement d’état, la disparition d’Ortygie et la naissance de Délos. Dans le fragment du VIIe Péan,
que nous venons de mentionner, c’est Zeus en personne qui arrête la
course d’Astérie pour permettre la naissance de ses deux enfants. Les
choses se passent d’une façon légèrement différente dans l’Hymne à
Zeus composé pour les Thébains, où c’est directement l’arrivée de Létô
qui cause l’enracinement de l’île. Ce texte a d’ailleurs pour nous un
grand intérêt, car il nous permet de comprendre quelle est la fonction
de la mobilité de Délos dans le discours pindarique. Dans le premier
des fragments suivants, le poète s’adresse directement à l’île, en lui
offrant son hommage, pour ensuite expliquer, dans le deuxième fragment, son origine :
25
26
À vrai dire, le mot « écueil » ne paraît pas dans le texte homérique, mais il est signiicatif que,
lorsque Callimaque va citer ce passage, Délos est désignée, par une Héra très fâchée, non
pas comme une île, mais comme l’endroit « où les phoques qui vivent dans la mer mettent
bas, parmi les rochers solitaires (ἐνὶ σπιλάδεσσιν ἐρήμοις) » CALLIMAQUE, Hymne à Délos
242-243, traduction personnelle.
Je reprends ici les très belles intuitions de MARCEL DETIENNE, JEAN-pIERRE VERNANT, op. cit., p. 248, qui instituent une analogie entre le phoque et Délos, centrée sur leur
condition amphibienne.
119
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
Salut à toi, création divine, pousse très chère aux enfants de Létô
aux boucles brillantes, ille de la mer, prodige d’immobilité sur la
vaste terre, que les mortels ont l’usage d’appeler Délos, alors que
les bienheureux qui vivent sur l’Olympe l’appellent « étoile de loin
lumineuse de la terre obscure ».27
Autrefois, en fait, elle était transportée par les vagues, par les
soufles impétueux de toutes sortes de vents, mais lorsque la ille
de Kéos [scil. Létô], s’y rendit, hors d’elle à cause des douleurs
qui annoncent une naissance imminente, alors quatre colonnes,
bien droites, avec une base d’acier, se dressèrent des racines de la
terre, et avec leurs chapiteaux elles soutenaient l’écueil pierreux
(pétran) où, après l’accouchement, elle contemplait sa progéniture heureuse.28
Ces deux passages nous font comprendre que la mobilité mythique
de Délos, décrite dans le VIIe Péan, est un élément fonctionnel à penser, par opposition, son immobilité actuelle : l’île est censée avoir été
autrefois mobile pour mieux souligner sa condition de stabilité absolue. Pour cette raison, Pindare s’adresse à Délos en l’appelant « prodige d’immobilité » (v. 3, akínēton téras), une expression qui fait référence à la tradition, attestée également chez Hérodote et Thucydide29,
puis chez Pline30, selon laquelle Délos ne serait pas touchée par les
tremblements de terre. Bien qu’Hérodote et Thucydide conirment
avec leurs témoignages qu’il y avait à Délos des phénomènes sismiques, cela n’empêchait toutefois pas les Anciens de continuer à
croire à sa stabilité.
Dans le premier fragment, cette immobilité est mise en relation avec
la fonction de point de repère qu’a l’île à l’intérieur des Cyclades,
car les mortels l’appellent Délos, « la visible ». De l’autre côté, pour
27
28
29
30
120
pINDARE, Hymnes, I, fr 33c (éd. MAEHLER), traduction personnelle.
pINDARE, Hymnes, I, fr. 33d (éd. MAEHLER), traduction personnelle.
Voir supra n. 4.
PLINE L’ANCIEN, II, 202.
les immortels qui regardent la terre du ciel, Délos est un astre brillant, ce qui cache une référence étymologique à l’ancienne identité
de l’île, Astérie, « l’étoilée ». Cette comparaison renverse la perspective usuelle : si les mortels regardent le ciel et y voient des étoiles,
les immortels regardent vers la terre et voient sur la surface terrestre
Délos, la lumineuse, qui brille de la même manière qu’une étoile brillerait au ciel pour les mortels. La ressemblance entre îles et étoiles –
deux éléments essentiels pour l’orientation, notamment sur la mer –
est d’ailleurs bien connue d’autres civilisations31.
Dans la version pindarique, ce rapprochement ouvre surtout une
nouvelle dimension de l’espace, car Délos nous dévoile soudainement une dimension « verticale », un il rouge qui la lie à une dimension ouranienne. L’île représente donc un point signiicatif dans la
construction de l’espace tant pour les humains que pour les dieux.
On remarquera par ailleurs que ce schéma qui oppose une ancienne
mobilité erratique à une ixité absolue et actuelle, se répète aussi
dans les histoires concernant d’autres objets lottants dans la mer
grecque, tels que les Kuáneiai pétrai, les Plagktaí, les Sumplēgádes
et les Ambrosíai pétrai, dont le mouvement est – lui aussi – repoussé
à un temps mythique, et destiné à s’arrêter à un certain moment pour
que ces écueils mobiles deviennent des points de repère dans l’espace marin32.
31
32
On retrouve cette interprétation de l’espace élaborée notamment par les Polynésiens, pour
lesquels la correspondance entre îles et étoiles est essentielle à l’orientation de la navigation dans les archipels : GEORGES BOULINIER, GENEVIèVE BOULINIER, « Les Polynésiens et la navigation astronomique », Journal de la Société des océanistes 36 (1972), pp.
275-284, disponible en ligne à [ http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/
jso_0300-953x_1972_num_28_36_2384 ] ; MARIE-fRANçOISE pETEUIL, « Ciel d’îles », Le
Journal de la Société des Océanistes 116/1 (2003), disponible en ligne à [ http://jso.revues.
org/1142 ].
Pour une liste d’« îles lottantes » voir ARTHUR BERNARD COOk, Zeus : a Study in Ancient
Religion, Cambridge, Cambridge University Press, vol. II, pp. 975-1015 ; pIERRE MORET,
« Planésiai, îles erratiques de l’Occident grec », Revue des Etudes Grecques 110/1 (1997),
pp. 25-56 ; plus récemment l’article très documenté de MASSIMO GIUSEppETTI, « Delo
πλαζομένη πελάγεσσι (Call. Hymn. 4, 192) : il problema delle isole « vaganti » da Omero
all’esegesi ellenistica », in ANTONIO MARTINA, ADELE TERESA COZZOLI éds., Callimachea I. Atti della prima giornata di studi su Callimaco, Roma, Herder, 2006, pp. 195-227. Il est
intéressant de remarquer que ces objets sont en général plus fréquemment appelés pétrai
121
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
C’est justement l’enracinement qui est central dans le deuxième fragment de l’hymne, un moment illustré par l’image des quatre colonnes
qui surgissent de la terre33. Dans cette description, les piliers qui soutiennent Délos ont pour fonction de stabiliser éternellement la position de l’île par rapport à la terre. Sous cet aspect, elles ressemblent
aux colonnes d’Atlas « qui tiennent la terre et le ciel écartés »34 , en
ixant ainsi les positions respectives des deux éléments. On rappellera par ailleurs que le thème de l’île enracinée au fond de la mer par
des colonnes a une très longue histoire : dans les récits populaires italiens, par exemple, la Sicile s’appuie sur trois colonnes, dont une est
cassée, ce qui la rend – contrairement à Délos – instable et constamment victime des tremblements de terre35. L’île autrefois mobile de
Pindare demande donc à être comprise à travers son nouveau statut d’immobilité éternelle, représenté par les piliers : ce n’est peutêtre pas un hasard si dans la seule représentation connue de Délos
personniiée – sur une pyxis du Ve siècle retrouvée en Italie à Vulci
– elle paraît en forme de jeune ille assise sur un omphalós, image
d’une centralité que l’on attribue d’habitude à Delphes36, même si
l’image d’une île-omphalós remonte jusqu’à l’île où règne Calypso,
ille d’Atlas37.
Par rapport à l’Hymne homérique à Apollon, où Délos semble avoir toujours été à sa place en attendant l’arrivée de Létô, Pindare semble donc
avoir inventé la naissance même de l’île, une origine qui explique sa
ixité. Aristote, environ un siècle plus tard, croit lui aussi que Délos
33
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plutôt que nêsoi.
On ne peut pas exclure que l’image des colonnes qui soutiennent l’île comme un toit veuille
suggérer une certaine similarité entre la nouvelle structure cosmique et un temple. Toutefois, dans les récits de fondation de sanctuaires en Grèce l’emphase est d’habitude mise sur
le seuil et sur le toit, tandis que l’importance des colonnes semble être mineure (MARCEL
DETIENNE, op. cit., pp. 34-35).
Odyssée I, 52-54 « Atlas, qui connaît les abîmes de la mer et a les grandes colonnes qui
tiennent la terre et le ciel écartés », traduction personnelle.
Pour la légende de Cola Pesce voir GIOVANNI BATTISTA BRONZINI, « Cola Pesce e il Tuffatore. Dalla leggenda moderna al mito antico », Lares 66/3 (2000), pp. 341‐377.
Pyxis attique à igures rouges provenant de Vulci, Musée Archéologique de Ferrare 20298,
vers 440-430 av. J.-C. (= LIMC s.v. « Delos I », ig. n° 1).
Odyssée I, 50.
est née soudainement des profondeurs marines, comme Rhodes, en
devenant du coup dêlos « visible » aux mortels38. Selon Lucien, qui
combine les deux éléments du vagabondage et de la naissance soudaine, elle lottait sous la surface de la mer, avant de paraître aux
yeux des mortels pour donner abri à Létô39. Il est impossible d’afirmer que la tradition de la naissance de Délos trouve son origine
chez Pindare, et qu’elle ait été ensuite reprise par les sources successives, mais il ne fait guère de doutes que ce discours devint central chez le poète béotien. Chez Pindare, en fait, Délos n’est pas seulement l’île de la naissance par excellence, celle du dieu Apollon, mais
elle est aussi une « île qui est née », qui n’a pas toujours été là, qui est
devenue visible à un certain moment grâce à un processus métamorphique. Cette représentation met en exergue la fonction « naissance »
dans l’élément « Délos », soit au sens passif, comme siège de la naissance divine, soit actif, comme étant elle-même parue soudainement
aux yeux des mortels.
3. Un paysage virginal
La construction du personnage d’Astérie s’accomplit pleinement dans
l’Hymne à Délos de Callimaque, un texte qui suit les compositions en
l’honneur de Zeus, d’Apollon et d’Artémis, en cloturant ainsi la section « apollinienne » du recueil40. Dans un rapport d’émulation avec
la tradition précédente, Callimaque s’efforce de choisir, systématiser, et réélaborer les versions connues, en créant une histoire détaillée et cohérente. Contrairement à l’hymne homérique, Callimaque ne
s’adresse pas au dieu, mais directement à l’île, en témoignant ainsi
son statut divin41. Par conséquent, c’est la igure de Astérie qui est
38
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41
ARISTOTE, fr. 388 (éd. ROSE) (= pLINE L’ANCIEN IV, 66), cf. Scholies à Apollon de Rhodes
I, 308 et Etymologicum Magnum s.v. Δῆλος.
LUCIEN, Dialogues marins 10, 1.
Grâce à des références historiques contenues dans l’Hymne à Délos, on peut dater le texte
entre 275 et 259 av. J.-C., c’est-à-dire à un moment où l’inluence ptolémaïque sur l’Egée était
assez forte. Pour la question de la datation voir pETER BING, op. cit., pp. 91-96.
On rappellera que Pindare aussi s’adressait à Délos avec une apostrophe (voir supra p. 000),
123
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
centrale, tandis que la naissance d’Apollon occupe à peine le bref
espace de quelques vers. En tant que destinataire de l’hymne, Délos
est complètement anthropomorphisée42 et identiiée à Astérie : dans
la première section (vv. 1-27), le poète l’appelle nourrisse du dieu (v.
2, kourotrόphon ; v. 10, tithḗnēs), ainsi que guide de la danse que les
Cyclades font autour d’Océan et Thetys (v. 18, éxarchos). À plusieurs
reprises, en outre, Callimaque parle des pieds ou des ormes d’Astérie
(vv. 19 ; 54 ; 192), un élément essentiel pour mettre en scène la personniication d’une île qui se déplace sans arrêt. L’île prend donc de
plus en plus l’aspect d’une jeune ille, dont la caractérisation, comme
on le verra dans la suite, doit beaucoup à l’image des Nymphes, telle
qu’elle est construite à l’époque hellénistique.
Dès ses origines, Délos est différente, selon Callimaque, des autres
îles, car sa naissance n’aurait pas été causée par l’action violente
de Poséidon, qui a créé les archipels en frappant les montagnes de
son trident et en les jetant dans la mer (vv. 30-35) ; au contraire, son
ancrage au sol est volontaire, un libre choix qui n’a pas demandé l’intervention du dieu de la mer43.
Toi, tu n’avais pas été écrasée par un destin inéluctable ; libre,
tu naviguais sur les lots. Ton nom était alors Astérie ; comme
un astre44 en effet, tu bondis du haut du ciel dans le gouffre profond, pour fuir l’union avec Zeus45. Tu n’avais pas encore reçu la
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43
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45
124
mais l’île n’apparaît pas comme destinataire d’un hymne.
Sur ce thème voir JACQUELINE kLOOSTER, « Visualizing the impossible: the wandering
landscape in the Delos Hymn of Callimachus », Aitia [en ligne] 2 (2012), disponible en ligne
à [http://aitia.revues.org/420].
Sur la valeur métalittéraire de cette opposition entre les îles créées par Poséidon grâce au
trident fabriqué par les Telchines et la naissance de Délos, qui ne subit pas un destin de
violence, voir PETER BING, op. cit. , pp. 112-113 ; 119-121, qui interprète Délos comme une
image de l’idéal poétique de Callimaque, et SIMON R. SLINGS, « The Hymn to Delos as a Partial Allegory of Callimachus’ Poetry » in M. ANNETTE HARDER, REMCO F. REGTUIT, GERRY
C. WAKKER éds., Callimachus II, Leuven, Peeters (Hellenistica Groningana 7), 2004, pp.
279-297.
Callimaque utilise ici le mot ἀστὴρ, qui désigne soit les étoiles ixes soit les comètes et non
ἄστρον comme Pindare, un terme qui recouvre uniquement la première catégorie (pETER
BING, op. cit., p. 101-102).
Il est remarquable que cette comparaison soit successivement utilisée par THéOCRITE,
Idylles XIII, 50-52, pour décrire un autre aphanismós, celui du jeune Hylas, enlevée par les
brillante Létô : tu étais encore Astérie [scil. « l’étoilée »], tu n’étais
point Délos [scil. « visible »]. Souvent les matelots, passant de
Trézène, la ville de Xanthos, à Ephyra, t’aperçurent dans le golfe
Saronique, mais à leur retour ne te virent plus ; tu courais par
les eaux rapides du détroit d’Euripe aux lots sonores ; puis le
même jour, fuyant la mer de Chalcidique, tu voguais jusqu’au
promontoire d’Attique, jusqu’au Sounion, ou jusqu’à Chios,
jusqu’au mamelons arrosés de l’île de Parthénia – non point
Samos encore – où t’accueillaient les nymphes voisines de la terre
d’Ancaios, les Nymphes de Mycale. Mais quand ton sol se fut prêté
à la naissance d’Apollon, tu reçus en échange, des hommes de la
mer, le nom de Délos : tu ne voguais plus sur les eaux, insaisissable au regard ; tu avais mis la racine de tes pieds dans les lots
de la mer égéenne »46.
Dans ces vers, Callimaque condense la métamorphose d’Astérie en
Délos, un processus qui transforme la jeune ille en île lottante, puis,
l’île lottante en île immobile, à la suite de la naissance d’Apollon. Astérie acquiert ainsi une nouvelle identité, marquée par un nouveau nom,
celui de Délos, car elle ne disparaît plus à la vue des marins. Les vagabondages d’Astérie, décrits de manière assez précise par Callimaque
ne sont pas un détail érudit et anodin : au contraire, ils sont spéculaires, dans l’économie narrative de l’hymne, et renvoient à l’errance
de Létô en quête d’une terre qui puisse l’accueillir, une recherche qui
occupe presque 120 vers du texte47. Même si l’Hymne à Délos passe
sous silence la nature de la relation entre Astérie et Létô48, l’opposition entre les deux igures féminines reste évidente : l’une fuit et
l’autre accepte l’union avec Zeus, mais elles se rejoignent dans un
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Nymphes d’une source en Mysie, près du mont Argantonios.
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 35-54 ; trad. éMILE CAHEN, Paris, Les Belles Lettres, 1992
(légèrement modiiée).
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 70-195.
Selon MARY DEpEw, « Delian Hymns and Callimachean Allusion », Harvard Studies in Classical Philology 98 (1998), pp. 155-182, part. pp. 169-171, le rapport de parenté est en tout cas
accepté par Callimaque ; mais cf. l’avis contraire pETER BING, op. cit., pp. 107-110.
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Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
destin d’errance, qui se termine grâce au même événement. Après la
naissance du dieu, en fait, les déplacements d’Astérie, casuels et désorientants, laissent leur place à des images d’ordre et de centralité, tout
en ne faisant jamais mention explicite de la tradition d’immobilité de
l’île49. D’un côté, l’ouverture du texte nous montre le mouvement processionnel bien ordonné du chœur des Cyclades, dont Délos est l’éxarichos : « mais personne ne lui dispute l’honneur d’être parmi les premières quand les îles se pressent autour d’Océan et de Thetys, la ille
des Titans ; toujours à leur tête, elle ouvre leur marche »50 ; de l’autre
côté, l’hymne s’arrête sur l’assimilation d’Astérie au foyer (hestía)51,
emblème de l’immobilité absolue, qui devient le point focal de la danse
cristallisée des Cyclades, dont l’archipel est représenté comme un
chœur qui forme un cercle autour de Délos52.
L’histoire d’Astérie, telle que Callimaque la raconte, est donc
celle d’une jeune ille qui refuse l’union sexuelle et qui affronte une
période de vagabondage, pour enin se stabiliser suite à une naissance.
Grâce à cet événement elle passe d’une errance isolée à l’intégration dans une nouvelle « société », celle du chœur des Cyclades53. Ce
schéma semble renvoyer à un certain nombre de récits grecs « d’initiation » où des jeunes illes qui refusent le mariage choisissent un destin d’errance hors de leurs maisons ou y sont obligées par une attaque
de folie (comme c’est par exemple le cas des illes de Proitos54), une
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La présence d’un « motif circulaire » dans l’hymne a été bien mise en relief par MARIA
VAMVOURI RUffY, La fabrique du divin. Les Hymnes de Callimaque à la lumière des
Hymnes homériques et des Hymnes épigraphiques, Liège, Centre international d’études de
la religion grecque antique (Kernos Suppl. 14), 2004, pp. 111-116 et SIMON R. SLINGS, art.
cit., pp. 290-293.
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 16-18 ; trad. éMILE CAHEN, op. cit., (légèrement modiiée).
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 325-326 « Foyer commun des îles, île aux beaux foyers, salut à
toi, salut à Apollon, salut à celle que Létô enfanta [scil. Artémis] » ; trad. éMILE CAHEN, op.
cit.
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 300-304. Sur l’importance de la position centrale à l’intérieur
d’un chœur voir CLAUDE CALAME, Les choeurs de jeunes illes en Grèce archaïque, Roma,
Giardini, 1977, vol. I, pp. 92-143.
MARIA VAMVOURI RUFFY, op. cit., pp. 113.
Sur les illes Proitos voir FRANCESCA MARZARI, « Paradigmi di follia e lussuria virginale
in Grecia antica : le Pretidi fra tradizione mitica e medica », I Quaderni del Ramo d’Oro online 3 (2010), pp. 47-74, disponible en ligne à [ http://www.qro.unisi.it/frontend/node/71 ].
situation qui se termine uniquement avec l’acceptation de l’union
sexuelle. Il est donc bien possible que le nomadisme de l’île lottante
soit pensé par les Anciens comme étant en lien avec le refus de la
sexualité et donc de la maternité. Sous cet aspect, il est très signiicatif que ce soit seulement une naissance, bien que celle d’un neveu et
non pas d’un ils, qui pourra arrêter son mouvement. Et il est encore
plus intéressant de relier cette errance – comme le suggère une brillante étude de Julie Nishimura-Jensen55 – à l’hystérie, qui consiste en
l’errance de l’utérus à l’intérieur du corps féminin et qui, dans la pensée médicale grecque, est la maladie typique des vierges56. Il s’agit
d’une affection qui connaît un seul remède eficace : la grossesse, car
seul le poids de l’enfant peut arrêter le vagabondage de l’utérus en en
ixant la position. En faisant recours à un modèle médical du corps
féminin, la mobilité de Délos peut donc être lue comme l’errance d’un
utérus virginale, destinée à se terminer sous effet d’une naissance qui
entraîne l’enracinement de l’île, dont la nature est celle d’un véritable
corps de femme.
La projection sur le texte de Callimaque d’un schéma culturel
codiiant le rôle de la jeune ille en Grèce, tout en éclairant la signiication de sa mobilité mythique, n’explique toutefois pas complètement
la raison pour laquelle Délos peut être imaginée comme une vierge
obstinée. En effet, en comparant les mythes d’origines des autres îles,
on trouvera que l’élément masculin y joue un rôle essentiel : il sufira
d’évoquer Eubée, Corcyre, Salamine, Égine57, illes du leuve Asopos,
55
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57
JULIE NISHIMURA-JENSEN, « The moving landscape in Apollonius’s Argonautica and Callimachus’s Hymn to Delos », Transactions of the American Philological Association 130 (2000), pp.
287-317. L’auteure reprend l’intuition de JAN SOLOMON, « The Wondering Womb of Delos »,
in MARY DEfOREST éd., Woman’s Power, Man’s Game. Studies on Classical Antiquity in Honor
of Joy K. King, Wauconda IL, Bolchazy-Carducci Publishers, 1993, pp. 91-108, un article riche
en suggestions, mais dont nous ne pouvons pas accepter ni les conclusions ni la méthode.
Les loci classici sont HIppOCRATE, Les maladies des femmes I, 2 ; I 7 ; II, 123-128. Sur l’hystérie la bibliographie est très vaste : MARY R. LEfkOwITZ, Heroines and Hysterics, London, Duckworth, 1981, pp. 12-25 ; NICOLE LORAUx, Façons tragiques de tuer une femme,
Paris, Hachette, 1985, p.97-98 ; HELEN kING, Hippocrates Women. Reading the Female Body
in Ancient Greece, London, Routledge, 1998, pp. 205-246.
JENNIFER LARSON, Greek Nymphs. Myth, Cult, Lore, Oxford, Oxford University Press, 2001.
Pour l’Eubée voir ibid., p. 144 ; Corcyre, pp. 160-161 ; Salamine, pp. 140-141 ; 145 ; Egine, pp.
127
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
destinées à s’unir à Zeus ou Poséidon58, ainsi que Rhodes, ille de
Poséidon, et objet de l’amour d’Hélios. Dans ce dernier cas, c’est justement le dieu, au moins selon Pindare, qui fait naître l’île des profondeurs de la mer, et s’unit à elle en générant sept enfants59. Encore plus
éclairante à cet égard est l’origine de Théra, telle qu’elle est racontée
par Apollonius de Rhodes60 : l’île naît d’une motte de terre offerte à
Euphémos par le dieu Triton, lorsque le bateau Argos est bloqué dans
les marécages de la côte lybienne. Une fois que l’expédition a réussi
à poursuivre le voyage, l’Argonaute rêve qu’il allaite la glèbe, qui se
transforme soudainement en jeune ille, à laquelle il s’unit. Après
avoir dévoilé son identité (il s’agit d’une ille de Triton), elle donne à
Euphémos l’ordre de la jeter dans la mer, où un jour elle deviendra
une île appelée Kallisté « la plus belle » (l’ancien nom de Théra), que
ses descendants pourront coloniser.
Notre écueil lottant, au contraire, constitue une exception par
rapport aux récits qu’on vient de mentionner, car il devient île malgré
son refus de l’union sexuelle. Et l’effet de ce refus est bien évident
dans la nature même de l’île, comme l’explique le passage inal de
l’Hymne à Délos (vv. 266-276), qui constitue une clé de lecture de son
origine anomale.
jour, nourrice d’Apollon, tu seras de toutes les îles la plus sacrée,
car ni Enyò ni Hadès ne foulent ton sol, ni les chevaux d’Arès.61
La prière de Délos est adressée justement à Gê, la Terre, nourrisse
(kourotróphos) par excellence62, le modèle duquel la vierge erratique
s’inspire. Comme Gê, en fait, Astérie devient elle aussi kourotróphos
(v. 2)63, et s’occupe des tâches typiques des nourrisses, comme baigner et habiller l’enfant64. On retrouve toutefois dans ces lignes l’opposition entre le nouveau statut nourricier de l’île, qui allaite le nouveauné, et sa stérilité, exprimée à travers l’emphase sur l’impossibilité d’y
pratiquer l’agriculture, un détail qui devient encore plus intéressant
dans ce contexte si l’on pense à la métaphore courante en Grèce, qui
fait des travaux des champs l’image éloquente de l’union sexuelle65.
Sous cet aspect, Délos se présente comme l’exact contraire de l’idéal
d’une terre fertile :
Et toi, de dessus le sol d’or tu soulevas l’enfant, et le pris dans ton
sein, et tu t’écrias : « O Grande déesse [scil. Gaia, la Terre], déesse
aux mille autels, déesse aux mille cités, qui portes toutes choses,
61
62
et vous terres fécondes, continents, îles qui m’entourez, me voici,
moi, Délos, terre dificile à travailler (dusḗrotos). Mais Apollon
Délien sera nommé de mon nom et nulle terre ne sera chérie d’un
dieu […] autant que je serai chérie, moi, d’Apollon. Je ne serai plus
errante ! Tu parlas et ses lèvres pressèrent la douce mamelle. De ce
63
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59
60
128
37-39 ; 144-145.
DIODORE DE SICILE, IV, 72, 1-6.
pINDARE, Olympiques VII, 69-76 ; DIODORE DE SICILE, V, 56, 1-4.
ApOLLONIUS DE RHODES, Argonautiques I, 1731-1764 ; et la version différente de pINDARE, Pythiques IV, 38-56.
64
65
Trad. éMILE CAHEN, op. cit.
L’adjectif kourotróphos est appliqué à la terre, Gê, depuis la plus haute antiquité (ainsi qu’à
Artémis et Déméter) : on retrouve la première occurrence dans Odyssée IX, 27, où l’épithète
est appliquée à l’île d’Ithaque. Pour le culte et l’identité de la kourotróphos à Athènes, mais
aussi sur les problématiques liées à ce terme, voir NICOLE LORAUx, Les enfants d’Athéna.
Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, La Découverte, 1990 (1ère éd.,
Paris, Maspero, 1981), pp. 58-59 ; VINCIANE pIRENNE-DELfORGES, « Qui est la Kourotrophos athénienne ? », in VéRONIQUE DASEN éd., Naissance et petite enfance dans l’Antiquité.
Actes du colloque de Fribourg 28 novembre – 1er décembre 2001, Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 2004, pp. 171-185.
Sur l’usage de tréphein, beaucoup plus vaste que le simple « allaiter », et concernant le processus complet du développement, l’étude de pAUL DEMONT, « Remarques sur le sens de
ΤΡΕΦΩ », Revue des études grecques 91 (1978), pp. 358-384 reste fondamentale; voir aussi
VINCIANE pIRENNE-DELfORGES, art. cit., p. 173.
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 1-6. Dans l’Hymne homérique à Apollon 120-125, ces tâches
sont accomplies par les déesses arrivées à Délos pour assister Létô.
Voir par exemple ESCHYLE, Euménides 658-661 ; cf. ANAxAGORAS, 50 A 107 (éd.
DIELS-kRANZ).
129
Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
Terre venteuse, terre qui ne peut pas être travaillée (átropos)66,
67
roche battue des lots, faite plutôt pour le vol des mouettes que
pour l’ébat des chevaux, Délos est plantée dans la mer qui, roulant ses lots pressés, essuie à son rivage toute l’écume des eaux
pierreuse, être devenue île, tout en étant écueil. Cette Délos-vierge
peut donc être considérée le produit de la lecture « genrée » d’un paysage, qui passe par l’idée que les anciens Grecs avaient du rôle de la
femme dans la génération, conçue comme une terre fertile à cultiver.
Icariennes ; ceux qui l’habitent ne sont que des gens de mer,
pêcheurs au harpon.68
Même après son enracinement, Délos conserve les caractères d’une
pétrē, et avec ceux-ci le souvenir de son ancienne identité, celle d’un
corps de femme, mais un corps étranger à la génération. On rappellera d’ailleurs que Délos continue à garder cet état de « pureté » même
après être devenu lieu de culte pour Apollon : ni les moribondes ni
les femmes enceintes ne peuvent s’approcher de l’île, car naissance et
mort doivent rester loin de son sol69. À l’intérieur du discours de Callimaque, la virginité tenace de Délos est une construction culturelle qui
interprète une donnée concrète, l’effective stérilité de son sol qui ne
permet pas de la cultiver, un thème bien mis en lumière par les trois
textes analysés. Pour cette raison Astérie peut proclamer orgueilleusement sa condition paradoxale : être devenue nourrice, malgré l’infécondité de son sol, c’est-à-dire, être devenue terre, malgré sa nature
66
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130
L’adjectif átropos pourrait avoir deux signiications : « incultivable » (car la terre n’est pas
renversée – trépein – par la charrue), et « immobile ». Les deux s’appuient sur des scholies
anciennes, qui mentionnent les deux signiications comme possibles. Pour une discussion
de la question, et pour les raisons qui amènent les interprètes modernes à choisir plutôt la
première interprétation, voir wILHELMUS H. MINEUR, Callimachus. Hymn to Delos. Introduction and Commentary, Leiden, Brill, 1984, p. 61. ALESSANDRO BARCHIESI, « Immovable Delos », p. 441, n. 15, suggère que VIRGILE, Eneide III, 77, interprète ce terme dans la
deuxième acception.
Selon MASSIMO GIUSEppETTI, art. cit., pp. 204-205, la référence aux aithúiai, une espèce
d’oiseaux très diffusée dans la Méditerranée antique (identiiée aux macareux), est un
moyen subtil de refuser la version pindarique, qui identiie Délos à Ortygie, « l’île des
cailles ». Plus convaincante est l’hypothèse formulée par le même auteur, selon laquelle la
mention de l’aithúia s’inscrit dans le cadre d’une réutilisation des traditions populaires
des marins : il s’agit, en fait, d’un oiseau étroitement lié à la déesse marine Ino/Leucothée,
comme le montre déjà la similitude homérique d’Odyssée, V, 336-338 ; 351-353, qui compare
la déesse justement à cette créature. Comme Astérie, d’ailleurs, Ino/Léucothée affronte un
katapontismós, voir supra, pp. 000.
CALLIMAQUE, Hymne à Délos 11-15 ; trad. éMILE CAHEN, op. cit., (légèrement modiiée).
THUCYDIDE, III, 103, 4 ; CALLIMAQUE, Hymne à Délos 276.
4. D’île à nymphe
Le rôle de nourrice joué activement par Astérie chez Callimaque
constitue une étonnante nouveauté par rapport aux sources précédentes, où l’île se limitait à accepter d’être le siège de la naissance.
Un changement semble être intervenu dans la conception même du
paysage, qui passe dans les textes que nous avons analysés de scène
passive à personnage actif, comme l’a très récemment souligné Jacqueline Klooster, qui parle à ce propos d’un paysage personniié70. En
développant certaines pistes offertes par cette étude, nous aimerons
mettre en évidence que dans l’Hymne à Délos la personniication du
paysage se fait grâce au nouveau statut « religieux » d’Astérie, celui
de nymphe71. Cela est suggéré par plusieurs points de contact entre
Astérie et ces igures de jeunes illes divines, des traits qui se manifestent notamment après la naissance d’Apollon : d’abord l’épithète de
« nymphe de Délos » (v. 323), s’il faut – comme nous le croyons – référer cette expression à Astérie72. Ensuite, on remarquera que le rôle de
nourrice rentre également parmi les compétences de ces divinités, car
JACQUELINE KLOOSTER, art. cit.
Sur les nymphes chez Callimaque, voir MARY DEpEw, « Springs, Nymphs, and Rivers : Models of Origination in Third-Century Alexandrian Poetry » in ANTON BIERL, REBECCA LÄMMLE, kATHARINA wESSELMANN éds., Literatur und Religion, vol. 2, Berlin – New York, de
Gruyter, 2007, pp. 141-171.
72
Contra wILHELMUS MINEUR, op. cit., pp. 250, qui s’interroge sur l’identité de la Nymphe
de Délos et suggère une identiication avec Létô sans prendre en considération que l’expression puisse se référer à Astérie elle-même. Un avis partagé par MARY DEpEw, « Delian
Hymns and Callimachean Allusion », p. 182, qui n’identiie pas la « nymphe délienne » à
Astérie. Cette identiication semble par contre être suggérée par MARIA VAMVOURI
RUffY, op. cit., pp. 115-116.
Cependant, il est signiicatif que tous les auteurs modernes se réfèrent à Astérie comme à une
nymphe (MARY DEpEw, « Delian Hymns and Callimachean Allusion », p. 155 et passim ;
MARIA VAMVOURI RUffY, op. cit., p.117 ; JULIE NISHIMURA-JENSEN, art. cit., p. 291).
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Délos, île au corps de femme
Doralice Fabiano
elles font partie des déesses kourotróphoi par excellence, grâce auxquelles les jeunes générations peuvent accéder à l’âge adulte73. La
danse, une activité à laquelle le texte fait plusieurs fois référence74,
est – elle aussi – l’une des occupations le plus souvent mentionnées
par rapport aux nymphes, qui sont représentées comme un chœur
de jeunes illes75. Sur la base de ces similarités, on peut donc suggérer que l’Astérie de Callimaque peut être déinie comme une igure
« nymphique ».
Ce nouveau statut « nymphique » d’Astérie n’est pas sans conséquences : le rapport de la jeune ille divine à l’île de Délos semble en
effet être modelé sur celui que les nymphes entretiennent avec l’endroit auquel elles président, car il s’agit – au moins chez Callimaque
– d’un rapport d’identiication et de symbiose. On sait que Platon, par
exemple, plaçait les nymphes parmi les entópioi théoi, les dieux « en
paysage », qui se manifestent à travers l’environnement naturel et en
font étroitement partie76. Par ailleurs, le tópos des nymphes, dont la vie
dépend de celle des arbres qu’elles habitent, est très ancien et bien
connu de Callimaque, qui est aussi l’auteur d’un Traité sur les nymphes
qui ne nous est pas parvenu77. De manière analogue, le rapport entre
la réalité physique de Délos et le corps d’Astérie s’est démontré étroit.
Le personnage d’Astérie, qui, comme les nymphes, est identiié
à un endroit précis et qui préside à ce lieu, rend donc Délos perceptible sous une nouvelle forme qui peut agir activement dans la narration. En allant encore plus loin, on peut suggérer que ce genre de
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Hymne homérique à Aphrodite 256-273. Pour les aspects courotrophes des nymphes, je renvoie à JENNIfER LARSON, Greek Nymphs. Myth, Cult and Lore, pp. 5-7 ; 30 ; 42-45 et passim.
Voir supra p. 000.
CLAUDE CALAME, op. cit., vol. I, pp. 172-174, 176-177. JENNIfER LARSON, op. cit., pp.
107-110.
pLATON, Phèdre 262 e. Pour la déinition des nymphes comme « déesses en paysage », qu’il
nous soit permis de renvoyer à notre étude : DORALICE fABIANO, La nympholepsie entre
possession et paysage, in pHILIppE BORGEAUD, DORALICE fABIANO éds., Perception et
construction du divin dans l’Antiquité, Genève, Droz, à paraître, pp. 165-195.
HÉSIODE, fr. 304 (éd. MERkELBACH, wEST) ; Hymne homérique à Aphrodite 264-272 ;
ApOLLONIOS DE RHODES, Argonautiques 2, 468- 487 ; CALLIMAQUE, Hymne à Délos
82-85, mentionne l’existence symbiotique des nymphes avec les chênes dans lesquels elles
vivent.
personniication fait partie d’un système complexe d’appréhension de
l’espace78, qui se met en place dans la représentation de paysages particulièrement signiicatifs pour permettre une interaction religieuse –
rituelle ou pas – avec cet espace79. La création chez Callimaque d’un
paysage « genré », où les caractéristiques de l’île – stérilité, immobilité, centralité – sont interprétées au moyen des modèles sociaux et
médicaux féminins, est donc possible justement grâce au recours à un
modèle personniié et « nymphique » de lecture du paysage qui présuppose une interaction très forte entre corps et paysage.
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Sur les nymphes comme faisant partie d’un système d’appréhension de l’espace voir IRAD
MALKIN, « The Odyssey and the Nymphs », Gaia 5 (2001), pp. 11-27, selon lequel « Nymphs offer a “proto-colonial perspective” on the idea of “place” » (p. 12).
Sur le « paysage religieux » des anciens voir FRANÇOIS DE POLIGNAC, JOHN SCHEID,
« Qu’est-ce qu’un “paysage religieux” ? Représentations cultuelles de l’espace dans les
sociétés anciennes», Revue de l’Histoire des Religions 227/4 (2010), pp. 427-434.
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