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Sami Aldeeb - L’impact de la conception musulmane et occidentale de la loi sur les musulmans en Occident, notamment en Suisse

2008

Sami Aldeeb - L’impact de la conception musulmane et occidentale de la loi sur les musulmans en Occident, notamment en Suisse

L’impact de la conception musulmane et occidentale de la loi sur les musulmans en Occident, notamment en Suisse par Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh Chrétien arabe d'origine palestinienne et de nationalité Suisse. Licencié et docteur en droit de l'Université de Fribourg (Suisse) et diplômé en sciences politiques de l'Institut universitaire de hautes études internationales de Genève. Responsable du droit arabe et musulman à l'Institut suisse de droit comparé, Lausanne. Professeur invité aux Facultés de droit d'Aix-en-Provence et de Palerme. Auteur de nombreux ouvrages et articles (voir la liste dans: www.sami-aldeeb.com). Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur. 2008 Introduction: données dont il faut tenir compte 1) Données statistiques et géopolitiques Les chiffres sont importants en droit en vertu du principe: la quantité fait la qualité. Un parti politique qui compte dix membres a forcément moins de poids qu'un parti qui compte dix millions de membres. Nous donnons ici des estimations concernant le nombre des musulmans dans le monde: Asie 780'000'000 Afrique 380'000'000 Europe 32'000'000 Amérique nord 6'000'000 Amérique latine 13'000'000 Océanie 3'000'000 Total 1’200'000'000 = 20% de la population Cinquante-sept États font partie à l’Organisation de la conférence islamique, créée en 1969. Ce nombre est important dans les votes au sein des Nations Unies constituées de 192 États. 2) Importance de la religion Parmi les 57 États de l'Organisation de la conférence islamique, 22 États forment la Ligue des États arabes, à savoir: Liban, Algérie, Arabie saoudite, Bahrain, Djibouti, Égypte, Émirats arabes unis, Iraq, Jordan, Kuwait, Libye, Maroc, Mauritanie, Oman, Palestine, Qatar, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, Union des Comores, Yémen. À l’exception du Liban, les constitutions de ces pays mentionnent l'Islam comme religion d'État et/ou le droit musulman comme une des sources principales, voire la source principale du droit. Les autres 35 pays sont non arabes, à savoir: Albanie*, Azerbaïdjan*, Benin*, Burkina Faso*, Cameroun*, Côte d'Ivoire*, Gabon*, Gambie*, Guinée*, Guinée Bissau*, Guyana*, Nigeria*, Mali*, Mozambique*, Niger*, Tchad*, Togo* , Turkménistan*, Uganda*, Ouzbékistan*, Tadjikistan*, Turquie*, Kazakhstan*, Kirghizstan*, Afghanistan, Bangladesh, Brunei, Indonésie, Iran, Malaysia, Maldives, Pakistan, Sénégal, Sierra Leone, Suriname. Les constitutions de 24 de ces pays (avec *) indiquent la laïcité de l'État sous une forme ou une autre. On constate de ces données sommaires que le monde arabe, bien que numériquement minoritaire, constitue le centre de l'Islam pour des raisons historiques (Mahomet est arabe), linguistiques (l'arabe est la langue de la prière et du droit musulman), culturelles (les institutions religieuses les plus importantes se trouvent dans les pays arabes: Al-Azhar, la Mecque, Fès, Zeytouna, etc.) et idéologiques (les Frères musulmans et autres mouvements islamistes en sont issus). Partie I. Différentes conceptions de la loi Un chauffeur français qui va en Grande-Bretagne conduit à gauche, et un chauffeur britannique qui va en France conduit à droite, sans poser de problèmes. Une famille malienne qui va en France circoncit ses filles bien qu'interdit, et une famille musulmane qui va en France revendique le voile à l'école bien qu'interdit. Cette différence de comportement entre les deux chauffeurs et les deux familles découle de la conception qu'ont les uns et les autres de la loi. Il y a à cet égard trois conceptions de la loi: la loi en tant qu'émanation d'un dictateur la loi en tant qu'émanation du peuple (démocratie), et la loi en tant qu'émanation de la divinité. Cette dernière conception prévaut chez les juifs et les musulmans, mais presque pas chez les chrétiens. Voyons la conception de la loi chez ces trois communautés. 1) Conception juive du droit On lit dans l'Ancien Testament: Tout ce que je vous ordonne, vous le garderez et le pratiquerez, sans y ajouter ni en retrancher (Dt 13:1). C'est une loi perpétuelle pour vos descendants, où que vous habitiez (Lv 23:14). Invoquant ces versets, Maïmonide, le plus grand théologien et philosophe juif, mort au Caire en 1204, écrit: "C'est une notion clairement explicitée dans la loi que cette dernière reste d'obligation éternelle et dans les siècles des siècles, sans être sujette à subir aucune variation, retranchement, ni complément". Celui qui prétendrait le contraire devrait être, selon Maïmonide, "mis à mort par strangulation" Maïmonide, Moïse: Le livre de la connaissance, trad. V. Nikiprowetzky et A. Zaoui, Quadrige et PUF, Paris, 1961, p. 97-98.. 2) Conception chrétienne du droit Bien que provenant de la tradition juive, Jésus était peu enclin à appliquer les normes juridiques prévues dans l'Ancien Testament: Lorsque les scribes et les pharisiens lui amenèrent une femme surprise en flagrant délit d'adultère et lui demandèrent ce qu'il pensait de l'application de la peine de lapidation prévue par la loi de Moïse (Lv 20:10; Dt 22:22-24), il leur répondit: "Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre". Et comme tous partirent sans oser jeter une pierre, il dit à la femme: "Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus" (Jn 8:4-11). Dans un autre cas, quelqu'un dit à Jésus: "Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage". Jésus lui répondit: "Homme, qui m'a établi pour être votre juge ou régler vos partages?" Et il ajouta pour la foule qui l'entendait: "Attention! Gardez-vous de toute cupidité, car au sein même de l'abondance, la vie d'un homme n'est pas assurée par ses biens" (Lc 12:13-15). Évoquant la loi du talion, Jésus dit: "Vous avez entendu qu'il a été dit: Œil pour œil et dent pour dent. Eh bien! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant: au contraire, quelqu'un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l'autre" (Mt 5:38-39). À défaut de textes légaux en nombre suffisant Il existe peu de textes à caractère juridique dans le Nouveau Testament. On en citera notamment la norme sur les intérêts qui a posé beaucoup de problèmes en Occident (Lc 6:34-35). dans le Nouveau Testament, les chrétiens se sont rabattus sur le droit romain. Le jurisconsulte Gaius (mort vers l'an 180) définit la loi comme étant "ce que le peuple prescrit et établit" Gaius: Institutes, texte établi et traduit par Julien Reinach, 2e tirage, Les Belles Lettres, Paris, 1965, par. I.3.. Le système démocratique moderne est basé sur cette conception du droit. 3) Conception musulmane du droit Étymologiquement, le terme islam signifie la soumission. Cette religion proclame la soumission à la volonté de Dieu telle qu'exprimée dans le Coran et les récits de Mahomet (Sunnah), les deux sources principales du droit. Le Coran dit : La parole des croyants lorsqu'on les appelle vers Dieu et son envoyé, pour que celui-ci juge parmi eux, [consiste] à dire: "Nous avons écouté et avons obéi". Ceux-là sont ceux qui réussiront (24:51). On amena à Mahomet un homme et une femme juifs qui avaient commis l'adultère. Il s'informa de la peine prévue dans l'Ancien Testament. Les juifs lui répondirent que l'Ancien Testament prévoie la lapidation (Lv 20:10; Dt 22:22-24) mais que leur communauté avait changé cette norme parce qu'on ne l'appliquait qu'aux pauvres. En lieu et place de cette peine, cette communauté avait décidé de noircir le visage des coupables au charbon, de les mener en procession et de les flageller, indépendamment de leur statut social. Mahomet refusa cette modification estimant qu'il était de son devoir de rétablir la norme de Dieu. Il récita alors le verset: "Ceux qui ne jugent pas d'après ce que Dieu a fait descendre, ceux-là sont les pervers" (5:47). La conception musulmane de la loi aboutit à une division religieuse de la société. Selon le Coran, Dieu a envoyé différents prophètes pour transmettre sa loi à l’humanité. Bien que Muhammad se considère comme le dernier de ces prophètes (33:40), il admet que les partisans de ces derniers, appelé Ahl al-kitab (Gens du Livre) ou Dhimmis (gens protégés), puissent vivre dans l'État musulman dans l'espoir de les convertir un jour à l’Islam. Il s’agit des juifs, des chrétiens, des sabéens et des zoroastriens (mages), auxquels on ajouta les samaritains (2:62; 9:29; 22:17). En dépit de l’ambiguïté du Coran envers eux, les qualifiant souvent de mécréants (kafir), il commande de les traiter correctement (16:125 et 29:46) et rejette le recours à la contrainte pour les convertir: "Nulle contrainte dans la religion" (2:256), bien que la conversion soit encouragée par des moyens indirects. En attendant leur "conversion volontaire", l'État musulman leur permet d’appliquer leurs propres lois religieuses et d’avoir leurs propres juridictions (5:44 et 46). Ce système juridique multiconfessionnel persiste encore aujourd'hui dans certains pays arabes, mais la tendance va vers l'unification. Ainsi en Jordanie ou en Syrie, les communautés religieuses non-musulmanes appliquent leurs lois religieuses en matière de droit de la famille, à l'exception des successions, et ont leurs propres tribunaux religieux, alors que l'Égypte a supprimé ces tribunaux en 1955. La tolérance susmentionnée est refusée aux apostats, aux polythéistes et aux groupes qui ne sont pas mentionnés expressément dans le Coran. Malgré l'affirmation par le Coran: "Nulle contrainte dans la religion" (2:256), le musulman, qu'il soit né d'une famille musulmane ou converti à l'islam, n'a pas le droit de quitter sa religion. Il s'agit donc d'une liberté religieuse à sens unique: on est "libre" d'entrer dans l'islam, mais la sortie (l'apostasie) est interdite. On cite à cet égard des récits de Mahomet: Celui qui change de religion [musulmane], tuez-le Al-Bukhari, récits 2794 et 6411; Al-Tirmidhi, récit 1378; Al-Nasa'i, récits 3991 et 3992.. Il n'est pas permis d'attenter à la vie du musulman sauf dans les trois cas suivants: la mécréance après la foi, l'adultère après le mariage et l'homicide sans motif Ahmad, récits 23169 et 24518.. Sur la base des versets coraniques et des récits de Mahomet, les légistes classiques prévoient la mise à mort de l'apostat après lui avoir accordé un délai de réflexion de trois jours. S'il s'agit d'une femme, certains légistes préconisent de la mettre en prison jusqu'à sa mort ou son retour à l'islam. Il faut y ajouter des mesures d'ordre civil: le mariage de l'apostat est dissous, ses enfants lui sont enlevés, sa succession est ouverte, il est privé du droit successoral. Au début de sa mission, Mahomet semblait être disposé à faire quelques concessions aux polythéistes comme il avait fait avec les Gens du Livre. Mahomet admit la possibilité de conclure un pacte avec eux (9:3-4). Mais ceci fut dénoncé (9:7-11) et les polythéistes furent sommés, en vertu du verset du sabre (9:5), soit de se convertir, soit de subir la guerre jusqu'à la mort. Les nouveaux groupes religieux qui ne sont pas mentionnés dans le Coran sont aussi interdits. C'est le cas des Bahaïs. Les premiers adeptes de ce groupe créé en 1863 étaient des musulmans qui ont abandonné leur religion et, par conséquent, ils ont été considérés apostats. La majorité des Bahaïs aujourd'hui ne sont pas d'origine musulmane, mais les pays musulmans refusent encore de les reconnaître. La position musulmane susmentionnée a pour corollaire l'absence du concept de la souveraineté du peuple chez les musulmans, concept clé pour toute démocratie. Seul Dieu est souverain. Les auteurs musulmans qui acceptent de parler de la souveraineté du peuple se pressent à en fixer les limites: - Si la question à réglementer fait l'objet d'un texte du Coran ou de la Sunnah, à la fois authentique et clair, la nation ne peut que s'y soumettre. - Si le sens peut prêter à différentes interprétations, la nation peut en déduire une solution à partir de la compréhension du texte, en préférant une interprétation à une autre. - En l'absence de texte, la nation est libre d'établir la norme qui lui convient, dans le respect de l'esprit du droit musulman et de ses règles générales 'Abd-al-Karim, Fathi : Al-dawlah wal-siyadah fil-fiqh al-islami, Maktabat Wahbah, Le Caire, 1977, p. 227-228 ; 'Ali, 'Abd-al-Jalil Muhammad : Mabda' al-mashru'iyyah fil-nidham al-islami wal-andhimah al-qanuniyyah al-mu'asirah, 'Alam al-kutub, Le Caire, 1984, p. 216-224.. 4) Application du droit musulman dans les pays musulmans Malgré le fait que les constitutions affirment que l’islam est religion d’État et que le droit musulman est une source, voire la source principale du droit, le système juridique des pays musulmans est composé principalement de lois inspirées par le droit occidental, à commencer par la constitution elle-même, le code civil, le code pénal, le code de procédure civile et pénale, le droit administratif, etc. Le droit musulman ne persiste que dans le domaine du statut personnel et, dans certains pays comme l’Arabie saoudite et l’Iran, dans le domaine du droit pénal. Les pays qui ont des communautés religieuses non-musulmanes ont maintenu leurs lois de statut personnel ainsi que leurs propres tribunaux, si l'on excepte l'Égypte. La Turquie constitue le pays musulman qui a connu la plus profonde évolution puisqu'il a unifié aussi bien les tribunaux que les lois dans ce domaine très sensible, en optant pour le code civil suisse. On peut donc dire que sur le plan formel le droit musulman couvre peu de domaines. Mais, dans la réalité, il joue un rôle important dans presque tous les aspects de la vie. Ainsi, il sert de référence pour déterminer ce qui est licite et ce qui est illicite dans les domaines de l'éthique sexuelle (mixité entre hommes et femmes, rapports sexuels hors mariage, etc.) et médicale (avortement, procréation artificielle, planification familiale, tabagisme, etc.), de la tenue vestimentaire, des interdits alimentaires, des limites du sport, des restrictions sur le plan artistique et de la liberté d'expression, de l'économie (intérêts pour dettes et activités bancaires, paris et jeux de hasard, assurances, impôt religieux, etc.), du travail de la femme et sa participation à la vie politique, de l'intégrité physique (circoncision masculine et féminine), etc. Les milieux religieux estiment que le droit musulman doit tout régir, et surtout il doit remplacer les lois d'origine occidentale. L'opposition aux lois d'origine étrangère se manifeste de différentes manières: recours à la cour constitutionnel contre les lois estimées contraires au droit musulman, présentations de projets de lois conformes au droit musulman, appel à la désobéissance civile des juges, procès et menace physique contre ceux qui s'opposent à l'application du droit musulman, révolte armée. Mitwalli Al-Sha'rawi, personnalité religieuse et politique égyptienne, mort au Caire en 1998, écrit: Si j'étais le responsable de ce pays ou la personne chargée d'appliquer la loi de Dieu, je donnerais un délai d'une année à celui qui rejette l'islam, lui accordant le droit de dire qu'il n'est plus musulman. Alors je le dispenserais de l'application du droit musulman en le condamnant à mort en tant qu'apostat Al-Sha'rawi, Muhammad Mitwalli: Qadaya islamiyyah, Dar al-shuruq, Beyrouth et le Caire, 1977, p. 28-29.. Le retour au droit musulman pose cependant un problème: que faut-il prendre de ce droit? Les islamistes souhaitent que les normes musulmanes actuellement en vigueur dans les pays musulmans soient maintenues et renforcées. C'est le cas dans le domaine du droit de la famille avec ses restrictions contraires aux droits de l'homme: interdiction du mariage d'une musulmane avec un non-musulman, inégalité en matière successorale entre homme et femme, etc. En outre, ils souhaitent le retour aux normes pénales: amputation de la main du voleur, lapidation pour le délit d'adultère, application de la loi du talion en cas de coups et blessures, mise à mort de l'apostat, etc. Ils voudraient aussi interdire le système bancaire actuel et établir un système bancaire musulman. Mais la liste des normes musulmanes à réhabiliter risque d'être encore plus longue: interdiction du travail de la femme, interdiction de la musique et du cinéma, démolition des statues, imposition de la jizyah (tribut) pour les non-musulmans et exclusion de ces derniers du parlement. Et pourquoi pas le retour à l'esclavage? Cette institution du droit musulman classique ne manque pas de nostalgiques. Répliquant à un auteur qui nie l'esclavage dans l'islam, Al-Mawdudi (d. 1979), le grand savant religieux pakistanais, dit: "Est-ce que l'honorable auteur est en mesure d'indiquer une seule norme coranique qui supprime l'esclavage d'une manière absolue pour l'avenir? La réponse est sans doute non" Al-Mawdudi, Abu-al-A'la: Al-islam fi muwajahat al-tahaddiyat al-mu'asirah, Dar al-qalam, Kuwait, 2e édition, 1978, p. 64. Al-Mawdudi consacre les pages 63 à 109 à la question de l'esclavage et des relations sexuelles avec les captives.. Un professeur égyptien, docteur en droit de la Sorbonne, propose un projet de loi en conformité avec le droit musulman qui devrait remplacer les Conventions de Genève, avec pour conséquences le retour à l'esclavage Ahmad, Hamad Ahmad: Nahwa qanun muwahhad lil-jiyush al-islamiyyah, Maktabat al-Malik Faysal al-islamiyyah, s.l., 1988.. Ces quelques références démontrent, si besoin est, que la demande de revenir au droit musulman est élastique et peut toujours nous réserver des surprises. Les excès des Talibans en Afghanistan fournissent un exemple vivant. Ceci engendre un climat de peur de la part des régimes musulmans en place, des libéraux musulmans, des mouvements féministes musulmans et des minorités non-musulmanes. 5) Application du droit musulman hors des pays musulmans Les juristes musulmans classiques considèrent comme Terre d'islam (Dar al-islam) toutes les régions passées sous domination musulmane, que les habitants soient musulmans ou non. De l'autre côté de la frontière se trouve la Terre de guerre (Dar al-harb), appelée souvent Terre de mécréance (Dar al-kufr), qui, un jour ou l'autre, devra passer sous domination musulmane, et ses habitants à plus ou moins longue échéance devront se convertir à l'islam. La Terre de guerre peut bénéficier d'un traité de paix temporaire, devenant ainsi Terre de traité (Dar 'ahd). D'après Abu-Yusuf (d. 798), le grand juge de Bagdad, "il n'est pas permis au représentant de l'Imam de consentir la paix aux ennemis quand il a sur eux une supériorité de forces; mais s'il n'a voulu ainsi que les amener par la douceur à se convertir ou à devenir tributaires, il n'y a pas de mal à le faire jusqu'à ce que les choses s'arrangent de leur côté" Abou Yousof Ya'koub: Le Livre de l'impôt foncier (kitab al-kharadj), trad. et annoté par E. Fagnan, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1921, p. 319.. Abu-Yusuf ne fait que paraphraser le Coran: "N'appelez pas à la paix alors que vous êtes les plus élevés. Dieu est avec vous" (47:35). Pour échapper aux persécutions, Mahomet, accompagné de certains de ses adeptes, quitta en 622 la Mecque, sa ville natale, et se dirigea vers Yathrib, la ville de sa mère, devenue Médine. C'est le début de l'ère musulmane dite ère de l'Hégire, ère de la migration. Ceux qui quittèrent la Mecque pour aller à Médine portèrent le nom de Muhajirun (immigrés). Ceux qui leur portèrent secours furent appelés Ansar. Des musulmans, cependant, restèrent à la Mecque et continuèrent à vivre secrètement leur foi. Contraints de participer au combat contre les troupes de Mahomet, certains y perdirent la vie. Ce drame est évoqué par le Coran (4 :97-98) qui leur reproche de rester à la Mecque. Plusieurs passages du Coran et récits de Mahomet prescrivent à tout musulman, vivant en pays de mécréance, de quitter son pays pour rejoindre la communauté musulmane, s'il le peut. Le but de cette migration est de se mettre à l'abri des persécutions, d'affaiblir la communauté mécréante et de participer à l'effort de guerre de la nouvelle communauté. Aussi, le Coran parle-t-il conjointement de ceux qui ont émigré et ont fait le jihad (2:218; 8:72, 74 et 75; 8:20; 16:110). En application de cette doctrine de la migration, les musulmans ont quitté les pays qui ont été reconquis par les chrétiens. Ainsi, en 1091, la reconquête chrétienne de la Sicile fut achevée après une occupation musulmane d'un peu plus de 270 années. Un grand nombre de musulmans quittèrent l'île pour se réfugier de l'autre côté de la Méditerranée. Avec la capitulation de Tolède en 1085, la grande majorité des musulmans quittèrent la ville. Concernant ceux qui pouvaient quitter, Al-Wansharisi (d. 1508) est d'avis, dans deux fatwas datant de 1484 et 1495, qu'ils ne devaient pas rester. Il estime que la migration de la Terre de mécréance vers la Terre d'islam reste un devoir jusqu'au jour de la résurrection Al-Wansharisi: Al-mi'yar al-mu'rib wal-jami' al-mujrib 'an fatawa ahl Afriqya wal-Andalus wal-Maghrib, Wazarat al-awqaf, Rabat, 1981, vol. 2, p. 133-134 et vol. 10, p. 107-109.. Au début de la colonisation occidentale, certains juristes et leaders musulmans ont appliqué à la lettre la règle musulmane de la migration. Un nombre non négligeable de musulmans a ainsi émigré d'Afrique du Nord pour la Turquie. En 1920, une grande vague de migration a eu lieu de l'Inde vers l'Afghanistan, après que la première ait été déclarée Terre de mécréance. Cette migration s'est avérée catastrophique pour ces émigrants qui devaient, par la suite, revenir en Inde démunis et frustrés. Des centaines parmi eux sont morts en quittant l'Inde, puis au retour Masud, Muhammad Khalid: The obligation to migrate: the doctine of hijra in islamic law, in: Dale F. Eickelman et James Piscatori (éd.): Muslim travellers: pilgrimage, migration, and the religious imagination, Routledge, London, 1990, p. 40-41. Voir les fatwas concernant l'Inde in: Hunter, W. W.: The Indian Musalmans, are they bound in conscience to rebel against the Queen? Réimpression de l'édition de 1871, Premier Book House, Lahore, 1974, p. 185-187.. La majorité des musulmans fut cependant obligée de rester et ils durent s'adapter à une nouvelle réalité, et ce d'autant plus que les régimes coloniaux furent, en règle générale et dans leur propre intérêt, tolérants en matière religieuse. Ils permirent aux musulmans de pratiquer librement leur religion, et de maintenir et d'appliquer leurs propres lois avec leurs propres tribunaux et leurs propres juges sur de nombreuses questions sociales, civiles et économiques Lewis, Bernard: La situation des populations musulmanes dans un régime non-musulman, réflexions juridiques et historiques, in: Lewis Bernard et Schnapper, Dominique: Musulmans en Europe, Poitiers, Actes Sud, 1992, p. 29-30.. Aujourd'hui, avec la fin de la colonisation, se pose le problème inverse, celui de l'émigration des musulmans vers les pays non-musulmans qui les colonisaient auparavant. Des ouvrages modernes continuent à affirmer que les musulmans n'ont pas le droit de séjourner en pays de mécréance, sauf cas de nécessité, et à condition d'appliquer les normes islamiques et de convertir leurs habitants à l'islam Voir par exemple: Dalil al-muslim fi bilad al-ghurbah, Dar al-ta'aruf lil-matbu'at, Beyrouth, 1990.. Ces ouvrages s'opposent surtout à l'acquisition de la nationalité des pays mécréants par les musulmans Voir Al-Jaza'iri, Muhammad Ibn 'Abd-al-Karim: Tabdil al-jinsiyyah riddah wa-khiyanah, s.m., s.l., 2e édition, 1993.. Une fatwa saoudienne de 1982 concernant un imam algérien en France qui voulait savoir s'il pouvait acquérir la nationalité française. Cette fatwa affirme: "Il n'est pas permis d'acquérir volontairement la nationalité d'un pays mécréant du fait que cela implique l'acceptation de ses normes, la soumission à ses lois, l'assujettissement et l'alliance avec ce pays. Or, il est clair que la France est un pays mécréant en tant que gouvernement et en tant que peuple, et tu es un musulman. Il ne t'est donc pas permis d'acquérir la nationalité française" Al-Jaza'iri, Abu-Bakr Jabir: I'lam al-anam bi-hukm al-hijrah fil-islam, Rasa'il Al-Jaza'iri, Maktabat Linah, Damanhur, 3e édition, 1995, p. 723-725.. La présence des musulmans dans les pays non-musulmans posent des problèmes juridiques insolubles tant aux musulmans qu’aux pays hôtes, en raison de la différence dans la conception de la loi dont nous avons parlé plus haut. Les revendications des musulmans vont crescendo : Voile à l’école, boucheries halal, cimetières séparés, séparation entre hommes et femmes sur le plan des services hospitaliers, création de tribunaux propres aux musulmans, etc. Et il est à craindre avec l’accroissement du nombre des musulmans que l’intégrité territoriale de certains pays occidentaux comme la France, la Belgique, la Grande-Bretagne et l’Allemagne soit menacée, comme ce fut le cas au Kosovo, en raison du principe islamique selon lequel le musulman ne doit se soumettre qu'à une autorité musulmane, une loi musulmane et un juge musulman. Laissons de côté cette perspective, à notre sens, réelle, et voyons quel genre de problèmes juridiques pose la présence des musulmans dans un pays comme la Suisse. Partie II. Conflits entre les normes musulmanes et les normes suisses 1) Minorités religieuses en Suisse Traditionnellement chrétienne, la Suisse est aujourd'hui un pays multiconfessionnel. Elle est passée par des périodes conflictuelles entre les catholiques et les protestants qui ont menacé son unité territoriale. Pour concilier ces deux communautés, la Constitution de 1874 (ci-après: aCst) leur a coupé les ailes en confisquant leur pouvoir en matière d'état civil (art. 53 al. 1), de mariage (art. 54), de juridiction (art. 58 al. 2) et de cimetière (art. 53 al. 2), en garantissant la liberté religieuse et de culte (art. 49) et en assurant le maintien de l'ordre public et la paix confessionnelle entre les membres des diverses communautés religieuses et le non-empiétement des autorités ecclésiastiques sur les droits des citoyens et de l'État (art. 50 al. 2). La nouvelle Constitution suisse de 1998 (ci-après : nCst) entrée en vigueur le 1er janvier 2000 part de l'idée que la Suisse a dépassé les clivages religieux auxquelles l'ancienne Constitution tentait de remédier. Parlant de la liberté de conscience et de croyance, le Message du Conseil fédéral, trop optimiste, dit que cette liberté "met désormais l'accent sur le droit individuel à la liberté religieuse au détriment de la garantie de la paix religieuse, qui n'est plus aujourd'hui menacée comme par le passé" Message relatif à une nouvelle constitution fédérale, 20 novembre 1996, p. 157.. De ce fait, la nouvelle Constitution ne fait que garantir les différents droits sans s'attarder aux différents obstacles à la réalisation de ces droits et sans parler de la juridiction de l'église ou des cimetières. L'article 72 al. 2 dit que "la Confédération et les cantons peuvent prendre des mesures propres à maintenir la paix entre les membres des diverses communautés religieuses". Il omet, à tort, la question des "empiètements des autorités ecclésiastiques sur les droits des citoyens et de l'État" dont parle l'art. 50 al. 2 aCst. Si les rapports entre les catholiques, les protestants et l'État sont devenus plus cordiaux, la Suisse doit faire face à de nouveaux venus sur le marché de la religion, notamment la communauté musulmane croissante dont nous redonnons les chiffres officiels: année Musulmans Population totale 1970 16'353 6'269'783 1980 56'625 6'365'960 1990 152'217 6'873'687 2000 310'807 7'204'055 http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/news/publikationen.Document.50517.pdf#search=%2 2statistiques%20musulmans%20310'807%22, p. 110. 2) Reconnaissance de l'islam par la Suisse La Fondation culturelle islamique de Genève dit qu'un de ses objectifs est de "faire un effort pressant auprès du gouvernement suisse pour qu'il reconnaisse la religion islamique en tant que religion officielle comme les autres religions en Suisse et consacre des cimetières réservés aux musulmans dans toutes les villes suisses". Lors du 150ème anniversaire de l'État fédéral helvétique dans le Forum 98 tenu à Brigue les 18 et 19 sept. 1998, Mme Fawzia Al-Ashmawi, de la Faculté des lettres de Genève, posa à M. Flavio Cotti, alors président de la Confédération, la question suivante: Étant donné que la population musulmane établie en Suisse est la troisième communauté religieuse du pays [...] est-ce que la Suisse envisage une reconnaissance officielle de l'islam en tant que l'une des religions de la population suisse? Flavio Cotti lui répondit: La communauté musulmane de Suisse a le droit d'être reconnue et intégrée dans notre société, mais le gouvernement suisse ne reconnaît aucune religion, nous sommes un pays neutre et nous adoptons la laïcité; nous sommes une démocratie et un gouvernement fédéral qui accorde à chaque canton et à chaque commune la liberté de déterminer ses rapports avec les différentes communautés religieuses. Ainsi cette reconnaissance n'est pas du ressort du gouvernement mais des cantons et des communes Al-Ashmawi, Fawzia: La condition des musulmans en Suisse, CERA Éditions, Genève, 2001, p. 114.. Malgré la clarté de cette réponse, Mme Al-Ashmawi revient avec insistance sur la question de la reconnaissance. Elle estime que la "non-reconnaissance de l'islam, comme l'une des religions de la population résidente en Suisse, est à l'origine de presque toutes les formes de discrimination sociale à l'encontre des musulmans vivant dans le pays" Ibid., p. 50.. Le système de la reconnaissance en Suisse est complexe. La Confédération ne reconnaît aucune religion particulière et aucune communauté religieuse. C'est aux cantons de voir comment ils veulent régler leurs rapports avec les différentes communautés religieuses, prenant en considération leur tradition historique, tout en respectant les droits fondamentaux, en particulier la liberté de conscience et de croyance (art. 15) et le principe d'égalité (art. 8). Mais cela ne les contraint pas à observer une totale neutralité religieuse: ils peuvent ainsi décider d'octroyer un statut de droit public à certaines communautés religieuses et pas à d'autres. Sur ce plan, on constate qu'il y a autant de systèmes que de cantons. Le canton de Neuchâtel et de Genève n'octroient pas de statut de droit public aux communautés religieuses. Dans la plupart des autres cantons, les deux grandes Églises traditionnelles bénéficient d'un statut de corporation de droit public. C'est également le cas de l'Église catholique chrétienne et de la Communauté israélite dans quelques cantons. Treize sur les 26 Constitutions cantonales prévoient expressément la possibilité de reconnaître d'autres communautés religieuses comme étant de droit public. Ainsi, la Communauté israélite a obtenu dans quatre cantons le statut de droit public. En plus de la reconnaissance de droit public, les communautés religieuses, dont la communauté musulmane, ont le droit de s'organiser sous forme de fondation ou d'association de droit privé en vertu des dispositions du code civil suisse (art. 52 et ss). Ceci est garanti par la Constitution (art. 23) tant pour les citoyens que pour les étrangers. La Suisse diffère en cela de la plupart des pays musulmans où la création d'une fondation ou d'une association est soumise à une autorisation préalable de la part de l'État dans le but d'exercer un contrôle sur ses activités Voir à cet effet Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Les ONG de défense des droits de l'homme en quête de légitimité en droit arabe, in: Associations transnationales, 1/1998, p. 12-27.. Cela pourrait probablement expliquer pourquoi les musulmans demandent une reconnaissance de la part de la Suisse. Signalons ici qu'une initiative populaire visant à introduire dans la Constitution fédérale un article imposant la "séparation complète de l'État et de l'Église" sur l'ensemble du territoire suisse fut déposée en 1976. Soumise à la votation populaire en mars 1980, l'initiative fut massivement refusée par 1'052'575 non contre 281'475 oui et par tous les cantons Feuille fédérale 1978 II 676ss.. 3) Principe de la personnalité des lois inapplicable en Suisse En vertu du principe de la personnalité des lois, le monde arabo-musulman reconnaît aux communautés religieuses musulmanes, chrétiennes, juives, samaritaines et zoroastriennes une autonomie législative, voire judiciaire plus ou moins étendue en matière de statut personnel qui est considéré comme une composante de la liberté religieuse. Les musulmans voudraient bénéficier des mêmes largesses dans les pays non-musulmans au nom du principe de la réciprocité et de la liberté religieuse. Cette conception juridique musulmane sape un attribut principal de la souveraineté nationale. La Suisse a dépossédé les Églises de l'état civil, du mariage et des tribunaux comme nous l'avons vu plus haut. Lorsque le Pape de Rome a déclaré en 1870 le dogme de l'infaillibilité, la Suisse s'y est alarmée, craignant une atteinte à sa souveraineté. Une communauté musulmane qui voudrait étendre à la Suisse l'application du droit musulman, droit divin - dont la formulation n'a pas été faite par le peuple suisse -, et créer des instances judiciaires communautaires ferait reculer la Suisse en arrière pour tomber dans la situation qui a prévalu avant la Constitution de 1874. Fawzia Al-Ashmawi considère comme discriminatoire le fait d'appliquer à la population musulmane vivant en Suisse les lois du Code civil suisse en matière de mariage, de divorce et d'héritage Al-Ashmawi: La condition des musulmans, op. cit., p. 46.. A la question de savoir "quelles nouvelles formes de législation sont nécessaires pour l'intégration des musulmans en Suisse?", le Cheikh Yahya Basalamah, imam de la Fondation culturelle islamique de Genève répond: D'abord la reconnaissance officielle de l'islam par les autorités suisses qui mènera à l'intégration de la deuxième génération des musulmans dans le pays. Je pense aussi que le mécanisme de sécularisation doit être plus modéré et plus flexible, pour que l'identité musulmane puisse être adaptée à ce mécanisme Ibid., p. 121.. Tariq Ramadan, activiste musulman, écrit: Quand des individus ou des associations de la communauté musulmane interpellent les pouvoirs publics en vue de trouver des solutions aux divers problèmes qui sont les leurs, ils ne traduisent pas une volonté d'être traités différemment; bien plutôt – puisqu'ils vont vivre ici – ils demandent à ce qu'on prenne en considération leur présence et leur identité dans le cadre d'une législation qui a été élaborée en leur absence Ramadan, Tariq: Les musulmans dans la laïcité, responsabilités et droits des musulmans dans les sociétés occidentales, Tawhid, Lyon, 1994, p. 97-98.. Certes, les lois suisses ont été élaborées en l'absence des musulmans. Mais maintenant que les musulmans sont là, que faut-il faire? Doivent-ils accepter ces lois? Vont-ils imposer les leurs? Dans son dialogue avec Tariq Ramadan, Jacques Neirynck exprime une crainte: Si une communauté musulmane est minoritaire dans un pays qui est un État de droit, un État tolérant – pas un État qui persécute la foi – ce qui est le cas de la plupart des pays de l'Europe occidentale, le musulman doit honnêtement accepter le droit tel qu'il existe. Il peut et il doit utiliser les marges qui existent à l'intérieur de ce droit, pour se rapprocher autant que possible des conceptions de l'islam. Tariq Ramadan répond: "Exactement". Mais Neirynck d'ajouter: Mais sans violer le droit local! Cette prise de position est très importante. C'est un message que les Occidentaux perçoivent mal. L'hostilité à l'égard des musulmans provient toujours de l'idée qu'une fois qu'ils seront suffisamment nombreux, ils ne vont plus obéir au droit commun et l'on va se retrouver avec deux communautés, vivant l'une à côté de l'autre, avec leurs propres droits, avec leurs propres tribunaux. Et la situation va devenir inextricable d'abord et puis conflictuelle comme en Israël ou au Liban Neirynck, Jacques et Ramadan, Tariq: Peut-on vivre avec l'islam? Le choc de la religion musulmane et des sociétés laïques et chrétiennes, Favre, Lausanne, 1999, p. 208.. Ailleurs Tariq Ramadan écrit que les musulmans, pas plus que n'importe quel autre être humain, ne "devraient être contraints d'agir contre leur conscience" Ramadan, Tariq: Être musulman européen, étude des sources islamiques à la lumière du contexte européen, Tawhid, Lyon, 1999, p. 217-218.. Mais jusqu'où peut-on aller pour satisfaire la conscience du musulman? Tariq Ramadan reconnaît que certains musulmans en Occident vont loin dans leurs revendications: Certains groupes islamiques radicaux affirment qu'un musulman ne peut être lié par une constitution autorisant l'intérêt bancaire, l'alcool et d'autres comportements en contradiction ave les enseignements de l'islam. Or, si effectivement les Constitutions européennes autorisent ces transactions et ces comportements, elles n'obligent pas les musulmans à y avoir recours ou à agir de cette manière. Par conséquent ceux-ci doivent, d'une part, respecter la législation en vigueur – puisque leur présence est fondée sur un pacte tacite ou explicite – et, d'autre part, s'abstenir de toute activité ou de toute participation qui serait en contradiction avec leur foi Ibid., p. 276-277.. A moins d'un sondage parmi les musulmans, il n'est pas aisé de savoir dans quelle mesure les musulmans suivent les idées de Tariq Ramadan. Mais il nous est souvent arrivé d'entendre des musulmans dire qu'ils refusent de se soumettre à des lois mécréantes et d'être jugés par des tribunaux mécréants. Nous verrons dans les points suivants les domaines où le droit musulman entre en conflit avec le droit suisse. 4) Le droit de la famille et des successions A) Célébration du mariage Dans la plupart des pays musulmans, une autorité religieuse ou une autorité civile avec connotation religieuse célèbre généralement le mariage. Bien que ces pays insistent de plus en plus sur la nécessité d’inscrire le mariage dans un registre de l'État, ils admettent encore aujourd'hui le mariage dit coutumier qui est établi en présence de deux témoins, aussi long qu'il n'est pas contesté de la part des deux époux. En Suisse, le mariage est une institution laïque. La célébration du mariage ressort de la compétence exclusive des officiers de l'état civil, quelle que soit la religion ou la nationalité des conjoints. Il est interdit aux représentants diplomatiques et consulaires étrangers en Suisse de célébrer un mariage, quelle que soit la nationalité ou la religion des conjoints. De même, le mariage religieux ne peut précéder le mariage civil (art. 97 alinéa 3 CCS). Le mariage religieux constitue une formalité facultative qui n'a aucune conséquence juridique. Il arrive cependant que des conjoints se marient en Suisse uniquement devant un imam Cette situation a amené l'Office fédéral de l'état civil à adresser une lettre circulaire le 9 juillet 1999 à plus de 120 communautés musulmanes en Suisse et aux autorités cantonales de surveillance en matière d'état civil, dans laquelle il les met en garde contre cette manière d'agir., sans avoir conclu au préalable un mariage civil. Le droit suisse ne reconnaît pas un tel mariage, ce qui peut avoir des conséquences désagréables, notamment pour la femme délaissée par son conjoint. Par ailleurs, l'imam s'expose à des sanctions pénales et peut même se voir retirer le permis de séjour. B) Empêchement religieux au mariage Le droit musulman connaît l'empêchement au mariage pour cause de religion. Les normes y relatives se résument comme suit: - Contrairement aux musulmans chiites, les musulmans sunnites admettent le mariage d'un musulman avec une non-musulmane monothéiste (juive ou chrétienne). La femme monothéiste non-musulmane peut garder sa foi en épousant un musulman sunnite, mais celui-ci ne cache en règle générale pas son souhait qu'un tel mariage finisse par la conversion de la femme à l'islam. Même en l'absence de pression, la femme se sentira pratiquement contrainte de devenir musulmane si elle ne veut pas être désavantagée sur le plan successoral et sur le plan de la garde des enfants. - Les musulmans chiites n'admettent que le mariage d'un musulman avec une musulmane. Si un musulman épouse une chrétienne, celle-ci doit préalablement se convertir à l'islam, sans cela son mariage n'est pas reconnu. - Une musulmane ne peut épouser qu'un musulman. Le non-musulman, quelle que soit sa religion, qui veut épouser une musulmane, doit préalablement se convertir à l'islam. - Si une femme non-musulmane mariée à un non-musulman devient musulmane, son mariage est dissous sauf si son mari accepte de la suivre dans sa nouvelle religion. - Une personne qui quitte l'islam ne peut contracter un mariage. Si l'apostasie intervient après le mariage, celui-ci est dissous. En Suisse, l'article 54 alinéa 2 aCst stipulait: "Aucun empêchement au mariage ne peut être fondé sur des motifs confessionnels…". Et même si l'article 14 nCst se limite à dire: "Le droit au mariage et à la famille est garanti", l'idée de base reste la même. L'empêchement religieux au mariage prévu par le droit musulman n'est donc pas admissible en Suisse. Une musulmane peut toujours y épouser un non-musulman. Dans certaines communautés traditionnelles, elle risquerait cependant d'être kidnappée, voire tuée par ses parents et ses coreligionnaires En novembre 1996, un Suisse chrétien a épousé en Suisse une Tunisienne musulmane. Deux frères de cette dernière l'ont kidnappée en menaçant son mari avec une arme. Ils furent arrêtés par la police qui a libéré la femme. Mais le mari et sa femme ont peur. La femme a en effet trois autres frères en liberté (24 Heures, 13.11.1996).. Pour éviter ces problèmes, de nombreux hommes suisses se convertissent à l'islam pour la forme, sans trop se rendre compte des conséquences juridiques de leur acte. C) Mariage temporaire ou de jouissance Le droit musulman chiite connaît une forme de mariage dit zawaj al-mut'ah (litt.: mariage de jouissance) souvent traduit par mariage temporaire. Ce genre de mariage est expressément prévu dans le Code civil iranien Articles 1075, 1076, 1077, 1095, 1097, 1113, 1120, 1139, 1151, 1152.. Selon ce code, le mari peut, en plus des quatre épouses régulières, prendre d'autres femmes en mariage temporaire. Cette union peut durer aussi bien une seule heure, que plusieurs années. Certains n'hésitent pas à qualifier ce mariage de prostitution. Toutefois, il existe quelques rares penseurs sunnites qui estiment que ce mariage constitue une solution à un problème réel, notamment pour les jeunes musulmans qui vivent en Occident. C'est le cas de Jamal Al-Banna, frère cadet de Hassan al-Banna, et oncle de Tariq Ramadan Voir l'interview dans Al-Ahram al-'arabi, 28 août 2004: http://arabi.ahram.org.eg/arabi/ahram/2004/8/28/HYAH4.HTM. Il y a eu en Suisse un cas de mariage temporaire de deux conjoints iraniens vivant en Suisse. Après une longue cohabitation, ils ont décidé de conclure un mariage temporaire pour cinquante ans! À peine mariés, ils ont commencé à se disputer et ont décidé de se séparer. En Suisse, la clause qui limite la durée du mariage est nulle, mais le mariage lui-même est valide et ne peut pas être dissous au terme indiqué par les époux. D) Polygamie Le Coran limite le nombre des femmes que l'homme peut épouser à quatre à la fois. Il recommande cependant de ne prendre qu'une seule femme si on craint de ne pas être équitable avec elles (4:3), tout en ajoutant: "Vous ne pourrez jamais être justes parmi vos femmes, même si vous y veillez" (4:129). La polygamie est défendue en Tunisie et en Turquie. Dans ce dernier pays, cependant, la polygamie est encore pratiquée et l'État promulgue périodiquement des décrets pour légitimer les enfants issus des mariages polygamiques non reconnus. Des mesures ont été prises par certains législateurs arabes limitant la polygamie sur la base des versets coraniques susmentionnés. Ces mesures varient d'un État à l'autre et peuvent être résumées comme suit: - la femme peut inclure une clause de non remariage lui donnant le droit de demander le divorce si le mari épouse une autre; - la femme peut demander le divorce en cas de remariage même en l'absence de la clause contractuelle; - le mari qui entend épouser une deuxième, troisième ou quatrième femme doit remplir certaines conditions soumises à l'appréciation du juge. En Suisse, la polygamie est contraire au principe de l'égalité affirmé par l'article 8 nCst. En outre, elle constitue un délit punissable en vertu de l'article 215 du Code pénal qui stipule: Celui qui, étant marié, aura contracté un nouveau mariage, sera puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou de l'emprisonnement pour trois mois au moins. La personne non mariée qui aura sciemment contracté mariage avec une personne mariée sera punie de la réclusion pour trois ans au plus ou de l'emprisonnement. Il arrive qu'un étranger déjà marié dans son pays d'origine épouse une Suissesse en cachant son premier mariage pour obtenir le permis de séjour. Une fois le permis obtenu, il divorce et fait venir sa première femme. Il est aussi arrivé qu'un Suisse contracte un mariage à l'étranger et ensuite, sans déclarer le premier mariage, contracte un autre mariage en Suisse, le premier mariage ne faisant surface qu'avec l'intervention du premier conjoint Siegenthaler, Toni: Fascination des mers du sud et mariage, problèmes de la bigamie et de tenue des registres, in: Revue de l'état civil, 1985, p. 295-298.. Le deuxième mariage dans ce cas tombe sous le coup de la loi et est nul. En effet, la bigamie est punissable même si le premier mariage a été contracté à l'étranger, pourvu qu'il ait été reconnu par le droit suisse Message concernant la modification du Code pénal et du Code militaire du 26.6.1985, Feuille fédérale 1985 II 1068. En juin 2001, la presse a rapporté le cas d'un marocain installé à Lausanne depuis 1987 qui a épousé une Suissesse et obtenu la nationalité suisse en 1995. Il avait caché à tout le monde qu'il avait une autre femme et deux filles au Maroc. Une année après le divorce de sa femme suisse, il a officiellement demandé le regroupement familial afin de faire venir sa première femme et ses deux filles du Maroc. L'administration a ainsi découvert son statut de polygame. La réaction de l'Office fédéral des étrangers ne s'est pas fait attendre. Quatre mois plus tard, il prononçait l'annulation de la naturalisation au motif qu'il "avait dissimulé des faits essentiels qui auraient conduit au refus de la naturalisation facilitée". Deux mois et demi plus tard, c'était au tour du Service de la population du canton de Vaud de lui refuser une autorisation de séjour (Le Matin, 16.6.2001).. E) Dissolution du mariage Le droit musulman prévoit principalement trois manières de dissoudre le mariage: la répudiation, le rachat et le divorce judiciaire. Ce dernier ne posant pas de problème, voyons les deux premiers. La répudiation est le droit reconnu à l'homme musulman, et à lui seul, de mettre fin au mariage par une déclaration de volonté unilatérale, sans justification et sans passer devant un tribunal. La femme peut négocier avec son mari une répudiation contre versement d'une somme d'argent. Certains qualifient ce procédé de "divorce par consentement mutuel". Le terme "rachat" serait plus approprié. En effet, le Coran utilise le terme iftadat (2:229) qui évoque la rançon payée pour la libération d'un prisonnier. Même si la femme exprime ici sa volonté de mettre fin au mariage, le mari reste maître de la situation: sans son accord, le mariage ne peut être dissous. Le rachat peut même être une modalité bien plus sévère que la répudiation, dans la mesure où il permet au mari d'exercer une pression psychologique et financière sur son épouse. Le divorce judiciaire des musulmans obtenu à l'étranger ne pose pas de problème en Suisse. Quant à la répudiation et au rachat, ils sont interdits en Suisse du fait que seul le juge peut prononcer un divorce. En raison du relâchement de la procédure de divorce en Suisse, devenue aussi simple que la répudiation musulmane en cas de consentement mutuel des deux conjoints, la doctrine et les tribunaux suisses sont partagés face à la reconnaissance de la répudiation faite à l'étranger, notamment lorsqu'il y a consentement des deux parties Favorable: Bucher, Andreas: Droit international privé suisse, Personnes, Famille, Successions, vol. 2, Helbing et Lichtenhahn, Bâle et Francfort-sur-le-Main, 1992, tome II, p. 200; opposé: Dutoit, Bernard: Commentaire de la loi fédérale du 18 décembre 1987, Helbing et Lichtenhahn, Bâle, Francfort-sur-le-Main, 2e édition, 1997, p. 173.. F) Relations entre parents et enfants En droit musulman, on distingue entre le droit de garde (hadanah) et la puissance paternelle (wilayah). Les normes des États musulmans se ressemblent sur les points essentiels: la mère obtient la garde de l'enfant pendant une période limitée, garde réduite si la mère n'est pas musulmane, ou supprimée si la mère apostasie. La puissance paternelle reste entre les mains du père. Les enfants doivent être élevés dans la religion musulmane. Les parents n'ont pas d'autre choix si l'un d'eux est musulman, et l'enfant ne peut pas opter pour une autre religion une fois majeur. En cas d'apostasie du père, celui-ci perd aussi bien la puissance paternelle que la garde. En Suisse, d'après l’article 297 alinéa. 1 du Code Civil Suisse, les père et mère exercent l'autorité parentale en commun. L'article 159 alinéa 2 prévoit que "les époux s'obligent mutuellement … à pourvoir ensemble à l'entretien et à l'éducation des enfants". L'article 303 précise que "les père et mère disposent de l'éducation religieuse de l'enfant" (alinéa 1). L'alinéa 3 ajoute que l'enfant "âgé de 16 ans révolus a le droit de choisir lui-même sa confession". Si les époux divergent d'avis, y compris dans ce domaine, il leur incombe de chercher un terrain d'entente. Ils peuvent, le cas échéant, recourir à un office de consultation ou solliciter l'aide médiatrice du juge (articles 171 et 172). Le problème se pose en particulier dans le cadre des mariages mixtes. Le mari musulman exige généralement que ses enfants soient éduqués dans la religion musulmane, exigence devant laquelle la conjointe non-musulmane s'incline souvent facilement. Dans le cas où les deux conjoints ne sont pas d'accord, le couple décide généralement de divorcer. Tel est le cas d'un couple mixte composé d'un musulman naturalisé suisse et d'une Suissesse chrétienne. Le père voulait à tout prix marquer son fils religieusement à travers la circoncision, mais la mère s'y est opposée. Les deux ont fini par divorcer et l'enfant fut attribué à la mère. En ce qui concerne le pouvoir du père sur le mariage de ses enfants, les parents musulmans vivant en Suisse ne peuvent contraindre leurs enfants à se marier, et ils ne peuvent s'opposer à leur mariage, par exemple avec un non-musulman. Pour contourner la loi suisse, des parents musulmans renvoient leurs filles dans leur pays d'origine pour leur imposer un mariage arrangé par la famille. L'article 45 LDIP considère comme valable en Suisse le mariage conclu à l'étranger. Mais si un des deux conjoints est suisse ou domicilié en Suisse, un tel mariage, effectué sans le consentement des deux, ne saurait être reconnu. Ceci serait contraire à l'ordre public suisse (article 27 alinéa 1 LDIP). Un tel mariage est entaché d'une nullité relative. Signalons ici que le refus de la fille d'obéir aux ordres des parents a parfois des conséquences dramatiques pouvant aller jusqu'à la mort. Un des problèmes les plus aigus est celui de l'enlèvement d'enfants. Aucun pays musulman n'a signé la Convention de la Haye sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants. G) Droit successoral Le droit musulman comporte des normes discriminatoires à l'égard des femmes en matière successorale. Cette discrimination tire son fondement du Coran qui octroie aux fils le double de la part des filles, et au mari le double de ce que sa femme hérite de son mari prédécédé (4:11-13). On attribue cette discrimination au fait que les hommes ont plus de charges que les femmes. Ces justifications ne tiennent pas compte du fait que certaines femmes aujourd'hui subviennent aux besoins de leurs familles plus que les hommes. Le droit musulman comporte aussi des normes discriminatoires pour cause d'appartenance religieuse. Ainsi, un musulman qui apostasie ne peut hériter de personne, et sa succession est ouverte de son vivant, notamment s'il abandonne son pays pour échapper à la justice. Seuls ses héritiers musulmans peuvent hériter de lui. S'il revient à l'islam, il récupère ses biens Ceci est prévu explicitement par l'article 294 du Code de la famille kuwaitien.. D'autre part, le musulman ne peut hériter d'un chrétien et vice-versa. Ainsi, si une non-musulmane épouse un musulman et met au monde des enfants (forcément musulmans selon le droit musulman), elle ne peut hériter de son mari ou de ses enfants. D'autre part, les enfants musulmans ne sauraient hériter de leur mère non-musulmane. Et si un chrétien devient musulman, seuls ses enfants qui deviennent musulmans peuvent hériter de lui. Seul moyen pour contourner cette règle: constituer un legs à concurrence d'un tiers de la succession en faveur de l'héritier privé de l'héritage pour raison de différence de religion. Les normes musulmanes en matière de succession incitent bon nombre de femmes non-musulmanes mariées à des musulmans à devenir musulmanes (pour la forme) afin de ne pas perdre leur part dans l'héritage de leur mari et pour que leurs enfants (en général musulmans) ne soient pas exclus de leur propre héritage. En Suisse, l'article 8 nCst interdit la discrimination basée sur le sexe ou la religion. Ceci a son application en droit successoral, ce qui va à l'encontre des normes musulmanes. Lorsque le défunt a son dernier domicile en Suisse, les autorités suisses sont compétentes (article 86 alinéa 1 LDIP) et appliquent le droit suisse (article 90 alinéa 1 LDIP). Si le défunt est musulman, les normes musulmanes sont écartées de par la règle de conflits de lois. Le problème se pose lorsque le défunt a choisi dans son testament l'application du droit musulman de son État national, puisque le droit suisse permet de choisir la loi applicable (article 90 alinéa 2 LDIP). De même, si le défunt étranger a eu son dernier domicile dans son pays d'origine, les autorités suisses ne sont compétentes que s'il a laissé des biens immobiliers en Suisse et uniquement dans la mesure où les autorités étrangères ne s'occupent pas de la succession (article 88 alinéa 1). Dans ce cas, la succession est régie par le droit que désignent les règles de droit international privé de l'État dans lequel le défunt était domicilié (article 91 alinéa 1). Ici aussi, il est bien possible que le droit musulman soit applicable. Enfin, il faut tenir compte des conventions internationales, notamment de la Convention d'établissement entre la Suisse et l'Iran de 1934, prévoyant l'application du droit national du défunt. Si les héritières sont d'accord pour l'application des normes musulmanes qui les discriminent, les autorités suisses appelées à partager la succession et les banques suisses sollicitées à transférer la succession aux héritiers ne doivent pas soulever d'office le caractère discriminatoire des normes musulmanes. Il ne faut pas être plus royaliste que le roi. Il devrait en aller autrement si les héritières réclament le respect du principe constitutionnel de l'égalité des sexes. Il faut en effet rappeler que de nombreuses voix dans le monde musulman réclament l'application d'une telle égalité en matière successorale Voir Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Unification des droits arabes et ses contraintes, in: Conflits et harmonisation: mélanges en l'honneur d'Alfred E. von Overbeck, Éditions universitaires, Fribourg, 1990, p. 198-199. Opinion similaire dans: Al-Ashmawi, Muhammad Sa'id: Al-shari'ah al-islamiyyah wal-qanun al-masri, dirasah muqaranah, Maktabat Madbuli, le Caire, 1986, p. 35-53, et Shahrur, Muhammad: Al-Kitab wal-Qur'an, qira'ah mu'asirah, Sharikat al-matbu'at, Beyrouth, 1992, p. 458-459 et 602-603.. 5) Liberté de religion et de culte La liberté de religion peut être invoquée dans de nombreux domaines. Nous nous limitons ici aux questions suivantes: liberté d'adhérer, marquage religieux, liberté d'expression, congés, prières, jeûne de Ramadan, mosquées, personnel religieux et abattage rituel. A) Liberté d'adhérer Le droit musulman encourage la conversion à l'islam, mais punit sévèrement l'abandon de l'islam. Deux États arabes prévoient expressément la peine de mort, à savoir la Mauritanie et le Soudan, mais ailleurs l'apostat n'est pas plus en sécurité, pouvant être tué parfois par un membre de sa famille. Il ne peut se marier, son mariage est dissous, ses enfants sont pris de lui et sa succession est ouverte. Il ne peut accéder à la fonction publique. Il est aussi interdit de convertir quelqu'un qui est musulman. Un converti trouvera rarement un prêtre qui acceptera de le baptiser, et s'il le fait, ce sera toujours à la condition de garder le silence. Ces normes islamiques qui préconisent une liberté à sens unique sont contraires aussi bien aux normes internationales qu'aux normes suisses. Affirmée par l'article 49 de la Constitution de 1874, la liberté de conscience et de croyance l'est aussi à l'article 15 de la nouvelle Constitution de 1998. En Suisse, chacun peut devenir musulman et les musulmans pratiquent un prosélytisme parfois à outrance, y compris dans les prisons Arbez, Alain René: Détenus musulmans dans les prisons suisses, réflexions d'un aumônier catholique, avril 2000, p. 9-10.. Les imams ne permettent de célébrer une cérémonie religieuse lors du mariage avec une musulmane que si l'homme se convertit à l'islam, et certains exercent aussi une pression pour que la femme chrétienne qui veut épouser un musulman devienne musulmane. Alors que les convertis à l'islam participent ouvertement à des émissions de radio et de télévision pour vanter les mérites de l'islam, jamais un chrétien d'origine musulmane n'a osé faire de même. Aucun responsable musulman n'a dénoncé la norme islamique concernant l'apostasie. B) Marquage religieux En droit musulman, l'enfant dont un des parents est musulman est obligatoirement musulman, même si ses parents sont d'un avis contraire. Une fois adulte, l'enfant n'a pas le droit de changer de religion. Chez les chrétiens, on procède au baptême des enfants. Bien que selon la doctrine chrétienne le baptême empreigne une marque indélébile, elle ne laisse pas de trace physique comme la circoncision masculine pratiquée par les juifs, les musulmans et certains groupes chrétiens (100 % en Égypte et 60 % aux États-Unis). La circoncision féminine est aussi pratiquée chez les musulmans (Selon des statistiques de 2005, 95.8 % des femmes égyptiennes âgées entre 15 et 45 sont circoncises Egypt : DHS, 2005 - Final Report, p. 211, in: www.measuredhs.com/pubs/pub_details.cfm? ID=586&srchTp=ctry.), les juifs falachas et certains groupes chrétiens (comme en Égypte). Ces groupes revendiquent ces coutumes au nom de la liberté religieuse et des droits culturels. La circoncision masculine est autorisée en Suisse pour des raisons médicales ou religieuses, mais dans ce dernier cas, elle devrait être prise en charge par l'intéressé et non pas par les assurances. La circoncision féminine, par contre, est interdite en Suisse, étant considérée comme une lésion corporelle en vertu de l'article 122, chiffre 1er, alinéa 2 du Code pénal suisse. Elle viole aussi l'article 10 al. 2 Cst qui garantit l'intégrité physique. Nous estimons que la distinction entre les deux pratiques n'est pas justifiable et viole le principe de la non-discrimination. Ni l'une ni l'autre ne devraient être pratiquées sur une personne mineure non consentante sans raison médicale réelle et actuelle. Or la circoncision est très rarement justifiable pour une telle raison. La circoncision masculine et féminine relève du choix du couple et peut donner lieu à une mésentente, notamment dans le cadre de mariage mixte avec un partenaire musulman ou juif. Il est arrivé que des couples divorcent pour cette raison. Pour éviter ce problème, il est recommandé aux couples mixtes de convenir par écrit, dans le respect de l'intégrité physique, d'attendre que leurs garçons et leurs filles atteignent leur majorité; ensuite ceux-ci décideront librement s'ils veulent se soumettre à ces pratiques. C) Liberté d'expression Le droit musulman ne permet pas l'apostasie. Celle-ci ne consiste pas seulement dans le fait d'abandonner l'islam, mais aussi d'exprimer une opinion qui contrevient aux normes musulmanes "nécessairement connues". Le cas le plus médiatisé est celui de Salman Rushdie contre lequel l'Imam Khumeini a issu le 14 février 1989 une fatwa de mise à mort à la suite de la publication de son ouvrage Les versets sataniques. Mais ce n'est pas le seul cas. Cette conception musulmane pose problème en Suisse où la liberté d'expression en matière religieuse de la "liberté d'opinion et d'information" (art. 16 Cst). Il serait cependant illusoire de croire que la liberté d'expression soit absolue. L'article 261 du Code pénal suisse punit de six mois de prison ou de l'amende "celui qui, publiquement et de façon vile, aura offensé ou bafoué les convictions d'autrui en matière de croyance, en particulier de croyance en Dieu". D'autres limites sont prévues par l'article 261bis adopté le 18 juin 1993 et en vigueur depuis le 1er janvier 1995 relatif à la discrimination raciale. Cet article a servi à retirer du marché des ouvrages jugés anti-sémites (p. ex. le livre de Garaudy: Les mythes fondateurs de la politique israélienne) et à condamner leurs auteurs, des distributeurs et des libraires, dont un musulman. La Suisse a connu d'autres affaires concernant la liberté d'expression en matière religieuse en rapport avec les musulmans. Il y a eu par exemple l'affaire Voltaire qui a débuté en juillet 1993, à l'occasion du tricentenaire de la naissance de Voltaire en 1694. Un metteur en scène français, Hervé Loichemol, adressa une demande de subvention à la Ville de Genève pour présenter une pièce de théâtre de Voltaire intitulée Mahomet ou le fanatisme. Les autorités genevoises chargées des affaires culturelles refusèrent de financer la pièce en argumentant: "Nous ne voulons pas porter offense à la communauté musulmane de Genève". Le producteur, vexé, organisa un débat public afin de discuter cette affaire avec des représentants des médias locaux, les autorités et la communauté musulmane. Les représentants de la Fondation culturelle islamique et ceux du Centre islamique de Genève se sont joints aux autorités de Genève contre le producteur français, et la pièce ne fut pas autorisée à être jouée Al-Ashmawi: La condition des musulmans, op. cit., p. 61-62.. Il y a eu aussi l'affaire Al-Ashmawi, enseignante musulmane à l'université de Genève. Celle-ci, faisant état de sa fonction, a écrit en août 1994 une lettre de lecteur produite par la presse locale intitulée Ne touche pas à mon Coran, à la suite de la publication par la Tribune de Genève le 8 août 1994 d'un dessin humoristique sur le Coran mentionnant sur sa couverture le titre de l'ouvrage "Le Coran" précédé du nom de son auteur "Mahomet". Le doyen de la Faculté des lettres estima que le propos d'Al-Ashmawi "ne peut avoir qu'un sens, même si telle n'était pas son intention, à savoir celui de contribuer à l'intolérance et au passage à l'acte d'un fanatique". Il signala qu'il a adressé à Mme Al-Ashmawi un blâme officiel "pour l'irresponsabilité de sa déclaration publique. Cette dernière est d'autant plus regrettable qu'elle alimente en retour par voie de presse le racisme et l'hostilité à l'égard du monde arabe, ce qui est tout autant inacceptable" Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Les musulmans en Occident entre droits et devoirs, L'Harmattan, Paris, 2002, p. 108-110.. D) Congés, prières et jeûne de Ramadan En droit musulman, les musulmans, exceptés les enfants, les malades, les voyageurs, les esclaves et les femmes, doivent se rassembler le jour du vendredi vers midi, sans fixer une heure exacte. Le quorum varie selon les écoles: quatre, douze ou quarante. Pendant ce rassemblement, précédé d'un appel, un imam fait une homélie et dirige la prière. En plus du vendredi, les musulmans ont deux jours de fêtes religieuses dans lesquels ils se rassemblent aussi pour la prière, se rendent visite mutuellement et rendent visite à leurs tombes: - Yom al-fitr, jour de la rupture du jeûne de Ramadan et qui se situe le 1er jour de mois de Shawwal (10e mois du calendrier lunaire). - Yom al-adha et qui se situe au 10e jour du mois de Dhou al-hijjah (12e mois du calendrier lunaire). Ajoutons à cela cinq prières quotidiennes qui constituent un des cinq piliers de la religion musulmane. Précédées d'ablutions, elles se font en direction de la Mecque, sauf cas d'impossibilité. Elles sont faites à des heures fixes le matin, à midi, dans l'après midi, au crépuscule et le soir, mais on peut aussi faire deux prières ensemble en cas d'empêchement pour raison de voyage, de pluie, de froid ou de peur, voire pour n'importe quelle raison selon certains légistes. Elles peuvent avoir lieu en tout lieu propre, mais de préférence dans la mosquée. Elles peuvent être individuelles, mais elles doivent être en groupe s'il y a deux personnes, les hommes séparés des femmes. Les prières sont obligatoires pour tout musulman pubère (à partir de 7 ou 10 ans révolus selon les écoles). Celui qui les abandonne en estimant qu'elles ne sont pas obligatoires apostasie et est passible de la peine de mort. Quant à celui qui les abandonne par paresse, certains légistes prévoient de le tuer, et d'autres prévoient de le châtier et de l'emprisonner jusqu'à sa mort ou son repentir. En ce qui concerne le respect du jeûne de Ramadan, un des cinq piliers de la religion musulmane, il est assuré sur le plan de la famille, de la société et de l'État. Le père de famille peut imposer à sa femme et à ses enfants à partir d'un certain âge de jeûner. D'autre part, l'État interdit toute violation publique du jeûne, même par des non-musulmans. Les horaires à l'école et au travail sont allégés et aménagés pour répondre aux exigences religieuses pendant ce mois. Les jours de repos hebdomadaires en Suisse sont le samedi et le dimanche. Ce qui répond aux prescriptions chrétiennes et juives. Il y a aussi des fêtes nationales et autres religieuses selon les cantons, ceux à majorité catholique observant les fêtes religieuses catholiques, et ceux à majorité protestante les fêtes religieuses protestantes. Les institutions fédérales dans ces cantons se conforment à ces normes. L'article 18 de la loi fédérale sur le travail dans l’industrie, l’artisanat et le commerce prévoit que, pour autant qu’ils en avisent leur employeur, les travailleurs peuvent suspendre le travail à l’occasion des jours fériés confessionnels autres que ceux que reconnaissent les cantons. Ainsi les musulmans peuvent prendre congé les deux jours fériés religieux susmentionnés. A notre connaissance, il n'y a pas eu de demande de la part des musulmans pour que le vendredi soit un jour férié pour eux, ou pour qu'ils puissent interrompre le travail pour les prières quotidiennes. Par contre, le Tribunal fédéral a admis le droit des détenus musulmans à se rassembler le vendredi pour faire leurs prières communes, obligeant même les autorités à faire venir un imam pour présider à la prière – alors qu'un imam, en droit musulman, pouvait être choisi parmi les détenus. Le système scolaire diffère d'un canton à l'autre. Pour les écoles publiques, le dimanche est partout le jour férié, auquel il faut ajouter les fêtes religieuses chrétiennes et nationales. Ce qui correspond aux prescriptions de la majorité chrétienne. Pour les autres religions, la situation a longtemps été précaire. L'autorité accordait quelques congés, mais c'était toujours à bien plaire. Dans un arrêt de 1991, le Tribunal fédéral dit que la législation scolaire limite la liberté religieuse, mais inversement, la liberté religieuse limite aussi la législation scolaire. Autrement dit: il ne dépend pas du seul législateur d'être libéral; la Constitution l'oblige à tenir compte, dans ses lois, de la liberté religieuse des élèves. Il ne doit pas la restreindre plus que ne l'exige l'intérêt public, c'est-à-dire une exécution raisonnable du mandat éducatif, et il devra s'inspirer, dans la réglementation des congés, du principe de la proportionnalité. Les juifs et les chrétiens qui célèbrent le samedi ont l'avantage d'avoir leur jour à la veille du dimanche. Progressivement, les cantons commencent à abandonner ou à réduire l'enseignement le samedi. Ainsi, les élèves peuvent prendre congé aussi le samedi sans trop de préjudice scolaire. A moins de passer à une semaine de quatre jours, il serait difficile d'accorder aux musulmans encore le vendredi sans désorganiser les programmes scolaires. Par contre, ils peuvent demander un temps libre le vendredi pour les prières. Il s'agirait alors de reconnaître aux écoliers pratiquants le même droit qu'aux prisonniers. Rappelons ici que les normes musulmanes ne prévoient pas un jour férié pour le vendredi, mais seulement un rassemblement pour la prière réservé aux males à partir d'un certain âge. Rien cependant ne devrait s'opposer à l'octroi des deux jours de fêtes religieuses musulmanes. Peut-on permettre à des élèves musulmans d'interrompre les cours pour accomplir leurs prières quotidiennes? Cette question ne s'est pas encore posée en Suisse, mais l'a été en Italie voisine lorsqu'un père pakistanais a demandé à la maîtresse d'école dans un village des environs de Bologne de permettre à sa fille de neuf ans de prier seule pendant quelques minutes. La réponse a été négative et a provoqué une polémique entre l'Église catholique, la communauté musulmane et l'Église évangélique, cette dernière soutenant la communauté musulmane. Il nous semble peu approprié d'accepter une telle demande au nom de la liberté religieuse du moment que les normes musulmanes permettent d'accomplir les prières manquées à une heure ultérieure. Signalons ici que des islamistes voudraient que les cours à l'Université du Caire soient interrompus à l'heure de prière, mais l'État égyptien, dont la religion officielle est l'islam, ne l'admet pas. On ne peut demander aux pays occidentaux d'être plus islamistes que les pays musulmans. Le jeûne de Ramadan pose aussi des problèmes. Certes, les travailleurs musulmans peuvent prendre leurs congés annuels pendant ce mois, mais ils ne sauraient demander un aménagement du temps de travail en fonction de ce mois. La situation est encore plus difficile pour l'école puisque l'écolier ne pourra pas prendre congé pendant ce mois et ne saurait bénéficier d'un aménagement du temps de l'école Ibid., p. 112-120. E) Abattage rituel L'article 25bis constitutionnel adopté le 20 août 1893 dit "Il est expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement". Cette interdiction a été sortie de la constitution en 1973 pour être mise dans une loi ordinaire. Le Conseil fédéral a essayé de remettre en question cette interdiction en 2001, mais face aux réactions de la population, cette interdiction fut maintenue. Cette interdiction irrite des milieux juifs et musulmans, lesquels consomment de la viande importée de la France voisine. Mais en réalité il n'existe pas de normes juives ou musulmanes qui interdisent l'étourdissement de l'animal avant d'être saigné, si un tel étourdissement n'aboutit pas à la mort de l'animal Ibid., p. 222-241; voir aussi Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Faux débat sur l'abattage rituel en Occident: ignorance des normes juives et musulmanes, le cas de la Suisse, in: Revue de droit suisse, 2/2003, p. 247-267. F) Mosquées et personnels religieux Dans les pays musulmans, il y a une confusion entre l'État et la religion. Une des fonctions de l'État est d'assurer la propagation de la religion musulmane et le respect des obligations religieuses par ses citoyens musulmans. L'entretien des lieux et du personnel de culte des musulmans est à la charge de l'État Le droit musulman garantit la liberté de culte aux minorités religieuses reconnues. Nais la situation diffère d'un pays à l'autre. Ainsi, en Égypte, il n'est pas toujours facile d'obtenir un permis pour construire ou réparer une église. L'Oman octroie gratuitement des terrains pour la construction d'églises. L'Arabie saoudite représente le cas extrême, en interdisant toute liberté de culte aux non-musulmans. Les milliers de chrétiens qui y travaillent n'ont pas le droit à une église et ne peuvent même pas se réunir dans un lieu privé pour prier en communauté. Ceux qui sont pris en "flagrant délit" sont arrêtés, emprisonnés et souvent déportés. En avril 2005, quarante chrétiens pakistanais, hommes, femmes et enfants, ont été arrêtés à Riyad pour avoir prié dans une maison privée Washington Times 23 avril 2005: http://www.minorites.org/article.php?IDA=8515 . En avril 2006, un prêtre catholique indien a été arrêté par la police religieuse pendant la célébration d'une messe dans un appartement privé; il a été déporté. Ceux qui tiennent à assister à des messes à Pâques ou à Noël, partent en vacances aux Émirats arabes unis, au Bahrain ou à Abu Dhabi http://www.minorites.org/article.php?IDA=15792 . En Suisse, l'article 50 al. 1 de la Constitution de 1874 disait: "Le libre exercice des cultes est garanti dans les limites compatibles avec l'ordre public et les bonnes mœurs". La nouvelle Constitution de 1998 ne prévoit pas expressément le libre exercice des cultes, mais cette liberté est comprise par l'article 15 al. 2 qui dit: "Toute personne a le droit de choisir librement sa religion ainsi que de se forger ses convictions philosophiques et de les professer individuellement ou en communauté". Un des objectifs visés par les musulmans en demandant la reconnaissance de l'islam par la Suisse est de pouvoir bénéficier de financement des lieux des cultes et la création d'une chaire pour les sciences musulmanes à la Faculté de Théologie dans un canton alémanique et une autre chaire dans un canton romand, "financées par les autorités suisses comme le sont les chaires pour les études hébraïques et chrétiennes" Al-Ashmawi: La condition des musulmans, op. cit., p. 115-117.. Aujourd'hui, les musulmans disposent en Suisse de quelques mosquées et de nombreux lieux de culte. Le personnel et les lieux de culte sont souvent financés par des pays musulmans qui cherchent à exercer un certain contrôle sur leurs ressortissants. Ainsi en ce qui concerne la communauté turque, c'est l'attaché culturel du consulat turc qui s'en occupe, faisant office d'attaché religieux, chargé de nommer des imams pour diriger et contrôler les centres musulmans. L'Arabie saoudite joue aussi une grande influence, notamment à travers la Fondation culturelle islamique de Genève et du Centre islamique de Bâle qu'elle finance. La Fondation culturelle islamique à Genève est en concurrence avec le Centre islamique des Eaux-Vives, fondé par Saïd Ramadan, qui appartient à la mouvance des Frères musulmans. Mais il faut aussi signaler qu'un lieu de culte fut construit en 1996 dans la ville de Bienne, avec une importante contribution financière des autorités suisses provenant du surplus des taxes paroissiales Ibid., p. 38.. Une initiative populaire a été déposée le 8 juillet 2008, pourvue de 113 540 signatures valables, visant à introduire dans l'article 72 de la constitution suisse un troisième alinéa qui interdit la construction de minarets. Les deux passages suivants pris du site des initiateurs résument leurs motivations: Le minaret en tant que bâtiment n'a pas de caractère religieux, mais le symbole d'une revendication de pouvoir politico-religieuse qui, au nom d'une dite liberté religieuse, conteste des droits fondamentaux, par exemple l'égalité de tous, aussi des deux sexes, devant la loi. Il symbolise donc une conception contraire à la Constitution et au régime légal suisse. L’initiative vise à garantir durablement en Suisse la validité illimitée du régime légal et social défini par la Constitution. Les tentatives de milieux islamistes d'imposer en Suisse aussi un système légal fondé sur la sharia sont ainsi stoppées. Cette initiative ne restreint en revanche pas la liberté de croyance qui est garantie dans la Constitution comme un droit fondamental Voir le site de cette initiative www.minarets.ch.. Le Parlement et le Conseil fédéral recommandent au peuple de rejeter cette initiative. Leurs motivations peuvent être résumées comme suit: - Elle viole la liberté religieuse. - Elle n’empêchera pas la construction de mosquées, pas plus qu’elle n’empêchera certains milieux musulmans intégristes de prêcher des thèses peu compatibles avec les valeurs de notre ordre juridique. - Elle menace la paix religieuse et risque de radicaliser une partie de la population musulmane. - Elle risque de susciter des réactions d’incompréhension à l’étranger et la menace d’attentats terroristes visant la Suisse pourrait également s’intensifier. - Elle peut avoir des répercussions négatives sur notre économie Voir http://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/dokumentation/mi/2008/2008-08-27.html et le message fédéral contre l’initiative : http://www.admin.ch/ch/f/ff/2008/6923.pdf.. 6) École et religion A) Enseignement religieux La Suisse comporte autant de systèmes scolaires que de cantons. Nous nous limiterons ici au cadre général établi par le Code civil et la Constitution fédérale. L'article 303 CCS stipule: 1) Les père et mère disposent de l'éducation religieuse de l'enfant. 2) Sont nulles toutes conventions qui limiteraient leur liberté à cet égard. 3) L'enfant âgé de seize ans révolus a le droit de choisir lui-même sa confession. Les alinéas 3 et 4 de l'article 15 de la constitution indiquent: 3) Toute personne a le droit d'adhérer à une communauté religieuse ou d'y appartenir et de suivre un enseignement religieux. 4) Nul ne peut être contraint d'adhérer à une communauté religieuse ou d'y appartenir, d'accomplir un acte religieux ou de suivre un enseignement religieux. L'al. 2 de l'article 62 ajoute: "Les cantons pourvoient à un enseignement de base suffisant ouvert à tous les enfants". Le Message fédéral relatif à la Constitution précise: La liberté de conscience et de croyance implique le principe de la neutralité confessionnelle de l'État, c'est-à-dire une ouverture à l'égard de toutes les convictions religieuses et philosophiques. Mais ce principe n'exige pas de l'État une attitude dénuée de tout aspect religieux ou philosophique. L'État peut dès lors privilégier, dans certaines limites (par exemple, en reconnaissant des Églises nationales), des communautés religieuses sans porter atteinte à la liberté religieuse. Le caractère confessionnellement neutre de l'école publique ne se limite pas à l'enseignement religieux, lequel ne doit pas être à caractère prosélytique, mais s'étend aussi à l'organisation de l'école et à l'attitude des instituteurs, comme nous verrons dans les signes distinctifs à l'école. On peut déduire des normes fédérales suisses susmentionnées les trois principes fondamentaux suivants: a) La Constitution garantit la liberté religieuse d'adhérer ou de ne pas adhérer à une communauté religieuse, de suivre ou de ne pas suivre un enseignement religieux. b) Les père et mère disposent de l'éducation religieuse de l'enfant jusqu'à l'âge de 16 ans. À cet âge, l'enfant est libre de choisir lui-même sa confession. c) La Constitution interdit l'enseignement religieux obligatoire dans les écoles publiques, lesquelles doivent être organisées dans le respect de la neutralité confessionnelle. Fawzia Al-Ashmawi reproche aux manuels scolaires suisses de ne contenir que "quelques informations rudimentaires sur l'islam et les musulmans... avec une forte accentuation sur la tendance au fondamentalisme qui dévaste le monde musulman... Le fait est que la grande majorité des enfants musulmans en Suisse fréquentent les écoles publiques, il en résulte une sorte de frustration chez ces élèves qui ont une certaine difficulté à s'adapter au système éducatif sécularisé" Al-Ashmawi: La condition des musulmans, op. cit., p. 55.. Chaque société a son propre débat sur l'enseignement religieux à l'école dans le but d'éviter des confrontations religieuses et d'assurer la paix sociale. En Suisse, ce débat va s'amplifiant en raison du caractère cosmopolite grandissant de la société et du foisonnement des sectes. J'ai pu en discuter avec le président d'ENBIRO, le pasteur Claude Schwab, qui est lui-même enseignant d'histoire biblique à l'École normale de Lausanne. D'après ce pasteur, l'enseignement religieux confessionnel doit rester en dehors de l'école. Par contre, il serait nécessaire d'y introduire une matière des sciences des religions, une matière ouverte sur toutes les religions, sans distinction et sans prosélytisme. Pour ce pasteur, les élèves suisses, majoritairement chrétiens, ne doivent pas ignorer les racines chrétiennes de leur civilisation, mais en même temps, ils doivent s'ouvrir sur les religions de ceux qu'ils côtoient. D'autre part, les élèves non-chrétiens ont le droit de connaître les racines de la société qui les accueille. B) Signes religieux distinctifs à l'école Les normes vestimentaires musulmanes obéissent à deux considérations religieuses: l'interdiction de ressembler aux mécréants et les restrictions prescrites en matière de pudeur. L'interdiction de ressembler aux mécréants se base sur un récit de Mahomet qui affirme: "Celui qui ressemble à un groupe en fait partie". On cite aussi les deux versets coraniques suivants: Tel est, en toute droiture, mon chemin; suivez-le donc! Ne suivez pas les chemins qui vous éloigneraient du chemin de Dieu (6:153). Ne ressemblez pas à ceux qui oublient Dieu; Dieu fait qu'ils s'oublient eux-mêmes. Ceux-là sont les pervers (59:19). Concernant la pudeur, à partir du Coran et des récits de Mahomet, les légistes classiques ont conclu que certaines parties du corps humain sont awrah (litt.: borgnes, défectueuses, répugnantes) ou saw'ah (litt.: mauvaises, laides). Il est interdit de les exposer ou de les regarder. Le but de cette interdiction est de dresser des barrières à la tentation de débauche. Les femmes étant perçues comme l'objet de tentation suprême, le droit musulman prévoit des normes plus strictes à leur égard. L'application de cette norme diffère d'un pays à l'autre. Les habits féminins sont perçus par certains États et intellectuels musulmans comme un moyen d'oppression, voire une entrave au progrès social, du fait qu'ils enferment la femme et limitent leurs mouvements. Le courant religieux, au contraire, estime que ces habits sont un signe de vertu et de pudeur, n'hésitant pas à porter un jugement de valeur extrême contre celles qui portent des habits à l'occidentale et ne sont pas voilées, les traitant parfois de prostituées. En Suisse, chacun a le droit d'exhiber ses signes religieux pour marquer sa différence, et de se vêtir comme il l'entend à condition de ne pas heurter la pudeur publique, notion par ailleurs flexible. Cela n'a pas empêché les autorités de trancher certains litiges. Une affaire a concerné un cyclomotoriste sikh condamné à payer une amende pour n'avoir pas respecté le feu rouge et avoir omis de porter le casque de protection. Le sikh recourut contre cette dernière raison devant le Tribunal fédéral, au motif que sa religion interdit à ses adhérents de mettre leur tête à nu en public, et qu'ainsi il ne lui était pas possible de porter le casque avec le turban, chaque acte le contraignant à enlever le turban constituant une discrimination. Le Tribunal fédéral rejeta sa demande estimant que la religion sikh n'interdit pas le port du casque et n'impose pas exclusivement le port du turban; par conséquent le sikh peut troquer son turban contre un casque lorsqu'il conduit un cyclomoteur Arrêt du Tribunal fédéral 119 IV 260, JdT 1994 I 707.. Dans une autre affaire, la police des étrangers à Bienne avait refusé le renouvellement de leur permis de séjour à des femmes turques qui ne voulaient pas donner des photos sans foulard. À la suite de cette affaire, l'Office fédéral des étrangers édicta le 15 novembre 1993 une directive invitant les autorités communales et cantonales à la souplesse en permettant aux musulmanes de porter le foulard sur leur photographie d'identité Al-Ashmawi: La condition des musulmans, op. cit., p. 49.. En juin 1999, les hôpitaux universitaires genevois ont refusé un stage à trois étudiantes de médecine musulmanes qui souhaitaient porter le foulard islamique pendant leur travail – ce qui ne mérite pas encore, de l'avis de la Commission fédérale contre le racisme, l'étiquette de pratique discriminatoire. Ces trois étudiantes se sont pliées devant la décision administrative et ont accepté la solution de suivre leur stage dans un hôpital privé à Genève Ibid., par. 184.. Le Tribunal fédéral a donné raison le 26 septembre 1990 à un instituteur et des parents d'élèves dans le canton majoritairement catholique du Tessin qui ont demandé que le crucifix dans les salles de cours soit enlevé. Mais pour éviter les dérapages, il précise qu'il ne se prononce que sur "la présence du crucifix dans une salle où est dispensé l'enseignement primaire public à des élèves qui n'ont pas encore atteint la majorité en matière religieuse et qui peuvent avoir été élevés dans diverses confessions". Il exclut de sa décision "la présence de crucifix dans d'autres lieux publics, comme les salles de tribunal ou celles où doivent siéger les organes des pouvoirs exécutifs ou législatifs". Une institutrice musulmane dans une école publique du canton de Genève a été interdite de porter le voile. Cette affaire concerne une ressortissante suisse devenue musulmane, mariée à un ressortissant algérien. Le 23 août 1996, la direction générale de l'enseignement primaire interdit à l'enseignante le port du foulard dans l'exercice de ses activités et responsabilités professionnelles. L'institutrice forma un recours contre cette décision auprès du Conseil d'État de Genève le 26 août 1996, lequel rejeta le recours par arrêté du 16 octobre 1996, décision confirmée par le Tribunal fédéral Arrêt du Tribunal fédéral 123 Ia 296. et la Cour européenne des droits de l'homme dans sa décision du 15 février 2001 Décision du 15.2.2001 sur la recevabilité de la requête n° 42393/98 présentée par Lucia Dahlab contre la Suisse.. C) Mixité Le droit musulman a établi des normes interdisant la promiscuité entre hommes et femmes. Cette interdiction s’étend aux écoles, et parfois aux universités dans un pays comme l'Arabie saoudite. Si l'Université égyptienne étatique, contrairement à l'Université de l'Azhar, permet la mixité, cette situation est critiquée par les milieux musulmans et il arrive que des intégristes imposent la séparation entre étudiants et étudiantes au sein des salles des cours. L'interdiction de la mixité influence les activités sportives, notamment la natation, du fait que les hommes et les femmes exposent des parties de leurs corps interdites à voir par l'autre sexe. On relève à cet égard que l'Iran organise des compétitions sportives réservées uniquement aux femmes. Ces règles ne sont pas respectées partout, surtout sur les plages, ce qui ne manque pas de provoquer la colère des milieux islamistes Pour plus de développement, voir Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Limites du sport en droit musulman et arabe, in: Droit et sport, Staempfli, Berne, 1997, p. 349-371.. L'école publique en Suisse est mixte, des classes primaires jusqu'à l'université. Elle est ouverte à tous sans discrimination de sexe ou de religion. Mais certains parents musulmans refusent que leurs filles participent à des excursions mixtes, ne permettant que les activités scolaires obligatoires. On peut à cet égard se demander ce que pourrait être la position des autorités suisses face à des parents musulmans qui voudraient que leurs enfants fréquentent des écoles publiques pré-universitaires et universitaires non mixtes. Pour le moment seul le problème des cours obligatoires de natation s'est posé. À Lausanne, les parents de deux élèves, une Afghane et une Turque, ont demandé que l'on dispense leurs filles des leçons à la piscine. L'autorisation fut accordée, "car il fallait éviter à tout prix de durcir le conflit", ce qui aurait abouti à une marginalisation bien plus grave des jeunes filles, explique le doyen de l'école avant d'ajouter: "On ne va tout de même pas les forcer à se mettre en maillot, il faut avoir un peu de patience!" Le Nouveau Quotidien, 19.11.1993.. Une autre affaire de piscine surgie dans le canton de Zurich est arrivée jusqu'au Tribunal fédéral. Les autorités cantonales avaient refusé la dispense des cours de natation demandée par un père pour sa fille turque âgée de 11 ans. La dispense requise était fondée sur des motifs religieux, le père faisant valoir que l'islam interdisait aux personnes de sexe masculin et de sexe féminin de nager ensemble. Le père a alors recouru au Tribunal fédéral en son nom propre et en tant que représentant légal de sa fille, se plaignant à titre principal d'une violation de la liberté religieuse, garantie par l'article 49 aCst et l'article 9 CEDH. Dans sa décision du 18 juin 1993, le Tribunal fédéral a admis son recours et lui a donné raison. Il a estimé que la faculté des parents de choisir l'éducation religieuse de leurs enfants de moins de seize ans est une composante de leur propre liberté religieuse. Or, dans le cas d'espèce la fille a moins de seize ans. Le père peut donc invoquer cette liberté aussi bien à titre de représentant de son enfant qu'en son nom propre. Et lorsque les parents sont mariés, on peut présumer que chacun d'eux agit avec l'accord de l'autre, à moins qu'ils aient manifesté des divergences Arrêt du Tribunal fédéral 119 I 178.. 7) Cimetière musulman en Suisse On estime qu'entre 90 et 95% des musulmans décédés en Suisse sont rapatriés dans leurs pays d'origine, pour un coût pouvant atteindre jusqu'à 15'000.- Sfr. Pourquoi un tel rapatriement? Des musulmans répondent que la Suisse ne leur accorde pas le droit de s'y faire enterrer selon leurs normes. C'est ce que nous verrons ici sommairement Pour plus de développement sur les cimetières en Suisse, voir Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Cimetière musulman en Occident: Normes juives, chrétiennes et musulmanes, L'Harmattan, Paris, 2002; Aldeeb Abu-Sahlieh: Les musulmans en Occident, op. cit., p. 249-274; voir aussi Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Les cimetières en Suisse entre laïcité et respect de la foi des communautés religieuses: cas des cimetières musulmans, in: Coopération entre État et communautés religieuses selon le droit suisse, Schulthess, Zurich, 2005, p. 389-427.. A) Séparation des tombes: sous la terre comme sur la terre Le droit musulman prescrit entre les morts la division qui existe entre les vivants. Les musulmans doivent être enterrés dans un cimetière qui leur est propre, et il est interdit d'enterrer un « mécréant » avec eux. Selon Mahomet, le mort subit le châtiment ou jouit de la félicité déjà dans la tombe. De ce fait, il faut éviter de mettre un croyant près d'un "mécréant" pour qu'il ne souffre pas de son voisinage Voir à ce sujet Ibn-Qayyim Al-Jawziyyah, Shams-al-Din: Ahkam ahl al-dhimmah, Dar al-ilm lil-malayin, Beyrouth, 2ème édition, 1981, vol. 2, p. 725-727; Al-Qurtubi, Muhammad Ahmad: Al-tadhkirah fi ahwal al-mawta wa-umur al-akhirah, Dar al-manar, le Caire, (s.d.), p. 100-101; Ibn-Rushd, Muhammad Ibn-Ahmad: Al-bayan wal-tahsil wal-sharh wal-tawjih wal-ta'lil fi masa'il al-mustakhrajah, Dar al-gharb al-islami, Beyrouth, 1984, vol. 2, p. 255-256; Khalid, Hasan: Al-islam wa-ru'yatuh fima ba'd al-hayat, Dar al-nahdah al-arabiyyah, Beyrouth, 1986, p. 123-124.. Concernant les musulmans séjournant en "Terre de mécréance", après un long débat, l'Académie du droit musulman qui dépend de l'Organisation de la conférence islamique a décidé que l'enterrement dans le cimetière des mécréants n'est possible qu'en cas de nécessité Majallat majma al-fiqh al-islami, no 3, partie 2, 1987, p. 1339-1341.. En Suisse, avant 1874, les cantons avaient des cimetières catholiques, protestants et juifs, les uns refusant de se faire enterrer chez les autres. Les catholiques, surtout, refusaient d'enterrer dans leurs cimetières les non-baptisés, les apostats, les suicidés, les excommuniés, etc. On retrouve ces normes discriminatoires dans le Code de droit canon de 1917 et de 1983. Pour mettre fin au conflit entre catholiques et protestants, l'article 53 al. 2 de l'ancienne constitution suisse de 1874, en vigueur jusqu'au 31 décembre 1999 stipulait: "Le droit de disposer des lieux de sépulture appartient à l'autorité civile. Elle doit pourvoir à ce que toute personne décédée puisse être enterrée décemment". Aujourd'hui, ni les catholiques ni les protestants ne disposent de leurs cimetières propres. Les seuls qui en ont encore sont les juifs, certains obtenus après 1874. Invoquant l'exception faite aux juifs dans certaines communes, les musulmans exigent aujourd'hui des cimetières propres en vertu de la liberté religieuse et du droit à un enterrement décent, mais ils évitent soigneusement d'indiquer les raisons profondes, discriminatoires, qui motivent une telle demande. Quatre cantons ont déjà été confrontés à ce problème, à savoir: Genève, Berne, Bâle-Ville et Zurich. Nous nous limitons au cas genevois. À Genève, il y avait au 19ème siècle des cimetières pour les protestants et pour les catholiques et un cimetière pour les juifs à Carouge. En 1876, Genève a adopté une loi qui considère que les "cimetières sont des propriétés communales" (article 1 al. 1) et prévoit que "les inhumations doivent avoir lieu dans des fosses établies à la suite les unes des autres, dans un ordre régulier et déterminé d'avance, sans aucune distinction de culte ou autre" (article 8 al. 1). En ce qui concerne le cimetière juif, le Grand Conseil a décidé qu'on allait attendre qu'il soit saturé et que, quand il le serait, les juifs feraient comme tout le monde. Et comme les autorités ont refusé d'agrandir ce cimetière, la communauté israélite a décidé de construire un cimetière sur le territoire français, à Veyrier-Étremblières, dont l'entrée se trouve sur le territoire suisse et les tombes sur le territoire français. Cédant à "des pressions politiques" Réponse de Michel Rossetti à une question le 15.10.1996: Mémorial, séance du 15.10.1996, p. 1705-1705., la ville de Genève a créé en 1979, en violation de la loi de 1876, un carré séparé réservé exclusivement aux musulmans dans le cimetière du Petit-Saconnex Lettre de Guy-Olivier Segond, Conseiller administratif de la ville de Genève à Me Henri Schmitt du 22.8.1979.. La nouvelle s'étant rapidement répandue, ce carré s'est aussitôt transformé de fait en cimetière islamique cantonal. Au début de l'année 1992, Michel Rossetti, Conseiller administratif chargé du Département des affaires sociales, a décidé d'interdire l'inhumation de tout musulman qui n'était pas domicilié sur le territoire de la ville de Genève Lettre à l'auteur du Conseiller d'État Gérard Ramseyer du 10.6.1996., et que, lorsque le carré musulman serait saturé, "la loi de 1876 s'appliquerait indistinctement à toutes les communautés, y compris à la communauté musulmane" Réponse de Michel Rossetti à une question le 15.10.1996: Mémorial, séance du 15.10.1996, p. 1705-1706.. Ce faux pas de Genève, qui a consisté à créer un carré séparé réservé exclusivement aux musulmans en violation de la loi, continue à provoquer un débat acerbe dans les instances cantonales et municipales à Genève Voir Mémorial, 15.9.1993, p. 977-990, et 12.1.1999, p. 2943-2958. Voir aussi 12.10.1999, p. 1432-1457., ainsi que dans d'autres cantons, entre partisans et opposants du cimetière laïque. Et maintenant, non seulement les musulmans réclament des cimetières propres, mais également les juifs libéraux, les arméniens et les anglicans. Pour tenter d'y mettre fin, on ajouta le 19 juin 1997 un al. 3 à l'article 4 de la Loi de 1876 selon lequel "les emplacements sont attribués sans distinction d'origine ou de religion". Ce nouvel article renforce l'article 8 al. 1 susmentionné. Cette modification n'a pas pour autant calmé les esprits. Après de longs débats, les élus genevois ont décidé en 2007 d’autoriser les défunts à être enterrés selon leurs rites. Désormais, les «cimetières transfrontaliers» déjà utilisés sur territoire étranger peuvent bénéficier d’une autorisation accordée par le Conseil d’État. Autrement dit: à Veyrier, des tombes pourront être creusées dans la partie suisse. Un terrain de 1000 m 2 qui permettra à la communauté d’enterrer ses morts jusqu’en 2020. Par ailleurs, les tombes des cimetières du Petit-Saconnex et de Veyrier pourront être aménagées et orientées selon les rites du défunt dans les quartiers réservés aux concessions. Ces lieux ne devront toutefois ni être délimités, ni comporter de signes distinctifs. La création de cimetières privés reste interdite. B) Direction de la tombe Au début, Mahomet se tournait dans sa prière vers Jérusalem comme le font les juifs. Mais seize mois après son arrivée à Médine, il décida de remplacer la direction de Jérusalem par celle de la Kaaba, à la Mecque, pour se démarquer des juifs Coran 2:144-145 et 150. Voir sur le changement de direction, Ibn-Qayyim Al-Jawziyyah, Shams-al-Din: Zad al-ma'ad fi huda khayr al-ibad, Dar Ibn-Hazm, Beyrouth, 1999, p. 391-392.. Les musulmans croient que la Kaaba fut construite par Abraham comme sanctuaire pour le culte de Dieu. Elle constitue l'objet le plus sacré chez les musulmans après le Coran. Dans l'aide-mémoire de la Fondation des cimetières islamiques suisses, il est noté que les tombes doivent être orientées selon l'axe 40º-220º, et que le corps doit être étendu sur le côté droit de telle sorte que le visage soit orienté à 130º (direction de la Mecque). Lorsque les fosses sont creusées les unes à la suite des autres, selon un ordre préétabli, la norme islamique pose problème quant à l'ordre à respecter dans les cimetières. Les cantons et les communes ont le droit, voire le devoir, de prescrire un tel ordre. Il en va de la décence de la sépulture. D'autre part, comme les morts sont enterrés sans distinction de religion, modifier l'orientation de la tombe d'un musulman dans une ligne, outre la disharmonie engendrée dans le cimetière, constitue une distinction entre les morts sur la base de la religion. Même si une commune déroge à l'ordre dans le cimetière pour avoir des tombes dirigées vers la Kaaba, comme souhaité par les musulmans, ceux-ci n'acceptent pas pour autant de se faire enterrer près d'un "mécréant". Ainsi, la commune de Zollikon avait changé son Règlement pour permettre d'enterrer les musulmans dans la direction de la Kaaba, mais sans octroyer aux musulmans une parcelle à part. Les musulmans n'ont pas profité de cette opportunité, préférant rapatrier leurs morts à grands frais pour ne pas les ensevelir près d'un mécréant Der Bund, 11.8.98 (Bundesstadt öffnet Friedhöfe für Andersgläubige) et 12.11.1999 (Muslime erhalten ein separates Gräberfeld).. C) Permanence des tombes Le Coran ne dit rien concernant la permanence et la désaffectation des tombes. On rapporte cependant que Mahomet avait désaffecté des tombes de polythéistes pour y construire sa propre mosquée à Médine. Certains récits de Mahomet incitent au respect des tombes. Ainsi il aurait interdit de marcher avec des souliers de cuir parmi les tombes Abu-Da'ud, récit 2811; Al-Nisa'i, récit 2021.. Il aurait aussi dit: "Casser les os d'un mort est comme casser les os d'un vivant" Abu-Da'ud, récit 2792; Ibn-Majah, récit 1605.; "Celui qui s'assoit sur une tombe, c'est comme celui qui s'assoit sur un brasier" Al-Nisa'i, récit 2017; Muslim, récit 1612; Abu-Da'ud, récit 2809.. Avec l'expansion de l'urbanisation, les pays musulmans se sont demandé s'il était possible de désaffecter les tombes. Plusieurs fatwas ont été émises à ce sujet. Certaines de ces fatwas étaient au début opposées à la désaffectation des cimetières, tout en permettant d'enterrer les morts les uns sur les autres. Mais elles ont fini par accepter aussi bien la réutilisation des tombes que la désaffectation totale des cimetières pour en faire un terrain agricole, pour y construire des bâtiments ou pour y faire passer des routes Al-fatawi al-islamiyyah min dar al-ifta al-masriyyah, Wazarat al-awqaf, le Caire, vol. 4, p. 1169-1170, no 573; Ibid., vol. 4, p. 1173-1174, no 575. Voir aussi Al-Qaradawi, Yusuf: Min huda al-islam, fatawi mu'asirah, Dar al-qalam, Kuwait, 3ème édition, 1987, vol. 1, p. 729-733; Bukhal, Milud: Al-maqabir al-islamiyyah bayn ahkam al-shar' al-islami wa-muqtadayat al-qanun al-wad'i, in: Al-majallat al-maghribiyyah lil-idarah al-mahalliyyah wal-tanmiyah, no 16, 1996, p. 58.. Une feuille de la Fondation culturelle islamique indique: "Il est strictement interdit de déterrer un mort sans une raison impérieuse, comme par exemple si la toilette du défunt n'a pas été faite ou s'il n'a pas de linceul". L'aide-mémoire de la Fondation des cimetières islamiques suisses dit: "L'exhumation est exclue; de telle sorte qu'il est nécessaire d'acquérir une concession perpétuelle". Invoquant les articles constitutionnels relatifs à la liberté de conscience et de culte et au droit à un enterrement décent ainsi que des articles des documents internationaux, le Président de la Fondation des cimetières islamiques suisses, Abd-Allah Lucien Meyers, un converti, demanda en 1995 à sa commune la garantie d'une durée perpétuelle de la sépulture et le regroupement de toutes les tombes islamiques en un même endroit du cimetière public. La commune accepta de lui accorder une concession de 50 ans avec possibilité de renouvellement pour 20 ans mais refusa de regrouper les tombes islamiques. Il recourut au Conseil d'État zurichois, mais sans succès. Il s'adressa alors au Tribunal fédéral qui, lui aussi, rejeta sa demande le 5 juin 1999, estimant qu' "une telle obligation mettrait en question l'aménagement même et l'exploitation des cimetières publics et constituerait un usage privatif durable du domaine public. Or, même la liberté religieuse et des cultes n'impose pas à la collectivité une telle exigence qui limiterait de manière inacceptable sa marge de manœuvre face aux développements ultérieurs. De plus, en vertu du principe d'égalité, des sépultures perpétuelles devraient être offertes à tous les citoyens, ce qui entraînerait d'importants problèmes" Arrêt du Tribunal fédéral 125 I 300. Trad. française in: Revue de droit administratif et de droit fiscal, vol. 56.6.2000, p. 636.. Les musulmans ont fini par céder sur la condition de la concession perpétuelle à Berne et à Bâle-Ville. Les tombes musulmanes, comme toutes les tombes à la ligne, peuvent être réutilisées après vingt ans, sans évacuation des ossements. Mais cette réutilisation est limitée à des musulmans puisque les tombes se trouvent dans un carré réservé exclusivement aux musulmans. D) Incinération Le Coran mentionne l'enterrement des morts (5:31; 20:55). On trouve par ailleurs des récits selon lesquels Mahomet aurait interdit de mettre à mort par le feu Al-Bukhari, récit 2794. Voir aussi Al-Bukhari, récits 1378 et 6411; Ahmad, récits 1775, 1802, 2420 et 2421; Al-Tirmidhi, récit 1378; Al-Nisa'i, récit 3992; Abu-Da'ud, récit 3787. Mais on signale que Mahomet aurait ordonné de brûler un village nommé Abna (Ibn-Majah, récit 2833; Ahmad, récit 20786).. Un récit de Mahomet, vise à démontrer que Dieu est capable de ressusciter l'homme même s'il est incinéré et ses cendres dispersées par le vent. Il ne comporte aucune désapprobation de l'incinération Voir ce récit sous différentes formes in: Al-Bukhari récits 3219, 6000 et 6954; Muslim, récits 4950 et 4952; Al-Nisa'i, récit 2052; Ibn-Majah, récit 4245; Ahmad, récits 7327, 10674, 10704, 11237, 11312 et 19184.. Dans certains pays arabes, il existe des crématoires pour ceux dont les normes religieuses permettent l'incinération. C'est le cas en Égypte La loi 5/1966 (article 6) et le décret d'exécution 418/1970 (article 19).. Certes, l'incinération n'est pas d'usage chez les musulmans. Mais le Coran permet un changement dans ce domaine puisqu'il interdit de gaspiller inutilement de l'argent (17:26) et d'endommager la nature (2:60). D'ailleurs, certains musulmans recourent déjà à l'incinération en Occident, notamment parmi ceux qui sont mariés à des non-musulmanes. L'aide-mémoire de la Fondation des cimetières islamiques suisses indique: "L'incinération est absolument interdite". La Suisse a connu le même débat sur l'incinération que le reste de l'Europe. Lors de la rédaction de la Constitution de 1874, la question de l'incinération n'a pas été évoquée. De ce fait, l'article 53 al. 2 aCst ne parle que du droit d'être "enterré décemment". L'incinération est pratiquée soit à la demande du défunt, soit à la demande de ses proches, la volonté du défunt primant sur celle des proches. La communauté religieuse du défunt n'a pas le droit d'intervenir pour interdire une incinération parce que cette dernière ne peut pas être considérée comme indécente. Signalons ici la concession faite par la ville de Berne qui, en octroyant à la communauté musulmane un carré séparé dans le cimetière public, lui a fait la promesse qu'on ne placera pas à l'avenir dans ce carré de cendres ou d'urnes contenant des cendres Séance du 9.11.1999.. Cela signifie que l'incinération est considérée comme une sépulture indécente et que la commune donne aux responsables de la communauté musulmane la possibilité de contraindre les musulmans à renoncer à l'incinération sous peine d'être interdits d'enterrement dans le carré musulman. Il s'agit là d'une atteinte à la liberté religieuse contraire à la Constitution. Le problème de l'incinération des musulmans s'est posé à Lausanne en mars 2001 Un cas similaire se serait présenté à Genève. Un Tunisien travaillant à l'ONU, marié à une chrétienne, avait exprimé le souhait de se faire incinérer, mais ses parents musulmans se sont opposés à la réalisation de son vœu malgré l'avis favorable de sa femme. Il fut alors enterré dans le cimetière musulman de Genève.. Ben Younes Dhif, un Marocain musulman marié à une Vaudoise chrétienne a exprimé le souhait d'être incinéré, et sa femme voulait respecter ses vœux. Deux neveux de Ben Younes, venus de France, s'y sont opposés et ont alerté la presse, l'Ambassade du Maroc, les mosquées et les centres islamiques. Une pétition a même été lancée. Pour empêcher l'incinération, les neveux de Ben Younes ont mandaté un avocat qui est immédiatement intervenu auprès du Tribunal de district de Lausanne. Face aux pressions exercées sur elle, la veuve a fini par céder au tribunal, renonçant à ce que la justice se décide sur ce cas. Elle n'a pas voulu se battre autour de la dépouille de son mari Le Matin, 7 et 10.3.2001, articles de Jean-A. Luque.. Ce cas a laissé un goût d'amertume parmi plusieurs chrétiens qui ont été ainsi confirmés dans leur idée que les musulmans sont incapables ou refusent de s'intégrer. Mais nous pensons que les musulmans vivant en Suisse ne pourront pas échapper à ce débat et finiront par adopter l'incinération comme la majorité de la population suisse. Pour conclure la question des cimetières, on peut dire que seul le premier argument (refus d'être enterré près d'un mécréant) pourrait justifier l'octroi d'un cimetière ou d'un carré séparé réservé exclusivement aux musulmans. Mais cet argument pose problème car il est discriminatoire, et l'État n'a pas à se porter garant de la discrimination. Si quelqu'un refuse de s'asseoir à côté d'un juif ou d'un musulman, il sera traité de raciste. Pourquoi ce qui est interdit pendant la vie serait-il permis après la mort? Pour cette raison, nous sommes pour la suppression en Suisse de tous les cimetières religieux existants. Toute solution ou demande contraire devrait tomber sous le coup de la loi contre le racisme. Partie III. Comment remédier au problème? 1) Remèdes proposés par les libéraux musulmans modérés L'application du droit musulman pose des problèmes aux yeux des libéraux musulmans. Pour y remédier, ils ne se satisfont pas de critiquer certaines normes musulmanes, mais essaie de s'attaquer aux racines de ces normes. Nous donnons ici quelques méthodes préconisées par eux. A) Couper le Coran en deux Le Coran, la première source du droit musulman, est composé de 86 chapitres dits mecquois (révélés à la Mecque entre 610 et 622), et 28 chapitres dits médinois (révélés à Médine entre 622 et 632, année de la mort de Mahomet). Ce sont ces derniers chapitres qui comportent les normes juridiques. Certains libéraux musulmans estiment que le véritable Islam est représenté dans les chapitres mecquois, alors que les chapitres médinois reflètent un Islam politique, conjoncturel. Ils estiment donc que les chapitres mecquois du Coran abrogent ceux médinois. Ce faisant, ils vident le Coran de sa subsistance juridique. Les êtres humains retrouvent ainsi la liberté de légiférer selon leurs intérêts temporels, sans devoir se soumettre aux normes du Coran. Cette théorie a été prônée par le penseur soudanais Muhammad Mahmud Taha Taha, Muhammad Mahmud: Al-risalah al-thaniyah min al-islam, s. m., Umdurman, 6e éd., nov. 1986. Les ouvrages de Taha, introuvables dans les pays arabes, sont reproduits sur internet dans le site Al-fikrah al-jumhuriyyah: http://www.alfikra.org/book_view_a.php?book_id=10 (7.6.2008). L'ouvrage en question a été traduit en anglais par un des disciples de Taha, Abdullahi Ahmed An-Na'im (Taha, Muhammad Mahmud: The second message of Islam, Syracuse Univ. Press, Syracuse N.Y. 1996)., ce qui lui a valu d’être condamné à mort le 18 janvier 1985. B) Se limiter au Coran et rejeter la Sunnah La Sunnah (tradition de Mahomet) est la deuxième source du droit musulman. Des milieux libéraux estiment qu'ils ne sont tenus que par le Coran, parole de Dieu, rejetant la Sunnah, jugée de fabrication humaine et peu fiable, ayant été réunie dans des recueils rédigés longtemps après la mort de Mahomet. Ce courant (souvent appelé coraniste) cherche par là à limiter la portée du droit musulman. A titre d'exemple, la peine de mort contre l'apostat et la lapidation pour adultère ne sont pas prévues par le Coran, mais par la Sunnah. Les adeptes de ce courant sont considérés par les autorités religieuses musulmanes comme apostats, et un des leurs, Rashad Khalifa Khalifa, Rashad: Quran, hadith and islam, Islamic productions, Tucson, 1982. Cet ouvrage se trouve sur le site du groupe qu'il a fondé: http://www.submission.org/hadith/ (7.6.2008)., d'origine égyptienne, a été assassiné aux États-Unis en 1990 à la suite d’une fatwa émise contre lui par l’Académie de jurisprudence islamique. C) Distinguer entre Shari'ah et fiqh Les deux termes arabes Shari'ah et Fiqh sont utilisés indistinctement pour désigner le droit musulman. Certains libéraux, cependant, font une distinction entre les deux termes. Ainsi, le juge égyptien Muhammad Sa'id Al-'Ashmawi indique que le terme Shari'ah n'a été utilisé comme tel qu'une seule fois dans le Coran (45:18) et trois fois sous forme dérivée (42:13; 5:48; 42:21). Elle signifie non pas la loi mais la voie à suivre telle que révélée par Dieu dans le Coran; l'infaillibilité ne concerne que les normes qui s'y trouvent. Quand au Fiqh, il constitue l'ensemble des écrits des juristes basés sur le texte coranique: commentaires, opinions de la doctrine, fatwas, etc. Ces écrits, à tort, ont été considérés comme formant la Shari'ah. Or, le Coran met en garde de suivre une autorité religieuse quelconque (9:31; 2:165; 3:64) ou d'octroyer une sainteté à une norme en dehors du texte révélé Al-'Ashmawi, Muhammad Sa'id: Al-riba wal-fa'idah fil-islam, Sina lil-nashr, le Caire, 1988, p. 26-29.. D) Désacraliser les normes religieuses et recourir au critère de l'intérêt C'est la théorie du philosophe égyptien Zaki Najib Mahmud selon lequel il ne faut prendre du passé arabe que ce qui est utile dans notre société. L'utilité est le critère tant en ce qui concerne la civilisation arabe qu'en ce qui concerne la civilisation moderne Mahmud, Zaki Najib: Tajdid al-fikr al-'arabi, Dar al-shuruq, Beyrouth et le Caire, 1974, p. 18-20; Mahmud, Zaki Najib: Al-ma'qul wal-la ma'qul, Dar al-shuruq, Beyrouth et le Caire, 1976, p. 34.. Pour juger ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, il faut recourir à la raison, quelle que soit la source: révélation ou non-révélation Mahmud: Tajdid al-fikr al-'arabi, op. cit., p. 21; Mahmud: Thaqafatuna fi muwajahat al-'asr, Dar al-shuruq, Beyrouth et le Caire, 1976, p. 96.. Ce qui suppose le rejet de toute sainteté dont est couvert le passé. E) Interprétation libérale Le Professeur Abu-Zayd de l'Université du Caire a tenté une interprétation libérale du Coran. Un groupe fondamentaliste a intenté un procès contre lui pour apostasie. L'affaire est arrivée jusqu'à la Cour de cassation qui confirma sa condamnation le 5 août 1996 Décision publiée par Al-Mujtama' al-madani (Le Caire), septembre 1996., et requit la séparation entre lui et sa femme, un apostat ne pouvant pas épouser une musulmane. Le couple a dû s'enfuir de l'Égypte et demander l'asile politique en Hollande par peur de se faire tuer. F) Mettre les normes musulmanes dans leur contexte historique C'est la méthode proposée par le juriste et ancien ministre tunisien Muhammad Charfi pour qui les normes coraniques ne concernent que l'époque dans laquelle elles ont été établies. Elles ne peuvent donc être appliquées en tout temps et en tout lieu Voir Charfi, Mohamed: Islam et liberté, le malentendu historique, Albin Michel, Paris, 1998.. Muhammad Ahmad Khalaf-Allah va encore plus loin. Selon lui, le Coran, en déclarant que Mahomet est le dernier des prophètes (Coran 33:40), octroie à la raison humaine sa liberté et son indépendance afin qu'elle décide des affaires de cette vie en conformité avec l'intérêt général Khalaf-Allah, Muhammad Ahmad: Al-Qur'an wa-mushkilat hayatina al-mu'asirah, Al-mu'assasah al-'arabiyyah lil-dirasat wal-nashr, Beyrouth, 1982, p. 32.. Il estime que Dieu nous a accordé le droit de légiférer dans les domaines politiques, administratifs, économiques et sociaux. Les normes que nous établissons deviennent conformes au droit musulman parce qu'elles émanent de nous par procuration de la part de Dieu. Et ces normes peuvent être modifiées en fonction du temps et de l'espace afin qu'elles réalisent l'intérêt général et une vie meilleure Khalaf-Allah, Muhammad Ahmad: Al-Qur'an wal-dawlah, Maktabat al-anglo-al-masriyyah, le Caire, 1973, p. 189-192.. G) Qu'en pensent les islamistes? Ces idées ne sont pas du goût des islamistes. Ces derniers n'hésitent pas à qualifier les adeptes de la laïcité d'athées, de mécréants, de traîtres Muhammad Moro, fondateur du Mouvement du Jihad musulman, a écrit à cet égard un livre dont le titre dit long : "Laïcs et traîtres" (Moro, Muhammad: 'Ilmaniyyun wa-khawanah, Al-Rawdah, le Caire, 1996).. Al-Qaradawi écrit: Le laïc qui refuse le principe de l'application du droit musulman n'a de l'islam que le nom. Il est un apostat sans aucun doute. Il doit être invité à se repentir, en lui exposant, preuves à l'appui, les points dont il doute. S'il ne se repent pas, il est jugé comme apostat, privé de son appartenance à l'islam - ou pour ainsi dire de sa "nationalité musulmane", il est séparé de sa femme et de ses enfants, et on lui applique les normes relatives aux apostats récalcitrants, dans cette vie et après sa mort Al-Qaradawi, Yusuf : Al-islam wal-'ilmaniyyah wajhan li-wajh, Mu'assasat al-risalah, Beyrouth, 3e éd., 1992, p. p. 73-74. 2) Remèdes proposés par les Occidentaux A) Reconnaître le problème Les penseurs occidentaux ne sont pas informés du débat idéologique au sujet de la conception musulmane de la loi pour deux raisons. En premier lieu, ils ont oublié les épisodes dramatiques qui ont précédé la présente laïcisation. Ils jouissent des résultats des luttes menées par les générations passées pour séparer l'Église de l'État. Nous devons remarquer que bien que très violente, cette lutte-là est moins tragique que la lutte que la société musulmane doit probablement mener avant d'obtenir une séparation, non pas entre l'État et l'Église (laquelle n'existe pas dans la société musulmane) mais entre l'État et lois religieuses. Et c'est la deuxième raison de l'inconscience des penseurs occidentaux. Ils n'ont jamais éprouvé une telle situation. Ils ne savent pas la différence entre les deux sources fondamentales de loi musulmane (le Coran et le Sunnah) et l'Évangile. Le Coran et la Sunnah sont des textes légaux. La loi musulmane, d'après la grande majorité des constitutions arabo-musulmanes, est une source, voire la source principale de loi. Séparer l'État des lois religieuses signifie en fait abandonner l'islam. Cela signifie apostasier, avec ses conséquences fatales. Cela signifie l'athéisme. C'est un dilemme terrible qui nécessite des efforts énormes de rationalisation et une liberté d'expression. Ces deux conditions manquent dans la société musulmane. Et ici la contribution de l'Occident est précieuse. L'Occident a la liberté d'expression (bien qu'incomplète) et a atteint un haut niveau de rationalisation. Les penseurs occidentaux devraient analyser correctement le concept de la révélation et aider les penseurs musulmans à prendre part à une telle analyse. Comme un premier pas, je suggère que L'Occident commence à enseigner dans ses facultés de théologie et dans ses écoles que la révélation en tant que texte définitif et clos à jamais est un concept faux et dangereux pour l'humanité, que chaque humain a une mission à remplir sur cette terre, que l'Esprit n'arrête pas de souffler, et que Dieu n'est pas à la ménopause incapable de produire d'autres prophètes. Le Prophète Joël dit à cet égard: Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens, des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit (Jl 3:1-2). Cette idée est confirmée par Paul qui écrit aux Corinthiens: "Vous pouvez tous prophétiser à tour de rôle, pour que tous soient instruits et tous exhortés" (1 Co 14:31). Si une telle idée est enseignée en Occident, elle peut progressivement faire par la suite son chemin chez les musulmans comme chez les juifs. Sans cela, le 21ème siècle sera ravagé par des guerres de religion, attisées par des hallucinés juifs, chrétiens ou musulmans, tous prétendant obéir à des ordres de Dieu donnés dans le passé lointain, ordres dont la véracité est impossible à prouver puisque Dieu reste, pour le moment, inatteignable par nos moyens de communication. Le but de cette démarche est de créer la pré-condition pour la naissance d'un Siècle des Lumières dans la société arabo-musulmane ainsi que dans la société juive. B) Mesures juridiques Bien que ce but soit primordial, le débat idéologique peut nécessiter beaucoup de temps et d'énergie, et peut-être aussi beaucoup de vies sacrifiées. Entre-temps, les sociétés occidentales doivent se protéger des conséquences de la conception musulmane de loi sur leurs systèmes démocratiques et leur intégrité territoriale. Des mesures préventives doivent être adoptées sur le niveau légal. Elles doivent exiger le respect de leurs lois par les musulmans qui habitent à l'intérieur de leurs frontières et être très prudentes devant toute demande de cette communauté qui enfreint la laïcité. Elles ne devraient pas donner leur nationalité à ceux qui considèrent leurs normes religieuses comme supérieures aux normes de l'État. Certes, on ne peut exiger d'un musulman de manger du porc ou de boire du vin pour pouvoir bénéficier de la naturalisation. Mais on est en droit de lui demander le respect des principes fondamentaux comme la liberté de religion et des normes qui en découlent. Ainsi, à titre d'exemple, un musulman qui refuse que son fils ait la liberté de changer de religion à l'âge de 16 ans, ou que sa fille épouse un chrétien ne devrait pas être naturalisé. Un imam qui marierait des couples avant de passer devant l'état civil doit être non seulement interdit de naturalisation, mais aussi de séjour sur le territoire suisse. Il faudrait donc déterminer les normes islamiques qui entrent en conflit avec les normes suisses et voir lesquelles de ces dernières doivent être respectées par l'étranger. Cette rigueur doit être aussi observée en ce qui concerne les demandeurs d'asile politique. La Convention relative aux réfugiés dit à son article 2: "Tout réfugié a, à l'égard du pays où il se trouve, des devoirs qui comportent notamment l'obligation de se conformer aux lois et règlements ainsi qu'aux mesures prises pour le maintien de l'ordre public". Je dois insister sur la question des cimetières. Les pays occidentaux sont de plus en plus enclins à créer des cimetières exclusivement réservés aux musulmans. Les cimetières sont le miroir de ce que devraient être les relations entre les vivantes. Les musulmans refusent d'être enterrés avec les mécréants en raison de leur idéologie religieuse qui sépare entre les croyants et les mécréants (une forme d'apartheid). Ces cimetières ne sont que le prélude à d'autres demandes. Par conséquent, je propose que tous les cimetières religieux soient abolis, y compris les cimetières juifs. Toute demande pour un cimetière religieux devrait être considérée comme une infraction à la loi contre le racisme et la discrimination. Nous devons malheureusement remarquer ici que les Églises sont généralement en faveur des cimetières musulmans. Le deuxième point sur lequel l'Occident doit insister est celui des mariages mixtes. Il ne faut pas interdire les mariages mixtes entre musulmans et non-musulmans. Mais la situation présente est discriminatoire. Les hommes musulmans épousent des femmes non-musulmanes mais ils refusent que les femmes musulmanes épousent des non-musulmans. Ces derniers sont obligés de se convertir à Islam s'ils veulent épouser une femme musulmane. D'autre part, les enfants issus de ces mariages mixtes sont toujours musulmans, et ils n'ont aucun choix de changer leur religion. Par conséquent, l'État devrait imposer un contrat de mariage dans lequel les deux partenaires s'engagent à respecter la loi du pays où ils vivent. Toute contrainte visant à convertir une personne pour pouvoir se marier doit être punie sévèrement. C) Dialogue interreligieux courageux Pour finir, il faut prendre garde du dialogue interreligieux s'il n'est pas fondé sur la franchise et le respect des droits de l'homme. Les Églises chrétiennes rendent un mauvais service à leurs adeptes et aux musulmans en adoptant un discours flatteur et en soutenant les revendications des musulmans sans tenir compte des arrière-pensées et des conséquences. Très souvent ce dialogue ne sert qu'à voyager et bien manger. Il suffit ici de signaler que les décennies de dialogue interreligieux initié par les Églises avec les musulmans n'ont même pas réussi à mettre un terme à la norme discriminatoire musulmane qui permet aux musulmans d'épouser des femmes non-musulmanes mais interdit le mariage des non-musulmans avec des femmes musulmanes. Conclusion Un des principes du droit musulman, comme de tout droit religieux, est que ce droit se veut applicable en tout temps et en tout lieu, et qu'il n'est pas possible de faire de l'éclectisme, prenant une partie de ce droit, et fermant les yeux sur le reste. Le Coran dit: "Croyez-vous donc en une partie du livre et mécroyez-vous dans l'autre partie? La rétribution de ceux parmi vous qui font cela ne sera que l'ignominie dans la vie ici-bas, et au jour de la résurrection, ils seront ramenés au châtiment le plus fort. Dieu n'est pas inattentif à ce que vous faites" (2:85). C'est en tout cas ce qu'estiment les islamistes. Mais la réalité démontre que les États musulmans, tout en annonçant que l'Islam est la religion officielle de l'État et que le droit musulman constitue la source principale de la législation, sont loin d'adhérer à cette conception. La société change et les normes évoluent en conséquence. Le Coran, un texte législatif appartenant au septième siècle, ne saurait gérer notre société moderne. C'est ce qu'affirment les juristes, les penseurs libéraux et les mouvements féministes musulmans confrontés à un défi de taille que leur lancent les islamistes, défi auquel les pays occidentaux doivent aussi faire face. On ne peut en effet ignorer les revendications de certains milieux musulmans d'appliquer le droit musulman dans les pays occidentaux où vivent des minorités musulmanes croissantes. Voir les recommandations d'un colloque organisé par la Commission internationale des juristes, l'Université du Koweït et l'Union des avocats arabes, Koweït, 9-14 décembre 1980: Les droits de l'homme en Islam, Commission internationale des juristes, Genève, 1982, par. 28 ; les recommandations du Conseil européen des fatwas et de la recherche: Conseil européen des fatwas et de la recherche: Recueil de fatwas, série no 1, Tawhid, Lyon, 2002, p. 39). Cette question suscite un débat animé au Canada Voir l'article "Rise of Sharia in Canada sparks protests", 9 sept. 2005, dans le site Timesonline: http://www.timesonline.co.uk/tol/news/world/us_and_americas/article564685.ece. et au Royaume Uni, En février 2008, l'archevêque de Canterbury et chef de l'Église anglicane, Rowan Williams, s'est dit favorable à l'instauration de la Shari'ah dans son pays. Ces propos ont été salués par la plupart des musulmans et fortement critiqués par les milieux chrétiens et les autorités britanniques ainsi que par certains musulmans. Voir "Full text of Archbishop's Lecture - Civil and Religious Law in England: a religious perspective", 8 février 2008, dans le site Timesoline: http://www.timesonline.co.uk/tol/comment/faith/article3333953.ece. et ce débat s'étendra tôt ou tard à d'autres pays occidentaux Voir à cet égard "Islam in the European Union: What's at Stake in the Future?", European Parliament, Policy Department Structural and Cohesion Policies, May 2007. Texte disponible sur le site Challenge, liberty & Security: http://www.libertysecurity.org/IMG/pdf_Islam_in_Europe_EN.pdf.. 29 30