« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
Justice aborigène, justice inuite :
une étude comparée
Introduction
Ce travail prolonge celui effectué sur l’Australie (Darmangeat 2019; 2021), qui se
proposait d’élaborer une classification des procédures judiciaires. Les critères retenus
pour cette classification, au nombre de trois, se rapportaient à la fois à la forme de la
procédure et à son contexte social, le second déterminant le choix de la première. Cette
recherche intégrait également le phénomène guerrier, largement présent dans l’Australie
aborigène, et qui procédait presque toujours de motivations d’ordre judiciaire. Pour
paraphraser une formule célèbre, en Australie, la guerre était donc la continuation de la
justice par d’autres moyens – une proximité d’ailleurs plusieurs fois remarquée
(Hodgkinson 1845, 236; Wheeler 1910, 130, 153; Berndt et Berndt [1964] 1992, 356).
Avant de poursuivre, il convient de clarifier deux points essentiels, d’autant plus
qu’ils ont fait l’objet de nombreux débats. Le premier, sur lequel je reviendrai, concerne la
délimitation du domaine judiciaire. Cette délimitation, formalisée dans les sociétés
organisées en Etats, est beaucoup plus incertaine dans celles qui n’en possèdent pas, et ce
d’autant plus si, comme dans le cas des Inuits et des chasseurs-cueilleurs australiens, ces
sociétés n’utilisent qu’un formalisme minimal pour régler leurs conflits. Suggérons
toutefois qu’il faut parler de justice (et de droit) dès lors que des règles sociales encadrent
le traitement des conflits en régulant les modalités d’un éventuel recours à la coercition.
Selon une maxime célèbre : « la loi a des dents ».
Le second point concerne la définition de la guerre, qui a fait couler beaucoup
d’encre, principalement en raison de la nécessité et de la difficulté de distinguer la guerre
du feud. Ces termes désignent tous deux des situations conflictuelles à caractère homicide
qui impliquent des collectivités. D’emblée, il faut exclure la possibilité de chercher une
réponse dans la forme d’opérations militaires : un « raid », par exemple, désigne une
attaque dans laquelle l’effet de surprise est recherché, et un tel mode d’affrontement peut
se produire dans le contexte d’un feud aussi bien dans celui d’une guerre. Le critère ne
peut pas non plus être celui des motivations : si le feud incarne le conflit vindicatoire par
excellence, on voit mal quelle raison de principe empêcherait l’existence de guerres de
vengeance. Traditionnellement, l’anthropologie sociale a cherché une réponse dans la
nature des entités sociales impliquées : le feud serait ainsi une confrontation entre des
unités non politiques, tandis que la guerre impliquerait des unités politiques (dont les
États). Bien que largement acceptée, cette solution soulève en réalité de nombreux
problèmes, à commencer par le déplacement de la difficulté à la caractérisation des unités
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sociales comme « politiques ». Ainsi que le remarquait Radcliffe-Brown (1940), on peine à
formuler des critères satisfaisants pour déterminer si une unité sociale est politique ou
non. On peut dire que l’anthropologie s’est ensuite contentée de réponses plutôt vagues,
considérant ces questions comme closes sans jamais les avoir réellement résolues.
Il est d’ailleurs frappant de constater que dans le cas australien, sur la base de cette
définition commune de la guerre et du feud, deux auteurs comme Otterbein (2009) et Fry
(2009), parviennent à des conclusions opposées. Pour ces raisons, je suivrai ici une voie
différente, en adoptant le critère proposé par Boulestin (2019), selon lequel dans la guerre,
les belligérants visent à imposer leur supériorité à l’adversaire (c’est-à-dire à le vaincre). À
l’inverse, dans un feud, on tue pour compenser un tort subi et on cherche à équilibrer les
pertes. La guerre, même lorsqu’elle est motivée par la vengeance, vise à rompre cet
équilibre et à écraser l’ennemi en lui infligeant davantage de pertes qu’on n’en a subies.
Pour en revenir aux procédures judiciaires, se pose la question de la validité de la
grille d’analyse pour d’autres sociétés. L’ensemble inuit s’impose comme un objet
incontournable de ce questionnement : tout comme ceux des Aborigènes, les rapports
sociaux des Inuits sont marqués par l’absence de structures politiques formelles et par le
rôle marginal joué par la richesse matérielle. De plus, tout comme les Aborigènes, les
Inuits sont suffisamment documentés pour que l’étude ne se limite pas à quelques vagues
impressions. Chez les Inuits, et à la différence de l’Australie les thèmes du droit et de la
justice ont souvent retenu l’attention (pour un inventaire, voir Jaccoud 1995, 46‑48),
donnant même lieu à certaines synthèses particulièrement fouillées (en particulier
Rouland 1979; Patenaude 1989). L’intérêt pour ce thème s’est récemment renouvelé dans
la mesure où il est devenu un enjeu politique pour l’État canadien (Borrows 2002; Jaccoud
1995; 1999; Loukacheva 2012; Commission royale sur les peuples autochtones 1993).
De manière plus générale, cette étude souhaite poursuivre le programme ouvert par
le célèbre ouvrage de Hoebel ([1954] 1979) : celui d’œuvrer à un véritable droit comparé,
qui embrasse toutes les formes sociales humaines. Le fait que cet ouvrage n’ait guère
connu de postérité n’enlève rien à la légitimité de son projet scientifique.
Avant d’aborder les données et leur analyse, deux remarques supplémentaires sont
nécessaires au sujet des Inuits. La première concerne la qualité des données
ethnographiques, qui varie considérablement selon le lieu et l’époque où elles ont été
recueillies. Au cours des dernières décennies, on a beaucoup insisté sur les biais, voire les
inventions pures et simples, qui peuvent entacher les récits les plus anciens. Inversement,
si les observations plus récentes sont généralement plus fiables - certaines ont été fournies
directement par les Inuits, sans passer par le filtre déformant des ethnographes
professionnels ou amateurs - elles émanent en revanche de sociétés plus ou moins
profondément transformées par le contact avec les cultures occidentales. Je suis bien
conscient de tous ces dilemmes. Dans le cas présent, cependant, ils ne grèvent pas
significativement cette enquête. Sur tous les points critiques, en effet, on ne constate
aucune divergence notable entre les sources. Quelques cas douteux sont présentés et
discutés en tant que tels, mais ils ne modifient pas l’image globale qui se dégage des
données. Il s’agit donc, comme dans tout travail ethnologique, d’impressions partielles
qui doivent être considérées avec la prudence nécessaire. Néanmoins, il faut raisonner sur
la base des informations disponibles, quelles que soient leurs limites. On ne voit pas
pourquoi, dans le cas présent, ces limites seraient rédhibitoires.
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Par ailleurs, l’analyse révèle une dichotomie entre les deux grandes zones du monde
inuit. L’une, située à l’ouest de l’Alaska, est essentiellement composée des Inupiat et des
Yup’ik – les Inuvialuit, qui seront évoqués en passant, constituent un cas plus complexe
en raison de leur histoire spécifique. La deuxième zone comprend tous les groupes vivant
du centre de l’actuel Canada arctique jusqu’au Groenland. Si cette bipartition à grands
traits conduit à ignorer les différences qui existaient entre les groupes à l’intérieur de
chaque zone (Damas 1968), elle est pertinente du point de vue qui nous intéresse ici, à
savoir celui des pratiques judiciaires, et notamment des solidarités collectives susceptibles
de les affecter.
Ces nécessaires préliminaires étant effectués, il est possible de comparer les deux
systèmes judiciaires, il est possible de comparer les deux systèmes judiciaires selon trois
séries de questionnements, par ordre croissant d’abstraction :
1. Au niveau des procédures judiciaires : quelles sont celles qui sont communes aux
deux aires et celles qui sont spécifiques à l’une ou l’autre ?
2. Au niveau des catégories de procédures : pour les trois critères organisant la
classification adoptée, existe-t-il des combinaisons de valeurs présentes dans une
aire et non dans l’autre ?
3. Au niveau le plus général : les deux principes les plus fondamentaux que l’on avait
identifiés dans la justice aborigène s’appliquent-ils dans le monde inuit ? On
insistera à cette occasion sur le phénomène de la guerre, présente dans sa partie
occidentale, et dont on examinera dans quelle mesure elle peut elle aussi être
rapprochée de son homologue australienne.
1. Procédures comparées
Dresser l’inventaire des procédures de justice d’une aire culturelle impose de choisir le
degré de généralité auquel on souhaite se placer. Une position extrême consisterait à
prendre chaque modalité concrète en considération : on différencierait ainsi un duel aux
poings et aux couteaux ; une peine de mort infligée par surprise et celle où le coupable est
exécuté en toute conscience, etc. En lui-même, un tel niveau de détail n’est évidemment
pas dépourvu d’intérêt, mais on comprend aisément que dans une telle approche, les
arbres cachent vite la forêt. Inversement, en se bornant à affirmer que la justice
australienne agit toujours en portant atteinte à l’intégrité physique de sa cible, on
formulerait une proposition certes juste, mais beaucoup trop globalisante et qui diluerait
les différentes modalités au travers desquelles cet esprit général s’incarnait. Dans
l’inventaire des procédures australiennes et inuits, on privilégiera donc un degré de
généralité intermédiaire, choisi de manière à faire apparaître les caractéristiques majeures
des deux cultures.
Le répertoire des procédures de justice aborigène peut être ramené aux quatre formes
fondamentales suivantes :
1. Le duel, en soulignant qu’il ne se limite pas à la confrontation entre deux
individus. S’y rattachent en particulier les batailles rangées régulées dont
l’ethnographie australienne fournit de nombreux exemples et qui doivent donc
être vues comme des duels collectifs – ou comme une somme de duels individuels
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(pour les duels, voir par exemple Aiston 1921, 6; Basedow 1925, 171; Bates
1921, 6; Dawson 1881, 65‑66). Pour les batailles régulées, parmi de nombreuses
descriptions, voir (Hart, Pilling, et Goodale [1963] 2001, 89‑93; Petrie 1904,
46‑48; Smyth 1876, 1:158‑60).
2. Le châtiment corporel, à l’exclusion de la peine de mort (Foelsche 1882, 2; Fraser
1892, 40; Roth 1906, 8).
3. L’épreuve de pénalité (le plus souvent désignée sous le terme impropre d’ordalie
dans la littérature ethnologique), dans laquelle le coupable doit faire face à un
groupe d’exécutants armés en tentant d’éviter les projectiles que ceux-ci lui
adressent (Anderson, Chase, et Merland 2009, 3396; Fison et Howitt 1880,
216‑17; Hart, Pilling, et Goodale [1963] 2001, 86‑89; Salvado 1854, 324).
4. L’assassinat judiciaire, qui relève soit de la compensation, lorsqu’il intervient afin
d’équilibrer un assassinat précédent (Bates 1913, 53; Curr 1886, 1:85‑86; Howitt
1904, 329‑30; B. Spencer et Gillen 1899, 491), soit de la peine de mort, lorsqu’il
sanctionne une faute vis-à-vis de la collectivité (Roth 1906, 5; 1902, 55‑56). En
Australie, les deux motifs principaux, sinon uniques, de la peine de mort étaient
la faute religieuse et l’inceste.
Dans la pratique, ces quatre formes étaient déclinées en une douzaine de variantes,
notamment en fonction du fait qu’elles visent un seul individu ou plusieurs – une
question que l’on abordera dans la partie suivante.
Qu’en est-il dans le monde inuit ? Le premier point concerne la délimitation du domaine
du judiciaire, qui a traditionnellement soulevé bien des difficultés dans cette région du fait
du caractère informel d’une partie des réponses sociales aux situations de conflit. Certains
auteurs (par exemple, van den Steenhoven 1959) ont ainsi été tentés de rejeter la totalité
de ces réponses en-dehors du droit, tandis que d’autres adoptaient une position plus
nuancée (Rouland 1979). La notion même de sanction, souvent adoptée comme critère du
juridique, pose problème. Un individu au comportement considéré comme répréhensible
était par exemple ostracisé de manière plus ou moins stricte jusqu’à ce qu’il s’amende.
Une telle réaction de la collectivité se rencontre également dans notre propre société, où la
famille, les amis ou les collègues de travail peuvent refuser d’adresser la parole à celui dont
le comportement, sans enfreindre de loi, est néanmoins considéré comme contraire aux
bonnes mœurs. Mais là où, justement, les sociétés étatiques distinguent de manière nette
ce qui relève de la simple pression sociale et ce qui relève de l’action punitive de la justice,
les Inuits n’établissent qu’une gradation. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que de nos
jours, les Inuit protestent vigoureusement contre le fait qu’à l’époque précoloniale, leur
société aurait dépourvue de droit et de dimension judiciaire, même si celles-ci étaient très
éloignées de celles imposées par l’État (Inuaraq 1995, 256; Nungak 1993, 86; pour une
présentation synthétique des discussions sur ce point en anthropologie, voir Graburn
1969, 45‑46).
La synthèse de Patenaude (1989) distingue ainsi, dans la résolution des conflits, les
procédures formelles des méthodes informelles. Les premières incluent les différentes
formes de duels, le bannissement et l’assassinat. Quant aux secondes, elles vont du simple
ragot jusqu’à l’ostracisme, en passant par l’insulte et la moquerie. Faut-il considérer que
celles-ci relèvent de la justice ? On avouera bien volontiers l’impossibilité de trouver une
ligne de démarcation satisfaisante. Il ne semble cependant pas absurde d’admettre que
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dans une petite communauté où les relations sociales jouent un rôle essentiel dans la
survie quotidienne, l’ostracisme constitue une authentique sanction judiciaire. On est en
revanche surpris de ne pas trouver dans la liste dressée par cet auteur une institution
pourtant banale chez les Inuits centraux et dans l’ouest du Groenland : la confession
publique, où le fautif avouait ses torts devant l’ensemble de la collectivité, promettant par
là-même de rectifier son comportement (Oosten et al. 1999, 130). Dans une variante, le
leader d’une communauté (un « chef de village ») réprimandait publiquement le
coupable, lui rappelant ses torts passés, dans des séances qui pouvaient durer des heures
entières (Jaccoud 1995, 56). Tout comme pour l’ostracisme, on pourrait certes contester le
caractère judiciaire de cette procédure ; elle semble pourtant s’inscrire dans la gamme des
dispositions (en l’occurrence, formalisées), par lesquelles la collectivité, ayant établi
l’existence d’agissements problématiques, s’efforçait d’y mettre un terme.
L’ostracisme, la confession publique ou le bannissement 1, si communes dans le monde
inuit (Fienup-Riordan 1990, 212; Graburn 1969, 49; Inuaraq 1995, 257; Nungak 1993, 87;
Oosten et al. 1999, 54; Pospisil 1964, 423), sont totalement inconnues en Australie.
Inversement, on ne trouve chez les Inuits ni épreuve de pénalité ni châtiment corporel –
le cas rapporté par Malaurie (2016, 222), d’une voleuse impénitente à qui on avait arraché
tous les cheveux afin de l’humilier, semble exceptionnel, voire douteux. En elle-même,
l’inexistence de l’épreuve de pénalité n’est sans doute guère significative ; après tout, celleci peut être vue comme une simple variante « sportive » du châtiment corporel.
Cependant, la comparaison entre les deux répertoires de procédures judiciaires fait
apparaître une orientation générale extrêmement claire : tandis que la justice australienne
frappe exclusivement les corps, la justice inuite vise prioritairement les esprits (voir
tableau 1). Cette orientation a sans aucun doute contribué à alimenter les discussions sur
son périmètre : si personne ne doute qu’enfoncer une lance barbelée dans une cuisse
constitue une sanction, répétons que les choses sont beaucoup moins claires en ce qui
concerne la confession publique ou l’ostracisme. Divers commentateurs (Patenaude 1989,
46; Rouland 1979, 29; Loukacheva 2012, 204) et les Inuits eux-mêmes (Nungak 1993, 87)
ont ainsi pu soutenir l’idée que la justice inuit recherchait avant tout le rétablissement des
relations sociales, et que la sanction n’était qu’un moyen ultime de parvenir à cet objectif.
Cette idée est étayée par le fait que, face à un comportement jugé problématique, les
groupes inuits privilégiaient d’abord l’intervention conciliante et corrective des aînés ou
des hommes influents, ne recourant à des méthodes plus coercitives qu’en cas d’échec
répété (Inuaraq 1995, 256; Nungak 1993, 87; Oosten et al. 1999, 121). En fait, la justice
inuit a souvent été décrite comme « restaurative », en particulier par opposition à la
nature « rétributive » de son homologue occidentale (Griffiths 1996, 199; Jaccoud 1995,
49; Tomaszewski 1997).
Il serait cependant probablement imprudent d’opposer de manière tranchée une justice
inuit entièrement située du côté de la préservation des relations sociales à une justice
australienne axée sur la sanction. Dans l’ensemble du monde inuit, les parents d’une
1
On propose d’utiliser le terme d’ostracisme lorsque la rupture des relations est purement sociale,
et de bannissement lorsqu’elle implique une mise à distance physique. (Jaccoud 1995, 60‑62), qui
fournit une liste intéressante des variantes du bannissement, utilise (à tort, suggérons-nous) le
terme d’ostracisme.
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victime de meurtre pouvaient légitimement procéder à l’assassinat compensatoire du
meurtrier, d’autant plus si le crime initial avait été commis avec préméditation (Grant
2002, 17; Inuaraq 1995, 256; Oosten et al. 1999, 20, 48). À l’inverse, les châtiments
corporels australiens visaient au moins autant à rétablir de bonnes relations en équilibrant
les dommages qu’à infliger une sanction au sens strict du terme (Roth 1897, 139). Il en va
de même pour les duels armés, qui allaient parfois jusqu’à imposer des dommages égaux
aux deux parties et qui, au moins autant que l’affirmation des droits du vainqueur,
semblent avoir eu pour but de vider la querelle, à l’instar de nos excuses et de nos
poignées de main (Tonkinson 2013, 267).
Quoi qu’il en soit, cette préférence de l’ensemble inuit pour un règlement psychologique
des conflits marque également les procédures de duel. Dans les régions centrales, ceux-ci
s’effectuaient, de manière classique, à coups de tête ou de poings, assénés en haut des bras
ou sur la tempe (Balikci 1970, 185‑86; Graburn 1969, 52). Mais au Groenland et en
Alaska, selon diverses modalités, aux coups s’ajoutaient ou se substituaient des
déclamations (Balikci 1970, 186‑89; Holm 1914, 1:127; Kleivan 1971; Sonne 1982). Ces
chants, composés spécialement pour l’occasion, soulignaient défauts et méfaits de
l’adversaire, et cherchaient à assurer la victoire en lui faisant perdre la face devant
l’assemblée – « de petits mots pointus, comme les éclats de bois que je détache avec ma
hache. » (Hoebel [1954] 1979, 93).
Tableau 1 : procédures de justice inuites et aborigènes
Inuits
Présence
Présence
Duel (physique)
Exécution
Absence
Ostracisme
Confession publique
Bannissement
Duel de chants
Australie
Absence
Epreuve de pénalité
Châtiment corporel
S’il peut paraître trivial, un dernier point essentiel mérite d’être relevé : le monde inuit,
comme le monde aborigène, ignore tant la privation de liberté que le transfert obligatoire
de biens. Le fait est d’autant plus notable que, depuis l’abolition de la peine de mort,
l’essentiel des sanctions infligées par notre propre système judiciaire relève de l’une ou
l’autre de ces catégories. Leur absence dans les deux aires culturelles traitées ici doit
évidemment être rapprochée de leurs structures sociales. Si l’emprisonnement est très
probablement typique de l’État, l’obligation de transférer des biens pour réparer un tort
traduit pour sa part l’importance de la richesse dans le jeu social. Rien d’étonnant donc à
ce que la justice de sociétés sans États et sans richesse socialement significative les ignore.
Reste cependant une énigme, sur laquelle on reviendra : celle de l’Alaska, où la richesse
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avait incontestablement émergé, engendrant d’évidentes inégalités socio-économiques,
sans pour autant pénétrer ni la sphère de la justice ni celle de la guerre.
2. La classification et les catégories
Ainsi qu’on le disait en introduction, il est possible de dépasser le simple inventaire et
d’organiser les procédures judiciaires selon trois critères qui caractérisent à la fois leur
forme et le contexte social dans lequel elles sont employées. Deux des trois critères
peuvent prendre deux valeurs, le dernier en admettant trois : la classification définit ainsi
douze combinaisons possibles. Les trois critères sont les suivants :
1. Symétrie : une procédure est dite symétrique lorsque les parties en litige la
mènent à égalité de moyens. Juridiquement, cette situation correspond à une
situation où les droits sont disputés. Inversement, dans une procédure
asymétrique, l’une des deux parties, préalablement considérée comme coupable,
est placée en infériorité, avec ou sans son consentement.
2. Modération : une procédure est modérée lorsque des règles en limitent la létalité.
La modération correspond à la volonté d’équilibrer un dommage lui-même
modéré, ou à celle d’atténuer la stricte compensation d’un dommage plus grave.
3. Désignation : une procédure peut viser des individus de manière personnelle ou
collective, selon qu’ils sont impliqués dans les événements à titre individuel ou la
seule base de leur appartenance à un groupe. Dans ce dernier cas, la désignation
est dite plénière lorsqu’elle concerne l’ensemble des membres du groupe, ou
synecdochique lorsqu’elle se restreint à un nombre déterminé d’individus. Les cas
typiques de désignation synecdochique sont le duel mettant aux prises deux
champions, ou l’assassinat de compensation ciblant n’importe quel membre du
groupe du coupable. La distinction entre désignation plénière et désignation
synecdochique est essentielle et son absence constitue sans doute une lacune dans
le raisonnement de Raymond Kelly (2000). Son concept de « substituabilité
sociale » est très proche de l’idée de désignation collective. Néanmoins, si la
substituabilité sociale est une condition nécessaire à la guerre, elle n’est en aucun
cas une condition suffisante, et de nombreuses sociétés peuvent reconnaître cette
substituabilité sans faire la guerre.
La représentation des différentes variantes des procédures australiennes aboutit au
diagramme ci-dessous (figure 1 : les procédures rares sont portées en italiques, et les zones
non ou faiblement représentées sont hachurées).
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Figure 1 : Classification des procédures australiennes
La classification des formes inuites mentionnées précédemment ne soulève aucune
difficulté particulière : l’insulte ou l’ostracisme correspondent à des procédures
asymétriques, modérées et à désignation personnelle. Le bannissement, dont l’issue était
presque toujours fatale, doit quant à lui être rapproché de la peine de mort (pour un
inventaire de ses variantes, voir Jaccoud 1995, 60‑62). La peine de mort proprement dite
pouvait également être appliquée lorsqu’il s’agissait d’agir au nom de la communauté et
que les anciens décidaient d’éliminer un individu jugé dangereux, le plus souvent un
tueur récidiviste (Grant 2002, 19; Inuaraq 1995, 257; Pospisil 1964, 423).
Qu’en est-il de l’existence d’autres formes ?
1. Assassinats de compensation par équivalence
Cette forme, où l’on tue quelqu’un d’autre que le meurtrier lui-même en postulant
l’équivalence de la vie ainsi prise, se rencontre en apparence dans toutes les régions Inuits.
On remarque néanmoins qu’à l’exception de l’Alaska, cette désignation synecdochique
reste si minimale qu’on peut sérieusement douter de sa réalité. Pour commencer, on
cherche toujours à tuer prioritairement le coupable lui-même : ce n’est qu’ « à défaut »
(Rouland 1979, 57) que l’on s’en prend à quelqu’un d’autre. L’équivalence n’est donc
qu’un pis-aller, ce qui est une autre manière de dire qu’elle n’en est pas réellement une.
Ensuite, la portée de cette substitution « au titre de la responsabilité collective » (Rouland
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1979, 57) reste très restreinte. Elle ne dépasse jamais le cercle étroit des parents proches,
dans un ordre défini :
en priorité ses descendants : enfants, petits-enfants, et seulement après : frères et autres
parents (si le coupable est une femme, elle sera objet de la vengeance, mais il ne semble pas
qu’elle puisse être atteinte en tant que parente). » (Rouland 1979, 57)
Des régions centrales jusqu’au Groenland, on n’observe donc rien de similaire à cette
expédition Aranda qui avait exigé en représailles d’actes de sorcellerie la vie de trois
Ilaura, quels qu’ils fussent (B. Spencer et Gillen 1899, 490‑92). On conclura donc que dans
l’ensemble de cette zone, les formes d’équivalence étaient trop faibles pour être
considérées comme telles, et que l’assassinat de compensation s’effectuait sur la seule base
d’une désignation personnelle.
Ceci forme un saisissant contraste avec l’Alaska. L’assassinat par équivalence prévalait
dans les conflits qui opposaient groupes inuits et indiens. Ainsi, dans les interactions
entre les « Malemut » (Malimiut) du Golfe de Kotzebue et les « Tinne » (Dene) de
l’intérieur :
Le feud (…) relève de la vengeance de sang, excepté que chaque camp cherche à venger la
mort de ses parents ou de membres de sa tribu sur n’importe quel individu de la tribu
adverse. (Nelson 1900, 293, mes soulignés. Voir aussi Burch 2005)
2. Batailles libres, raids et embuscades
On observe là encore un hiatus très net entre les deux mêmes zones. En dehors de
l’Alaska, le monde inuit est quasiment dépourvu de toute forme d’affrontements
collectifs. Les conflits armés n’impliquent que des troupes de taille très réduite, et encore
ne visent-elles presque jamais plus d’un seul individu. Dans les rares situations où une
certaine extension des conflits est perceptible, ceux-ci restent toujours contenus dans
d’étroites limites, tant en ce qui concerne les effectifs impliqués que la létalité des
combats. Voyons la synthèse réalisée par Irwin (1990) à propos de la zone centrale :
certes, selon un informateur de Balikci nommé Irkrowaktoq, une expédition de vengeance
au début du XIXe siècle aurait fait « beaucoup » de morts, sans davantage de précision – un
épisode qui relève manifestement de l’exception ou de l’exagération. Toutes les autres
données indiquent que le nombre maximum de victimes était de « quatre, trois ou deux.
Pas plus de quatre. Les vaincus sont ceux qui auraient eu trois ou quatre morts » (Irwin
1990, 198). Il en allait de même au Groenland, où le meurtre était aussi rare que
moralement réprouvé. Quant à la guerre proprement dite, elle était « à leurs yeux
incompréhensible et repoussante, une chose pour laquelle leur langue n’a pas de mot »
(Nansen 1894, 162).
Certes, on sait que les zones méridionales étaient parfois le théâtre d’affrontements
sanglants avec les groupes indiens voisins. L’épisode le plus célèbre est le massacre
supposé des Bloody Falls, en 1771, d’une vingtaine d’Inuits du Cuivre, hommes, femmes
et enfants, par leurs ennemis jurés, les Dene. Le raid fut rapporté par l’explorateur Samuel
Hearne, dont le témoignage tardif est sans doute contestable (Maclaren 1991) la version
originale du récit ayant hélas été perdue. Plus à l’Est, des relations belliqueuses prévalaient
également avec les Cree, qui n’hésitaient pas à rafler des esclaves parmi les Inuits qu’ils
attaquaient (Saladin d’Anglure 1984, 477, 499). Rien ne permet de penser que ces
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hostilités étaient à sens unique : il est possible, et même probable, que les Inuits locaux
répliquaient lorsqu’ils le pouvaient. Quelle qu’ait été leur ampleur, ces conflits restaient
néanmoins circonscrits aux zones frontalières et étaient inconnus entre groupes inuits
eux-mêmes (Gabus 1944, 127).
Par comparaison, l’Alaska présente un contraste saisissant. La guerre, dans ses diverses
déclinaisons, y était omniprésente et culturellement valorisée :
Les jeunes gens étaient entraînés spécifiquement pour devenir des guerriers, et l’on admirait
ceux qui participaient à des actions de violence à grande échelle et qui étaient des tueurs
efficaces. Cela contrastait avec l’Est, où il n’existait ni préparation ni entraînement pour la
guerre parmi les jeunes hommes. Au lieu de cela, l’habilité à la chasse était appréciée plus
que tout, et il n’y avait aucune admiration pour les hommes qui en tuaient d’autres. »
(Darwent et Darwent 2014, 187)
Surtout, ces épisodes de guerre récurrents survenaient y compris au sein d’un même
peuple, entre des subdivisions d’ensembles linguistiques et culturels qui occupaient des
territoires propres. Le cas le plus circonstancié est celui des Iñupiat de la zone dite NANA
(Northwest Arctic Native Association), étudié en détail par Burch (2005) pour la première
moitié du XIXe siècle. Burch a développé une approche ethnohistorique de qualité, qui
donne à son travail une rare profondeur temporelle. Un autre cas bien étudié est celui des
Yup’ik, apparentés aux Inuits et dont les conflits collectifs ont été bien documentés, entre
autres, par Ann Fienup-Riordan (Fienup-Riordan 1990; 1994) et Caroline Funk (Funk
2010). Bien que les informations disponibles à leur sujet soient beaucoup plus
fragmentaires, leurs voisins inuvialuits, qui vivaient plus à l’est, sur le détroit du fleuve
McKenzie, suggèrent une configuration similaire (Friesen 2012). On reviendra plus loin
sur ces épisodes guerriers, en montrant que, comme en Australie, ils relevaient bel et bien
de l’exercice de la justice.
Si la forme la plus commune était le raid, où l’on fondait sur un village en s’efforçant d’en
massacrer tous les occupants, il arrivait également que se déroulent de violentes batailles
rangées. Celles-ci pouvaient impliquer des dizaines, voire des centaines de participants.
Si la vengeance visait un groupe entier et si les agresseurs avaient rassemblé une force
suffisamment importante pour se sentir invincibles, ils pouvaient défier l’ennemi lors
d’une bataille ouverte (Burch 2005, 69). Apparemment, ces batailles avaient lieu soit
lorsque l’animosité entre les deux parties avait atteint un tel niveau que les combattants
voulaient en découdre le plus rapidement possible, soit lorsque les troupes rassemblées
étaient si nombreuses qu’une attaque sournoise n’était pas envisageable (Burch 2005,
104).
De telles batailles ouvertes existaient également chez les Yupik. Commencées aux armes
de jet après que les troupes s’étaient disposées en ligne et copieusement provoquées, elles
se poursuivaient dans un corps-à-corps sans merci :
Pour les perdants, il n’était pas envisageable de se rendre, dans la mesure où l’on ne faisait
pas de prisonniers ; un seul individu était laissé vivant afin de raconter l’affaire. Bien que la
bataille ne fut pas toujours suivie de mutilations, les vainqueurs découpaient parfois les têtes
et les organes génitaux des cadavres. Ces mutilations peuvent avoir été liées à la croyance
Yup’ik selon laquelle pour tuer un adversaire pour de bon, en particulier celui qui possédait
des pouvoirs surnaturels, le corps doit être démembré. S’il ne l’est pas, l’esprit du mort
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
pourrait parvenir à ranimer le cadavre, et le combat pourrait reprendre. (Fienup-Riordan
1994, 331)
3. Batailles régulées
On remarque cependant que la bataille régulée, si banale chez les Aborigènes (et dans
d’autres régions du globe), est presque inconnue dans le monde inuit. L’unique mention
d’un tel phénomène semble celle rapportée chez les Netsilik de l’arctique central par un
informateur nommé Itimangnerk :
Tous se rendaient sur le territoire de l’ennemi et, arrives non loin de lui, ils établissaient leur
camp, car les autres, ignorant probablement leur arrivée, devaient être en mesure de se
préparer. Ensuite, le groupe vengeur envoyait un vieil homme ou une vieille femme pour
vérifier si les autres étaient prêts. Car ces vieux, selon nos coutumes, n’ont jamais été
attaqués. La vieille femme leur demandait donc s’ils étaient prêts à sortir. Si la réponse était
positive, l’autre groupe s’avançait et, pendant qu’ils s’approchaient l’un de l’autre, chacun
choisissait un adversaire qu’il considérait comme son égal en termes de force. Ils tiraient à
l’arc et aux flèches et, s’ils n’étaient pas nombreux, ils pouvaient aussi se battre avec des
couteaux à neige. On utilisait également des harpons pour la chasse à l’ours et au bœuf
musqué. Si l’un des groupes comptait, disons, quatre tués ou blessés, il concédait la victoire
et les vainqueurs laissaient les survivants rentrer chez eux. (van Steenhoven, 1959, cité par
Irwin 1990, 212)
Deux points méritent d’être soulignés. Le premier est que, tout en respectant certaines
règles, ces affrontements avaient clairement des visées meurtrières. L’autre est que,
comme dans le cas australien, la bataille régulée est un duel collectif, mais qui tend aussi à
se dissoudre dans une somme de duels individuels (sur ce point, voir aussi Balikci 1970,
184).
4. Des duels hors normes ?
Les caractéristiques de certains duels évoqués par l’ethnographie consacrée aux Inuits
soulèvent la question de particularismes appelant une classification spécifique… ou d’une
information erronée.
Une première forme déviante potentielle est celle des duels de la Terre de Baffin et du
Labrador, dont Hoebel affirme qu’ils pouvaient connaître une issue fatale, le gagnant
ayant semble-t-il le droit d’achever son adversaire vaincu (Hoebel 1941, 168). Aucune
source originale n’est cependant fournie à l’appui de cette affirmation a priori un peu
surprenante, qu’on ne retrouve dans aucune autre synthèse et que mes recherches ne
m’ont pas permis de corroborer. Jusqu’à preuve du contraire, cette information doit donc
être considérée avec la plus grande prudence.
Une autre question est soulevée par ces duels où l’affrontement dépassait manifestement
la personne des protagonistes et où, au travers elle, ce sont des collectivités qui étaient
impliquées dans la joute. Sonne (1982) rappelle ainsi qu’avant un duel de chants, chaque
famille enquêtait sur l’adversaire afin de rassembler des griefs susceptibles de lui être
adressés. Durant l’affrontement lui-même, qui était toujours public, les réactions de
l’assemblée influaient sur le moral des protagonistes. Ainsi que le remarquait déjà Kleivan
(1971), cette participation de l’assistance constituait un facteur d’inégalité entre les
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
parties, en avantageant celui qui disposait des partisans et des parents les plus nombreux
dans l’auditoire. La même chercheuse notait qu’en pareil cas, par l’intermédiaire des
duellistes, ce sont en réalité des communautés qui s’opposaient. Ces observations
soulèvent donc la question d’une possible désignation synecdochique. Cette option doit
néanmoins être écartée : si, en raison de la solidarité dont ils bénéficiaient, les
protagonistes devenaient de facto les champions de leur groupe, rien n’indique qu’ils aient
pris part au duel sur une autre base que celle d’un différend personnel. Au passage, on ne
voit guère ce qui pourrait permettre d’affirmer que les duels représentaient un mode de
résolution des conflits individuels seulement dans l’aire centrale, et que dans les régions
périphériques, ce sont les dimensions collectives qui prenaient le pas (Eckett et Newmark
1980).
Il faut enfin examiner cette institution pour le moins étonnante de la région centrale,
décrite par Boas dans les termes suivants :
Leur façon de conduire un tel feud est tout à fait étrange à nos yeux. Aussi surprenant que
cela puisse paraître, un meurtrier rend visite aux parents de sa victime (tout en sachant
qu’ils sont autorisés à le tuer pour se venger) et s’installe chez eux. Il est accueilli avec
bienveillance et vit parfois tranquillement pendant des semaines et des mois. Puis il est
soudain défié à un combat de lutte (...), et s’il est vaincu, il est tué, ou s’il est victorieux, il
peut tuer l’un des adversaires, ou encore, lors d’une chasse, il est soudainement attaqué par
ses compagnons et tué. (Boas 1888, 582)
On ne sait trop comment interpréter une telle information, qui contredit tout ce qu’on
connaît par ailleurs. Le duel régulé qui, toujours, est censé vider les différends, sert ici à
déterminer quelle partie pourra ensuite exécuter légitimement l’autre. De plus, la
procédure ne donne pas seulement le droit à un meurtrier d’échapper à la vengeance des
parents de sa victime, mais elle lui ouvre de surcroît la possibilité de procéder lui-même à
un second assassinat, dont on ne voit guère sur quelle logique il se fonde. Dès lors, de
deux choses l’une : soit les faits rapportés ont été déformés ; soit ils sont exacts, et l’on ne
peut alors que s’avouer aussi perplexe que Boas lui-même. De prime abord, on serait
tentant de rejeter cette information déroutante. Les hypothèses ne manquent pas : Boas a
peut-être mal compris ce qu’on lui expliquait, ou bien il a été victime de la facétie de ses
informateurs. Un élément incite toutefois à ne pas écarter trop vite la réalité de cette
coutume. À plusieurs milliers de kilomètres de là, en Sibérie orientale, Waldemar
Bogoras, qui avait lu ce témoignage, affirmait avoir observé une coutume similaire chez
les Chuckchi (Bogoras 1909, XI:667), sans toutefois donner davantage de détails. Sur ce
point précis, la prudence est donc de mise et j’avoue volontiers ma perplexité.
Conclusion
La cartographie des procédures judiciaires inuits doit donc établir une nette différence
selon la zone considérée. En Alaska, chez les Iñupiat et les Yupik, plusieurs procédures
dénotent la possibilité d’une généralisation des différends au niveau de groupes entiers,
par une désignation synecdochique ou collective (figure 2). Dans les régions centrales et
au Groenland, en revanche, ces dimensions collectives sont si restreintes qu’on doit les
considérer comme absentes (figure 3).
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
Figure 2 : Procédures inuits (Alaska)
Figure 3 : Procédures inuits (régions centrales et Groenland)
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
3. La guerre et le principe de modulation
Rappels généraux
Il reste un dernier point à examiner, qui concerne à la fois le caractère judiciaire de la
guerre et son articulation aux autres procédures de justice. L’analyse menée à propos de
l’Australie avait en effet révélé le caractère principalement, sinon exclusivement, judiciaire
de la guerre. Celui-ci se traduit dans les motifs allégués pour les hostilités, qui ne relèvent
jamais de la domination politique ou de la prise de butin ou de captifs, et presque jamais
de la conquête territoriale. Si l’on se bat avec la volonté d’écraser l’adversaire, c’est avant
tout pour se venger de torts subis, réels ou supposés – qu’il s’agisse de conflits accumulés
au sujet des femmes ou d’actes de sorcellerie allégués.
Si, en Australie, la guerre constitue un prolongement de la justice, c’est parce que cette
dernière repose sur deux principes fondamentaux. Le premier, bien connu, est celui du
talion : « œil pour œil, dent pour dent » : de manière fort banale dans une société non
étatique, la justice aborigène cherche a priori à compenser un dommage par un dommage
similaire. Mais c’est là où l’action d’un second principe, beaucoup moins remarqué que le
premier, entre en jeu. Il s’agit du principe de modulation, qui fait varier le degré de la
compensation en fonction des relations sociales qui prévalent entre les parties. Si ces
relations sont étroites et amicales, alors la compensation est atténuée, et un meurtre sera
par exemple compensé par une simple épreuve de pénalité, ou par un châtiment corporel.
Mais que les relations soient au contraire empreintes de méfiance, voire d’hostilité, et elles
ouvrent la possibilité d’une escalade : un dommage bénin sera compensé par un
dommage plus grand, ou la compensation, au lieu d’un seul individu, s’étendra à un
groupe dans son ensemble. Les lignes d’action du principe de modulation s’exercent donc,
dans les deux sens, entre procédures modérées et non modérées, et entre désignation
personnelle, synecdochique et plénière. Ce phénomène, qui est loin d’être propre à
l’Australie, constitue le pendant judiciaire de la modulation des échanges économiques
décrite par Sahlins (1965).
Typiquement, la guerre aborigène est un feud qui s’élargit, à la fois par la masse des
combattants impliqués et par l’approfondissement de ses objectifs – le premier point
n’étant que la conséquence du second. Là où le feud est une vengeance qui vise à
équilibrer les pertes, la guerre est sans limite, et cherche à infliger à l’adversaire le plus de
dégâts possibles. Pour reprendre les termes de notre classification, là où le feud est une
série d’actes et de répliques qui opèrent sur la base d’une désignation personnelle ou
synecdochique, la guerre vise à tuer sur celle d’une désignation collective.
Alaska
La guerre inuit observée en Alaska obéit-elle à ces caractéristiques ?
La première hypothèque à lever concerne son ancienneté, et la possibilité qu’elle ait
résulté du contact avec des sociétés économiquement plus développées, à commencer par
l’État russe. Tous les chercheurs s’accordent sur le fait que la région connaissait des
guerres avant l’arrivée des Occidentaux au milieu du XIXe siècle (Burch 2005, 66‑67; Frink
2016, 42; Funk 2010). Sans apperter de certitudes, les archives archéologiques indiquent
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
que la guerre a existé pendant au moins 300 ans, voire bien davantage (Lambert 2002;
Mason 2012). Le contact direct a rapidement éteint les opérations militaires dans toute la
région (Burch 1975, 33; Fienup-Riordan 1990, 155).
Le second point, en partie lié au précédent mais distinct de lui, concerne les causes de ces
guerres. La détermination de la causalité est un problème complexe : il en existe différents
niveaux et, pour reprendre une distinction proposée par Aristote, les motifs
« proximaux » peuvent différer des raisons plus profondes (Otterbein 2009). En ce qui
concerne les guerres de l’Alaska, la possibilité de causes sous-jacentes, telles que la
pression exercée par les mouvements de population ou la perturbation des routes
commerciales par l’expansion russe, ne peut évidemment pas être formellement exclue
(Funk 2010, 534‑35). Cependant, il est frappant de constater que les buts économiques,
sans parler des dimensions politiques ou religieuses, sont totalement absents des motifs
allégués dans les témoignages qui, tant chez les Inupiat que chez les Yup’ik, mentionnent
uniquement l’escalade des offenses et la volonté de se venger sans limite. Après une
discussion approfondie des théories attribuant les guerres dans cette région à divers
facteurs, Burch conclut :
Les causes ultimes de la guerre peuvent avoir été la pression extérieure, l’économie,
l’acquisition de terres, l’inimitié ethnique ou une combinaison de ces facteurs, mais au
début du XIXe siècle, la plupart des manifestations d’hostilité entre nations constituaient
probablement de simples actes de vengeance.” (Burch 2005, 66)
La dimension économique n’est sans doute pas totalement absente de ces affrontements.
Les femmes sont parfois capturées au lieu d’être systématiquement massacrées, comme les
hommes et les enfants (Nelson 1900, 328). Cependant, Burch (2005, 118) insiste sur le fait
qu’il s’agit là d’une pratique marginale. La même nuance est perceptible entre ces deux
auteurs à propos du pillage, que le premier présente comme systématique (Nelson 1900,
329), tandis que le second souligne qu’il reste facultatif et se limite à quelques biens
mobiliers (labrets, perles, vêtements, etc.) facilement transportables et ne risquant pas de
ralentir la retraite (Burch 2005, 120). En tout état de cause, ces spoliations restent de
simples sous-produits de conflits dans lesquels la vengeance est « le premier objectif
stratégique » (Burch 2005, 69). C’est donc en toute cohérence que :
La victoire définitive d’un camp et la défaite de l’autre consistaient en la mort de tous,
hommes, femmes et enfants de la population cible ou par celle de tous les membres du
groupe attaquant. On exprime cela en inupiatun par le terme tamatkiq- et en langage
populaire, par l’expression “nettoyer [l’ennemi]” (Burch 2005, 69).
De manière significative, le vocabulaire iñupiat ne distinguait pas les termes de « guerre »
et de « vengeance ». Au demeurant, les expéditions qui massacraient un village entier se
distinguaient par l’habitude un peu surprenante de toujours laisser une victime vivante,
afin qu’elle explique aux autres membres de son groupe qui étaient les agresseurs.
Censément destiné à terroriser et à empêcher les représailles, cette pratique avait le plus
souvent le résultat inverse, en alimentant les futures vengeances.
Quant aux guerres des Yupik, leurs motivations présentent un visage tout à fait similaire :
L’organisation d’un groupe de guerre n’a pas pour objet d’acquérir du butin, d’étendre un
territoire ou de défendre des frontières, mais d’exterminer l’ennemi. (Fienup-Riordan 1994,
329)
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
Cette caractéristique est parfaitement illustrée par certains récits à propos des « guerres de
l’arc et de la flèche » qui ont ensanglanté la région :
Certains récits oraux de raids sont incomplets, se contentant d’indiquer qu’un camp ou un
village a été “anéanti”… Lors de l’une de ces attaques, toute la population fut assassinée,
frappée à mort à l’aide de pagaies qayaq, donnant à la terre et à l’eau une coloration rouge
qui existe encore aujourd’hui (Funk 2010, 534‑44).
Leur mythe d’origine de la guerre, qui la décrit comme un feud envenimé, ne saurait être
plus éloquent :
Dans tout l’ouest de l’Alaska, une même histoire est racontée pour expliquer l’origine de la
guerre. Il s’agit d’un récit ancien, et les narrateurs situent généralement l’incident dans un
village de leur région. Selon la tradition, deux garçons jouaient avec des fléchettes à pointe
d’os dans la maison des hommes. L’un des garçons visa mal et toucha accidentellement son
compagnon à l’œil, l’éborgnant. Le père de l’agresseur dit au père du garçon blessé de venir
arracher l’un des yeux de son fils en compensation. Cependant, le père dont le fils avait été
blessé était si furieux qu’il creva les deux yeux de l’agresseur, le rendant complètement
aveugle. L’autre père réagit en tuant le fils du premier. Et ainsi de suite, la violence
s’intensifiant et chaque homme de la maison des hommes prenant parti, jusqu’à ce que tout
le village, et finalement toute la région, soit en guerre. (Fienup-Riordan 1994, 326)
Non seulement la guerre en Alaska s’inscrivait bel et bien, comme son homologue
australienne, dans un cadre judiciaire, en tant qu’excroissance du feud, mais les
mécanismes qui provoquaient le passage de l’un à l’autre dérivaient également du
principe de modulation.
Burch fait état de sentiments qu’il faut bien appeler xénophobes entre les différents
groupes qui se partageaient le territoire (qu’il appelle des « nations »), et entre lesquels
régnait au mieux une certaine défiance, au pire une franche hostilité.
Le schéma global était très simple : en général, il était non seulement acceptable, mais
parfois même souhaitable de tuer des membres d’autres nations. Bien qu’il fut interdit de
tuer un membre de sa propre nation, sauf dans des circonstances extraordinaires, il arrivait
bien sûr que cela se produise. Tuer son propre compatriote était un meurtre (ifiuaq-),
tandis que tuer un étranger (ruqut-) n’était conceptuellement pas très différent de tuer un
moustique. Un étranger venant d’un autre pays pouvait être tué simplement parce qu’il était
un étranger, même si d’autres facteurs entraient souvent aussi en ligne de compte. (Burch
2005, 20)
Le principe de modulation se manifestait dans la différence entre ce qu’il advenait en cas
de meurtre interne à une nation et un homicide commis par un étranger (R. F. Spencer
1957, 98). Lorsque le meurtrier appartenait à la même nation que celui qu’il avait tué, la
réplique était circonscrite de deux manières. Non seulement seul le plus proche parent
masculin de la victime pouvait se livrer à un assassinat de compensation, mais celui-ci
visait uniquement le coupable en personne ou, à défaut, ses proches parents. En revanche,
lorsque le coupable présumé était un membre d’une autre nation, tout homme de la
nation victime pouvait s’en prendre à tout homme de la nation coupable. Une escalade
était donc possible, pour peu que les ressentiments se fédèrent :
Les offenses faites à un individu par un étranger tendaient à susciter une réaction collective
de sympathie parmi les compatriotes de la partie lésée. (...) Il s’agissait donc pour l’individu
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86.
offensé de persuader ses compatriotes de se joindre à lui pour venger ce qui n’était au
départ qu’un affront personnel. Le seul moyen d’y parvenir était de faire appel au fonds de
griefs qui s’était accumulé au fil des ans dans l’ensemble de la population. S’il est
suffisamment important, un incident apparemment mineur pouvait précipiter une attaque.
(Burch 2005, 65)
Si, au pire, un assassinat interne à une nation pouvait conduire à un feud entre deux
familles, dans des circonstances propices, un meurtre impliquant deux nations différentes
pouvait donc dégénérer en une authentique guerre. Même si les détails diffèrent, on ne
peut qu’être frappé par la ressemblance entre cette configuration et celle décrite à propos
des Kurnai du sud-est de l’Australie (Fison et Howitt 1880, 220‑21).
Arctique central et Groenland
Dans le reste du monde inuit qui, rappelons-le, était virtuellement dépourvu
d’événements s’apparentant à la guerre, le principe de modulation n’était pas totalement
absent, mais son champ d’application était en quelque sorte beaucoup plus restreint. Un
premier exemple vient de la manière dont la partie lésée, pour faire valoir ses
droits, pouvait choisir de recourir au duel de chants plutôt qu’à l’assassinat de
compensation :
Si le vengeur potentiel choisissait comme voie le duel de chansons, la vengeance devenait
une affaire publique dans laquelle le public décidait si elle était légitime ; en même temps,
normalement, le duel de chansons mettait fin à la querelle, puisque les parties n’étaient pas
autorisées à recourir à la violence létale pendant et immédiatement après le duel de
chansons.” (Sonne 1982, 32)
En pareil cas, la modulation – dans le sens de l’atténuation – opérait donc à deux titres.
Pour commencer, par le choix d’armes verbales plutôt que physiques. Mais aussi, et peutêtre surtout, par celui d’une procédure symétrique plutôt qu’asymétrique : ce faisant, le
plaignant choisissait en quelque sorte d’affirmer vis-à-vis de la communauté que les torts
étaient disputés, et qu’il refusait de placer la partie adverse en position de culpabilité
unilatérale.
Cependant, à la différence de ce qu’on observe pour l’Alaska, il n’existait pas de
collectivités marquant une différence entre un « nous » et un « eux » dans le traitement
des affaires judiciaires, et donc fournissant le terrain sur lequel le principe de modulation
aurait pu jouer dans un sens ou dans l’autre :
Les Inuit de l’Arctique central canadien commettaient parfois des homicides, mais dans la
culture inuite, le meurtre d’un membre de la tribu et celui d’un membre d’une tribu
différente ne peuvent être distingués. (Irwin 1990, 190).
Ainsi, la modulation restait, au sein de la gamme relativement restreinte des procédures
disponibles dans cette aire, une décision prise sur une base purement individuelle : elle ne
procédait pas, comme en Alaska ou en Australie, d’une logique organisant le règlement
des conflits entre sous-ensembles sociaux.
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« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée »
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Conclusion
Ce tour d’horizon confirme l’intérêt de l’approche formelle développé à partir du cas
australien. Le recensement et la classification des procédures judiciaires selon les trois
critères proposés permettent d’appréhender des dimensions essentielles des rapports
sociaux et montrent la proximité étroite, sur ce plan, entre les mondes australiens et
inuits. Le goût du premier pour les sanctions corporelles et du second pour l’action plus
psychologique sont des différences, non de nature mais d’esprit, à la manière dont une
même partition serait jouée ici par une fanfare, là par un ensemble à cordes.
Fondamentalement, les voies et les ressorts des deux systèmes judiciaires s’avèrent
remarquablement concordants.
Restent deux questions essentielles.
La première est celle des facteurs susceptibles d’expliquer la dichotomie, dans l’ensemble
inuit, entre la partie occidentale marquée par la présence des désignations collectives, et
les zones centrales et orientales, où la justice ne connaît que la seule désignation
personnelle. Cette question fait écho à la situation australienne, où la guerre était
pratiquée dans certaines régions tout en restant inconnue dans d’autres. À tout le moins,
les procédures de désignation collective semblent se retrouver dans toute l’Australie, ce
qui n’est pas le cas dans le monde inuit. La différence entre les deux est probablement due
en partie à l’omniprésence, chez les Aborigènes, de divers groupes de parenté formels qui
étaient tout aussi remarquablement absents chez les Inuits. Toutefois, cet élément ne
fournit, au mieux, qu’une partie de la réponse. En effet, il est difficile d’expliquer
précisément pourquoi, en Australie, les conflits se sont cristallisés en de véritables guerres
dans certaines régions et pas dans d’autres. On ne peut que soupçonner l’action de divers
facteurs que les documents ethnologiques ne nous permettent pas d’identifier plus
précisément. Il en va probablement de même pour les Inuits. La première réponse qui
vient à l’esprit pour expliquer la présence ou l’absence de désignation collective est
démographique : on sait en effet que les Inuits de l’Alaska, de même que les Yupik,
résidaient sur un territoire aux ressources beaucoup plus riches que ceux des régions
centrales et du Groenland. La densité de leurs populations, ainsi que la taille de leurs
regroupements d’habitats, étaient donc bien supérieures, et ont pu contribuer à l’existence
d’un sentiment collectif, même si celui-ci ne s’appuyait sur aucune organisation formelle.
La distance possède deux effets : elle rend les frontières entre les groupes superflues, et
altère les communications, deux éléments qui contribuent à miner l’identité collective.
(Darwent et Darwent 2014, 183)
Le peuplement inuit s’étant effectué à partir de l’Alaska un peu avant l’an mille, et
l’archéologie y accréditant l’existence de combats collectifs à cette époque, le scénario le
plus vraisemblable est donc que les sentiments d’appartenance collective (à défaut de
structures formelles dont rien ne permet d’affirmer l’existence) étaient présents dans la
population inuit originelle, et se sont ensuite peu à peu dissous lorsque cette population a
occupé des environnements qui l’ont contrainte à se disperser sur des étendues
considérables.
La seconde question résiste davantage à l’investigation. Elle concerne la physionomie de la
guerre – et, plus largement, des sanctions judiciaires – dans les sociétés inuites ou
apparentées de l’Alaska. Il en effet paradoxal que les guerres, là où elles existaient, étaient
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menées dans des buts qui n’impliquaient jamais la richesse, alors même qu’elles
survenaient dans les seules sociétés de cet ensemble à être clairement marquées par des
inégalités socio-économiques. Les Iñupiat étaient connus pour leurs riches personnages,
les umialit, qui possédaient notamment partenaires commerciaux, baleinières et stocks de
nourriture (pour une description détaillée du rôle traditionnel des umialit et des sources
de leur statut social avant le contact, voir Pospisil 1964, 419 et suivantes ; et surtout Burch
1975, 209‑15). On ne peut donc qu’être intrigué par le fait que les guerres menées dans ces
sociétés ne visaient jamais ni à piller des biens, ni à s’emparer de captifs.
Une manière possible d’expliquer ce paradoxe serait de le rapprocher d’une autre absence,
beaucoup plus globale dans cette société : celle des transferts de biens matériels dans des
transactions à caractère social. Contrairement au schéma le plus courant observé de par le
monde, la richesse, en Alaska, tout en assurant une position dominante à celui qui la
possédait, n’avait en effet pas pénétré les sphères du mariage et de la justice. On ne
pouvait verser un prix de la fiancée pour se marier, ni un wergild afin d’éteindre un feud.
Au-delà des raisons susceptibles d’expliquer ce qui, au moins statistiquement, doit bien
être appelé une anomalie, une telle configuration soulève plus profondément le problème
de la définition de la richesse et de ses diverses lignes de développement (Testart 2005;
Darmangeat 2020), dont bien des ressorts restent encore à découvrir. Divers exemples
pris dans d’autres aires culturelles, comme les Maenge mélanésiens (Panoff 1985) ou les
Huli (Glasse 1959), suggèrent cependant que cette déconnexion entre le rôle central de la
richesse dans les structures sociales et sa place secondaire dans les motifs de guerre n’est
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