Academia.eduAcademia.edu

Justice aborigène et justice inuite (vf)

2023, Arctic Anthropology

Cet article s'appuie sur une revue de la littérature pour dresser un inventaire des procédures et des sanctions relatives à l'exercice de la justice et du droit – au sens large, celui de la gestion sociale des conflits – dans les sociétés traditionnelles australiennes et inuit. On souligne que la conception inuit de l'action judiciaire, à la différence des pratiques australiennes, met l'accent sur les dimensions psychologiques et sociales plutôt que sur les sanctions physiques. Pour classer les procédures observées chez les Inuits, on utilise une grille d'analyse préalablement élaborée pour l'Australie. Cette approche s'articule autour de trois critères formels (symétrie, modération et désignation) et révèle une forte dichotomie des peuples inuits entre l'Alaska et les régions de l'est du Canada et du Groenland. L'est est marqué par l'absence quasi totale de procédures de désignation collective, sous quelque forme que ce soit, à la possible et rare exception de la bataille régulée. Cette absence explique l'ampleur limitée des guerres, en tout cas internes aux groupes inuits, et la faible intensité des feuds dans cette région. L'Alaska, au contraire, connaissait plusieurs variantes d'actions collectives, dont les feuds et la guerre judiciaire.

« Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée Introduction Ce travail prolonge celui effectué sur l’Australie (Darmangeat 2019; 2021), qui se proposait d’élaborer une classification des procédures judiciaires. Les critères retenus pour cette classification, au nombre de trois, se rapportaient à la fois à la forme de la procédure et à son contexte social, le second déterminant le choix de la première. Cette recherche intégrait également le phénomène guerrier, largement présent dans l’Australie aborigène, et qui procédait presque toujours de motivations d’ordre judiciaire. Pour paraphraser une formule célèbre, en Australie, la guerre était donc la continuation de la justice par d’autres moyens – une proximité d’ailleurs plusieurs fois remarquée (Hodgkinson 1845, 236; Wheeler 1910, 130, 153; Berndt et Berndt [1964] 1992, 356). Avant de poursuivre, il convient de clarifier deux points essentiels, d’autant plus qu’ils ont fait l’objet de nombreux débats. Le premier, sur lequel je reviendrai, concerne la délimitation du domaine judiciaire. Cette délimitation, formalisée dans les sociétés organisées en Etats, est beaucoup plus incertaine dans celles qui n’en possèdent pas, et ce d’autant plus si, comme dans le cas des Inuits et des chasseurs-cueilleurs australiens, ces sociétés n’utilisent qu’un formalisme minimal pour régler leurs conflits. Suggérons toutefois qu’il faut parler de justice (et de droit) dès lors que des règles sociales encadrent le traitement des conflits en régulant les modalités d’un éventuel recours à la coercition. Selon une maxime célèbre : « la loi a des dents ». Le second point concerne la définition de la guerre, qui a fait couler beaucoup d’encre, principalement en raison de la nécessité et de la difficulté de distinguer la guerre du feud. Ces termes désignent tous deux des situations conflictuelles à caractère homicide qui impliquent des collectivités. D’emblée, il faut exclure la possibilité de chercher une réponse dans la forme d’opérations militaires : un « raid », par exemple, désigne une attaque dans laquelle l’effet de surprise est recherché, et un tel mode d’affrontement peut se produire dans le contexte d’un feud aussi bien dans celui d’une guerre. Le critère ne peut pas non plus être celui des motivations : si le feud incarne le conflit vindicatoire par excellence, on voit mal quelle raison de principe empêcherait l’existence de guerres de vengeance. Traditionnellement, l’anthropologie sociale a cherché une réponse dans la nature des entités sociales impliquées : le feud serait ainsi une confrontation entre des unités non politiques, tandis que la guerre impliquerait des unités politiques (dont les États). Bien que largement acceptée, cette solution soulève en réalité de nombreux problèmes, à commencer par le déplacement de la difficulté à la caractérisation des unités 1 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. sociales comme « politiques ». Ainsi que le remarquait Radcliffe-Brown (1940), on peine à formuler des critères satisfaisants pour déterminer si une unité sociale est politique ou non. On peut dire que l’anthropologie s’est ensuite contentée de réponses plutôt vagues, considérant ces questions comme closes sans jamais les avoir réellement résolues. Il est d’ailleurs frappant de constater que dans le cas australien, sur la base de cette définition commune de la guerre et du feud, deux auteurs comme Otterbein (2009) et Fry (2009), parviennent à des conclusions opposées. Pour ces raisons, je suivrai ici une voie différente, en adoptant le critère proposé par Boulestin (2019), selon lequel dans la guerre, les belligérants visent à imposer leur supériorité à l’adversaire (c’est-à-dire à le vaincre). À l’inverse, dans un feud, on tue pour compenser un tort subi et on cherche à équilibrer les pertes. La guerre, même lorsqu’elle est motivée par la vengeance, vise à rompre cet équilibre et à écraser l’ennemi en lui infligeant davantage de pertes qu’on n’en a subies. Pour en revenir aux procédures judiciaires, se pose la question de la validité de la grille d’analyse pour d’autres sociétés. L’ensemble inuit s’impose comme un objet incontournable de ce questionnement : tout comme ceux des Aborigènes, les rapports sociaux des Inuits sont marqués par l’absence de structures politiques formelles et par le rôle marginal joué par la richesse matérielle. De plus, tout comme les Aborigènes, les Inuits sont suffisamment documentés pour que l’étude ne se limite pas à quelques vagues impressions. Chez les Inuits, et à la différence de l’Australie les thèmes du droit et de la justice ont souvent retenu l’attention (pour un inventaire, voir Jaccoud 1995, 46‑48), donnant même lieu à certaines synthèses particulièrement fouillées (en particulier Rouland 1979; Patenaude 1989). L’intérêt pour ce thème s’est récemment renouvelé dans la mesure où il est devenu un enjeu politique pour l’État canadien (Borrows 2002; Jaccoud 1995; 1999; Loukacheva 2012; Commission royale sur les peuples autochtones 1993). De manière plus générale, cette étude souhaite poursuivre le programme ouvert par le célèbre ouvrage de Hoebel ([1954] 1979) : celui d’œuvrer à un véritable droit comparé, qui embrasse toutes les formes sociales humaines. Le fait que cet ouvrage n’ait guère connu de postérité n’enlève rien à la légitimité de son projet scientifique. Avant d’aborder les données et leur analyse, deux remarques supplémentaires sont nécessaires au sujet des Inuits. La première concerne la qualité des données ethnographiques, qui varie considérablement selon le lieu et l’époque où elles ont été recueillies. Au cours des dernières décennies, on a beaucoup insisté sur les biais, voire les inventions pures et simples, qui peuvent entacher les récits les plus anciens. Inversement, si les observations plus récentes sont généralement plus fiables - certaines ont été fournies directement par les Inuits, sans passer par le filtre déformant des ethnographes professionnels ou amateurs - elles émanent en revanche de sociétés plus ou moins profondément transformées par le contact avec les cultures occidentales. Je suis bien conscient de tous ces dilemmes. Dans le cas présent, cependant, ils ne grèvent pas significativement cette enquête. Sur tous les points critiques, en effet, on ne constate aucune divergence notable entre les sources. Quelques cas douteux sont présentés et discutés en tant que tels, mais ils ne modifient pas l’image globale qui se dégage des données. Il s’agit donc, comme dans tout travail ethnologique, d’impressions partielles qui doivent être considérées avec la prudence nécessaire. Néanmoins, il faut raisonner sur la base des informations disponibles, quelles que soient leurs limites. On ne voit pas pourquoi, dans le cas présent, ces limites seraient rédhibitoires. 2 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Par ailleurs, l’analyse révèle une dichotomie entre les deux grandes zones du monde inuit. L’une, située à l’ouest de l’Alaska, est essentiellement composée des Inupiat et des Yup’ik – les Inuvialuit, qui seront évoqués en passant, constituent un cas plus complexe en raison de leur histoire spécifique. La deuxième zone comprend tous les groupes vivant du centre de l’actuel Canada arctique jusqu’au Groenland. Si cette bipartition à grands traits conduit à ignorer les différences qui existaient entre les groupes à l’intérieur de chaque zone (Damas 1968), elle est pertinente du point de vue qui nous intéresse ici, à savoir celui des pratiques judiciaires, et notamment des solidarités collectives susceptibles de les affecter. Ces nécessaires préliminaires étant effectués, il est possible de comparer les deux systèmes judiciaires, il est possible de comparer les deux systèmes judiciaires selon trois séries de questionnements, par ordre croissant d’abstraction : 1. Au niveau des procédures judiciaires : quelles sont celles qui sont communes aux deux aires et celles qui sont spécifiques à l’une ou l’autre ? 2. Au niveau des catégories de procédures : pour les trois critères organisant la classification adoptée, existe-t-il des combinaisons de valeurs présentes dans une aire et non dans l’autre ? 3. Au niveau le plus général : les deux principes les plus fondamentaux que l’on avait identifiés dans la justice aborigène s’appliquent-ils dans le monde inuit ? On insistera à cette occasion sur le phénomène de la guerre, présente dans sa partie occidentale, et dont on examinera dans quelle mesure elle peut elle aussi être rapprochée de son homologue australienne. 1. Procédures comparées Dresser l’inventaire des procédures de justice d’une aire culturelle impose de choisir le degré de généralité auquel on souhaite se placer. Une position extrême consisterait à prendre chaque modalité concrète en considération : on différencierait ainsi un duel aux poings et aux couteaux ; une peine de mort infligée par surprise et celle où le coupable est exécuté en toute conscience, etc. En lui-même, un tel niveau de détail n’est évidemment pas dépourvu d’intérêt, mais on comprend aisément que dans une telle approche, les arbres cachent vite la forêt. Inversement, en se bornant à affirmer que la justice australienne agit toujours en portant atteinte à l’intégrité physique de sa cible, on formulerait une proposition certes juste, mais beaucoup trop globalisante et qui diluerait les différentes modalités au travers desquelles cet esprit général s’incarnait. Dans l’inventaire des procédures australiennes et inuits, on privilégiera donc un degré de généralité intermédiaire, choisi de manière à faire apparaître les caractéristiques majeures des deux cultures. Le répertoire des procédures de justice aborigène peut être ramené aux quatre formes fondamentales suivantes : 1. Le duel, en soulignant qu’il ne se limite pas à la confrontation entre deux individus. S’y rattachent en particulier les batailles rangées régulées dont l’ethnographie australienne fournit de nombreux exemples et qui doivent donc être vues comme des duels collectifs – ou comme une somme de duels individuels 3 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. (pour les duels, voir par exemple Aiston 1921, 6; Basedow 1925, 171; Bates 1921, 6; Dawson 1881, 65‑66). Pour les batailles régulées, parmi de nombreuses descriptions, voir (Hart, Pilling, et Goodale [1963] 2001, 89‑93; Petrie 1904, 46‑48; Smyth 1876, 1:158‑60). 2. Le châtiment corporel, à l’exclusion de la peine de mort (Foelsche 1882, 2; Fraser 1892, 40; Roth 1906, 8). 3. L’épreuve de pénalité (le plus souvent désignée sous le terme impropre d’ordalie dans la littérature ethnologique), dans laquelle le coupable doit faire face à un groupe d’exécutants armés en tentant d’éviter les projectiles que ceux-ci lui adressent (Anderson, Chase, et Merland 2009, 3396; Fison et Howitt 1880, 216‑17; Hart, Pilling, et Goodale [1963] 2001, 86‑89; Salvado 1854, 324). 4. L’assassinat judiciaire, qui relève soit de la compensation, lorsqu’il intervient afin d’équilibrer un assassinat précédent (Bates 1913, 53; Curr 1886, 1:85‑86; Howitt 1904, 329‑30; B. Spencer et Gillen 1899, 491), soit de la peine de mort, lorsqu’il sanctionne une faute vis-à-vis de la collectivité (Roth 1906, 5; 1902, 55‑56). En Australie, les deux motifs principaux, sinon uniques, de la peine de mort étaient la faute religieuse et l’inceste. Dans la pratique, ces quatre formes étaient déclinées en une douzaine de variantes, notamment en fonction du fait qu’elles visent un seul individu ou plusieurs – une question que l’on abordera dans la partie suivante. Qu’en est-il dans le monde inuit ? Le premier point concerne la délimitation du domaine du judiciaire, qui a traditionnellement soulevé bien des difficultés dans cette région du fait du caractère informel d’une partie des réponses sociales aux situations de conflit. Certains auteurs (par exemple, van den Steenhoven 1959) ont ainsi été tentés de rejeter la totalité de ces réponses en-dehors du droit, tandis que d’autres adoptaient une position plus nuancée (Rouland 1979). La notion même de sanction, souvent adoptée comme critère du juridique, pose problème. Un individu au comportement considéré comme répréhensible était par exemple ostracisé de manière plus ou moins stricte jusqu’à ce qu’il s’amende. Une telle réaction de la collectivité se rencontre également dans notre propre société, où la famille, les amis ou les collègues de travail peuvent refuser d’adresser la parole à celui dont le comportement, sans enfreindre de loi, est néanmoins considéré comme contraire aux bonnes mœurs. Mais là où, justement, les sociétés étatiques distinguent de manière nette ce qui relève de la simple pression sociale et ce qui relève de l’action punitive de la justice, les Inuits n’établissent qu’une gradation. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que de nos jours, les Inuit protestent vigoureusement contre le fait qu’à l’époque précoloniale, leur société aurait dépourvue de droit et de dimension judiciaire, même si celles-ci étaient très éloignées de celles imposées par l’État (Inuaraq 1995, 256; Nungak 1993, 86; pour une présentation synthétique des discussions sur ce point en anthropologie, voir Graburn 1969, 45‑46). La synthèse de Patenaude (1989) distingue ainsi, dans la résolution des conflits, les procédures formelles des méthodes informelles. Les premières incluent les différentes formes de duels, le bannissement et l’assassinat. Quant aux secondes, elles vont du simple ragot jusqu’à l’ostracisme, en passant par l’insulte et la moquerie. Faut-il considérer que celles-ci relèvent de la justice ? On avouera bien volontiers l’impossibilité de trouver une ligne de démarcation satisfaisante. Il ne semble cependant pas absurde d’admettre que 4 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. dans une petite communauté où les relations sociales jouent un rôle essentiel dans la survie quotidienne, l’ostracisme constitue une authentique sanction judiciaire. On est en revanche surpris de ne pas trouver dans la liste dressée par cet auteur une institution pourtant banale chez les Inuits centraux et dans l’ouest du Groenland : la confession publique, où le fautif avouait ses torts devant l’ensemble de la collectivité, promettant par là-même de rectifier son comportement (Oosten et al. 1999, 130). Dans une variante, le leader d’une communauté (un « chef de village ») réprimandait publiquement le coupable, lui rappelant ses torts passés, dans des séances qui pouvaient durer des heures entières (Jaccoud 1995, 56). Tout comme pour l’ostracisme, on pourrait certes contester le caractère judiciaire de cette procédure ; elle semble pourtant s’inscrire dans la gamme des dispositions (en l’occurrence, formalisées), par lesquelles la collectivité, ayant établi l’existence d’agissements problématiques, s’efforçait d’y mettre un terme. L’ostracisme, la confession publique ou le bannissement 1, si communes dans le monde inuit (Fienup-Riordan 1990, 212; Graburn 1969, 49; Inuaraq 1995, 257; Nungak 1993, 87; Oosten et al. 1999, 54; Pospisil 1964, 423), sont totalement inconnues en Australie. Inversement, on ne trouve chez les Inuits ni épreuve de pénalité ni châtiment corporel – le cas rapporté par Malaurie (2016, 222), d’une voleuse impénitente à qui on avait arraché tous les cheveux afin de l’humilier, semble exceptionnel, voire douteux. En elle-même, l’inexistence de l’épreuve de pénalité n’est sans doute guère significative ; après tout, celleci peut être vue comme une simple variante « sportive » du châtiment corporel. Cependant, la comparaison entre les deux répertoires de procédures judiciaires fait apparaître une orientation générale extrêmement claire : tandis que la justice australienne frappe exclusivement les corps, la justice inuite vise prioritairement les esprits (voir tableau 1). Cette orientation a sans aucun doute contribué à alimenter les discussions sur son périmètre : si personne ne doute qu’enfoncer une lance barbelée dans une cuisse constitue une sanction, répétons que les choses sont beaucoup moins claires en ce qui concerne la confession publique ou l’ostracisme. Divers commentateurs (Patenaude 1989, 46; Rouland 1979, 29; Loukacheva 2012, 204) et les Inuits eux-mêmes (Nungak 1993, 87) ont ainsi pu soutenir l’idée que la justice inuit recherchait avant tout le rétablissement des relations sociales, et que la sanction n’était qu’un moyen ultime de parvenir à cet objectif. Cette idée est étayée par le fait que, face à un comportement jugé problématique, les groupes inuits privilégiaient d’abord l’intervention conciliante et corrective des aînés ou des hommes influents, ne recourant à des méthodes plus coercitives qu’en cas d’échec répété (Inuaraq 1995, 256; Nungak 1993, 87; Oosten et al. 1999, 121). En fait, la justice inuit a souvent été décrite comme « restaurative », en particulier par opposition à la nature « rétributive » de son homologue occidentale (Griffiths 1996, 199; Jaccoud 1995, 49; Tomaszewski 1997). Il serait cependant probablement imprudent d’opposer de manière tranchée une justice inuit entièrement située du côté de la préservation des relations sociales à une justice australienne axée sur la sanction. Dans l’ensemble du monde inuit, les parents d’une 1 On propose d’utiliser le terme d’ostracisme lorsque la rupture des relations est purement sociale, et de bannissement lorsqu’elle implique une mise à distance physique. (Jaccoud 1995, 60‑62), qui fournit une liste intéressante des variantes du bannissement, utilise (à tort, suggérons-nous) le terme d’ostracisme. 5 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. victime de meurtre pouvaient légitimement procéder à l’assassinat compensatoire du meurtrier, d’autant plus si le crime initial avait été commis avec préméditation (Grant 2002, 17; Inuaraq 1995, 256; Oosten et al. 1999, 20, 48). À l’inverse, les châtiments corporels australiens visaient au moins autant à rétablir de bonnes relations en équilibrant les dommages qu’à infliger une sanction au sens strict du terme (Roth 1897, 139). Il en va de même pour les duels armés, qui allaient parfois jusqu’à imposer des dommages égaux aux deux parties et qui, au moins autant que l’affirmation des droits du vainqueur, semblent avoir eu pour but de vider la querelle, à l’instar de nos excuses et de nos poignées de main (Tonkinson 2013, 267). Quoi qu’il en soit, cette préférence de l’ensemble inuit pour un règlement psychologique des conflits marque également les procédures de duel. Dans les régions centrales, ceux-ci s’effectuaient, de manière classique, à coups de tête ou de poings, assénés en haut des bras ou sur la tempe (Balikci 1970, 185‑86; Graburn 1969, 52). Mais au Groenland et en Alaska, selon diverses modalités, aux coups s’ajoutaient ou se substituaient des déclamations (Balikci 1970, 186‑89; Holm 1914, 1:127; Kleivan 1971; Sonne 1982). Ces chants, composés spécialement pour l’occasion, soulignaient défauts et méfaits de l’adversaire, et cherchaient à assurer la victoire en lui faisant perdre la face devant l’assemblée – « de petits mots pointus, comme les éclats de bois que je détache avec ma hache. » (Hoebel [1954] 1979, 93). Tableau 1 : procédures de justice inuites et aborigènes Inuits Présence Présence Duel (physique) Exécution Absence Ostracisme Confession publique Bannissement Duel de chants Australie Absence Epreuve de pénalité Châtiment corporel S’il peut paraître trivial, un dernier point essentiel mérite d’être relevé : le monde inuit, comme le monde aborigène, ignore tant la privation de liberté que le transfert obligatoire de biens. Le fait est d’autant plus notable que, depuis l’abolition de la peine de mort, l’essentiel des sanctions infligées par notre propre système judiciaire relève de l’une ou l’autre de ces catégories. Leur absence dans les deux aires culturelles traitées ici doit évidemment être rapprochée de leurs structures sociales. Si l’emprisonnement est très probablement typique de l’État, l’obligation de transférer des biens pour réparer un tort traduit pour sa part l’importance de la richesse dans le jeu social. Rien d’étonnant donc à ce que la justice de sociétés sans États et sans richesse socialement significative les ignore. Reste cependant une énigme, sur laquelle on reviendra : celle de l’Alaska, où la richesse 6 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. avait incontestablement émergé, engendrant d’évidentes inégalités socio-économiques, sans pour autant pénétrer ni la sphère de la justice ni celle de la guerre. 2. La classification et les catégories Ainsi qu’on le disait en introduction, il est possible de dépasser le simple inventaire et d’organiser les procédures judiciaires selon trois critères qui caractérisent à la fois leur forme et le contexte social dans lequel elles sont employées. Deux des trois critères peuvent prendre deux valeurs, le dernier en admettant trois : la classification définit ainsi douze combinaisons possibles. Les trois critères sont les suivants : 1. Symétrie : une procédure est dite symétrique lorsque les parties en litige la mènent à égalité de moyens. Juridiquement, cette situation correspond à une situation où les droits sont disputés. Inversement, dans une procédure asymétrique, l’une des deux parties, préalablement considérée comme coupable, est placée en infériorité, avec ou sans son consentement. 2. Modération : une procédure est modérée lorsque des règles en limitent la létalité. La modération correspond à la volonté d’équilibrer un dommage lui-même modéré, ou à celle d’atténuer la stricte compensation d’un dommage plus grave. 3. Désignation : une procédure peut viser des individus de manière personnelle ou collective, selon qu’ils sont impliqués dans les événements à titre individuel ou la seule base de leur appartenance à un groupe. Dans ce dernier cas, la désignation est dite plénière lorsqu’elle concerne l’ensemble des membres du groupe, ou synecdochique lorsqu’elle se restreint à un nombre déterminé d’individus. Les cas typiques de désignation synecdochique sont le duel mettant aux prises deux champions, ou l’assassinat de compensation ciblant n’importe quel membre du groupe du coupable. La distinction entre désignation plénière et désignation synecdochique est essentielle et son absence constitue sans doute une lacune dans le raisonnement de Raymond Kelly (2000). Son concept de « substituabilité sociale » est très proche de l’idée de désignation collective. Néanmoins, si la substituabilité sociale est une condition nécessaire à la guerre, elle n’est en aucun cas une condition suffisante, et de nombreuses sociétés peuvent reconnaître cette substituabilité sans faire la guerre. La représentation des différentes variantes des procédures australiennes aboutit au diagramme ci-dessous (figure 1 : les procédures rares sont portées en italiques, et les zones non ou faiblement représentées sont hachurées). 7 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Figure 1 : Classification des procédures australiennes La classification des formes inuites mentionnées précédemment ne soulève aucune difficulté particulière : l’insulte ou l’ostracisme correspondent à des procédures asymétriques, modérées et à désignation personnelle. Le bannissement, dont l’issue était presque toujours fatale, doit quant à lui être rapproché de la peine de mort (pour un inventaire de ses variantes, voir Jaccoud 1995, 60‑62). La peine de mort proprement dite pouvait également être appliquée lorsqu’il s’agissait d’agir au nom de la communauté et que les anciens décidaient d’éliminer un individu jugé dangereux, le plus souvent un tueur récidiviste (Grant 2002, 19; Inuaraq 1995, 257; Pospisil 1964, 423). Qu’en est-il de l’existence d’autres formes ? 1. Assassinats de compensation par équivalence Cette forme, où l’on tue quelqu’un d’autre que le meurtrier lui-même en postulant l’équivalence de la vie ainsi prise, se rencontre en apparence dans toutes les régions Inuits. On remarque néanmoins qu’à l’exception de l’Alaska, cette désignation synecdochique reste si minimale qu’on peut sérieusement douter de sa réalité. Pour commencer, on cherche toujours à tuer prioritairement le coupable lui-même : ce n’est qu’ « à défaut » (Rouland 1979, 57) que l’on s’en prend à quelqu’un d’autre. L’équivalence n’est donc qu’un pis-aller, ce qui est une autre manière de dire qu’elle n’en est pas réellement une. Ensuite, la portée de cette substitution « au titre de la responsabilité collective » (Rouland 8 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. 1979, 57) reste très restreinte. Elle ne dépasse jamais le cercle étroit des parents proches, dans un ordre défini : en priorité ses descendants : enfants, petits-enfants, et seulement après : frères et autres parents (si le coupable est une femme, elle sera objet de la vengeance, mais il ne semble pas qu’elle puisse être atteinte en tant que parente). » (Rouland 1979, 57) Des régions centrales jusqu’au Groenland, on n’observe donc rien de similaire à cette expédition Aranda qui avait exigé en représailles d’actes de sorcellerie la vie de trois Ilaura, quels qu’ils fussent (B. Spencer et Gillen 1899, 490‑92). On conclura donc que dans l’ensemble de cette zone, les formes d’équivalence étaient trop faibles pour être considérées comme telles, et que l’assassinat de compensation s’effectuait sur la seule base d’une désignation personnelle. Ceci forme un saisissant contraste avec l’Alaska. L’assassinat par équivalence prévalait dans les conflits qui opposaient groupes inuits et indiens. Ainsi, dans les interactions entre les « Malemut » (Malimiut) du Golfe de Kotzebue et les « Tinne » (Dene) de l’intérieur : Le feud (…) relève de la vengeance de sang, excepté que chaque camp cherche à venger la mort de ses parents ou de membres de sa tribu sur n’importe quel individu de la tribu adverse. (Nelson 1900, 293, mes soulignés. Voir aussi Burch 2005) 2. Batailles libres, raids et embuscades On observe là encore un hiatus très net entre les deux mêmes zones. En dehors de l’Alaska, le monde inuit est quasiment dépourvu de toute forme d’affrontements collectifs. Les conflits armés n’impliquent que des troupes de taille très réduite, et encore ne visent-elles presque jamais plus d’un seul individu. Dans les rares situations où une certaine extension des conflits est perceptible, ceux-ci restent toujours contenus dans d’étroites limites, tant en ce qui concerne les effectifs impliqués que la létalité des combats. Voyons la synthèse réalisée par Irwin (1990) à propos de la zone centrale : certes, selon un informateur de Balikci nommé Irkrowaktoq, une expédition de vengeance au début du XIXe siècle aurait fait « beaucoup » de morts, sans davantage de précision – un épisode qui relève manifestement de l’exception ou de l’exagération. Toutes les autres données indiquent que le nombre maximum de victimes était de « quatre, trois ou deux. Pas plus de quatre. Les vaincus sont ceux qui auraient eu trois ou quatre morts » (Irwin 1990, 198). Il en allait de même au Groenland, où le meurtre était aussi rare que moralement réprouvé. Quant à la guerre proprement dite, elle était « à leurs yeux incompréhensible et repoussante, une chose pour laquelle leur langue n’a pas de mot » (Nansen 1894, 162). Certes, on sait que les zones méridionales étaient parfois le théâtre d’affrontements sanglants avec les groupes indiens voisins. L’épisode le plus célèbre est le massacre supposé des Bloody Falls, en 1771, d’une vingtaine d’Inuits du Cuivre, hommes, femmes et enfants, par leurs ennemis jurés, les Dene. Le raid fut rapporté par l’explorateur Samuel Hearne, dont le témoignage tardif est sans doute contestable (Maclaren 1991) la version originale du récit ayant hélas été perdue. Plus à l’Est, des relations belliqueuses prévalaient également avec les Cree, qui n’hésitaient pas à rafler des esclaves parmi les Inuits qu’ils attaquaient (Saladin d’Anglure 1984, 477, 499). Rien ne permet de penser que ces 9 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. hostilités étaient à sens unique : il est possible, et même probable, que les Inuits locaux répliquaient lorsqu’ils le pouvaient. Quelle qu’ait été leur ampleur, ces conflits restaient néanmoins circonscrits aux zones frontalières et étaient inconnus entre groupes inuits eux-mêmes (Gabus 1944, 127). Par comparaison, l’Alaska présente un contraste saisissant. La guerre, dans ses diverses déclinaisons, y était omniprésente et culturellement valorisée : Les jeunes gens étaient entraînés spécifiquement pour devenir des guerriers, et l’on admirait ceux qui participaient à des actions de violence à grande échelle et qui étaient des tueurs efficaces. Cela contrastait avec l’Est, où il n’existait ni préparation ni entraînement pour la guerre parmi les jeunes hommes. Au lieu de cela, l’habilité à la chasse était appréciée plus que tout, et il n’y avait aucune admiration pour les hommes qui en tuaient d’autres. » (Darwent et Darwent 2014, 187) Surtout, ces épisodes de guerre récurrents survenaient y compris au sein d’un même peuple, entre des subdivisions d’ensembles linguistiques et culturels qui occupaient des territoires propres. Le cas le plus circonstancié est celui des Iñupiat de la zone dite NANA (Northwest Arctic Native Association), étudié en détail par Burch (2005) pour la première moitié du XIXe siècle. Burch a développé une approche ethnohistorique de qualité, qui donne à son travail une rare profondeur temporelle. Un autre cas bien étudié est celui des Yup’ik, apparentés aux Inuits et dont les conflits collectifs ont été bien documentés, entre autres, par Ann Fienup-Riordan (Fienup-Riordan 1990; 1994) et Caroline Funk (Funk 2010). Bien que les informations disponibles à leur sujet soient beaucoup plus fragmentaires, leurs voisins inuvialuits, qui vivaient plus à l’est, sur le détroit du fleuve McKenzie, suggèrent une configuration similaire (Friesen 2012). On reviendra plus loin sur ces épisodes guerriers, en montrant que, comme en Australie, ils relevaient bel et bien de l’exercice de la justice. Si la forme la plus commune était le raid, où l’on fondait sur un village en s’efforçant d’en massacrer tous les occupants, il arrivait également que se déroulent de violentes batailles rangées. Celles-ci pouvaient impliquer des dizaines, voire des centaines de participants. Si la vengeance visait un groupe entier et si les agresseurs avaient rassemblé une force suffisamment importante pour se sentir invincibles, ils pouvaient défier l’ennemi lors d’une bataille ouverte (Burch 2005, 69). Apparemment, ces batailles avaient lieu soit lorsque l’animosité entre les deux parties avait atteint un tel niveau que les combattants voulaient en découdre le plus rapidement possible, soit lorsque les troupes rassemblées étaient si nombreuses qu’une attaque sournoise n’était pas envisageable (Burch 2005, 104). De telles batailles ouvertes existaient également chez les Yupik. Commencées aux armes de jet après que les troupes s’étaient disposées en ligne et copieusement provoquées, elles se poursuivaient dans un corps-à-corps sans merci : Pour les perdants, il n’était pas envisageable de se rendre, dans la mesure où l’on ne faisait pas de prisonniers ; un seul individu était laissé vivant afin de raconter l’affaire. Bien que la bataille ne fut pas toujours suivie de mutilations, les vainqueurs découpaient parfois les têtes et les organes génitaux des cadavres. Ces mutilations peuvent avoir été liées à la croyance Yup’ik selon laquelle pour tuer un adversaire pour de bon, en particulier celui qui possédait des pouvoirs surnaturels, le corps doit être démembré. S’il ne l’est pas, l’esprit du mort 10 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. pourrait parvenir à ranimer le cadavre, et le combat pourrait reprendre. (Fienup-Riordan 1994, 331) 3. Batailles régulées On remarque cependant que la bataille régulée, si banale chez les Aborigènes (et dans d’autres régions du globe), est presque inconnue dans le monde inuit. L’unique mention d’un tel phénomène semble celle rapportée chez les Netsilik de l’arctique central par un informateur nommé Itimangnerk : Tous se rendaient sur le territoire de l’ennemi et, arrives non loin de lui, ils établissaient leur camp, car les autres, ignorant probablement leur arrivée, devaient être en mesure de se préparer. Ensuite, le groupe vengeur envoyait un vieil homme ou une vieille femme pour vérifier si les autres étaient prêts. Car ces vieux, selon nos coutumes, n’ont jamais été attaqués. La vieille femme leur demandait donc s’ils étaient prêts à sortir. Si la réponse était positive, l’autre groupe s’avançait et, pendant qu’ils s’approchaient l’un de l’autre, chacun choisissait un adversaire qu’il considérait comme son égal en termes de force. Ils tiraient à l’arc et aux flèches et, s’ils n’étaient pas nombreux, ils pouvaient aussi se battre avec des couteaux à neige. On utilisait également des harpons pour la chasse à l’ours et au bœuf musqué. Si l’un des groupes comptait, disons, quatre tués ou blessés, il concédait la victoire et les vainqueurs laissaient les survivants rentrer chez eux. (van Steenhoven, 1959, cité par Irwin 1990, 212) Deux points méritent d’être soulignés. Le premier est que, tout en respectant certaines règles, ces affrontements avaient clairement des visées meurtrières. L’autre est que, comme dans le cas australien, la bataille régulée est un duel collectif, mais qui tend aussi à se dissoudre dans une somme de duels individuels (sur ce point, voir aussi Balikci 1970, 184). 4. Des duels hors normes ? Les caractéristiques de certains duels évoqués par l’ethnographie consacrée aux Inuits soulèvent la question de particularismes appelant une classification spécifique… ou d’une information erronée. Une première forme déviante potentielle est celle des duels de la Terre de Baffin et du Labrador, dont Hoebel affirme qu’ils pouvaient connaître une issue fatale, le gagnant ayant semble-t-il le droit d’achever son adversaire vaincu (Hoebel 1941, 168). Aucune source originale n’est cependant fournie à l’appui de cette affirmation a priori un peu surprenante, qu’on ne retrouve dans aucune autre synthèse et que mes recherches ne m’ont pas permis de corroborer. Jusqu’à preuve du contraire, cette information doit donc être considérée avec la plus grande prudence. Une autre question est soulevée par ces duels où l’affrontement dépassait manifestement la personne des protagonistes et où, au travers elle, ce sont des collectivités qui étaient impliquées dans la joute. Sonne (1982) rappelle ainsi qu’avant un duel de chants, chaque famille enquêtait sur l’adversaire afin de rassembler des griefs susceptibles de lui être adressés. Durant l’affrontement lui-même, qui était toujours public, les réactions de l’assemblée influaient sur le moral des protagonistes. Ainsi que le remarquait déjà Kleivan (1971), cette participation de l’assistance constituait un facteur d’inégalité entre les 11 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. parties, en avantageant celui qui disposait des partisans et des parents les plus nombreux dans l’auditoire. La même chercheuse notait qu’en pareil cas, par l’intermédiaire des duellistes, ce sont en réalité des communautés qui s’opposaient. Ces observations soulèvent donc la question d’une possible désignation synecdochique. Cette option doit néanmoins être écartée : si, en raison de la solidarité dont ils bénéficiaient, les protagonistes devenaient de facto les champions de leur groupe, rien n’indique qu’ils aient pris part au duel sur une autre base que celle d’un différend personnel. Au passage, on ne voit guère ce qui pourrait permettre d’affirmer que les duels représentaient un mode de résolution des conflits individuels seulement dans l’aire centrale, et que dans les régions périphériques, ce sont les dimensions collectives qui prenaient le pas (Eckett et Newmark 1980). Il faut enfin examiner cette institution pour le moins étonnante de la région centrale, décrite par Boas dans les termes suivants : Leur façon de conduire un tel feud est tout à fait étrange à nos yeux. Aussi surprenant que cela puisse paraître, un meurtrier rend visite aux parents de sa victime (tout en sachant qu’ils sont autorisés à le tuer pour se venger) et s’installe chez eux. Il est accueilli avec bienveillance et vit parfois tranquillement pendant des semaines et des mois. Puis il est soudain défié à un combat de lutte (...), et s’il est vaincu, il est tué, ou s’il est victorieux, il peut tuer l’un des adversaires, ou encore, lors d’une chasse, il est soudainement attaqué par ses compagnons et tué. (Boas 1888, 582) On ne sait trop comment interpréter une telle information, qui contredit tout ce qu’on connaît par ailleurs. Le duel régulé qui, toujours, est censé vider les différends, sert ici à déterminer quelle partie pourra ensuite exécuter légitimement l’autre. De plus, la procédure ne donne pas seulement le droit à un meurtrier d’échapper à la vengeance des parents de sa victime, mais elle lui ouvre de surcroît la possibilité de procéder lui-même à un second assassinat, dont on ne voit guère sur quelle logique il se fonde. Dès lors, de deux choses l’une : soit les faits rapportés ont été déformés ; soit ils sont exacts, et l’on ne peut alors que s’avouer aussi perplexe que Boas lui-même. De prime abord, on serait tentant de rejeter cette information déroutante. Les hypothèses ne manquent pas : Boas a peut-être mal compris ce qu’on lui expliquait, ou bien il a été victime de la facétie de ses informateurs. Un élément incite toutefois à ne pas écarter trop vite la réalité de cette coutume. À plusieurs milliers de kilomètres de là, en Sibérie orientale, Waldemar Bogoras, qui avait lu ce témoignage, affirmait avoir observé une coutume similaire chez les Chuckchi (Bogoras 1909, XI:667), sans toutefois donner davantage de détails. Sur ce point précis, la prudence est donc de mise et j’avoue volontiers ma perplexité. Conclusion La cartographie des procédures judiciaires inuits doit donc établir une nette différence selon la zone considérée. En Alaska, chez les Iñupiat et les Yupik, plusieurs procédures dénotent la possibilité d’une généralisation des différends au niveau de groupes entiers, par une désignation synecdochique ou collective (figure 2). Dans les régions centrales et au Groenland, en revanche, ces dimensions collectives sont si restreintes qu’on doit les considérer comme absentes (figure 3). 12 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Figure 2 : Procédures inuits (Alaska) Figure 3 : Procédures inuits (régions centrales et Groenland) 13 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. 3. La guerre et le principe de modulation Rappels généraux Il reste un dernier point à examiner, qui concerne à la fois le caractère judiciaire de la guerre et son articulation aux autres procédures de justice. L’analyse menée à propos de l’Australie avait en effet révélé le caractère principalement, sinon exclusivement, judiciaire de la guerre. Celui-ci se traduit dans les motifs allégués pour les hostilités, qui ne relèvent jamais de la domination politique ou de la prise de butin ou de captifs, et presque jamais de la conquête territoriale. Si l’on se bat avec la volonté d’écraser l’adversaire, c’est avant tout pour se venger de torts subis, réels ou supposés – qu’il s’agisse de conflits accumulés au sujet des femmes ou d’actes de sorcellerie allégués. Si, en Australie, la guerre constitue un prolongement de la justice, c’est parce que cette dernière repose sur deux principes fondamentaux. Le premier, bien connu, est celui du talion : « œil pour œil, dent pour dent » : de manière fort banale dans une société non étatique, la justice aborigène cherche a priori à compenser un dommage par un dommage similaire. Mais c’est là où l’action d’un second principe, beaucoup moins remarqué que le premier, entre en jeu. Il s’agit du principe de modulation, qui fait varier le degré de la compensation en fonction des relations sociales qui prévalent entre les parties. Si ces relations sont étroites et amicales, alors la compensation est atténuée, et un meurtre sera par exemple compensé par une simple épreuve de pénalité, ou par un châtiment corporel. Mais que les relations soient au contraire empreintes de méfiance, voire d’hostilité, et elles ouvrent la possibilité d’une escalade : un dommage bénin sera compensé par un dommage plus grand, ou la compensation, au lieu d’un seul individu, s’étendra à un groupe dans son ensemble. Les lignes d’action du principe de modulation s’exercent donc, dans les deux sens, entre procédures modérées et non modérées, et entre désignation personnelle, synecdochique et plénière. Ce phénomène, qui est loin d’être propre à l’Australie, constitue le pendant judiciaire de la modulation des échanges économiques décrite par Sahlins (1965). Typiquement, la guerre aborigène est un feud qui s’élargit, à la fois par la masse des combattants impliqués et par l’approfondissement de ses objectifs – le premier point n’étant que la conséquence du second. Là où le feud est une vengeance qui vise à équilibrer les pertes, la guerre est sans limite, et cherche à infliger à l’adversaire le plus de dégâts possibles. Pour reprendre les termes de notre classification, là où le feud est une série d’actes et de répliques qui opèrent sur la base d’une désignation personnelle ou synecdochique, la guerre vise à tuer sur celle d’une désignation collective. Alaska La guerre inuit observée en Alaska obéit-elle à ces caractéristiques ? La première hypothèque à lever concerne son ancienneté, et la possibilité qu’elle ait résulté du contact avec des sociétés économiquement plus développées, à commencer par l’État russe. Tous les chercheurs s’accordent sur le fait que la région connaissait des guerres avant l’arrivée des Occidentaux au milieu du XIXe siècle (Burch 2005, 66‑67; Frink 2016, 42; Funk 2010). Sans apperter de certitudes, les archives archéologiques indiquent 14 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. que la guerre a existé pendant au moins 300 ans, voire bien davantage (Lambert 2002; Mason 2012). Le contact direct a rapidement éteint les opérations militaires dans toute la région (Burch 1975, 33; Fienup-Riordan 1990, 155). Le second point, en partie lié au précédent mais distinct de lui, concerne les causes de ces guerres. La détermination de la causalité est un problème complexe : il en existe différents niveaux et, pour reprendre une distinction proposée par Aristote, les motifs « proximaux » peuvent différer des raisons plus profondes (Otterbein 2009). En ce qui concerne les guerres de l’Alaska, la possibilité de causes sous-jacentes, telles que la pression exercée par les mouvements de population ou la perturbation des routes commerciales par l’expansion russe, ne peut évidemment pas être formellement exclue (Funk 2010, 534‑35). Cependant, il est frappant de constater que les buts économiques, sans parler des dimensions politiques ou religieuses, sont totalement absents des motifs allégués dans les témoignages qui, tant chez les Inupiat que chez les Yup’ik, mentionnent uniquement l’escalade des offenses et la volonté de se venger sans limite. Après une discussion approfondie des théories attribuant les guerres dans cette région à divers facteurs, Burch conclut : Les causes ultimes de la guerre peuvent avoir été la pression extérieure, l’économie, l’acquisition de terres, l’inimitié ethnique ou une combinaison de ces facteurs, mais au début du XIXe siècle, la plupart des manifestations d’hostilité entre nations constituaient probablement de simples actes de vengeance.” (Burch 2005, 66) La dimension économique n’est sans doute pas totalement absente de ces affrontements. Les femmes sont parfois capturées au lieu d’être systématiquement massacrées, comme les hommes et les enfants (Nelson 1900, 328). Cependant, Burch (2005, 118) insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une pratique marginale. La même nuance est perceptible entre ces deux auteurs à propos du pillage, que le premier présente comme systématique (Nelson 1900, 329), tandis que le second souligne qu’il reste facultatif et se limite à quelques biens mobiliers (labrets, perles, vêtements, etc.) facilement transportables et ne risquant pas de ralentir la retraite (Burch 2005, 120). En tout état de cause, ces spoliations restent de simples sous-produits de conflits dans lesquels la vengeance est « le premier objectif stratégique » (Burch 2005, 69). C’est donc en toute cohérence que : La victoire définitive d’un camp et la défaite de l’autre consistaient en la mort de tous, hommes, femmes et enfants de la population cible ou par celle de tous les membres du groupe attaquant. On exprime cela en inupiatun par le terme tamatkiq- et en langage populaire, par l’expression “nettoyer [l’ennemi]” (Burch 2005, 69). De manière significative, le vocabulaire iñupiat ne distinguait pas les termes de « guerre » et de « vengeance ». Au demeurant, les expéditions qui massacraient un village entier se distinguaient par l’habitude un peu surprenante de toujours laisser une victime vivante, afin qu’elle explique aux autres membres de son groupe qui étaient les agresseurs. Censément destiné à terroriser et à empêcher les représailles, cette pratique avait le plus souvent le résultat inverse, en alimentant les futures vengeances. Quant aux guerres des Yupik, leurs motivations présentent un visage tout à fait similaire : L’organisation d’un groupe de guerre n’a pas pour objet d’acquérir du butin, d’étendre un territoire ou de défendre des frontières, mais d’exterminer l’ennemi. (Fienup-Riordan 1994, 329) 15 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Cette caractéristique est parfaitement illustrée par certains récits à propos des « guerres de l’arc et de la flèche » qui ont ensanglanté la région : Certains récits oraux de raids sont incomplets, se contentant d’indiquer qu’un camp ou un village a été “anéanti”… Lors de l’une de ces attaques, toute la population fut assassinée, frappée à mort à l’aide de pagaies qayaq, donnant à la terre et à l’eau une coloration rouge qui existe encore aujourd’hui (Funk 2010, 534‑44). Leur mythe d’origine de la guerre, qui la décrit comme un feud envenimé, ne saurait être plus éloquent : Dans tout l’ouest de l’Alaska, une même histoire est racontée pour expliquer l’origine de la guerre. Il s’agit d’un récit ancien, et les narrateurs situent généralement l’incident dans un village de leur région. Selon la tradition, deux garçons jouaient avec des fléchettes à pointe d’os dans la maison des hommes. L’un des garçons visa mal et toucha accidentellement son compagnon à l’œil, l’éborgnant. Le père de l’agresseur dit au père du garçon blessé de venir arracher l’un des yeux de son fils en compensation. Cependant, le père dont le fils avait été blessé était si furieux qu’il creva les deux yeux de l’agresseur, le rendant complètement aveugle. L’autre père réagit en tuant le fils du premier. Et ainsi de suite, la violence s’intensifiant et chaque homme de la maison des hommes prenant parti, jusqu’à ce que tout le village, et finalement toute la région, soit en guerre. (Fienup-Riordan 1994, 326) Non seulement la guerre en Alaska s’inscrivait bel et bien, comme son homologue australienne, dans un cadre judiciaire, en tant qu’excroissance du feud, mais les mécanismes qui provoquaient le passage de l’un à l’autre dérivaient également du principe de modulation. Burch fait état de sentiments qu’il faut bien appeler xénophobes entre les différents groupes qui se partageaient le territoire (qu’il appelle des « nations »), et entre lesquels régnait au mieux une certaine défiance, au pire une franche hostilité. Le schéma global était très simple : en général, il était non seulement acceptable, mais parfois même souhaitable de tuer des membres d’autres nations. Bien qu’il fut interdit de tuer un membre de sa propre nation, sauf dans des circonstances extraordinaires, il arrivait bien sûr que cela se produise. Tuer son propre compatriote était un meurtre (ifiuaq-), tandis que tuer un étranger (ruqut-) n’était conceptuellement pas très différent de tuer un moustique. Un étranger venant d’un autre pays pouvait être tué simplement parce qu’il était un étranger, même si d’autres facteurs entraient souvent aussi en ligne de compte. (Burch 2005, 20) Le principe de modulation se manifestait dans la différence entre ce qu’il advenait en cas de meurtre interne à une nation et un homicide commis par un étranger (R. F. Spencer 1957, 98). Lorsque le meurtrier appartenait à la même nation que celui qu’il avait tué, la réplique était circonscrite de deux manières. Non seulement seul le plus proche parent masculin de la victime pouvait se livrer à un assassinat de compensation, mais celui-ci visait uniquement le coupable en personne ou, à défaut, ses proches parents. En revanche, lorsque le coupable présumé était un membre d’une autre nation, tout homme de la nation victime pouvait s’en prendre à tout homme de la nation coupable. Une escalade était donc possible, pour peu que les ressentiments se fédèrent : Les offenses faites à un individu par un étranger tendaient à susciter une réaction collective de sympathie parmi les compatriotes de la partie lésée. (...) Il s’agissait donc pour l’individu 16 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. offensé de persuader ses compatriotes de se joindre à lui pour venger ce qui n’était au départ qu’un affront personnel. Le seul moyen d’y parvenir était de faire appel au fonds de griefs qui s’était accumulé au fil des ans dans l’ensemble de la population. S’il est suffisamment important, un incident apparemment mineur pouvait précipiter une attaque. (Burch 2005, 65) Si, au pire, un assassinat interne à une nation pouvait conduire à un feud entre deux familles, dans des circonstances propices, un meurtre impliquant deux nations différentes pouvait donc dégénérer en une authentique guerre. Même si les détails diffèrent, on ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre cette configuration et celle décrite à propos des Kurnai du sud-est de l’Australie (Fison et Howitt 1880, 220‑21). Arctique central et Groenland Dans le reste du monde inuit qui, rappelons-le, était virtuellement dépourvu d’événements s’apparentant à la guerre, le principe de modulation n’était pas totalement absent, mais son champ d’application était en quelque sorte beaucoup plus restreint. Un premier exemple vient de la manière dont la partie lésée, pour faire valoir ses droits, pouvait choisir de recourir au duel de chants plutôt qu’à l’assassinat de compensation : Si le vengeur potentiel choisissait comme voie le duel de chansons, la vengeance devenait une affaire publique dans laquelle le public décidait si elle était légitime ; en même temps, normalement, le duel de chansons mettait fin à la querelle, puisque les parties n’étaient pas autorisées à recourir à la violence létale pendant et immédiatement après le duel de chansons.” (Sonne 1982, 32) En pareil cas, la modulation – dans le sens de l’atténuation – opérait donc à deux titres. Pour commencer, par le choix d’armes verbales plutôt que physiques. Mais aussi, et peutêtre surtout, par celui d’une procédure symétrique plutôt qu’asymétrique : ce faisant, le plaignant choisissait en quelque sorte d’affirmer vis-à-vis de la communauté que les torts étaient disputés, et qu’il refusait de placer la partie adverse en position de culpabilité unilatérale. Cependant, à la différence de ce qu’on observe pour l’Alaska, il n’existait pas de collectivités marquant une différence entre un « nous » et un « eux » dans le traitement des affaires judiciaires, et donc fournissant le terrain sur lequel le principe de modulation aurait pu jouer dans un sens ou dans l’autre : Les Inuit de l’Arctique central canadien commettaient parfois des homicides, mais dans la culture inuite, le meurtre d’un membre de la tribu et celui d’un membre d’une tribu différente ne peuvent être distingués. (Irwin 1990, 190). Ainsi, la modulation restait, au sein de la gamme relativement restreinte des procédures disponibles dans cette aire, une décision prise sur une base purement individuelle : elle ne procédait pas, comme en Alaska ou en Australie, d’une logique organisant le règlement des conflits entre sous-ensembles sociaux. 17 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Conclusion Ce tour d’horizon confirme l’intérêt de l’approche formelle développé à partir du cas australien. Le recensement et la classification des procédures judiciaires selon les trois critères proposés permettent d’appréhender des dimensions essentielles des rapports sociaux et montrent la proximité étroite, sur ce plan, entre les mondes australiens et inuits. Le goût du premier pour les sanctions corporelles et du second pour l’action plus psychologique sont des différences, non de nature mais d’esprit, à la manière dont une même partition serait jouée ici par une fanfare, là par un ensemble à cordes. Fondamentalement, les voies et les ressorts des deux systèmes judiciaires s’avèrent remarquablement concordants. Restent deux questions essentielles. La première est celle des facteurs susceptibles d’expliquer la dichotomie, dans l’ensemble inuit, entre la partie occidentale marquée par la présence des désignations collectives, et les zones centrales et orientales, où la justice ne connaît que la seule désignation personnelle. Cette question fait écho à la situation australienne, où la guerre était pratiquée dans certaines régions tout en restant inconnue dans d’autres. À tout le moins, les procédures de désignation collective semblent se retrouver dans toute l’Australie, ce qui n’est pas le cas dans le monde inuit. La différence entre les deux est probablement due en partie à l’omniprésence, chez les Aborigènes, de divers groupes de parenté formels qui étaient tout aussi remarquablement absents chez les Inuits. Toutefois, cet élément ne fournit, au mieux, qu’une partie de la réponse. En effet, il est difficile d’expliquer précisément pourquoi, en Australie, les conflits se sont cristallisés en de véritables guerres dans certaines régions et pas dans d’autres. On ne peut que soupçonner l’action de divers facteurs que les documents ethnologiques ne nous permettent pas d’identifier plus précisément. Il en va probablement de même pour les Inuits. La première réponse qui vient à l’esprit pour expliquer la présence ou l’absence de désignation collective est démographique : on sait en effet que les Inuits de l’Alaska, de même que les Yupik, résidaient sur un territoire aux ressources beaucoup plus riches que ceux des régions centrales et du Groenland. La densité de leurs populations, ainsi que la taille de leurs regroupements d’habitats, étaient donc bien supérieures, et ont pu contribuer à l’existence d’un sentiment collectif, même si celui-ci ne s’appuyait sur aucune organisation formelle. La distance possède deux effets : elle rend les frontières entre les groupes superflues, et altère les communications, deux éléments qui contribuent à miner l’identité collective. (Darwent et Darwent 2014, 183) Le peuplement inuit s’étant effectué à partir de l’Alaska un peu avant l’an mille, et l’archéologie y accréditant l’existence de combats collectifs à cette époque, le scénario le plus vraisemblable est donc que les sentiments d’appartenance collective (à défaut de structures formelles dont rien ne permet d’affirmer l’existence) étaient présents dans la population inuit originelle, et se sont ensuite peu à peu dissous lorsque cette population a occupé des environnements qui l’ont contrainte à se disperser sur des étendues considérables. La seconde question résiste davantage à l’investigation. Elle concerne la physionomie de la guerre – et, plus largement, des sanctions judiciaires – dans les sociétés inuites ou apparentées de l’Alaska. Il en effet paradoxal que les guerres, là où elles existaient, étaient 18 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. menées dans des buts qui n’impliquaient jamais la richesse, alors même qu’elles survenaient dans les seules sociétés de cet ensemble à être clairement marquées par des inégalités socio-économiques. Les Iñupiat étaient connus pour leurs riches personnages, les umialit, qui possédaient notamment partenaires commerciaux, baleinières et stocks de nourriture (pour une description détaillée du rôle traditionnel des umialit et des sources de leur statut social avant le contact, voir Pospisil 1964, 419 et suivantes ; et surtout Burch 1975, 209‑15). On ne peut donc qu’être intrigué par le fait que les guerres menées dans ces sociétés ne visaient jamais ni à piller des biens, ni à s’emparer de captifs. Une manière possible d’expliquer ce paradoxe serait de le rapprocher d’une autre absence, beaucoup plus globale dans cette société : celle des transferts de biens matériels dans des transactions à caractère social. Contrairement au schéma le plus courant observé de par le monde, la richesse, en Alaska, tout en assurant une position dominante à celui qui la possédait, n’avait en effet pas pénétré les sphères du mariage et de la justice. On ne pouvait verser un prix de la fiancée pour se marier, ni un wergild afin d’éteindre un feud. Au-delà des raisons susceptibles d’expliquer ce qui, au moins statistiquement, doit bien être appelé une anomalie, une telle configuration soulève plus profondément le problème de la définition de la richesse et de ses diverses lignes de développement (Testart 2005; Darmangeat 2020), dont bien des ressorts restent encore à découvrir. Divers exemples pris dans d’autres aires culturelles, comme les Maenge mélanésiens (Panoff 1985) ou les Huli (Glasse 1959), suggèrent cependant que cette déconnexion entre le rôle central de la richesse dans les structures sociales et sa place secondaire dans les motifs de guerre n’est pas propre à l’Alaska mais qu’elle représente un trait relativement répandu. 19 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Références Aiston, George. 1921. « Natives of Central Australia: Tribal Fighting With Knives ». Queensland Times, 9 juillet 1921. Anderson, Stephanie, Athol Chase, et Constant Merland. 2009. Pelletier: The Forgotten Castaway of Cape York. Kindle. Melbourne: Melbourne Books. Balikci, Asen. 1970. The Netsilik Eskimo. Garden City, N.Y: Natural History Press. Basedow, Herbert. 1925. The Australian aboriginal. Adelaide: F. W. Preece and sons. Bates, Daisy. 1913. « An Aboriginal Vendetta ». The Western Mail, 7 mars 1913. ———. 1921. « Natives : Their Fighting Customs ». Argus, 10 septembre 1921. Berndt, Ronald M., et Catherine H. Berndt. (1964) 1992. The World of the First Australians: Aboriginal Traditional Life; Past and Present. Canberra: Aboriginal Studies Pr. Boas, Franz. 1888. The Central Eskimo. Sixth Annual Report of the Bureau of Ethnology to the Secretary of the Smithsonian Institution, 1884-1885 (p. 399-670). Washington: Government Printing Office. Bogoras, Waldemar. 1909. The Chuckchee. Social Organization. Vol. XI. Memoir of the American Museum of Natural History. Leiden: Brill. Borrows, John. 2002. Recovering Canada: the resurgence of Indigenous law. Toronto ; Buffalo: University of Toronto Press. Burch, Ernest S. 1975. Eskimo kinsmen: changing family relationships in northwest Alaska. Monograph - The American Ethnological Society ; 59. St. Paul: West Pub. Co. ———. 2005. Alliance and conflict: the world system of the Iñupiaq Eskimos. Lincoln, Neb: University of Nebraska Press. Commission royale sur les peuples autochtones. 1993. « Les peuples autochtones et la justice. Rapport sur la table ronde nationale sur les questions judiciaires. » Ottawa: Ministre des approvisionnements et services. Curr, Edward M. 1886. The Australian Race: Its Origin, Languages, Customs, Place of Landing in Australia and the Routes by Which It Spread Itself over That Continent. Vol. 1. 3 vol. Melbourne; London: John Ferres ; Trübner. Damas, David. 1968. « The diversity of Eskimo societies ». In Man the Hunter, édité par Richard B. Lee et Irven DeVore, 111‑17. New Brunswick ; London: Aldine Transaction. Darmangeat, Christophe. 2019. « Vanished Wars of Australia: the Archeological Invisibility of Aboriginal Collective Conflicts ». Journal of Archaeological Method and Theory 26 (4): 1556‑90. ———. 2020. « Ce que la Sibérie nous dit de l’origine des inégalités ». L’Homme, no 234. ———. 2021. Justice et guerre en Australie aborigène. Toulouse: Smolny. Darwent, John, et Christyann M. Darwent. 2014. « Scales of Violence across the North American Arctic ». In Violence and warfare among hunter-gatherers, édité par Mark W. Allen et Terry L. Jones, 182‑203. Walnut Creek, California: Left Coast Press. Dawson, James. 1881. Australian Aborigines: The Languages and Customs of Several Tribes of Aborigines in the Western District of Victoria, Australia. Melbourne, Sydney and Adelaide: George Robertson. Eckett, Penelope, et Russell Newmark. 1980. « Central Eskimo Song Duels: A Contextual Analysis of Ritual Ambiguity ». Ethnology 19 (2): 191‑211. 20 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Fienup-Riordan, Ann. 1990. Eskimo essays: Yupʼik lives and how we see them. New Brunswick: Rutgers University Press. ———. 1994. « Eskimo War and Peace ». In Anthropology of the North Pacific Rim, édité par William W. Fitzhugh et Valérie Chaussonnet, 321‑35. Washington: Smithsonian Institution Press. Fison, Lorimer, et Alfred W. Howitt. 1880. Kamilaroi and Kurnai: Group-Marriage and Relationship, and Marriage by Elopement Drawn Chiefly from the Usage of the Australian Aborigines Also the Kurnai Tribe, Their Customs in Peace and War. Melbourne; Sydney; Adelaide; Brisbane: George Robertson. Foelsche, Paul. 1882. « Notes on the Aborigines of North Australia ». In Transactions and Proceedings of the Royal Society of South Australia, vol. 5, 1881-1882, 1‑18. Adelaide: Royal Society of South Australia. Fraser, John. 1892. The Aborigines of New South Wales. Sydney: Charles Potter, Government Printer. Friesen, T. Max. 2012. « The Importance of Reading Ernest: Applying Burch’s Study of Interregional Interaction to Inuvialuit Ethnohistory ». Arctic Anthropology 49 (2): 29‑40. Frink, Liam. 2016. A Tale of Three Villages: Indigenous-Colonial Interactions in Southwestern Alaska, 1740-1950. The archaeology of colonialism in native North America. Tucson: The University of Arizona Press. Funk, Caroline L. 2010. « The Bow and Arrow War Days on the Yukon-Kuskokwim Delta of Alaska ». Ethnohistory 57: 523‑69. Gabus, Jean. 1944. Vie et coutumes des Esquimaux Caribou. Lausanne: Librairie Payot. Glasse, Robert M. 1959. « Revenge and Redress among the Huli: A Preliminary Account. » Mankind 5 (7): 273‑89. https://doi.org/10.1111/j.18359310.1959.tb01323.x. Graburn, Nelson H. H. 1969. « Eskimo Law in Light of Self- and Group-Interest ». Law & Society Review 4 (1): 45‑60. https://doi.org/10.2307/3052761. Grant, Shelagh D. 2002. Arctic justice: on trial for murder, Pond Inlet, 1923. McGillQueen’s native and northern series 33. Montréal, QC: McGill-Queen’s University Press. Griffiths, Curt T. 1996. « Sanctioning and Healing: Restorative Justice in Canadian Aboriginal Communities ». International Journal of Comparative and Applied Criminal Justice 20 (2): 195‑208. Hart, C. W. M., Arnold R. Pilling, et Jane C. Goodale. (1963) 2001. The Tiwi of North Australia. Third edition. Case Studies in Cultural Anthropology. Belmont, Calif.: Wadsworth. Hodgkinson, Clement. 1845. Australia, from Port Macquarie to Moreton Bay. London: T. and W. Boone. Hoebel, Edward Adamson. 1941. « Law-Ways of the Primitive Eskimos ». Journal of Criminal Law and Criminology 31 (6): 663‑83. ———. (1954) 1979. The Law of Primitive Man, a Study in Comparative Legal Dynamics. New York: Atheneum. Holm, Gustav Frederick. 1914. The Ammassalik Eskimo : contributions to the ethnology of the East Greenland natives. Édité par Wiliam Karl Thalbitzer. Vol. 1. Copenhagen: Bianco Luno. Howitt, Alfred W. 1904. Native tribes of South East Australia. London: McMillan & Co. Inuaraq, Susan. 1995. « Traditional justice among the Inuit ». In Peuples des Grands Nords: traditions et transitions, édité par Anne-Victoire Charrin, Jean-Michel 21 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Lacroix, et Michèle Therrien, 255‑62. Paris: Presses de la Sorbonne nouvelle : Institut national des langues et civilisations orientales. Irwin, C. 1990. « The Inuit and the evolution of limited group conflict ». In Sociobiology and Conflict, édité par J. M. G. van der Dennen et V. S. E. Falger, 189‑226. Dordrecht: Springer. Jaccoud, Mylène. 1995. Justice blanche au Nunavik. Collection Repères. Montréal: Méridien. ———. 1999. « Les cercles de guérison et les cercles de sentence autochtones au Canada ». Criminologie 32 (1): 79‑105. https://doi.org/10.7202/004725ar. Kelly, Raymond C. 2000. Warless Societies and the Origin of War. Ann Arbor: University of Michigan Press. Kleivan, Inge. 1971. « Song Duels in West Greenland: Joking Relationship and Avoidance ». Folk 13: 9‑36. Lambert, Patricia M. 2002. « The Archaeology of War: A North American Perspective ». Journal of Archaeological Research 10 (3). Loukacheva, Natalia. 2012. « Indigenous Inuit Law, “Western” Law and Northern Issues ». Arctic Review 3 (2): 200‑217. Maclaren, I. S. 1991. « Samuel Hearne’s Accounts of the Massacre at Bloody Fall, 17 July 1771 ». ARIEL: A Review of International English Literature 22 (1): 25‑51. Malaurie, Jean. 2016. Les derniers rois de Thulé avec les Esquimaux polaires, face à leur destin. Paris: Pocket. Mason, Owen K. 2012. « Memories of Warfare: Archaeology and Oral History in Assessing the Conflict and Alliance Model of Ernest S. Burch ». Arctic Archaeology 49 (2): 72‑91. Nansen, Fridtjof. 1894. Eskimo Life. Second edition. London: Longmans, Green and Co. Nelson, Edward W. 1900. The Eskimo about Bering Strait. Washington: Government Printing Office. Nungak, Zebedee. 1993. « Fundamental Values, Norms, and Concepts of Justice ». In Aboriginal peoples and the justice system: report of the National Round Table on Aboriginal Justice Issues, édité par Royal Commission on Aboriginal Peoples, 86‑104. Ottawa: Royal Commission on Aboriginal Peoples. Oosten, J. G., Wim Rasing, Frédéric Laugrand, et Nunavut Arctic College, éd. 1999. Perspectives on traditional law. Interviewing Inuit elders, v. 2. Iqaluit, Nunavut: Language and Culture Program of Nunavut Arctic College. Otterbein, Keith F. 2009. The Anthropology of War. Long Grove: Waveland Press. Panoff, Michel. 1985. « La violence et la dette chez les Maenge de Nouvelle-Bretagne. » Journal de la Société des Océanistes 41 (80): 87‑100. https://doi.org/10.3406/jso.1985.2803. Patenaude, Allan Lloyd. 1989. « Whose law? Whose justice? : two conflicting systems of law and justice in Canada’s Northwest Territories ». Burnaby: Simon Fraser University. Petrie, Constance Campbell. 1904. Tom Petrie’s Reminiscences of Early Queensland (dating from 1837). Recorded by his Daughter. Brisbane: Warson, Ferguson & Co. Pospisil, Leopold. 1964. « Law and Societal Structure among the Nunamiut Eskimo ». In Explorations in Cultural Anthropology. Essays in Honour of George Peter Murdock, édité par Ward H. Goodenough, 395‑432. New York - San Francisco: McGraw-Hill Book. 22 « Justice aborigène, justice inuite : une étude comparée » version traduite de Arctic Anthropology, 2023, 59(1), 71-86. Roth, Walter E. 1897. Ethnological studies among the North-West-Central Queensland Aborigines. Brisbane, London: Edmund Gregory, Government Printer; Queensland Agent-General’s Office. ———. 1902. « Notes on Savage Life in the Early Days of West Australian Settlement ». In Proceedings of the Royal Society of Queensland, vol. 17. Brisbane: H. Pole & Co. ———. 1906. « Ethnographic bulletin No 8 ». In North Queensland ethnography. Brisbane: Government Printer. Rouland, Norbert. 1979. « Les modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit ». Études Inuit Studies. Sahlins, Marshall D. 1965. « On the Sociology of Primitive Exchange ». In The Relevance of Models for Social Anthropology, édité par Michael Banton, 139‑236. London: Tavistock. Saladin d’Anglure, Bernard. 1984. « Inuit of Quebec ». In Arctic, édité par David Damas et William C. Sturtevant, 5:476‑507. Handbook of North American Indians. Washington: Smithsonian Institution. Salvado, Rudesindo. 1854. Mémoires historiques sur l’Australie. Paris: Alphonse Pringuet. Smyth, R. Brough. 1876. The Aborigines of Victoria: With Notes Relating to the Habits of the Natives of Other Parts of Australia and Tasmania Compiled from Various Sources for the Government of Victoria. Vol. 1. 2 vol. Melbourne; London: John Ferres, Government Printer ; Trubner and Co. Sonne, Birgitte. 1982. « The ideology and practice of blood feuds in East and West Greenland ». Études Inuit Studies 6 (2): 21‑50. Spencer, Baldwin, et Francis Gillen. 1899. Native Tribes of Central Australia. London: McMillan & Co. Spencer, Robert F. 1957. The North Alaska Eskimo. A Study in Ecology and Society. Smithsonian Institution Press. Smithsonian Institution. Bureau of American Ethnology, Bulletin 171. Washington. Steenhoven, Geert van den. 1959. Legal concepts among the Netsilik Eskimos of Pelly Bay. Ottawa: Northern Co-ordination and Research Centre, Dept. of Northern Affairs and National Resources. Testart, Alain. 2005. Eléments de classification des sociétés. Paris: Errance. Tomaszewski, E. Andreas. 1997. « ‘AlterNative’ Approaches to Criminal Justice: John Braithwaite’s Theory of Reintegrative Shaming Revisited ». Critical Criminology 8 (2): 105‑18. https://doi.org/10.1007/BF02461160. Tonkinson, Robert. 2013. « Social Control and Conflict Management Among Australian Aboriginal Desert People Before and After the Advent of Alcohol ». In War, Peace, and Human Nature. The Convergence of Evolutionary and Cultural Views, édité par Douglas Fry, 243‑61. Oxford: Oxford University Press. Wheeler, Gerald C. 1910. The Tribe, and Intertribal Relations in Australia. London: John Murray. 23