Academia.eduAcademia.edu

Revue Karapa 2 2013

Revista de Arqueologia de la Amazonia y de las Guayanas Revue d'Archéologie de l'Amazonie et des Guyanes Review of Amazonian and Guyanas Shield Archaeology Revista de Arqueologia da Amazônia e das Guianas

Revue d'anthropologie des sociétés amérindiennes anciennes, d'histoire et d'archéologie coloniale du bassin amazonien et du plateau des Guyanes 1 Crédits Photos 2 Couverture : Assiette hollandaise : cliché Catherine Losier©catherine Losier La céramique importée en Guyane à l’époque coloniale Clichés Catherine Losier©catherine Losier Une Guyane industrielle ? Entre déshérence et valorisation du patrimoine industriel minier de la Guyane française Clichés Pierre Rostan©Pierre Rostan Les vestiges miniers de l’île du Grand Connétable Clichés Pierre Rostan©Pierre Rostan Sucre et Rhum – XVIIe-XXe siècle : Figures 5, 27 : clichés Yannick Le Roux ©APPAAG Figure 7 : réalisation Aurélien Le Roux ©APPAAG Figures 8, 12, 29 : réalisation Georges Lemaire©Nathalie Cazelles Figures 43 et 46: clichés Georges Lemaire©Région Guyane-Inventaire général du patrimoine culturel Figures 47 à 49 : clichés Marc Heller©Région Guyane-Inventaire général du patrimoine culturel Figure 50 : collection privée©Région Guyane-Inventaire général du patrimoine culturel Figure 1 à 4, 6, 9 à 11, 13 à 26, 28, 30 à 42, 44 à 45 : clichés Nathalie Cazelles©Nathalie Cazelles 4ème de couverture : Cliché Alain Gilbert©Région Guyane-Inventaire général du patrimoine culturel Table des matières Edito 5 L’apport de l’histoire à l’archéologie coloniale de Guyane 7 Danielle Bégot Bilan de 20 ansd’archéologie coloniale en Guyane 14 Nathalie Cazelles La céramique importée en Guyane à l’époque coloniale 28 Catherine Losier Une Guyane industrielle ? Entre déshérence et valorisation, état du patrimoine industriel minier de la Guyane française 48 Pierre Rostan Les vestiges miniers de l’île du grand connétable 61 Pierre Rostan SUCRE ET RHUM en Guyane - XVIIe-XXe siècle Nathalie Cazelles 70 4 PHOTO Edito En 2011, Gérald Migeon, Conservateur de l’Archéologie en Guyane française, lançait Karapa la première revue scientiique d’anthropologie des sociétés amérindiennes anciennes de l’Amazonie et du plateau des Guyanes. En 2012, il en coniait la coordination à l’association AIMARA, qui depuis 2009, gère plusieurs chantiers de fouilles programmées en Guyane. Après concertation, il a été décidé d’ouvrir le champ de présentation des travaux des scientiiques à la période coloniale, voire contemporaine. Et de diffuser deux numéros par an, avec un nombre de pages oscillant entre 90 et 120 pages pour dynamiser la diffusion des résultats de la recherche. Désormais, cette revue en ligne alternera donc la diffusion des travaux liés aux civilisations amérindiennes et à la période coloniale ou contemporaine ; le numéro 1 avait été consacré aux civilisations amérindiennes anciennes, le 2 que vous allez découvrir, est dédié à la période coloniale, au sens large du terme. Le troisième numéro, en préparation, traitera de divers aspects des civilisations précolombiennes de Guyane. La rédaction ne s’interdit pas la diffusion de numéros transversaux sur plusieurs périodes, sur des thèmes ou sur des régions du Plateau des Guyanes. Les buts sont toujours de mettre à disposition du grand public des données inédites issues de travaux de terrain ou de laboratoire, par des articles de synthèse relativement courts et accessibles au plus grand nombre. La rigueur scientiique déinit dans le premier numéro de la revue reste de mise. Le rédacteur en chef nommé récemment, est chargé de déinir les thématiques, de faire les appels à articles, de coordonner le comité de relecture, ain de maintenir la ligne éditoriale déinit dans le premier numéro de la revue. Le numéro 2 donc est donc dédié à l’archéologie coloniale, avec des articles sur sa composante industrielle. 6 Après une introduction magistrale de Danielle Bégot, Professeure émérite de l’université Antilles-Guyane, sur « l’alliance histoire-archéologie », indispensable à la compréhension des sociétés coloniales de Guyane et des Antilles, Nathalie Cazelles propose un bilan de l’archéologie coloniale de Guyane de ces vingt dernières années. Cet essai, délicat et dificile à réaliser, était nécessaire, pour poser l’état des lieux des recherches archéologiques et historiques dans ce domaine en Guyane. Il permet au lecteur non spécialiste, de prendre la mesure du travail effectué par les rares chercheurs qui se sont dédiés à cette période et de comprendre le chemin qui reste encore à accomplir. Dans un deuxième article « Sucre et Rhum en Guyane du XVIIe au XXe siècle, elle expose le travail qu’elle a accompli dans le cadre du Projet « La route du sucre » et les premiers résultats d’un programme collectif de recherches sur les habitations du Bas-Approuague, qu’elle co-dirige, tout en rédigeant son doctorat, qu’elle prépare à l’université de Paris I. Catherine Losier, qui a soutenu sa thèse de doctorat avec succès, en juin 2012, à l’université Laval de Québec, développe dans un long article, un bilan des « matériaux céramiques trouvés en contexte archéologique guyanais » ; cela lui « permet de saisir quelques tendances associées à l’approvisionnement de la colonie quant aux objets de terre cuite ». L’article, technique, est bien illustré et très didactique. Enin, le numéro 2 de la revue est clos par deux articles produits par Pierre Rostan, géologue et archéologue minier, qui a mis son incomparable expérience au service de la Guyane depuis quelques années. Le premier article, illustré de manière très pédagogique, porte sur l’état du patrimoine industriel minier, dont nous apprécions toute la richesse ; il nous interpelle sur les dangers qui menacent ce remarquable patrimoine. Le deuxième article de Pierre Rostan évoque à la fois « le quotidien technique et humain » et les évolutions de l’exploitation des phosphates minéraux de l’île du Grand Connétable qui est un « témoignage particulièrement représentatif de l’activité minière des phosphates dans les îles de la Caraïbe ». Espérons que ce numéro 2 vous donnera envie de visiter les sites mentionnés dans les articles de Nathalie Cazelles et de Pierre Rostan, en particulier. L’apport de l’histoire à l’archéologie coloniale de Guyane Danielle Bégot Université des Antilles et de la Guyane Laboratoire AIHP-Géode Sans doute n’est-il pas inutile, même dans le cadre réduit de ces quelques pages, de s’arrêter quelque peu, en introduction préliminaire, sur les rapports qu’entretiennent les deux disciplines, l’histoire et l’archéologie, car ceux-ci n’ont pas été déinis une fois pour toutes. Ils s’inscrivent au contraire dans un contexte bien précis, de temps et de lieu. Lorsque à Paris Alexandre Bertrand, premier professeur d’archéologie à l’Ecole du Louvre, prononce en 1882 le discours d’ouverture de son cours, il fait clairement de l’archéologue « un auxiliaire de l’historien1 », qui lui apporte un supplément de connaissances et un moyen de contrôler la véracité des textes écrits. Un siècle plus tard, changeant d’époque mais surtout de continent, Léon Pressouyre souligne dans la préface qui introduit l’ouvrage de Maria-Teresa Penna sur L’Archéologie historique aux Etats-Unis2 à quel point cette dernière et jeune discipline, nourrie abondamment d’anthropologie et de sociologie, a pris ses distances avec l’histoire, tout en conservant des liens évidents avec elle. Transposons à la Guyane : c’est cette relation étroite de l’archéologie avec l’anthropologie ou l’ethnographie que dans un numéro consacré à l’archéologie des départements français d’Amérique, en 2007, la revue Les Nouvelles de l’archéologie mettait en évidence3, reprenant ainsi les remarques par lesquelles la conservatrice régionale d’archéologie, José Thomas, introduisait son bilan scientiique de 1999 : « en Guyane (…), archéologie et ethnologie se retrouvent sur de nombreux sujets touchant aux fonde- ments de la société : identité, mémoire collective (…) »4 . Originalité de la situation guyanaise ? D’une certaine manière, oui. Ne parlons même pas de la coexistence d’un passé amérindien et d’un présent amérindien, car cela sortirait de notre propos. Mais les rapports entre histoire et archéologie, en Guyane, s’opèrent indubitablement dans un contexte très particulier, fait d’autant de manques que d’avancées. Dans un mémoire de maîtrise soutenu en 1999, Mathieu Hildebrand montrait la tardive naissance d’une archéologie de l’aire amazonienne, à partir des années 1940, préludant à celle, encore plus récente, de la Guyane française, dont la thèse de Stephen Rostain, publiée en 1994, constitue le point de départ décisif5. Avec quelques décennies de retard, cette archéologie suit l’apparition des premiers travaux d’histoire sur la Guyane, que Serge Mam Lam Fouck fait remonter aux années 19606. Dans les deux cas, histoire et archéologie, les bilans sont les mêmes, soulignant la disparité des connaissances suivant les secteurs, les lacunes nombreuses, l’existence de productions scientiiques dans l’incapacité de couvrir aussi rapidement qu’on le souhaiterait tous les « champs du possible ». Vieille terre d’occupation humaine, la Guyane, quelque part, reste une terre jeune dans la connaissance qu’elle a d’elle-même, jusque et y compris pour la période coloniale, tributaire de l’exploration et de l’exploitation tardives des sources écrites. Compensation certaine : l’archéologie historique, c’est-à-dire cette discipline qui s’applique à « l’étude des vestiges matériels de 4 Thomas (José), Bilan scientiique 1999, DRAC Guyane, Service Régional d’Archéologie, 2002, p. 9. 1 Bertrand (Alexandre), La Gaule avant les Gaulois d’après les monuments et les textes, Paris, Ernest Leroux, 1884, p.2. 2 Pressouyre (Léon), dans Penna (Maria-Teresa), L’Archéologie historique aux Etats-Unis, Paris, CTHS, 1999, p. 13-24. 3 Les Nouvelles de l’archéologie, n° 108/109 (dir. Stephen Rostain et Nathalie Vidal), Paris, MSH. 5 Hildebrand (Mathieu), « L’ensemble arauquinoïde : tradition ou complexe culturel ? », maîtrise soutenue à l’université de Paris-I, sous la dir. d’Eric Taladoire, dans DRAC Guyane, SRA, Bilan scientiique 1999, 2002, p. 47 ; Rostain (Stephen), L’occupation amérndienne ancienne du littoral de la Guyane française, Paris, ORSTOM, 1994, 2 vol. 6 Mam Lam Fouck (Serge), La Guyane française, dans Bégot Danielle (dir.), Guide de la recherche en histoire antillaise et guyanaise, Paris, CTHS, 2011, p. 729.. 7 8 toute période historique »7, a montré, par l’investissement des archéologues, par l’implication des conservateurs régionaux d’archéologie, tout ce qu’elle pouvait apporter de signiicatif à cette reconstitution – toujours, cependant, en passant par la case « histoire ». Les bilans scientiiques du Service Régional d’Archéologie ne laissent d’ailleurs aucun doute sur ces rapports obligatoires entre les deux disciplines : celui de 1999, présentant les opérations de recherche programmée sur les habitations jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, commençait par signaler que « l’archéologie ven[ait] compléter les données des études d’archives »8. L’opération de prospection-inventaire du Bas-Oyapock, conduite par Sylvie Jérémie (AFAN, puis INRAP9) en 1997 n’a été menée qu’après dépouillement des sources réalisées par N. Mingaud aux Archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence (CAOM, aujourd’hui ANOM)10 ; les opérations de recherche programmée thématique sur les habitations11 des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles, dues à Yannick Le Roux, Nathalie Cazelles et Réginald Auger, se sont appuyées, comme le soulignait le conservateur régional de l’archéologie Gérald Migeon dans la préface qui ouvre l’ouvrage consacré à Loyola (2009)12, sur les importantes recherches en archives de Y. Le Roux, à Cayenne, Aix-en-Provence et Rome. L’histoire et archéologie des habitations de la Comté, où l’on retrouve encore les jésuites, traitées par Eglé Barone-Visigalli, Kristen Sarge et Régis Verwimp (2010), font également la part belle aux inven7 Penna (Maria-Teresa), citant Robert Schuyler (1970), dans L’Archéologie historique aux Etats-Unis, op. cit., p. 35. 8 DRAC Guyane, SRA, 2002, p. 13 (José Thomas). 9 L’AFAN (Association pour les fouilles archéologiques nationales) a été remplacée en 2001 par l’établissement public de l’INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives). 10 DRAC Guyane, SRA, 2000, Bilan scientiique 1997, p. 7. 11 Le terme d’habitation désigne dans les terres américaines de colonisation française (Guyane, Petites Antilles, Saint-Domingue, Louisiane mais aussi Québec) un établissement agricole fondé par les colons européens ; « tropicalisé », le terme ne s’entend plus, jusqu’à l’abolition déinitive de l’esclavage, en 1848, outre terres, bâtiments et cultures, qu’avec les esclaves attachés à la propriété. 12 Migeon (Gérald), dans Le Roux (Yannick), Auger (Réginald), Cazelles (Nathalie), Loyola. Les jésuites et l’esclavage, Québec, Presses de l’université de Québec, 2009. taires d’archives et à la cartographie ancienne13. Et l’Archéologie et histoire du Sinnamary du XVIIe au XXe siècle d’Olivier Puaux et Michel Philippe, parue plus précocement (1997), ne réservait pas, même avec un ordre inversé, la part du pauvre à l’histoire14. Quant à l’ambitieux programme de prospection-inventaire du Bas-Approuague, conduit depuis 2009 par Damien Hanriot et Philippe Goergen, avec Nathalie Cazelles, une de ses grandes forces réside dans le recours à un grand nombre de dépôts d’archives, en Guyane, en France et à Londres. La cause donc est entendue. Mais pourquoi ce lien systématique ? Si les informations que livrent les sources écrites (textes, mais aussi cartographie et iconographie), limitées en ce qui concerne nos exemples à la période moderne et contemporaine, sont toujours capitales, c’est parce qu’elles jouent un triple rôle. La cartographie offre parfois le seul moyen de donner une mémoire ce qui a totalement disparu du paysage. D’une autre manière, les textes proprement dits peuvent fournir des éléments irremplaçables à la compréhension d’un site : dates-clé, descriptions, évolution, états successifs. C’est bien pour cette raison que dans telle ou telle thématique faisant l’objet d’une opération archéologique (habitations, monde urbain, comme par exemple l’étude très récente d’Eric Gassies et de Fabrice Casagrande sur l’ancienne douane de Cayenne15) les recherches historiques ne se séparent pas du travail de terrain ; elles le précèdent et l’accompagnent. Mais au-delà de ces « micro-histoires », de ces histoires (au pluriel) de taille réduite, l’histoire (au singulier) donne sens à ce qui existe sur le terrain en lui faisant prendre sa place dans un système global qui en facilite l’intelligibilité – à condition, la réserve est de taille, nous y reviendrons, de ne pas confondre système global et répétition à l’identique d’un modèle unique, à condition encore de pas croire que sans l’histoire il ne peut pas y avoir constitution de système signiiant. 13 Barone-Visigalli (Eglé) [ dir.], Histoire et archéologie de la Guyane française. Les jésuites de la Comté. Guyane, Ibis Rouge Editions, 2010. 14 15 Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1997. Arrêtons-nous d’abord sur l’importance du global. L’archéologie coloniale de Guyane est la face matérielle, redevenue compréhensible, parfois tout simplement visible, de ce que l’on a appelé à la suite de l’anthropologue américain Charles Wagley l’Amérique des plantations, « Plantation America »16. L’archéologie des habitations, ce terme que les Amériques françaises, continentales et insulaires, ont préféré à celui de plantations17, ramène à ce qui a été au cœur des premiers empires coloniaux européens dans ces régions. L’exploitation des terres tropicales ou équinoxiales, tournée vers les cultures d’exportation requises par les métropoles d’outre-Atlantique, a entrainé l’asservissement des populations locales, amérindiennes, et la mise en esclavage d’Africains livrés aux Amériques par les cargaisons de la traité négrière. Tout ce système n’a donc vécu que par le commerce – le projet de recherche conduit par Catherine Losier sur « Le réseau commercial guyanais : étude archéologique de l’acquisition des biens de consommation trouvés sur les sites de la Guyane au cours de l’Ancien Régime colonial »18 en a fait d’ailleurs sa clé de voûte. Ce commerce s’est appuyé sur la mise en valeur de terres, qui comme aux Antilles, s’opérait par l’intermédiaire des habitations, que celles-ci, suivant les époques et les lieux, aient cultivé le roucou (c’est surtout vrai de la Guyane), la canne à sucre, le cacao, l’indigo ou le café. Quel est l’apport de l’histoire dans ce domaine ? Elle permet de comprendre l’unité économique et sociale que constituait une habitation, sa « culture matérielle »19, à la fois par les monographies ou les synthèses élaborées par les chercheurs, mais aussi, quand les sources anciennes sont sufisamment riches, de savoir à quoi correspondait à un moment donné un exemple 16 Caribbean Studies, 1957, trad. française dans Benoit (Jean), Les Sociétés antillaises : études anthropologiques, Publ. Centre de recherches caraïbes ; consultable en ligne sur classiques.uqac.ca. 17 Bégot (Danielle) (dir.), La plantation coloniale esclavagiste, XVIIeXIX- siècles, Actes du 127e congrès des soc. historiques et scientiiques, paris, CTHS,2008, p. 13-43. particulier, précis, d’habitation. Les inventaires, qui petit à petit sortent des différents dépôts d’archives, établis le plus fréquemment lors d’une mutation de propriété (vente, décès, séquestre …), permettent par la description souvent minutieuse des biens d’identiier les différents éléments qui les ont constituées. Pour les sucreries, qui ont laissé le plus de traces repérables sur le terrain en raison d’un recours parfois important à la maçonnerie, ce sera la nature et la fonction des différents vestiges, qu’ils aient appartenu au pôle domestique de l’exploitation (« maison de maître », cuisine, « cases à nègres »…), ou à sa partie manufacturière, moulin(s) pour broyer la canne, sucrerie, purgerie et étuve si l’habitation a produit du sucre blanc, vinaigrerie s’il y a eu fabrication de taia. Rançon de cette visibilité souvent plus grande des habitations-sucreries (surtout quand leurs vestiges ont été débroussaillés !), les habitations exploitant d’autres cultures que la canne à sucre, dont on sait l’importance qu’elles ont joué pour la Guyane, avant et après l’abolition de l’esclavage, n’ont sans doute pas la représentativité qu’elles possédaient autrefois. – même si des inventaires systématiques comme celui conduit dans la commune de Rémire leur accordent toute leur valeur20. Ajoutons, là aussi pour démontrer toute l’importance d’une mise en perspective comparatiste, que si Loyola et Saint-Régis, au XVIIIe siècles, accumulent les belles réalisations en pierre, une sucrerie plus tardive comme Petit Cayenne (île de Cayenne), « cotonnerie » et sucrerie, mise en vente à partir de 1817, montre qu’il n’en était pas toujours de même. Avec ses 1.000 ha et ses 157 esclaves, son moulin à eau (mais nous ne connaissons pas la date précise de sa construction) et sa sucrerie sont de charpente et bardeaux, voire, pour le moulin, même posé partie sur de la maçonnerie, de charpente et fourches en terre21. Encore convient-il de ne pas perdre de vue les limites de ce décryptage, bien moins évident dans 18 Losier (Catherine), « Rapport d’activité de la campagne d’analyse de la culture matérielle des sites Picard, Loyola et Poulain », 2008, université de Laval (Canada) et SRA de la Guyane. 20 Rémire : Les habitations coloniales (XVIIe-XIXe siècles) , DAC Guyane, 2011. 19 Le Roux (Yannick), L’habitation guyanaise sous l’Ancien Régime. Etude de la culture matérielle, thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1994, 863 p. 21 Archives départementales (AD) Guyane, Feuille de la Guyane, mai, août et novembre 1823 (p. 143, 282, 453), expropriation forcée. 9 10 la pratique que dans la théorie. Pour commencer, des sites peuvent se trouver peu documentés en sources écrites, ce qui généralement a pour effet de bien mettre en valeur l’importance de ces dernières. Pour autant, en disposer ne met pas à l’abri de toute interrogation. Il est rare, en effet, qu’elles se sufisent à elles-mêmes, y compris dans le cas du bel inventaire rêvé par tout chercheur, aussi prolixe que limpide - en apparence du moins. Au niveau du détail, mieux vaut en effet savoir, par des connaissances acquises en amont, qu’une vinaigrerie n’a jamais fabriqué du vinaigre à la Guyane, pas plus qu’aux Antilles d’ailleurs, mais du taia. Ou, comme le rappelait Maria-Teresa Penna, avoir quelque connaissance de l’anglais familier de l’époque quand on travaille sur les nombreux inventaires du début du XVIIe siècle de la colonie anglaise de Plymouth, dans ce qui allait devenir la Nouvelle-Angleterre : l’intrigante abondance de looking glasses (miroirs), repérée en toute bonne foi par des lectures au premier degré, perd alors tout son mystère, puisqu’il s’agit en réalité de … pots de chambre22. Mais surtout, comme le rappellent bien Florence Journot et Gilles Bellan dans leur Archéologie de la France moderne et contemporaine23 le texte en lui-même ne livre pas tout. Ainsi telle description d’une boîte à outils dans un inventaire d’habitation de la Guadeloupe, ou d’ailleurs, aussi précieux soitelle pour le chercheur, ne nous renseigne pas sur la pratique réelle du maçon … 24. Enin, dernière dificulté, et non la moindre, la source ne livre pas un mode d’emploi mécanique qui ôterait toute incertitude sur l’identiication de tel ou tel vestige. Le rapport scientiique concernant la fouille programmée du site Moulin à Vent, à Rémire25 montre bien ces doutes : pour une partie de bâtiment qui a incontestablement 22 Penna (Mara-Teresa), op. cit., p. 158. servi aux opérations de cuite, s’agit-il de la cuisson du vesou26 pour la fabrication du sucre (la sucrerie proprement dite, ce que les sources anglaises désignent plus judicieusement par l’expression de boiling house), ou pour produire du taia (la vinaigrerie) ? Reste que par delà ses limites, cette documentation d’archive met bien en évidence un certain nombre de traits caractéristiques, d’invariants, qui sont ceux de l’Amérique des habitations. Nous retiendrons deux exemples. Le premier a trait au mode d’exploitation des terres, basé pour toute la période esclavagiste sur le travail forcé d’ateliers d’esclaves (non-blancs), dépendant d’un maître (généralement blanc). Les inventaires peuvent fournir une masse considérable d’éléments sur la population servile, mais sans que l’on soit d’ailleurs assuré, d’une habitation à l’autre, d’un notaire à l’ autre, de les retrouver à l’identique. Des éléments qui intéressent au plus haut point le maître, comme l’âge, la spécialisation professionnelle, l’origine (« nègres créoles » ou « nègres de Guinée », nés en Afrique), ne se retrouvent pas partout à l’identique. Les « dénombrement et rôles » des esclaves de Loyola et de Mont-Louis (près de 500 esclaves au total) fournis par l’inventaire de 1764 permettent l’étude des desménages, des prénoms, des métiers ; l’âge n’est quasiment jamais mentionné, sauf pour les « sexagénaires » usés par le travail, l’origine jamais, même si un nom comme Medeira fait subodorer un esclave brésilien, ou passé par le Brésil27. Les inventaires des habitations Le Maripa et Saint-Régis, lors de leur mise sous séquestre (1764) font état de « nègres, négresses, négrillons de tous âges par famille » avec prénom du père et de la mère, et des enfants, et les spécialisations quand elles sont décisives (commandeur, scieur de long …) mais ni des âges (indiqués par exemple sur le dénombrement de l’habitation des jésuites de Guadeloupe, Bisdary, en 177828) ni de l’origine. 23 Journot (Florence), Bellan (Gilles), Archéologie de la France moderne et contemporaine , Paris, La Découverte, 2011, p. 89. 24 AD Guadeloupe, 2E 2/179, Me Vauchelet, acte 37 du 23 juillet 1835, habitation Beausoleil, aujourd’hui commune de Saint-Claude, autrefois Basse-Terre extra muros. 25 DRAC Guyane, SRA, 2009, p. 29, responsable scientiique Nathalie Cazelles, avec la collaboration de Y Le Roux et R. Augier. 26 Jus des cannes broyées au moulin. 27 Le Roux (Yannick), Auger (Réginald), Cazelles (Nathalie), Loyola op. cit., p. 116 – 129. 28 Barone-Visigalli , La Comté (op. cit.), inventaires de Saint-Régis et de Maripa, p. 310- 311 ; p. 318 - 321. Le deuxième élément pour lequel l’histoire est fortement sollicitée est la conquête du milieu naturel, qui si elle n’est pas propre à la Guyane (à leur échelle ininiment plus réduite, Saint-Domingue, la Guadeloupe et la Martinique connaissent également ce déi) y tient une place toute particulière. L’assèchement des terres basses, mis à l’ordre du jour à partir de 1776, amène à multiplier les voyages d’exploration qui débouchent sur des plans d’assèchement, qu’enregistrent la cartographie, les actes administratifs et la presse oficielle. Une datation ine de l’avancée des fronts de colonisation n’est donc possible que par le recours à ces données. Ainsi du canal de Torcy dans les savanes de Kaw, commencé en 1804 sous le commissaire impérial Victor Hugues, sur les plans tracés en 1778 par l’ingénieur Guisan, qui avait fait donner les premiers coups de pelle : les différentes étapes, les remaniements qui s’imposent au il des campagnes, sont retracés par la Société Guyanaise d’Instruction dans sa séance du 2 janvier 1821 et publiés la même année dans la Feuille de la Guyane29. On suit la complexiication du réseau et l’accroissement des supericies mises en culture au il des campagnes annuelles, mais aussi la justiication du creusement de tel embranchement. Les travaux de 1804 aboutissent au centre de l’habitation de Victor Hugues (Quartier Général), ouvrent un canal d’embranchement devant l’habitation Plaisance, tandis que, aperçu sans fard d’histoire sociale, un autre petit canal a été creusé « pour abréger aux canots le chemin par où ils allaient chercher à la côte l’eau à boire pour la table des maîtres ». En 1805 le canal principal est prolongé jusqu’à l’habitation Cavai, en 1807 il atteint l’habitation La Franchise, et en 1808 l’habitation Garreau. Les plants de canne viennent de la Gabrielle, de la Comté et l’Approuague ; les caféiers de la côte. Détail intéressant qui touche à l’aspect volontariste de l’aménagement : les « maisons principales » (mieux connues sous l’appellation « maisons de maître ») devaient être implantées sur une ligne située à 50 toises du grand canal, tandis que des avenues devaient relier les différente habitations l’une à l’autre à partir de 29 104. cette ligne. Quant aux moyens humains mis en œuvre, ils le sont dans un contexte très particulier, puisque Victor Hugues, a été chargé par Napoléon Bonaparte de rétablir l’esclavage en Guyane. Il réquisitionne les « nègres ouvriers » de toutes les habitations de la colonie, organisés de manière militaire en brigades et escouades, recourt à la location de « nègres de particuliers » le dimanche, pour des travaux d’une grande pénibilité, qu’accompagnent châtiments corporels, surmortalité et maladies qui nécessitent l’établissement d’un hôpital à Dégrad des cannes. Malgré l’établissement de nouvelles habitations, qui comme les plus anciennement installées, produisent du sucre, des vivres, du coton, du café, du roucou. l’opération est un échec partiel. Des 29 km envisagés, qui auraient permis la liaison du quartier avec Cayenne, 6 ont été creusés. Surtout, comme le rappelle un article de la Feuille de la Guyane30, de février 1858, consacré au récapitulatif des travaux de défense du canal, la mer a envahi petit à petit certaines d’entre elles et contraint inalement leurs propriétaires à l’abandon, ce qui donne des bornes très précises au niveau chronologique : Plaisance et le Sérail, par exemple, sont abandonnées dès 1842, Maperibo et la Félicité suivent – et on pourrait continuer de suivre l’histoire du dépérissement de la zone jusqu’à la in du XIXe siècle, en s’appuyant (entre autres) sur les ventes d’habitations mises à l’encan à la barre du tribunal, que rapporte la Feuille de la Guyane française ou son successeur, le Moniteur oficiel de la Guyane française. Mais le terme d’invariant ne doit pas porter à confusion. En dépit d’une identité de structure (jusqu’à l’abolition le recours au travail forcé servile), en dépit du fait que ce système d’exploitation des hommes et des terres se retrouve au Brésil ou au Surinam voisins, ou aux Antilles, de fortes originalités locales ont existé, non seulement au niveau d’un pays, d’une région, mais aussi de site à site. Il n’y a pas plus d’Habitation guyanaise que d’Habitation antillaise : aucun modèle unique déposé n’existe, n’en déplaise au rôle de mentor que AD Guyane, Feuille de la Guyane française, 1821, suppl.. au n° 30 AD Guyane, Feuille de la Guyane française, 27 février 1858. 11 12 l’on a voulu faire jouer, dans la zone antillaise, au père Labat31, qui en dépit de la haute opinion qu’il avait de lui-même n’a jamais revendiqué pareil honneur. Si la structure économique et sociale de l’habitation a bien existé, au moins jusqu’à l’abolition, et a pesé de tout son poids sur l’histoire de ces régions, elle n’a pas empêché sur le terrain de multiples déclinaisons, que ce soit en fonction de la nature du lieu (à titre d’illustration, la BasseTerre de Guadeloupe, mieux arrosée, idèle au moulin à eau, alors que la Grande-Terre ne l’a jamais connu), de l’activité de l’exploitation (une roucouerie n’a pas le même rapport à l’espace qu’une sucrerie) ou de l’équipement technique choisi. Pour se limiter aux sucreries, qui offrent pour le moment les vestiges les plus parlants en Guyane, et pour ne prendre comme exemple que celui des moulins, le choix du type de moulin, par exemple, n’est pas sans intérêt. En 1830, lorsque le gouverneur Jubelin visite les « quartiers du vent » de la colonie32, le commissaire-commandant du quartier de Kaw, Bruneau, a abandonné l’exploitation du roucou pour transformer son habitation en sucrerie (la Guyane exporte alors comme produits dérivés de la canne à sucre du sucre brut, de la mélasse et du taia33). Mais si la nouvelle manufacture démarre alors que la colonie vient de s’ouvrir aux machines à vapeur (1822)34, le propriétaire s’est prudemment limité à l’utilisation d’une énergie classique en choisissant le moulin à eau, option apparemment suivie par d’autres établissements sucriers35, comme ceux situés le long de la rivière Kaw, « là où commence le chemin 31 Bégot(Danielle), « A propos des représentations iconographiques de l’habitation-sucreie aux Antilles françaises , dans Abenon (Lucien), Bégot (Danielle), Sainton (Jean-Pierre), Construire l’histoire antillaise, Paris, CTHS, 2002, p.289 – 308. 32 d’Approuague », où se comptent d’autres moulins à eau. Sur la rivière de Courouaye, l’habitation Sénelle, sucrerie relativement récente semble-t-il, est jugée par la gouverneur « donne(r) les plus beaux résultats », mais sans autre précision. Ressemble-t-elle alors, pour son équipement technique, à ce que fut Loyola, habitation phare des jésuites au milieu du XVIIIe siècle, qualiiée d’« ostentatoire » après l’expulsion de l’ordre religieux, ce qui même en tenant compte du contexte très défavorable à l’ordre religieux, prouve le côté exceptionnel de cette réalisation36 ? L’histoire, ici, est encore à même de fournir des clés de lecture, en permettant de comprendre ce qu’a signiié, par exemple, le choix de telle ou telle source d’énergie, par rapport à l’équipement général de la Guyane à un moment donné, ou à celui de pays voisins, ou encore aux Antilles françaises, qui appartiennent au même système colonial. Ainsi le moulin à vent du site de Remire, dépendance au XVIIIe siècle de l’habitation Loyola, a été récemment daté, après débroussaillage du site, de 1733 (l’année est inscrite au-dessus de la baie principale), ce qui en fait un exemple relativement précoce d’adoption de cette technique. A peu près à la même époque la Martinique en compte 17 pour 456 habitations-sucreries37, la Guadeloupe seulement un ou deux – mais la conquête anglaise de 1759-63, pour cette dernière colonie, y a changé rapidement la donne, puisque en 1767 elle en compte 71 … La Guyane ne suit pas, puisque comme à Saint-Domingue le moulin à vent y demeure d’une extrême rareté. En 1828 les Notices statistiques, qui fournissent le bilan économique de la colonie, ne les mentionnent même plus. Le moulin à eau, présent lui aussi au milieu du XVIIIe siècle sur une autre habitation des jésuites, Saint-Régis38, n’a pas non plus connu AD Guyane, Feuille de la Guyane française, 9 avril 1831. 33 Notices statistiques sur les colonies françaises, tome II, Paris, ministère de la Marine et des Colonies, 1838, p. 252, donnant les chiffres pour 1831-1836. 34 Henriot (Damien), Georgen (Philippe), avec la collaboration de Nathalie Cazelles, « Le patrimoine agricole et industriel dans l’est-Guyane, (XVIIIe et XIXe s.) : prospections, documentation, conservation-restauration, mise en valeur (bilan 2010) », rapport au SRA de Guyane, 2011, p. 120-126. 35 Notices statistiques sur les colonies françaises, tome II, Paris, ministère de la Marine et des Colonies, 1838, p. 252, donnant les chiffres pour 1831-1836. 36 Cazelles (Nathalie), op. cit , p. 16, (pas de datation précise du document, qui doit remonter à la période 1766 – 1787), citant Viviane Bigot, L’habitation Loyola après le départ des jésuites, mémoire de maîtrise, université de Paris-I, 2004 37 Schnakenbourg (Christian) , Bull. de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, n° 31, 1er trim.. 1972, « Statistiques pour l’histoire de l’économie de plantation (…) » ; Bégot (Danielle), Pelletier Monique, Bousquet-Bressolier Catherine, La Martinique de Moreau du Temple, 1770, la carte des ingénieurs géographes, Paris, CTHS, 1998, p. 45. 38 Barone-Visigalli (Eglé) [ dir.], Histoire et archéologie … Guyane, op. cit.., p.323 inventaire de 1764. d’essor véritable, alors qu’il garde une originalité liée à un type de moulin que l’on retrouve en Bretagne littorale, le moulin à marée. Celui-ci est mentionné (au pluriel) par la Société Guyanaise d’Instruction en 182039, et par l’inventaire de l’habitation-sucrerie Petit Cayenne, de 1823, qui en possède un pour broyer ses cannes40. Quelques années plus tard, toutefois, les notices coloniales les citent pas de manière spéciique, se bornant à comptabiliser les moulins à eau, qui auraient été au nombre de 4 en 1828, contre 17 moulins à manège (à bêtes) et plus aucun moulin à vent. Dans ces interrogations, l’alliance histoire-archéologie, ou archéologie-histoire, suivant les appartenances de chacun, prend tout son sens. Si l’histoire apporte des éléments fondamentaux à l’archéologie pour la connaissance du passé colonial guyanais, l’archéologie, de son côté, donne une réalité tangible à ce qui échappe presque toujours aux textes, exemple précis d’un « équipage » de chaudières, d’un moulin – le côté remarquable ou au contraire banal de la construction, les inluences possibles, la circulation des savoirs et des expériences. C’est aussi tout ce qu’elle peut nous livrer sur ce que Jean-Marie Pésez pouvait appeler « l’histoire des grands nombres et de la majorité des hommes », ici celle des esclaves. Pour reconstituer la vie des ceux-ci, la documentation écrite n’est pas toujours sufisante. C’est l’objet qui apporte alors toute sa force documentaire, entrave d’esclaves retrouvée par les archéologues dans la forge de Loyola41 ; ou les pipes identiiées comme « africaines » provenant de la fouille du site du du Moulin à Vent42. Comment mieux dire que « le texte et l’objet »43, pour reprendre la formule de Pésez, ont en tout cas une alliance promise à une belle destinée. 39 513. AD Guyane, Feuille de la Guyane, 1820, supplément au n° 49, p. 40 AD Guyane, id., mai, août et novembre 1823 (p. 143, 282, 453). 41 Loyola, op. cit., p. 231. 42 Cazelles (Nathalie), « Le site du moulin à Vent » (rapport de synthèse 2009, annexes), op. cit. 43 Pesez (Jean-Marie), « Histoire de la culture matérielle » dans Le Goff (Jacques), Chartier (Roger), Revel (Jacques), La Nouvelle Histoire, Paris, CEPL-Retz, 1978, p. 130. 13 Bilan de 20 ansd’archéologie coloniale en Guyane Nathalie Cazelles – Doctorante à Paris I 14 La recherche archéologique en Guyane sur les sociétés coloniales a débuté dans les années 80. Simples prospections ou sondages ponctuels, ces études ont permis de dévoiler un pan de l’histoire resté longtemps peu étudié. Certains de ces travaux ont débouché sur des mises en valeur pour le public, comme ceux de l’habitation Mondélice qui appartenait à Jean Vidal1. Une partie des vestiges visible sur le site avait été restaurée, tel le moulin octogonal à mules et les deux machines à vapeur2 dont l’intervention des restaurateurs avait consisté à appliquer des produits anti-corrosion. Aujourd’hui, malheureusement , le site est fermé au public et les vestiges ne sont plus visibles3. Les travaux universitaires de Y. Le Roux sur les habitations Macaye, Poulain, et sur la Poterie Bergrave, dans les années 80, ont marqué le début d’une recherche historique et archéologique sérieuse et approfondie. Sa thèse sur la culture matérielle en Guyane au XVIIe et XVIIIe siècle est aujourd’hui une référence pour tous les chercheurs sur ces périodes. Ces travaux pionniers ont fait l’objet d’une publication en 1998, par l’association APPAAG, en collaboration avec le SRA. Cet ouvrage faisait le bilan de 10 ans d’archéologie en Guyane. Qu’en est-il vingt ans plus tard ? Depuis la in des années 90, la recherche archéologique coloniale a poursuivi certains programmes de recherche, notamment l’étude des habitations jésuites Loyola, Saint-Régis et Maripa. Elle s’est aussi appuyée sur des programmes spéciiques comme l’étude thématique régionale sur le sucre et le rhum de l’association AIMARA4 ou encore 1 G. Prost et Y. Le Roux, rapport de fouille, SRA, 1985. L’habitation se situe sur la commune de Rémire-Montjoly, derrière le lycée Damas. 2 Ce sont deux machines à vapeur verticales, l’une anglaise (arrivée le 4 sept. 1822), l’autre américaine, dont l’arrivée sur l’habitation est plus tardive. 3 Le chemin d’accès appartient à plusieurs propriétaires, ce qui pose le problème de son entretien et de sa mise en sécurité. 4 Cette étude menée par N. Cazelles a été dirigée par M-P. Mallé, conservateur du patrimoine et de l’inventaire du SRA Guyane à l’époque. l’étude du patrimoine industrielle du Bas Approuague menée par l’EMAK5. Elle a pu bénéicier des diagnostics et fouilles menés par l’INRAP, notamment l’habitation Picard. Enin, cette recherche est complétée par les prospections et travaux de recherche divers menés par des bénévoles, de plus en plus nombreux en Guyane. Cet article tentera de dresser le bilan de ces différents travaux. 1. Les habitations jésuites La fouille programmée de l’habitation Loyola6, a fait l’objet de 16 campagnes de fouille entre les années 1995 et 2011. De 1995 à 2000, le site principal a été étudié par des équipes de l’université de Caen (sous la direction de Claude Lorren) et de l’université Laval au Québec (sous la direction de Réginald Auger) coordonnées par Yannick Le Roux. En 2000, Nathalie Croteau a commencé la fouille de la zone identiiée comme étant la poterie de l’habitation7. De 2001 à 2002, Y. Le Roux et R. Auger ont mis au jour, sur la zone industrielle sucrière du site, deux bâtiments qui pourraient être la caféterie. De 2003 à 2009, l’auteur de ces lignes a dégagé la quasi-totalité de la sucrerie8. En 2007, nous avons également procédé à la mise au jour de l’indigoterie de Loyola. En 2009, une monographie de l’habitation a été publiée, faisant le point sur les connaissances acquises. Elle permet de retracer l’histoire des Jésuites et de l’habitation à travers les connaissances archivistiques et archéologiques. Depuis 2010, des sondages complémentaires sont menés sur le site principal (aqueduc et magasin). 5 Eco-Musée de l’Approuague-Kaw. Ce programme est mené par D.Hanriot, conservateur de l’EMAK, P. Georgen, conservateur du patrimoine, N. Cazelles, chercheur pour l’association AIMARA 6 Rapports de fouille, 1995 à 200, SRA. (Service régional de l’archéolo- gie) 7 Le site de la poterie n’a fait l’objet que d’une campagne de fouille. Seuls un drain et un chemin empierré ont été identiiés. Les fosses d’extraction de l’argile ont été repérées. Cependant, les fours et les dépendances n’ont pas été trouvés. N. Croteau, rapport de fouille, SRA, 2000. 8 Rapports de fouille, 2003 à 2009, SRA. L’habitation Loyola est composée de deux ensembles distincts : la zone résidentielle (maison de maître, chapelle, cuisine, hôpital, purgerie9, magasin, aqueduc, forge) installée à lanc de la montagne à Colin10, et d’une zone industrielle regroupant trois sites différents : la poterie (derrière la mairie de Rémire-Montjoly), la sucrerie (le long de la RN2, derrière RFO ) et l’indigoterie (sur la route des plages)11. L’installation de ses manufactures, loin de la maison de maître, s’explique par les pollutions qu’elles induisent : odeur, risque d’incendie… Les sondages entrepris à l’emplacement de la maison de maître ont permis de mettre au jour l’organisation intérieure du bâtiment : les pièces étaient carrelées et une véranda courrait sur la façade extérieure. Un passage dallé de pierres de grison12 plates, à l’arrière de la maison, permettait d’accéder à la chapelle et à la purgerie, aux jardins en terrasse, au magasin. La fouille de la chapelle a révélé un sol carrelé. L’emplacement de l’autel est marqué par un dallage de brique. Des sondages ont été entrepris dans le cimetière jouxtant la chapelle (C. Lorren, 1997). Quatre tombes ont été identiiées : ce sont des fosses anthropomorphes qui se chevauchent. Aucune trace humaine n’a été trouvée, cela s’expliquerait par l’acidité des sols qui fait tout disparaître. Les fossoyeurs du cimetière actuel de Cayenne ont témoigné qu’au bout de cinq années en moyenne les tombes étaient vides. Aucun objet n’a été trouvé, sauf deux fonds de poterie amérindienne retournés cachant une pipe. Peut-être un dépôt sépulcral ? Il semblerait qu’il s’agissait d’une inhumation en pleine terre avec un simple linceul. Des sondages ont été réalisés le long du mur extérieur de la cuisine : des milliers de tessons ont été prélevés, faïences, terres cuites ines…. Ces objets ont été analysés par Maggy Bernier pour sa thèse de doctorat13. Un potager14 a été découvert ainsi qu’un four à pain. L’installation de l’hôpital contre la cuisine s’expliquerait par le fait qu’à l’époque, on croyait que la chaleur accélérait le processus de guérison. La reconnaissance des vestiges s’est appuyée sur un document iconographique qui a permis d’identiier certains bâtiments15. Cependant, les investigations archéologiques ont révélé des éléments que l’iconographie et l’historiographie disponibles ne pouvaient laisser deviner. Les murs des terrasses et des bâtiments ont probablement été construits à sec, aucune trace de mortier n’ayant été trouvée. Un bâtiment a été mis au jour jouxtant le magasin. Sa fouille a permis de l’identiier comme étant la forge, et l’analyse du métal trouvé qu’il provenait essentiellement des berges du leuve St Laurent au Québec (A. Chouinard, 1998). Un des sondages effectué dans la purgerie a mis au jour une étuve16 (E. Broine, 1998), montrant le soin qu’apportaient les jésuites à la fabrication de leur sucre. En 2009, Catherine Losier a réalisé des sondages de part et d’autre du mur de la chapelle et de la terrasse17 ain de suivre les travaux de restauration. Elle a dégagé probablement, des drains, mais à plus d’un mètre de profondeur par rapport au niveau de la terrasse actuel. Cela pourrait donc induire que le niveau actuel de circulation n’est pas celui d’origine, et que l’on serait peut-être en présence de vestiges d’un établissement plus ancien. Cependant, les contraintes de suivi du chantier n’ont pas permis de vériier plus avant ces informations. La reprise des fouilles sur le magasin amènera probablement de nouveaux éléments de compréhension (A. Rousseau, 2011). Il faut noter qu’en 2007 un mur de terrasse a été découvert au pied de la colline lors d’une prospection complémentaire en vue de la publication de 14 Le potager permettait de faire cuire le potage : il est constitué d’une structure maçonnée, qui acceuillait les marmites, surmontant un foyer. 9 La purgerie est un bâtiment dans lequel on stockait le sucre cristallisé avant son exportation. 15 La partie résidentielle de l’habitation se situe au milieu de la colline dite de la montagne à Colin, derrière la boulangerie Baba au rhum C’est une vignette réalisée en 1730 et conservée aux archives de Vincennes. Elle représente la maison de maître entourée de la chapelle, de la cuisine, de l’hôpital. Y sont aussi igurés, le cimetière, la purgerie, un magasin, des boucans à sucre et un colombier. 11 Sur le replat avant le petit pont enjambant le ruisseau Rémire 16 12 Roche granitique. Petite structure en pierre et en brique maçonnée, construite en élévation, sur une hauteur d’environ 2m. Elle abrite un foyer et des étagère sur lesquelles reposaient les formes à sucre pour accélérer le séchage. 13 M. Bernier, les céramiques ines de Loyola, Université Laval, Québec, 17 10 1998. Fouille de sauvetage lors du suivi des travaux de restauration de l’habitation. Rapport de fouille, 2010, SRA. 15 16 la monographie sur l’habitation Loyola. Des sondages ont révélé du matériel de la 2ème moitié du XVIIe siècle et probablement des céramiques « métissées » d’inluence coloniale et amérindienne18. Y. Le Roux et R. Auger proposent d’identiier cette installation comme étant celle du premier terrain acheté par les Jésuites à Quincy. A ce jour, aucune fouille n’y a été menée. L’historiographie a montré qu’à partir de la 2ème moitié du XVIIIe siècle, certains colons jugeaient Loyola comme « ostentatoire ». Les jésuites étaient les plus gros propriétaires terriens de la Guyane et avaient une inluence certaine sur les habitants de la colonie. L’ensemble des fouilles a révélé un ensemble architectural très important, bien construit, notamment pour les bâtiments industriels. Ain de inancer leurs missions d’évangélisation des amérindiens, les jésuites se sont lancés dans l’industrie du sucre et du café, on tentait de faire de l’indigo, et ain de servir ces industries ils ont monté une poterie. La poterie se situe dans une zone humide à plus de 500m de la sucrerie. Elle n’a fait l’objet que d’une seule campagne de fouille19. Des puits à argile ont été repérés, mais les structures dégagées lors des sondages ne sont pas clairement identiiées. La sucrerie se situe sur la colline faisant face à la maison de maître. Cet éloignement avait été rendu nécessaire par les nuisances odoriférantes inhérentes à cette production. Elle est composée d’un ensemble de 2 bâtiments : un moulin à vent et une sucrerie proprement dite. Deux autres bâtiments ont été repérés sur le lanc de la colline menant au moulin, ils ont été fouillés en 2001 et 2002 par une équipe menée par R. Auger de l’université Laval au Québec. Ce sont des petits bâtiments rectangulaires (10m x 3m), ayant été identiiés comme des séchoirs à café. L’indigoterie, quant à elle, se situe derrière la colline dite la montagne à Colin, le long de la route des plages. Ces manufactures sont bien appareillées, non plus montées en pierres sèches comme sur le site 18 C. Coutet, C. Losier travaillent sur ces céramiques présentant des caractéristiques européennes et amérindiennes. 19 N. Croteau, université Laval, rapport de fouille 2011, SRA Guyane. principal, mais liées au mortier de chaux. Il fallait construire très solide ain de supporter les chaleurs dégagées par ces industries. Des fragments de madrépore ont été retrouvés en fouille, indiquant des liens commerciaux avec les Antilles. Les jambages du moulin à vent sont également en calcaire madréporique. Les bâtiments sont vastes, avec des espaces annexes aménagés : pièces de stockage (sucrerie), aire de travail (indigoterie). Les constructions sont adaptées à la topographie des sites : la sucrerie s’appuie contre la colline qui a été sur-creusée. ; Les bassins de l’indigoterie étaient protégés par un toit. Dans les années 1730, les jésuites inaugurent un moulin à vent : tour conique de huit mètre de haut, en blocs de cuirasse ferralitique. Au dessus de la lucarne circulaire surplombant la porte principale, une pierre carrée porte la mention, encore lisible, [ANNEE 173[…] IHS […]] ; Isus Hominum Salvator, Jésus sauveur des Hommes, c’est la devise des jésuites. Le sommet du moulin est décoré d’un cœur, probablement celui de Marie, mettant l’édiice sous la protection de Dieu. Pour l’époque, c’est une construction très moderne, et unique en Guyane. Les archives mentionnent deux autres moulins à vent sur l’habitation Sainte Catherine, le long de la rivière de Cayenne, et sur l’habitation Kerkove, au croisement de la rivière du Tour de l’île et de Cayenne. Il semblerait qu’ils datent après 1830. A Macouria, une autre tour conique a été découverte, elle mesure 8 m de diamètre et dépasse probablement les 10m de hauteur. Aucune archive à ce jour ne l’identiie. Mais, sa technique de construction rappelle des schémas typiques du XIXe siècle. En effet, les blocs de cuirasse ferralitique alternent avec plusieurs rangées de brique. Il n’est pas certain, non plus, qu’il soit associé à de la production de sucre. La région de Macouria étant plutôt spécialisée dans l’élevage, le rocou et le coton. Les fouilles archéologiques de l’habitation Loyola ont aussi mis en lumière des dificultés économiques, techniques ou politiques à l’époque. Peut-être un mélange des trois. Le système colonial et l’esclavage sont fortement liés à l’industrie sucrière. Elle permet à des bourgeois de s’anoblir. A partir du XVIIIe siècle, elle se modernise avec la transformation des fours en un tunnel de chauffe dit à l’anglaise. Les fours, au nombre de 6 en général, sont enchâssés dans une structure maçonnée rectangulaire et en pente pour permettre d’accroître l’eficacité de la production20. Chaque marmite est associée à une étape de transformation du jus en sirop. aplanissent la terrasse avec un remblai de pierre et construisent des bâtiments qui chevauchent ceux de la sucrerie. Ils y installent une machinerie à vapeur dont il ne reste que le socle en brique. La fouille a révélé une couche très épaisse de cendre provenant probablement du cendrier et le socle porte la trace circulaire de deux chaudières à vapeur. La fouille de la sucrerie n’a révélé que trois fours. Il semblerait donc que les Jésuites utilisaient un système ancien de production, chaque marmite étant associée à un processus complet de cuisson du jus21. De plus, une partie du bâtiment a été condamnée (porte et seuil bouchés). On sait, par les archives, que vers 1755, la sucrerie a été déménagée sur l’habitation jésuite Saint Régis sur le leuve la Comté, Loyola se contentant de produire du taia. On sait, par les archives, que le sucre de Guyane n’avait pas bonne réputation. En effet, le sol étant ferralitique et acide, les cannes à sucre étaient très grasses et le séchage du sucre dificile. De plus, l’humidité élevée ne rendait pas le processus de cristallisation facile. Il arrivait régulièrement que les boucauts22 de sucre provenant de Guyane suintaient de mélasse pendant le trajet vers la métropole. On peut également supposer que la sucrerie a été déménagée sur Saint Régis à cause de l’appauvrissement des sols autour de Loyola, l’agriculture pérenne étant impossible : déminéralisation rapide, lessivage des sols23. Au moment de l’abandon déinitif de la sucrerie, vers 1768 (date de départ des jésuites de la colonie), il y eut une véritable volonté de détruire les installations pour que personne ne puisse les récupérer. Les remblais de destruction sont volontaires. Ainsi, lorsqu’au XIXe siècle les frères Detelle rachètent les terres situées sur la colline du moulin à vent, ils ne voient pas les vestiges de la sucrerie. Ils Dans les années 1740 les Jésuites font venir de St Domingue un frère indigotier pour la construction des bassins de Loyola. Ils les installent derrière la montagne à Colin, le long de la route des plages. Pour sa fabrication, trois bassins sont nécessaires : la trempoire, ain de faire pourrir la plante, la batterie, pour amener l’oxydation de la fermentation (que l’on active en battant régulièrement le contenu du bassin), le diablotin, pour récupérer la pâte que l’on met ensuite à sécher sous des carbets dans des chaussettes. Or, à Loyola, les jésuites n’en font construire que deux : le diablotin n’existe pas. Il semblerait que la récupération de l’indigo se faisait directement dans la batterie. Il n’y a pas de raison technique puisque le terrain se prête facilement à la construction d’un troisième bassin et que les travaux ont été dirigés par un spécialiste. Ont-ils voulu aller plus vite dans le processus de production ? L’étude des archives a montré que la plupart des indigoteries de Guyane ne comportait que deux bassins. Les jésuites cessèrent cette production en 1748. Certes, l’indigo de Guyane n’avait pas bonne réputation car l’acidité des sols ne permettait pas une bonne oxydation de la plante. Les teintureries de métropole rechignaient à acheter les produits de Guyane qui étaient jugés de mauvaise qualité. 20 Le tunnel de chauffe semble avoir été adopté par les colons à la toute in du XVIIIème siècle - début du XIXème siècle, lors de la poldérisation des terres de l’Approuague et de l’introduction de la machine à vapeur. 21 Aux Antilles, à la même époque, les grandes sucreries comptaient en moyenne six fours et avaient adopté le système du tunnel de chauffe à l’anglaise, plus performant et plus rentable. 22 23 Tonneau Aujourd’hui encore, le mode de culture le plus répandu est l’abattis (culture itinérante sur brûlis). Les Mhongs (principaux agriculteurs de Guyane) ont longtemps amendé les sols pour cultiver, mais commencent à déplacer leurs zones agricoles. Les fouilles de la sucrerie et de l’indigoterie ont révélé également un mobilier important, et certains artefacts sont d’un intérêt majeur pour la compréhension de l’histoire de la Guyane. Aujourd’hui, les chercheurs ont à leur disposition une très riche collection de pipes africaines, seuls témoignages directs du quotidien des esclaves. Il semblerait que les colons permettaient aux esclaves potiers de fabriquer ces objets pour leur usage personnel : les fourneaux sont carrés ou arrondis, décorés d’incision, les tuyaux mesurent une dizaine de cm de long pour 1 à 2 cm de diamètre. Il semble- 17 18 rait que les esclaves utilisaient des ines branches creuses de bambous enchâssés dans le tuyau de la pipe pour fumer. Des moules ont été trouvés dans les fours de la poterie Bergrave24. L’étude des décors géométriques incisés sur les fourneaux des pipes pourrait permettre de retrouver des liens avec les tribus africaines d’origine25. Si certaines « rue cases nègres » ont été repérées, aucune n’a été fouillée en Guyane. La plupart des cases ayant été construite sur pilotis de bois, parfois dans les zones marécageuses asséchées, il ne reste aujourd’hui que très peu de vestiges visibles. Les archives témoignent de construction sur le modèle des carbets amérindiens. A Loyola, il semblerait que le quartier des esclaves se trouve, tout ou en partie, sous l’actuelle route départementale. L’archéologie préventive a montré tout l’intérêt qu’il y a à réaliser des sondages sur de vastes espaces à la pelle mécanique, car ils peuvent faire apparaitre les trous de poteau, vestiges des cases. Il faudrait adopter cette technique à Loyola pour espérer reconnaître l’emplacement exact du quartier qui comptait dans les années 1720, plus de quatre cents esclaves. A noter qu’un seul collier de servitude en fer a été mis au jour le long de l’espace dallé bordant l’arrière de la maison de maître. Lors de la fouille de la sucrerie, une monnaie, remarquable par sa rareté et sa qualité de marqueur chronologique, a été aussi découverte : un six denier dit «Dardennes » ayant été frappé entre 1710 et 1712 dans trois ateliers royaux uniquement26. L’acidité des sols permet rarement de conserver les petits objets en métal. Les objets en bois, les ossements sont aussi extrêmement rares en fouille. Il faut également noter la découverte d’une céramique commune de fabrication locale portant une glaçure plombifère montrant de la part des esclaves potiers une certaine maîtrise technique27. Il fallait pouvoir préparer la glaçure, 24 Y. Le Roux, rapport de fouille. 25 Il serait intéressant d’établir une typologie et de procéder à une comparaison avec les décors géométriques connus dans les régions africaines de la traite. 26 Son état de conservation est mauvais mais on a pu l’identiier grâce à l’iconographie de l’avers : trois groupes de deux L adossés, chacun sous une couronne, posés en triangle, H en coeur, cantonnés de trois lis divergeant du centre. 27 Des analyses de plusieurs échantillons ont été réalisées par Y. Mo- savoir mélanger les ingrédients et connaître les temps et les températures de cuisson. Depuis 2007, le site fait l’objet de plusieurs programmes de mise en valeur. La mairie de Rémire-Montjoly a fait poser un toit sur les fours de la sucrerie. Le Conservatoire du Littoral a racheté une grande partie des terres de l’habitation située sur les lancs de la montagne à Colin et a entrepris la restauration des murs de terrasse du site principal, ainsi que de la cuisine et de l’hôpital. Le tracé des jardins des terrasses a également été refait. Un chemin pédestre traverse le site pour permettre au public de le découvrir et de rejoindre la route des plages. Un nouveau programme de recherche archéologique a été lancé, sous la direction de Réginald Auger, pour poursuivre l’étude du site principal. En parallèle à l’étude de l’habitation Loyola, les sites jésuites de St Régis et Maripa, situés le long de la rivière la Comté, ont également fait l’objet de recherche historique et archéologique entre 1995 et 199828. Ces études permettent de compléter les connaissances sur le rôle important des pères jésuites en Guyane entre 1667 et 1764. Selon les archives, Maripa était une ménagerie29. Un grand bâtiment rectangulaire a été découvert : l’élévation des murs est composée de blocs et de moellons de grison et de cuirasse ferralitique. Le nettoyage des vestiges a montré la présence d’ouverture dans les murs de type fenêtre. Saint Régis, était, quant à elle, une habitation sucrière. Selon les archives, en 1755, les jésuites cessèrent de fabriquer du sucre à Loyola et déménagèrent les machines à St Régis. Quatre fours individuels y ont été construits. Les rolles de broyage sont associés à un moulin à eau installé sur le criquot menant à l’habitation. On peut supposer que le déplacement de la sucrerie était rendu nécessaire par l’appauvrissement des sols autour de Loyola, et la volonté de bénéicier de sols plus riches au bord des leuves et rivières. Toutefois, en 1668 les jésuites sont chassés de la colonie et les sites sont abandonnés. nette (Québec) : il a conirmé la provenance locale de la pâte. La glaçure donne un aspect brillant et lisse à la céramique. 28 Recherche dirigée par E. Barone Visigali, en collaboration avec différents historiens dont notamment R. Verwimp et K. Sarge. 29 La ménagerie permet d’abriter les animaux. 2. L’habitation Picard En 2002, l’INRAP réalise un diagnostic sur le tracé de la RN3. L’importance des vestiges mis au jour font l’objet d’une fouille plus complète. L’étude des cartes anciennes a permis de l’identiier comme étant l’habitation Picard. Il s’agit de la plus ancienne installation repérée et fouillée en Guyane pour la période coloniale, début du XVIIe siècle. Les vestiges dégagés sont un grand bâtiment sur pilotis (des trous de poteau et des dés en cuirasse ferralitique ont été mis au jour) et un espace de cuisson, dont il ne reste qu’un niveau de sol surcuit. Par contre, le mobilier récolté est remarquable : de la céramique typique de la 1ère moitié du XVIIe siècle début du XVIIIe siècle, ainsi qu’une riche collection de pipes africaines. Il existait des liens probables avec le site de la poterie Bergrave situé à proximité30. Y. Le Roux a réalisé, dans les années 80, des sondages sur les fours de la poterie. Il a ainsi mis au jour une production composée essentiellement de forme à sucre et de pot de rafineur ; quelques terrines, cruches et des pipes à fumer à destination des esclaves. En 2001, l’étude thématique régional du service de l’inventaire sur le patrimoine industriel sucrier et rhumier de la Guyane a permis de repérer et de relever (à l’aide d’un théodolite laser ou par la simple technique du schéma) d’autres habitations de la cette période du XVIIe-XVIIIe siècle31. Ainsi, l’habitation Sinnery sur la commune de Montsinnery, était dotée d’un moulin à eau installé sur le criquot menant à l’habitation. Les murs de retenue mesurent plus de 3 m de haut et sont constitués de blocs de cuirasse ferralitique. La sucrerie est composée de 4 fours individuels. Des formes à sucre complètes y étaient associées. 30 Bergrave est le nom donné au site par Y. Le Roux pour remercier la personne qui lui en a indiqué le lieu. 31 Ce programme s’est appuyé au départ sur les recherches menées par l’auteur, de 2001 à 2003, sur le patrimoine sucrier et rhumier de la Guyane. Ce travail a été réalisé en collaboration avec les services régionaux de l’inventaire et de l’archéologie. Dans un premier temps, il a permis de retracer l’histoire économique de la Guyane à travers les données historiques, puis identiier l’ensemble des habitations sucrières et des rhumeries de Guyane. Enin en collaboration avec Georges Lemaire, quelques habitations et usines ont été relevées schématiquement ou au théodolite laser : Les habitations La levée, Sinnery, Besse; Les usines Rorota, Saccharin, Lamirande, Sen Wo Lee, Zéphir, l’îet Portal. Ce travail s’est d’ailleurs poursuivi en 2004 par le relevé des habitations La Caroline et Eléonore. Cette étude a permis de mieux comprendre les deux phases de l’économie sucrière de la Guyane. En effet, les premiers colons sucriers furent des juifs hollandais chassés du Pernambouc au Brésil. Ils arrivèrent dans la colonie aux débuts des années 1650 et implantèrent les premières sucreries dans le vallon de Rémire, sur les terres hautes. La majorité de ces habitations comptait une quarantaine d’esclaves, peu atteignirent la centaine, seule Loyola dépassa les 400 esclaves. Elles étaient dotées d’un moulin à manège et le procédé de fabrication du sucre était simple (un four-une marmite). Certains colons construisirent des moulins modernes, à vent, à eau, mais il semblerait qu’ils étaient peu rentables et avaient surtout pour fonction de paraître riche aux yeux des compatriotes. Rapidement, les colons adoptèrent des cultures secondaires pour compléter leur revenu : café, rocou, cacao, épices. Plusieurs tentèrent l’expérience de l’indigo. Cependant, la nature du sol, les attaques de fourmis manioc, le climat ne permettaient pas la mise en place de culture pérenne et les produits étaient d’une qualité médiocre comparée à ceux provenant des Antilles. Pour cette période, seules les habitations Picard, Loyola et Saint-Régis ont fait l’objet de campagne de fouille. Les autres habitations ont été repérées sur les cartes anciennes, certaines localisées sur le terrain grâce à des prospections (La Gabrielle, Grand Marée, De Billy, Macaye). L’économie sucrière amorce sa révolution industrielle avec l’arrivée de Joseph Guisan dans la colonie en 1788. En effet, la réussite de la colonie hollandaise voisine ne laissait indifférent personne. Le gouverneur Malouet s’y rendit donc et convainquit Guisan, ingénieur suisse, de le suivre en Guyane et de procéder à la poldérisation des terres basses. Pour convaincre les habitants de quitter les terres hautes pour les terres marécageuses du Mahury et du Bas Approuague, le gouverneur offrit le doublement gratuit de l’atelier d’esclaves et une exonération d’impôt pendant 5 ans. Peu à peu, entre 1788 et 1800, ces régions furent poldérisées. Deux canaux furent construits pour faciliter les déplacements entre les quartiers et Cayenne : le canal royal, reliant Kaw et le Bas Approuague ; le canal Torcy, reliant habita- 19 20 tions des terres basses de la rive droite du Mahury. Les colons adoptèrent le tunnel de chauffe à l’anglaise permettant d’accélérer le processus de fabrication du sucre et d’augmenter les rendements. En 1822, le gouverneur Laussat it venir en Guyane 56 machines à vapeur. Elles furent vendus à crédit aux colons – peu remboursèrent cet emprunt. Cependant, en 1830, le marché du sucre colonial s’effondra à cause de l’arrivée du sucre de betterave produit par les sucriers européens. Des cotas furent alors adoptés pour réguler le marché. La France, partagea le sien entre ses colonies sucrières. Or, la mauvaise réputation du sucre de Guyane ne lui permit pas d’obtenir un cota sufisant pour sa survie. Lorsqu’en 1848, l’esclavage est aboli aucune aide ne fut donnée aux colons pour reconvertir leurs habitations au système du salariat et de l’usine centrale. Peu d’esclaves choisirent de rester pour continuer à travailler pour les anciens maîtres. En 1852, la moitié des habitations sucrières avait disparu. 3. Les sites industriels du Bas Approuague Depuis 2010, un programme de recherche sur trois ans a été lancé sur la connaissance du patrimoine archéologique et industriel de l’Approuague par Damien Hanriot32, Philippe Goergen33 et Nathalie Cazelles34. Ce travail consiste à repérer et prospecter les sites industrielles du Bas Approuague et de la Kourouaï ; à protéger et étudier les machines à vapeur verticales présentes sur les sites ; à relever et fouiller les sites majeurs. Ainsi, une vingtaine d’habitations sont aujourd’hui répertoriées et étudiées, neuf machines à vapeur verticales de type Watt ont été repérées ainsi qu’une machine française complète provenant des ateliers de Nantes. En 2010, le site de l’habitation Besse a été entièrement relevé. Dernière habitation sur la Kourouaï, elle semble être une des plus importantes. Les quelques mentions d’archive que nous avons 32 Conservateur de l’EMAK : éco-musée de l’Approuague et Kaw. Il est le porteur du projet. 33 Institut du patrimoine industriel. 34 Association AIMARA retrouvé sur le site sont très lacunaires. Elle est fondée autour des années 1788, au moment de la poldérisation des terres basses de l’Approuague, et fonctionna jusqu’à la toute in du XIXe siècle35. On sait que 92 personnes résidaient sur l’habitation en 1848, dont 80 esclaves, et qu’il y avait 40 salariés en 1852. A ce jour, ce sont les seules données archivistiques. Le relevé a permis de comprendre l’organisation spatiale du site : la maison de maître a été placée au sommet d’un promontoire et au centre de l’habitation. Les cultures vivrières ont été installées à proximité des cases d’esclaves puis d’ouvriers (bâties sur pilotis), tandis que les canaux qui mènent aux polders ont été sur creusés, à plusieurs endroits, à main d’homme. Les blocs de cuirasse ferralitique ayant servi à la construction des bâtiments proviennent d’une carrière située au pied du promontoire. Des drains ont été creusés sur les terrasses et au pied du promontoire ain d’évacuer les eaux pluviales, très abondantes dans ce secteur de la Guyane. La fouille de la sucrerie entreprise à l’été 2011, a montré l’adaptation des structures architecturales à un environnement très humide. En effet, le tunnel de chauffe a été posé sur la cuirasse ferralitique apparente ain de le protéger de l’humidité et des pluies, et la fosse du foyer a été étanchéiiée. Une grande citerne octogonale a été installée pour récupérer les eaux pluviales. Ce travail vise à enrichir les connaissances sur le patrimoine de la région. Ainsi, l’écomusée de l’Approuague-Kaw à Régina peut proposer au public une véritable découverte de cette histoire industrielle de la Guyane du XIXe siècle. Ce musée accueille plus de 6000 personnes chaque année dont de nombreux scolaires, du primaire au lycée. Il propose des visites des habitations la Constance et Besse. L’habitation La Levée à Matoury a été entièrement relevée. La sucrerie fonctionnait avec l’énergie vapeur (machine Fawcett P reston de Liverpool) et un tunnel de chauffe à l’anglaise de 6 marmites. Un inventaire des années 1860 permet d’identiier les vestiges au sol. Les drains et les canaux des polders ont été repérés. Un canot à fond plat a 35 C’est une des rares habitations a être resté dans la mémoire des habitants de Kaw et de Régina. Dans les années 60-70, un monsieur de la Barbade résidait sur le site (témoignage d’un ancien habitant de Guisambourg). même été identiié à proximité du dégrad. 4. Les sites post-esclavagistes A travers l’étude de ces sites on peut comprendre les dificultés économiques de la colonie : au moment de l’abolition de l’esclavage, l’Etat abandonne les colons guyanais, ne leur propose aucune aide inancière pour leur reconversion vers le salariat et les usines centrales comme il le it pour les colons antillais. Lorsque le bagne et la ruée vers l’or relancent l’économie guyanaise, l’industrie sucrière n’existe pratiquement plus, tandis qu’aux Antilles les colons se sont regroupés dans le système des usines centrales. Les rhumeries, qui apparaissent avec l’essor des placers et l’exploitation du bois de rose, sont donc de simples unités de production : un carbet abritant la machine à vapeur, les rolles et l’alambic. De nombreux antillais (Ste Lucie, Barbade, la Dominique, Martinique, Guadeloupe) viennent faire fortune dans la colonie. Ces petites unités sont implantées dans Cayenne, mais aussi dans les communes de l’intérieur. A Régina, qui devient le point de ravitaillement des orpailleurs et des exploitants du bois de rose, une usine est montée sur la rive opposée du bourg. Les sœurs de Mana produisent également du rhum. En 1933, on compte plus d’une trentaine d’unité de production en Guyane. Sur la route des plages, il y avait deux petites usines, Glennie dont il ne reste aucun vestige, et Saccharin qui a conservé sa roue à aube de 8 m de diamètre. Le bassin de retenu d’eau était alimenté par le criquot longeant l’usine. Une petite machine thermique est installée à proximité de la roue. Les bâtiments sont encore visibles mais il ne reste que les soubassements et quelques élévations. Quant aux autres rhumeries, pour la plupart, les seuls vestiges visibles sont les machines, les hangars ayant disparu. Ainsi pour les usines Sen Wo Lee (Cité des castors), Baduel (il reste la cheminée et la machine à vapeur), Zéphir. Il y eut, cependant, l’expérience de trois usines centrales sur le modèle des Antilles : l’usine de Lamirande (à Matoury), l’usine du Rorota (à Montjoly), l’usine Saint Maurice du centre pénitentiaire de St Laurent du Maroni. Ce sont des espaces industriels regroupant l’usine, les maisons des ouvriers, la maison du contre-maître et du patron. Les cannes pro- viennent de coopératives de petits planteurs. Les espaces de production sont divisés en deux : une rhumerie et une sucrerie associée aux machines de Wetzell (centrifugeuse à sucre). Ce sont des bâtiments construits autour de charpente métallique avec un remplissage de pan de brique. La main d’œuvre provient essentiellement des Antilles mais également du bagne. Sur l’Ilet Portal en face de St Jean du Maroni, une cellule était installée sous la maison de maître. A l’usine du Rorota, leurs logements étaient situés en face des maisons des ouvriers. Certaines habitations ont servi de support à l’installation du bagne, comme l’habitation Eléonore, à Cacao. Le relevé de l’ensemble des vestiges a permis de distinguer les bâtiments du bagne (en brique, avec des vides sanitaires), de ceux de l’habitation (moellons et blocs de grison et cuirasse ferralitique). Cependant, une fouille du site permettrait de mieux comprendre les interactions entre les deux vestiges. Les témoignages des descendants des rhumiers de cette période racontent tous la présence de bagnard dans les usines. L’usine du Rorota présente une particularité car, lorsque Georges Prévot la fonde en 1935, il choisit de bâtir sa maison selon l’architecture des maisons de maître du XVIIIe siècle. Par ailleurs, les logements des ouvriers sont alignés comme dans une « rue cases nègres ». On constate le même alignement pour les logements de l’usine de Lamirande. Cependant, la Guyane obtient au début du XXe siècle le plus petit quota de production de rhum et perd celui du sucre. Les usines centrales, à peine inaugurées ne peuvent plus utiliser leurs machines de Wetzell. Petit à petit, les rhumeries ferment et aujourd’hui il n’en reste plus qu’une seule, à Saint Laurent du Maroni. Il est important, enin, de signaler certains travaux de prospection ou de fouille préventive qui ont permis de compléter le corpus des sites du XIXe siècle. Ainsi, en 1992, l’AFAN36 entreprend des prospections sur les bords du leuve Sinnamary lors de la construction du barrage hydroélectrique de Petit Saut. Si la plupart des sites repérés appartiennent aux civilisations amérindiennes, quelques emplace36 Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales 21 22 ments de placer aurifère ont été mis au jour. Une barge a fait l’objet d’une protection contre la corrosion (gare Tigre). A la in des années 90, l’association d’archéologie réalise des prospections le long du tracé de la RN2, reliant Régina à St Georges de l’Oyapock. Quelques habitations de la 1ère moitié du XIXe siècle sont repérées ou signalées par les populations locales : Petit Ouanary et Besse. En 2008, l’INRAP a mis au jour un cimetière de bagnard sur la commune de St Laurent du Maroni datant de la 2ème moitié du XIXe siècle et correspondant à une épidémie de ièvre jaune sévissant dans la colonie. En 2009, la fouille des anciennes douanes de Cayenne a révélé un site riche et maintes fois remanié. Les résultats sont en cours de publication. Ce bâtiment a été entièrement refait à l’identique pour accueillir les services de la DRAC. On peut noter quelques sites d’habitat isolé : au dégrad de Stoupan, au rond point des Ames Claires – mais ces structures sont probablement récentes, in XIXe - début XXe, liés peut-être à la culture d’abattis ou de champs de cannes pour l’alimentation des distilleries de la in du XIXe siècle, début du XXe siècle. En 2009, l’habitation Artur, médecin du roi, a fait l’objet d’une prospection et d’un programme de restauration par le CHAM37. Les murs de terrasses, les escaliers, les rampes ont été consolidés ain d’éviter les dégradations du site. Aujourd’hui, ce site est ouvert au public, il est un point de passage le long d’un sentier pédestre. 5. Conclusion Ce bilan de vingt années d’archéologie en Guyane ne serait pas complet sans mentionner les nombreuses études universitaires qui ont été menées depuis 1995 : Alain Chouinard a fait une thèse sur la forge de Loyola ; Maggie Bernier une maîtrise sur la faïence trouvée dans la cuisine de Loyola ; Radu Ene a travaillé sur le mobilier XIXe siècle du site in37 Cette association est habilitée à la restauration des sites médiévaux dans l’est de la France. Elle a tout d’abord été consultée pour la restauration de l’habitation Artur, compte tenu de son savoir faire technique, puis a accepté de mener les travaux. Aujourd’hui, une antenne du CHAM est installée en Guyane. dustriel de Loyola (le moulin à vent)38. Une thèse est en cours sur le réseau commercial de la Guyane au XVIIIe siècle par Catherine Losier. Viviane Bigot a réalisé pour l’université Paris I deux travaux portant l’un sur le site du moulin à vent après le départ des Jésuites, l’autre sur l’habitation Vidal. La recherche archéologique sur la période coloniale c’est aussi le travail d’étudiants et d’amateurs éclairés qui proposent bénévolement leur temps pour prospecter les bordures des leuves, dépouiller les archives… On peut souligner le travail important et remarquable de Christian Lamendin qui, depuis 2 ans, a permis d’enrichir de manière considérable la carte archéologique de la Guyane. Des sites majeurs ont été repérés grâce à son travail, et des programmes de recherche sont en cours de montage sur certains des sites qu’il a repéré. En novembre 2010, un colloque a été organisé à Cayenne faisant le bilan de la connaissance sur le patrimoine historique et archéologique de la Guyane pour la période coloniale. Aujourd’hui, la communauté des chercheurs est importante et ne cesse de grandir. Les historiens et les archéologues travaillent de plus en plus main dans la main et ont à cœur de mieux faire connaître cette histoire si longtemps méprisée. Un manuel scolaire, à destination des collégiens et des lycéens, est en cours de réalisation : il permettra de diffuser les connaissances actualisées sur l’histoire de la Guyane, en parallèle avec celle des Antilles. On peut noter que de plus en plus de scolaires viennent visiter les sites archéologiques de Loyola et de l’Aprouague. Pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage du 10 juin, de nombreuses écoles proposent aujourd’hui des manifestations : en juin 2011, une exposition a été montée par des élèves de 4ème sur le thème des abolitions de l’esclavage. La commune de Montsinnery Tonnégrande a mis en valeur son cimetière et propose des visites de l’habitation Sinnery. Les conseils régional et général ont en projet la création d’un grand centre culturel regroupant les archives et un musée avec un centre de conservation, de documentation, et d’étude archéologique, ce qui permettra peut-être d’impulser de nouvelles vocations en archéologie coloniale. 38 Alain Chouinard 1998, Nathalie Croteau 1999, Maggie Bernier 2001 et Radu Ene 2004 ont travaillé dans le cadre de leurs études à l’université Laval au Québec. Ils ont été dirigés par M. Mousstette et R. Auger. Fouille programmée Prospection Poulain (Y. Le Roux) Mahury (C. Samuelian) Macaye (Y. Le Roux) Approuague : Senelle, Couy, La Jamaïque ... (D. Hanriot, Ph. Georgen) Vidal (G. Prost, Y. Le Roux) Sinnery, La levée, ... (N. Cazelles, G. Lemaire) Bergrave (Y. Le Roux) De Billy (Y. Le Roux) Loyola (Y. Le Roux, R. Auger, C. Lorren) Arthur (SRA) Poterie de Loyola (N. Croteau) Canal Torcy (SRA, C. Lamendin) Moulin à vent, sucrerie de Loyola (N. Cazelles) Eléonore (G. Lemaire) Indigoterie de Loyola (N. Cazelles) La Caroline (G. Lemaire) Besse (N. Cazelles) Picard (M. Mestre) St Régis (E. Barone - Visigali) Maripa (E. Barone - Visigali) Courant (Petit Jean Roger) La douane (F. Casagrande) 23 Bibliographie Barone-Visali E., Verwimp R., Sarge K., Les jésuites de la Comté, Ibis rouge Editions, 2010. 24 Le Roux Y., Auger R., Cazelles N., Les Jésuites et l’esclavage, Loyola, une habitation à Rémire au XVIIe siècle, Presse de l’Université du Québec, 2009. Bernier M., Les céramiques ines de Loyola, mémoire de maîtrise, Université de Loyola, Québec, 1998. Cazelles N., Sucre et Rhum, étude thématique régionale, SRI, 2001. Cazelles N., Rapports de fouille du site du moulin à vent, 2003 à 2009, SRA. Croteau N., Rapport de fouille de la poterie des jésuites, SRA, 2000. Le Roux Y., Auger R., Rapports de fouille du site de Loyola, SRA, 1995 à 2000. Le Roux Y., Rapport de fouille de la poterie Bergrave, SRA, 1992. Prost G., Le Roux Y., Rapport de fouille du site de Mondélice, SRA, 1985. La céramique importée en Guyane à l’époque coloniale Catherine Losier, docteur en archéologie La population installée en Guyane au cours de l’Ancien Régime évoluait dans un monde en cours de globalisation (Orser 1996; 2005). En effet, dès le moment où les Européens se sont lancés dans leur quête d’empires coloniaux, des interactions soutenues se sont tissées entre l’Europe et les territoires outre-mers. La France, comme les autres pays européens d’ailleurs, imposait à ses colonies une politique économique fondée sur le principe du mercantilisme1, doublé de celui de l’Exclusif2. Ceci, dans la perspective de proiter au maximum des ressources coloniales, ainsi que du débouché que constituaient les colons pour les marchandises fabriquées en métropole. Ainsi, il était essentiel qu’un réseau d’échange soit maintenu, d’une part, pour approvisionner les habitants et la main-d’œuvre africaine – et parfois amérindienne – travaillant dans les habitations guyanaises dont le mode de production était basé sur système esclavagiste. D’autre part, ce réseau commercial devait permettre aux négociants français de rapporter les marchandises coloniales en territoire métropolitain. Cette organisation socioéconomique indique que la Guyane, comme les autres colonies européennes d’ailleurs, n’a pas été créée pour évoluer de manière autonome, mais pour amener un bénéice à la métropole (Butel 1997; Butel 2007; Pritchard 2004; Tarrade 1972). Ainsi, au cours de l’Ancien Régime, une grande partie du matériel trouvé sur les habitations guyanaises et dans la ville de Cayenne était fabriqué en Europe. Il est connu que les poteries guyanaises ne produisaient pas que des céramiques sucrières, mais aussi des objets destinés à l’usage domestique (Coutet et Losier 2011; Le Roux 1996). Par contre, la production de ce dernier type d’objet était trop faible pour subvenir aux besoins des habitants du territoire (Le Roux 1996; Le Roux et al. 2009 : 232-235). De toute manière, la fabrication de biens de consommation utilitaires était en général peu encouragée dans les colonies, cette politique suivant les règles du mercantilisme. De ce fait, la majorité de la céramique domestique était, comme le reste, importée. Les différents types de céramique d’importation Même si les trajectoires historiques des colonies françaises peuvent inluencer la composition des assemblages archéologiques, beaucoup de ressemblances sont observables entre les différents territoires outre-mers de l’Ancien Régime. C’est pour cette raison qu’il est possible d’utiliser la littérature archéologique d’autres anciennes colonies, telle la Nouvelle-France, pour analyser la culture matérielle guyanaise. En Guyane au XVIIIe siècle, comme ailleurs, six grands types de matériaux céramiques sont présents dans les collections : les terres cuites communes, les grès, les faïences, les grès ins, les terres cuites ines3 et les porcelaines (Brassard et Leclerc 2001; Gauvin 1995). Cet article vise à faire un survol des principaux types de céramiques trouvés en Guyane et à identiier les centres de productions dont ils sont issus. Les exemples archéologiques proviennent de plusieurs sites d’habitations occupés entre le XVIIe et le XIXe siècle, il s’agit des habitations Picard, Loyola, Poulain, Macaye, Saint-Régis, Maripa, Courant, entre autres. 1 L’idée du mercantilisme est d’importer en métropole des métaux précieux, des matières premières ou des produits exotiques obtenus dans les territoires outre-mer et d’y exporter leurs produits manufacturés. 2 Le mercantilisme implique aussi ce que les auteurs appellent l’Exclusif, c’est-à-dire qu’une colonie ne doit commercer, que ce soit pour l’export de ses produits ou l’import des biens manufacturés, qu’avec sa métropole. De plus, l’établissement d’ateliers de fabrication destinés à la production de biens manufacturés est en général interdit dans les colonies car celles-ci constituent un débouché pour les produits européens. 3 « Terre cuite ine » est une expression utilisée au Québec. En France, le terme utilisé pour décrire ce matériau est « faïence ine ». Dans le cadre de cet article, nous préférerons le terme « terre cuite ine », car en l’absence d’un émail stannifère qui caractérise les faïences, nous croyons qu’il n’est pas juste de qualiier les terres cuites ines de faïences ines. 25 Les terres cuites communes 26 Au contraire de ce qui est observé pour les faïences dont les provenances sont variées, les objets de terre cuite commune trouvés en Guyane sont presque uniquement d’origine française. Ceci, à l’exception des productions du nord-ouest de l’Italie qui constituent un cas particulier. En fait, les terres cuites communes françaises sont principalement issues de deux vastes régions productrices qui émergent tour à tour, la façade atlantique puis le bassin méditerranéen. En ce qui concerne la première région, les centres potiers les plus importants étaient ceux de la Charente-Maritime et plus particulièrement de Saintonge. Ces poteries exportaient des pièces en direction des colonies particulièrement à la in du XVIIe siècle et au cours de la première moitié du XVIIIe siècle. En effet, les productions de Saintonge sont en général identiiées sur les sites coloniaux français. En Guyane, elles ont été trouvées en grande quantité sur l’habitation Picard, ainsi qu’à Loyola. Elles se distinguent des autres terres cuites vernissées vertes de la façade atlantique par une pâte rose saumon qui présente d’assez grosses inclusions ferrugineuses. Les objets fabriqués dans les ateliers de Saintonge et des environs sont généralement enduits d’un engobe blanc lui-même recouvert d’une glaçure verte4. La présence de l’engobe donne aux pièces une couleur vert pomme caractéristique (Brassard et Leclerc 2001 : 49-50; Gauvin 1995 : 4849; Lueger 1981 : 175-180; Mousette 1982 : 48-49). contrer ce type de matériau dans les collections archéologiques guyanaises et particulièrement dans celles datées de la première moitié du XVIIIe siècle. Il en est de même pour les terres cuites communes vernissées vertes de la façade atlantique. Malheureusement, ces dernières céramiques posent un problème d’identiication auquel les archéologues tentent de répondre depuis 30 ans. Plusieurs hypothèses ont été avancées quant au lieu de production précis de ces poteries à pâte pâle, chamois ou rosée, non engobée, mais recouverte d’une glaçure verte, parfois assez foncée. Les archéologues, français et québécois, ont suggéré plusieurs régions comme pouvant être à l’origine de ces céramiques : ceux du nord de la côte atlantique vers la Manche ou encore l’arrière-pays de Bordeaux comme Sadirac (Barton 1977; Chapelot 1978; Lueger 1981 : 181-187; Monette et al. 2010 : 78-79; Moussette 1982 : 14-17). Les objets phares de la production saintongeaise sont les jattes (bol) avec un marli dont le bord est souligné d’un trait incisé ainsi que les pichets (ig. 2a). Des productions typiques de cette région ont été trouvées sur de nombreux sites de la Nouvelle-France et elles sont aussi présentes à l’habitation Macaille en Guadeloupe (Henry et al. 2009; Losier 2010a). Ainsi, il n’est pas surprenant de ren- Des analyses géochimiques récentes ont, pour l’instant, éliminé les ateliers de Sadirac comme étant le lieu de production de ces poteries (Monette et al. 2010 : 97-99). Ces objets, dont la distribution chronologique dans les collections correspond à celle des terres cuites communes de Saintonge, ne peuvent donc pour le moment être rattachées à une région productrice particulière. Cependant, une chose est certaine, les céramiques vernissées vertes à pâte pâle auraient été fabriquées dans des ateliers situés dans le drainage de la façade atlantique et non de la Méditerranée. En effet, l’argile n’est pas caractéristique de cette dernière région. De plus, les réseaux commerciaux de la in du XVIIIe et du début du XVIIIe siècle, ce qui correspond à la période où les terres cuites vernissées vertes sont trouvées en Guyane, émanent principalement de la façade atlantique et non de la Méditerranée. Les objets de terre cuite commune vernissée verte sont souvent de grands bols, des jattes, des pichets ou des marmites (ig. 2b). 4 Il est toutefois nécessaire de mentionner que certains objets fabriqués dans les ateliers de la vallée de l’Huveaune sont recouverts d’un engobe blanc et d’une glaçure verte. Cependant, ces productions peuvent être discriminées de celles de Saintonge par la couleur de la pâte et sa texture. En effet, l’argile des productions de l’Huveaune contient peu d’inclusion, est assez crayeuse et elle est d’une couleur orange assez foncé. Les productions de Cox ont également été reconnues dans les collections guyanaises. Des tessons caractéristiques de marmites de la Haute-Garonne, particulièrement en ce qui concerne la forme de l’anse dont le départ se fait en jonction 27 28 avec la lèvre, font partie, entre autres, des assemblages de céramique des habitations Picard et Poulain (ig. 2c) (Brassard et Leclerc 2001 : 34-35; Lueger 1981 : 8). De plus, un petit bol décoré de traits entrecroisés verts et mauves a été trouvé à l’habitation Picard (ig. 2d). En fait, selon Gauvin (1995 : 19) et Archangelli (2006), les productions de Cox ainsi que du Giroussen découvertes sur les sites archéologiques coloniaux auraient été fabriquées entre la in du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle. Puisqu’une seule occupation datée de cette période a été fouillée en Guyane, l’habitation Picard, il n’est pas anormal de constater que les objets produits dans ces centres de potiers sont en général peu présents dans les autres collections archéologiques guyanaises dont on dispose jusqu’à maintenant. Les ateliers du Beauvaisis sont aussi représentés, mais la proportion de ces artefacts dans les collections guyanaises est faible. Les poteries du Beauvais sont situées dans l’arrière-pays du pas de Calais à l’est de Dieppe. Il est probable que les productions de cette région étaient écoulées à partir du port de Rouen. Ces terres cuites communes sont fabriquées dans une argile pâle assez crayeuse, la glaçure est d’un aspect jaunâtre et des bandes réalisées à l’oxyde de manganèse décorent souvent l’intérieur des objets (ig. 2e) (Lueger 1981 : 188189). La majorité des pièces issues des ateliers de la région de Beauvais ont été identiiées au sein de la collection Poulain qui est plutôt typique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. En effet, Gauvin (1995 : 35) cite Chapelot (1978) qui propose que les céramiques du Beauvaisis étaient surtout disponibles à ce moment. Comme l’approvisionnement en terres cuites communes des colonies françaises à partir de la façade atlantique semble diminuer au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est probable que ce soit la cause du faible nombre d’artefacts de Beauvais découverts en contexte guyanais. Ainsi, si les céramiques de la côte atlantique sont identiiées en grande quantité sur les sites de la première moitié du XVIIIe siècle, elles sont beaucoup moins fréquentes dans les collections archéologiques des établissements coloniaux datés de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. D’ailleurs à ce moment, la popularité des productions des ateliers situés dans le drainage du bassin méditerranéen s’est accrue. En effet, ce sont les ateliers du pourtour de la méditerranée, particulièrement ceux installés près de Marseille et d’Antibes qui approvisionnaient la Guyane à cette époque. Les poteries de la région de Marseille, particulièrement de la vallée de l’Huveaune, produisaient des objets destinés à la préparation des aliments, tels les jattes, et des petits bols utilisés à la table (ig. 3a, b). Les productions de ce terroir se caractérisent par une argile très ine et d’un rouge orangé foncé et les inclusions sont pratiquement absentes de la pâte. Les pièces sont généralement recouvertes d’une glaçure d’aspect brun et peuvent présenter des décors tourbillonnants ou loraux réalisés à l’engobe blanc. Une autre version des terres cuites communes de la vallée de l’Huveaune est enduite d’un engobe blanc à l’intérieur des pièces, des motifs à l’engobe brun décorent ces pièces et parfois ce sont des engobes de plusieurs couleurs, vert, brun et jaune qui sont observés (Brassard et Leclerc 2001 : 31-32, 53-54; Foy et al. 1986 : 141; Moussette 1982 : 38-39). Par ailleurs, les pichets et les pots de chambre fabriqués dans cette région sont à l’occasion enduits d’un engobe blanc apposé sur l’intérieur et qui déborde sur l’extérieur. Cet engobe est souvent recouvert sur l’extérieur d’une glaçure verte. Ces pièces ne doivent pas être confondues avec celle des terres cuites communes de Saintonge (ig. 3c) (Amouric 2008 : 238-245). Vers la in du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, la couleur de la glaçure brune qui couvre les objets produits dans la vallée de l’Huveaune varie du brun foncé au brun pâle. La glaçure brun pâle n’était probablement pas utilisée avant le dernier quart du XVIIIe siècle (Amouric et al. 2008 : 118-123). En fait, ce type de glaçure rappelle plus ou moins la couverte présente sur les marmites Vallauris au cours du XVIIIe siècle. Les objets de cette région sont trouvés en quantité importante dans les collections de l’habitation Loyola, mais surtout dans celles des habitations Poulain et Macaye dont l’occupation se situe au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les céramiques de la région de Vallauris sont généralement trouvées en association avec les objets fabriqués dans la vallée de l’Huveaune. Les centres de productions de cette région se spécialisaient principalement dans la fabrication d’objets destinés à la cuisson des aliments. Au départ, les marmites étaient produites en grande quantité, puis les poêlons sont devenus populaires vers la in du XVIIIe siècle et au XIXe siècle (ig. 3d, e). La couleur de l’argile est pâle et non homogène. Les inclusions sont très nombreuses dans les productions de Vallauris, le sable et le quartz sont abondants, ce qui donne à la pâte une texture grossière qui permet à la céramique de résister au feu (Brassard et Leclerc 2001 : 26-27; Foy et al. 1986 : 136-137; Gauvin 1995 : 21; Lueger 1981 : 190-191; Moussette 1982 : 39). La forme des marmites est très typique et constante au moins jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle. La lèvre est repliée sur l’extérieur et en coupe elle présente un proil carré caractéristique, de plus une cannelure souligne le sommet du bord. Le départ de l’anse verticale se fait sous la lèvre et le sommet de l’anse présente généralement une ponctuation en creux. Le fond des marmites est arrondi. Les objets de terre cuite Vallauris sont surtout identiiés sur les établissements guyanais datant du milieu du XVIIIe siècle et après. Au Canada, on les retrouve sur des sites occupés après 1750 (Gauvin 1995 : 21). La production à Vallauris semble s’ampliier au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et exploser véritablement à la in de ce siècle et au début du XIXe siècle. Au demeurant, il y avait à Vallauris en 1792 trente ateliers où l’on fabriquait presque uniquement des marmites (Amouric 2009 et al. : 56). Comme pour les productions de la vallée de l’Huveaune des changements sont apparents au tournant du XIXe siècle. La glaçure de certaines pièces est très foncée et plusieurs teintes sont observables entre le brun pâle jaunâtre typique et le brun foncé. De plus, la forme de la lèvre devient moins standardisée, il en va de même pour la grosseur des marmites (Amouric et al. 2009 : 56-91). Les ateliers de Biot toujours situés sur la côte française de la méditerranée sont importants pour l’approvisionnement des colonies françaises. Les productions de cet endroit consistent en de grandes jarres tout à fait typiques et montées au colombin5. D’autres contenants comme des pots à raisin étaient produits à Biot, mais jusqu’à présent ces derniers n’ont pas été identiiés en Guyane. La pâte des jarres Biot est très pâle de couleur rose jaunâtre, généralement assez dure et elle contient une quantité importante de grosses inclusions. L’intérieur des objets est recouvert d’un engobe blanc, lui-même enduit d’une glaçure d’aspect jaune pâle qui déborde souvent sur la portion supérieure de l’extérieur des jarres (Brassard et Leclerc 2001; Gauvin 1995 : 22-23; Moussette 1982 : 38-49-50). Les jarres de Biot ont été identiiées, bien qu’en quantité assez modeste, dans presque toutes les collections guyanaises du XVIIIe siècle (ig. 3f). Par contre, on sait que ces objets étaient très importants dans les Antilles, car ils étaient utilisés comme contenant d’entreposage pour l’eau. La « case à eau » de l’habitation château Dubuc sur la presqu’île de la Caravelle en Martinique montre bien l’utilisation secondaire des jarres de Biot qui servaient initialement comme récipient de transport, pour l’huile d’olive par exemple, dans la traversé de l’Atlantique (ig. 4). Il est par ailleurs nécessaire de mentionner que les céramiques de la côte nord-est de l’Italie, plus particulièrement d’Albisola, s’associent à celles de la côte méditerranéenne française pour une question de proximité. Également, parce qu’il est plus que probable que ces objets soient entrés dans le réseau commercial approvisionnant la Guyane par les négociants français. La pâte des productions de terres cuites communes d’Albisola est rouge, homogène et très dure, particulièrement lorsqu’elle est comparée à celle de la vallée de l’Huveaune avec laquelle elle risque d’ailleurs d’être confondue. De nombreuses petites inclusions blanches sont présentes, bien qu’elles soient presque invisibles à l’œil nu. Ces dernières constituent un moyen d’identiication des céramiques de la région d’Albisola. Le corps des pièces est couvert 5 Un colombin est un boudin d’argile et la liaison de plusieurs de ces boudins permet de façonner des contenants sans l’usage d’un tour de potier. C’est d’ailleurs une des méthodes de production utilisée par les Amérindiens de Guyane. 29 30 d’une glaçure marron qui recouvre généralement un décor à l’engobe, brun foncé ou noir, appliqué en zigzags ou en traînées (Brassard et Leclerc 2001 : 22-23; Foy et al. 186 : 139; Gauvin 1995 : 3334; Lueger 1981 : 191; Moussette 1982 : 35-36). Selon Gauvin (1995 : 33) et Chapelot (1978), ce type de terre cuite serait entrée dans les circuits commerciaux peu avant le début du XVIIIe siècle. C’est en effet sur les sites des habitations Loyola, Poulain et Macaye qu’elles sont les plus nombreuses. D’ailleurs au Québec, ce type de céramique se retrouve dans les contextes de la seconde moitié du XVIIIe siècle. relations entre le Surinam et la Guyane étaient nombreuses. Cependant, les productions de terre cuite communes témoignant de ces échanges constants sont absentes. Ce qui n’est toutefois pas le cas pour les faïences hollandaises, il en sera question plus loin. Une autre découverte de taille est à mentionner, quelques fragments de terre cuite commune du type Philadelphie, produits dans la région immédiate de cette ville américaine de la côte est, ont été identiiés dans les collections guyanaises (ig. 6b) (Konrad Antcsak 2011 : communication personnelle). Il est intéressant de noter la très nette prédominance des terres cuites communes françaises sur les productions des autres pays européens, outre les poteries d’Albisola qui sont associées au réseau commercial français (ig. 5). Les terres cuites communes de l’Angleterre se rencontrent peu dans les collections archéologiques guyanaises, seuls quelques fragments ont été identiiés (ig. 6a). Il est par ailleurs nécessaire de souligner l’absence des terres cuites communes hollandaises. Ceci est surprenant, car selon les sources historiques, les Les grès Le grès n’est pas un matériau retrouvé en grande quantité sur les sites guyanais. Les centres de production identiiés sont souvent français, cependant les objets caractéristiques des ateliers allemands et anglais ne sont pas anecdotiques. Les contenants de grès sont en général utilisés pour des fonctions liées à l’entreposage des aliments. En effet, l’imperméabilité du grès rend ce matériau particulièrement propice à la conservation 31 des liquides, de même qu’à la fabrication d’objets, destinés à l’absorption de breuvages, plus particulièrement les alcools. Ainsi, ce sont des jarres qui peuvent être identiiés, des bouteilles, des pots ou des chopes. 32 Le grès français est plutôt populaire avant la seconde moitié du XVIIIe siècle et provient en général de la Normandie, de la région de la Seine ou de la Loire (ig. 7a) (Décarie-Audet 1979). Ce matériau a particulièrement été découvert à l’habitation Picard. Il peut être mis en lien avec productions céramiques de l’époque: les terres cuites communes de Saintonge et les terres cuites communes vernissées vertes. Effectivement, à ce moment presque toute la façade atlantique participait à la fabrication de céramiques destinées à l’exportation. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ce sont surtout les grès allemands et anglais qui sont importés en Guyane. D’ailleurs, une cruche d’inspiration bellarmine a été identiiée dans l’assemblage de l’habitation Picard daté de la in du XVIIe et du début du XVIIIe siècle et des fragments de ce type de grès sont présents dans presque tous les sites guyanais (ig. 7c). Il est toutefois nécessaire de jouer de prudence, en effet le grès anglais du XVIIIe siècle ressemble parfois à celui d’Allemagne et il est dificile de faire une différence nette entre le grès allemand et anglais. Les objets de grès anglais trouvés dans les collections guyanaises peuvent être associés aux productions de Fulham-Lambeth pour certaines pièces et du Derbyshire pour d’autres (ig. 7b). En ce qui concerne le grès rhénan allemand, il est reconnu dans les collections guyanaises en petite quantité pendant tout l’Ancien Régime. Les faïences En France, les faïences sont généralement issues de trois secteurs : Nevers, Marseille, puis Rouen. Il est aussi établi que ce matériau était produit dans plusieurs autres villes ou régions. Il est évident, et les collections le prouvent, que les productions de certaines faïenceries marginales étaient parfois envoyées à Cayenne. Toutefois, pour notre pro- pos, les centres secondaires ne seront pas traités en détail. Il sera plutôt question de réaliser un survol des ateliers les plus importants qui ravitaillaient les ports qui abritaient les négociants participant au commerce colonial ain de dégager les grandes tendances morphostylistiques associées à ces régions. 33 Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, les faïences trouvées en Guyane provenaient en majorité du centre de la France (de Nevers) et de la Méditerranée, alors que les terres cuites communes étaient issues de la côte atlantique. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est le contraire. Les objets de faïences étaient fabriqués en quantité importante dans les poteries des bassins hydrographiques se déversant dans l’Atlantique, surtout dans les environs de Rouen, alors que les terres cuites communes étaient plutôt typiques des ateliers du bassin méditerranéen. Les faïences les plus anciennes trouvées sur les sites de la Guyane venaient de Nevers, une région productrice particulièrement active à la in du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Comme pour les faïences de Hollande de cette époque, les productions nivernaises comportaient régulièrement des imitations de motifs chinois (ig. 8a). De plus, quelques exemplaires issus des ateliers de Nevers présentent des décors a compendiario inspirés des pièces italiennes contemporaines (ig. 8b, c) (Brassard et Leclerc 2001 : 60; Genêt 1980 : 35-36). Ces types décoratifs sont surtout présents à la in du XVIIe et au début XVIIIe siècle. Outre des objets en faïence hollandaise, les productions des faïenceries nivernaises sont les seules identiiées à l’habitation Picard qui date de cette période. Les autres régions productrices françaises ne sont pas représentées dans cet assemblage. Au même moment, les ateliers de Rouen produisaient des pièces ornées du motif lambrequin, mais celles-ci, bien qu’elles aient été identiiées dans les collections de certains sites guyanais comme Loyola, sont en général assez rares (Brassard et Leclerc 2001 : 59; Genêt 1980 : 33). Il est nécessaire de mentionner que les productions de Nevers, bien que présentes en quantité moindre, sont identiiées sur les sites guyanais tout au long du XVIIIe siècle. Les faïences de Nevers postérieures au second quart du XVIIIe siècle sont constituées d’assiettes non décorées ou présentant un cordon bleu près du bord intérieur. Vers le second quart du XVIIIe siècle, alors que la popularité des productions de Nevers et du motif à lambrequin s’est étiolée, les faïenceries de la région de Marseille et principalement de l’atelier de Moustier ont pris le marché. Ces objets sont ins et légers, ornés de broderies (ou réseau d’arabesques) peintes en bleu ou jaune principalement sur les bords et au centre des pièces (ig. 9a) (Brassard et Leclerc 2001 : 59-60; Gauvin 1995 : 70; Genêt 1980 : 34). Les faïences typiques de Moustier trouvées sur les sites guyanais sont surtout des assiettes ou des plats et d’autres contenants desti nés au service des aliments (ig. 9b). Par la suite, les productions du bassin méditerranéen, en particulier de Moustier, ont laissé leur place à celles plus simples, souvent plus lourdes, et moins bien réalisées de la région de Rouen. Ces faïences sont généralement décorées du mo- tif Guillibaud ou d’inspiration guillibaud (ig. 10a, b) (Brassard et Leclerc 2001 : 59-60; Genêt 1980 : 33). Du nord-ouest de la France provient aussi la faïence brune, résistante à la chaleur, très popu- 34 laire au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle ainsi qu’au début du XIXe siècle (ig. 10c, d). De même, à partir du second quart du XVIIIe siècle, les faïenceries de Rouen ont repris des motifs d’inspiration asiatique, de type guillibaud, qui sont appliqués sur le bord des pièces et dont les centres étaient souvent ornés d’un panier leuri (Brassard et Leclerc 2001 : 69-70; Genêt 1980 : 19-21). À la in du XVIIIe siècle, la décoration des faïences brunes est beaucoup plus variée et plusieurs couleurs sont utilisées pour peindre les motifs. Il est essentiel de souligner que les faïences des ateliers méditerranéens n’ont pas disparu des assemblages archéologiques alors que celles de Rouen gagnaient en popularité. Des assiettes ornées de motifs sommaires peints rapidement, très probablement issus de la région de Marseille, étaient disponibles sur le marché. Il appert qu’au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle la demande en faïence était grande et la production était réalisée à la chaîne. De ce fait, il est possible à cette époque de constater que plusieurs objets étaient décorés de motifs sommaires. Ainsi, si certains ornements sont typiques d’ateliers ou de régions particulières, il n’en est pas de même pour les objets présentant des motifs plus simples déjà mentionnés, qui sont désignés sous l’appellation décors sommaires (ig. 11). Plusieurs faïenceries dispersées un peu partout en France peuvent être à l’origine de ces pièces, mais surtout dans les bassins hydrographiques où les productions pouvaient être drainées vers les grands ports de la façade atlantique ou de la méditerranée. Ces faïences sont abondamment présentes dans les collections des habitations Loyola, Poulain et Macaye par exemple. Ces décors ne sont parfois composés que d’un cordon bleu soulignant le bord intérieur des assiettes ou encore de frises de motifs géométriques simples. Comme pour les productions de Rouen, les objets présentant des ornements sommaires semblent avoir été produits en quantité importante. En général, les régions productrices majeures dont le débouché se situait dans les villes portuaires étaient les principaux fournisseurs des négociants approvisionnant la Guyane. Toutefois, certains objets fabriqués dans des ateliers excentrés des grands centres faïenciers sont parfois identiiés dans les collections guyanaises. Comme il a déjà été mentionné, les productions hollandaises trouvées sur les sites guyanais de la in du XVIIe siècle jusqu’au début du XVIIIe siècle sont inspirées des décors asiatiques. Ces objets sont reconnus à l’habitation Picard en association avec les faïences de Nevers datées de la même époque. Les faïences hollandaises de cette période sont très bien réalisées, elles sont ines et exhibent des motifs variés généralement peints bleus, même si quelques pièces présentent parfois des ornements polychromes (ig. 12a, b). Le centre faïencier hollandais le plus important est sans contredit celui de Delft et les artisans des autres pays, notamment de l’Angleterre, s’en sont grandement inspirés (Genêt 1980 : 58). La pâte des faïences hollandaises est assez jaune, tendre et poreuse. À cause de la porosité de l’argile, l’émail est absorbé par la pièce et l’extérieur présente souvent un grand nombre de petits trous qui peuvent être comparés à des piqûres d’aiguilles (Brassard et Leclerc 2001 : 64; Gauvin 1995 : 69; Genêt 1980 : 58-62). Les décors très variés des productions hollandaises associées à la première moitié du XVIIIe siècle laissent penser qu’elles n’ont pas été importées en Guyane en quantité importante, mais qu’elles sont arrivées au compte-gouttes. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’approvisionnement guyanais en provenance de Hollande ou des colonies hollandaises est plus soutenu et cet état des choses transparaît dans les collections archéologiques. En effet, les assemblages des habitations Macaye et de Poulain contiennent un grand nombre de faïences hollandaises, particulièrement des assiettes et des petits bols qui semblent appartenir à un même service. Toutefois, la qualité des pièces n’est pas la même que ce qui était observé durant la première moitié du XVIIIe siècle. Les objets sont souvent ornés de décors loraux bleus pas très réussis qui les recouvraient en totalité. Par ailleurs, plusieurs services d’assiettes semblent être présents et ceux-ci ne sont décorés que d’un cordon bleu très sommaire. Les productions anglaises sont assez rares sur les sites guyanais de la première moitié du XVIIIe siècle alors que leur nombre augmente sensiblement sur les habitations occupées postérieurement à la 35 36 guerre de Sept Ans6. La pâte des faïences anglaises est jaune pâle et claire et assez dense, l’émail est souvent bleuté et il adhère mal au corps. Les objets les plus communs dans les collections guyanaises, particulièrement issus des sites des habitations Poulain et Macaye, sont les assiettes et des bols servant au service des aliments (Brassard et Leclerc 2001 : 62-63; Genêt 1980 : 49-50). Les décors observés sur les faïences anglaises sont assez variés : iguratifs, loraux ou géométriques monochrome bleu ou polychrome (ig. 13). Au XVIIIe siècle, les ateliers les plus importants étaient Lambeth, Bristol et Liverpool (Genêt 1980 : 51). Le développement du commerce entre la Guyane et la côte est des États-Unis induit par l’avènement de l’Exclusif mitigé7 est certainement responsable de l’augmentation de la présence de la faïence anglaise sur les sites guyanais. En fait, la même chose est observée pour les pièces anglaises et celles de la Hollande. 6 La guerre de Sept Ans oppose la France à la Grande-Bretagne entre 1756 et1763. L’espace colonial français qui était très important au cours du XVIIe et de la première moitié du XVIIIe siècle a été sérieusement amputé lors de la signature du traité de Paris en 1763, la France a perdu se possessions en Amérique du Nord, mais a conservé certaines de ses possessions antillaises et la Guyane. 7 L’Exclusif mitigé est un assouplissement des règles du mercantilisme. Etabli en 1767, il a permis aux négociants des nations étrangères à la France de participer plus facilement et régulièrement au commerce colonial. Ce principe a, par exemple, permis à la Guyane d’obtenir des libertés de commerce avec toutes les nations dès 1768, ceci pour une période de 12 ans et renouvellé pour 12 autres années en 1780 (Cardoso [1971] 1999 : 281 ; CAOM, sous-série C14, Registre 36, Folio 93). Bien que peu abondantes, les productions ibériques, probablement espagnoles, sont identiiées sur la majorité des sites guyanais, mais en grande quantité dans la collection de l’habitation Poulain. Ces faïences sont en général de facture assez grossière et il en est de même pour les décors, généralement loraux et peint bleu, qui les ornent (ig. 14a) (Brassard et Leclerc 2001 : 66-67; Genêt 1980 : 62). Une spéciicité de la méthode de production des faïences espagnoles permet de les identiier relativement facilement. En effet, la présence de trois marques de pernettes8 au centre de la pièce est typique de cette tradition (ig. 14b). Pour leur part, les faïenciers français, hollandais et anglais séparaient les objets en plaçant les pernettes sur les bords. Bien que ces faïences soient inhabituelles sur les sites guyanais, elles ont été identiiées dans les collections des habitations Loyola, Poulain et Macaye. En général, à partir de 1775 c’est le déclin des faïenceries traditionnelles, car les productions de terre cuite ines (un matériau développé en Angleterre) prennent l’avantage du marché. Il est toutefois intéressant de mentionner que certains ateliers semblent perdurer, même jusqu’au début du XIXe siècle. Surtout en ce qui concerne les faïences 8 Petits objets de céramique permettant de séparer les pièces les unes des autres lors de la cuisson au four. 37 38 brunes qui sont identiiées au sein des collections dans lesquelles on retrouve aussi des terres cuites ines. Il est possible que d’autres faïenceries aient persisté après 1775, mais les pièces étaient très certainement produites rapidement, en grande quantité et de manière peu soignée ain de répondre à une demande toujours grandissante. La porcelaine La porcelaine est importée de manière importante en Europe à partir du XVIe siècle. Dès le XVIIe siècle, les pièces destinées aux nations européennes et aux colonies étaient décorées et façonnées selon des standards occidentaux. Au XVIIIe siècle, la porcelaine était majoritairement produite dans les ateliers de Canton en Chine. La porcelaine trouvée en Guyane au XVIIIe siècle est ainsi généralement asiatique (ig. 15). En effet, les centres de production de porcelaine européenne ne se sont développés qu’à partir de la in du XVIIIe siècle. Ce matériau, même s’il n’est pas rare sur les sites coloniaux guyanais, est moins fréquent que les faïences ou les terres cuites communes. Les formes les plus courantes sont surtout des petites tasses et assiettes ou des soucoupes. Il est à signaler que la collection de l’habitation Loyola comprend un assemblage de porcelaine importante, constituées de pièces variées et assez rares. Dans cette collection, même si la majorité des motifs qui ornent les pièces sont monochrome bleu, il y a quelques ornements particuliers qui peuvent être observés. En effet, quelques petits bols à thé Les grès ins Si le grès in est produit dès le début du XVIIIe siècle, il n’en est pas de même pour les terres cuites ines développées dans les ateliers anglais, particulièrement dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Toutefois, l’objectif de ces productions était le même : les potiers visaient à imiter les porcelaines asiatiques. Ceci ain de les rendre disponibles pour une plus grande partie de la population des objets fabriqués dans une argile relativement blanche recouverte d’une glaçure au plomb transparente. En général, ces céramiques sont présentes en quantité assez limitée sur les sites guyanais sauf pour l’habitation Picard occupée au cours du dernier quart du XVIIIe siècle. L’essor de ces productions, au départ produites en Angleterre, survient particulièrement au début du XIXe siècle alors que les potiers français ont acquis la technique de fabrication et que les négociants français embarquaient des pièces de terre cuite ine à destination des colonies. présentant une couverte brune café au lait, appelée glaçure capucin ou batavia, ont été identiiés. D’autres décors typiques de la famille verte (in du XVIIe siècle à 1740) ou de la famille rose (seconde moitié du XVIIIe siècle) ont aussi été découverts. Les motifs peuvent être loraux, végétaux ou d’inspiration mythologique (Brassard et Leclerc 2001 : 143; Gauvin 1995 : 185-186; Genêt et Lapointe 1994). Par ailleurs, quelques fragments de porcelaine européenne ont été identiiés dans la collection du site Macaye. La porcelaine est produite en Allemagne dès 1720. Toutefois en France et en Angleterre, la technique et les ateliers se développent surtout à partir de 1770 (Gauvin 1995 : 187). En fait, les potiers européens ont, dès la première moitié du XVIIIe siècle, tenté de fabriquer des céramiques à pâte blanche et à glaçure transparente. Les porcelaines importées de l’Asie étaient très dispendieuses et l’idée était de confectionner une imitation à faible coût, donc accessible à presque toutes les bourses. Cette volonté a mené à la fabrication des grès ins et des terres cuites ines. Les grès ins sont très rares dans les collections guyanaises, deux types ont été principalement identiiés. Le premier est un grès in salin blanc qui émane du Staffordshire en Angleterre au cours de la première moitié du XVIIIe siècle (Brassard et Leclerc 2001 : 132-133; Gauvin 1995 : 158). Le deuxième présente un corps et une glaçure brune. Il est évident que ces objets sont datés aussi du XVIIIe siècle, car ce ne sont pas des productions typiques du XVIIe siècle ou encore du XIXe siècle. Les terres cuites ines Les collections des habitations guyanaises ont permis d’identiier plusieurs types de terres cuites ines produites au cours du XVIIIe siècle. Elles ont un corps qui tend vers le blanc même si certaines pâtes ont un aspect légèrement beige. La grande différence entre les faïences et les terres cuites ines est que ces dernières sont recouvertes d’une glaçure translucide au plomb qui laisse apparaître la couleur de l’argile. Alors que dans le cas des faïences l’émail stannifère opaque visait à camouler la couleur de la pâte ain que les objets aient une surface totalement blanche. 39 40 La première des terres cuites ines à être commercialisées est le cream coloured, la pâte est de couleur crème, dure et dense surtout en comparaison avec celle des faïences. La glaçure présente une teinte jaunâtre assez prononcée causée par la présence d’impuretés ferrugineuses (Brassard et Leclerc 2001 : 75-76; Gauvin 1995 : 83). Les pièces peuvent être ornées de décors moulés et lorsque c’est le cas, ils sont généralement inspirés de ceux qui étaient présents sur les objets de grès in, comme les ornements rappelant la forme d’un panier. Parfois ce sont des oxydes saupoudrés en taches souvent bicolores, brun, pourpre, vert, bleu ou jaune qui font ofice de décoration. Le cream coloured était produit dès 1730 ou 1740 environ en Angleterre. Cette production a pu se poursuivre jusque vers 1775, mais il semble qu’elle ait été rapidement supplantée par le creamware (Gauvin 1995 : 83-84). Le cream coloured est peu fréquent dans les collections guyanaises. Le creamware a été développé vers 1765 dans les ateliers du Staffordshire et très certainement par le célèbre potier Josiah Wedgwood (ig. 16a). La pâte de cette terre cuite ine ressemble beaucoup à celle du cream colourd, mais elle tend un peu plus vers le blanc. Il en est de même pour la glaçure qui présente moins d’impuretés ferrugineuses, toutefois il en reste encore assez pour donner à la céramique un aspect crème. La couverte est assez luisante et les pièces de creamware, du moins ceux fabriqués vers le début de la période, sont très ins et façonnés soigneusement. Les accumulations de glaçure dans les angles des objets ont une teinte verte très caractéristique. Les décors ornant les pièces de creamware sont extrêmement variés. Les décors aux engobes, les motifs moulés recouverts ou non d’une glaçure colorée aux oxydes, les motifs peints sont observés sur le creamware, de même que les décors par impressions (transfert printing) qui font leur apparition sur ce type céramique (Brassard et Leclerc 2001 : 77; Gauvin 1995 : 85-86). La production de creamware est très importante jusqu’à 1820 environ, après cette date la présence de ce matériau sur les sites archéologiques s’étiole. Toujours dans la perspective de produire une terre cuite ine imitant la porcelaine à coût modeste, les potiers du Staffordshire ont développé vers 1780 le pearlware (ig. 16b). Cette terre cuite ine diffère du creamware par la blancheur de sa pâte, mais surtout par l’ajout de bleu cobalt dans la glaçure qui annihilait l’aspect jaunâtre causé par les impuretés ferrugineuses (Campbell 1984; Brassard et Leclerc 2001 : 79-80; Gauvin 1995 : 90). Dans les angles des objets, la glaçure qui s’accumule prend une couleur bleu, très légèrement verdâtre, typique. Les décorations du pearlware peuvent être moulées, peintes et elles peuvent aussi être réalisées à l’engobe ou par impression. En fait, les objets de pearlware présentent souvent les mêmes thèmes décoratifs que ceux identiiés sur les pièces en creamware (ig. 16c). Il est nécessaire de mentionner que le décor willow, très populaire à la in du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, a été introduit sur le pearlware. Ce motif imprimé d’inspiration asiatique est commun sur le pearlware et, par la suite, de terre cuite ine blanche. Il est composé d’une pagode, une clôture, des personnages, un oiseau et le plus important, un saule pleureur, élément à partir duquel le motif tire son nom. Il est aussi nécessaire de mentionner que les décors shell edge rehaussés de bleu ou de vert sont fréquents sur les pearlwares, comme sur les creamwares et les terres cuites ines d’ailleurs (ig. 16d). Comme pour le creamware, la production de pearlware s’amenuise après 1820 alors que les terres cuites ines deviennent de plus en plus populaires. La terre cuite ine blanche est l’aboutissement du travail des potiers anglais qui arrivent à faire une imitation de la porcelaine qui était produite dès le début du XIXe siècle en grande quantité et à faible coût. C’est en quelque sorte la démocratisation de la céramique ine qui est accessible à presque toutes les bourses. La pâte des objets de terre cuite ine blanche est très blanche et la glaçure qui les recouvre est transparente et ne présente pas la teinte crème ou bleuté des creamware et pearlware. Par contre il peut arriver que les accumulations de glaçure dans les angles des pièces aient une couleur bleu glacier qui ne doit pas être confondue avec celle des pearlwares. La terre cuite ine blanche est produite à partir de 1810 environ et sa fabrication se poursuit encore aujourd’hui (Brassard et Leclerc 2001 : 81-82; Gauvin 1995 : 94). En France, un des lieux de fabrication phare de ce type céramique est l’atelier de Vieillard et Johnston installé à Bordeaux dès 1845, des objets de cet atelier sont très régulièrement identiiés en Guyane (ig. 16e). D’autres types de terre cuite ine ont été identiiés de manière ponctuelle dans les collections guyanaises à l’étude. C’est le cas pour la terre cuite ine Atsbury, qui présente un corps allant de rouge à chamois et la glaçure donne un aspect brun chocolat aux pièces (Brassard et Leclerc 2001 : 72; Gauvin 1995 : 80). Quelques tessons de terre cuite ine jaune ont aussi été trouvés lors de la fouille des sites Macaye et Poulain. La production de ce matériau s’étant de 1780 à 1835 environ, la poterie de Creil en France en aurait produit (Brassard et Leclerc 2001 : 87-88; Gauvin 1995 : 92). Les types de terres cuites ines sont encore très nombreux. 41 Cependant, ils n’ont pas été identiiés dans les collections guyanaises. 42 En Guyane, la majorité des terres cuites ines présentes dans les différents assemblages du XVIIIe siècle datent du début de la production de ces types de matériaux. De plus, le pays d’origine de ces objets semble être l’Angleterre plutôt que la France, car c’est dans les ateliers anglais qu’ont été développées les diverses terres cuites ines. La technique a été reprise par les potiers français au XIXe siècle surtout en ce qui concerne les terres cuites ines blanches, mais les creamwares et les pearlwares français, s’ils existent, n’ont pas encore été reconnus dans les collections guyanaises. cuite. Il est possible d’observer des variations entre les différents centres de production selon les époques. Si au départ, on pouvait croire que l’approvisionnement déicient de la Guyane9 et les autorisations ponctuelles de commerce avec les étrangers aient ampliié la présence de productions étrangères sur les sites guyanais, ce ne semble pas tellement être le cas. En effet, en général la céramique d’importation trouvée sur les sites de la Guyane était fabriquée en France. Toutefois, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, les lieux de fabrication étaient plus variés, car un partenariat régulier s’était établi entre la Guyane et les négociants des autres nations avec l’avènement de l’Exclusif mitigé. De plus, l’opération de colonisation de Kourou en 1764 et 1765 a aussi poussé au développement des échanges commerciaux associés au port de Cayenne10 (Thibaudault 1995). En effet, en prévision de l’arrivée d’un nombre considérable de colons, environ 10 000, une quantité importante de navires français ont été armés ain d’importer le matériel nécessaire à leur établissement. En plus, de l’apport de la France, une collaboration avec les colonies de la côte est américaine et hollandaises de l’aire circumcaribéenne a été développée et s’est poursuivie même après l’échec de l’expédition de Kourou. La quantité assez élevée d’objets, particulièrement des faïences issues des ateliers anglais et hollandais, identiiée sur les sites de la seconde moitié du XVIIIe siècle est probablement due à cet événement ainsi qu’à l’avènement de l’Exclusif mitigé. Toutefois, il y a un approvisionnement différentiel selon les différents types de matériaux. En effet, si les faïences et les terres cuites ines sont issues de centres de productions de plusieurs pays, les terres cuites communes viennent toutes d’ateliers français, à l’exception des objets de facture italienne qui sont associées de très près au réseau commercial de la Méditerranée française. Cette dichotomie concernant la provenance des Discussion Ce bilan des matériaux céramiques trouvés en contexte archéologique guyanais permet de saisir quelques tendances associées à l’approvisionnement de la colonie quant aux objets de terre 9 Tel que décrit, entre autres, par Cardoso [1971] 1999; Devèze 1977; Mam Lam Fouck 2002; Pluchon 1991; Polderman 2004. 10 L’expédition de Kourou fut un échec et s’est malheureusement soldée par le décès massif des nouveaux arrivants. terres cuites communes et des faïences est particulièrement intéressante. En effet, les objets de terre cuite commune étaient destinés à l’utilisation dans les sphères privées de la vie domestique, comme les jattes ou les marmites à la cuisine. À l’inverse, les pièces destinées à être vues comme la vaisselle de table ont en général un aspect soigné et plutôt luxueux. Ce sont ces objets qui présentent une grande variabilité en ce qui concerne les pays de production. Il est en effet régulièrement observé que les belles pièces ont tendance à voyager de manière plus régulière que les objets plus quelconques. Ainsi, il est possible que ces objets soient entrés dans le réseau commercial approvisionnant la Guyane à partir de la ilière française. Il est cependant déconcertant de constater qu’au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que le commerce de Cayenne se démocratise, les productions de terres cuites communes proviennent toujours de France, mais avec une augmentation tout de même considérable des faïences hollandaises et anglaises. Il est plutôt dificile de trouver une cause à cette particularité des assemblages guyanais. Lorsque les collections guyanaises sont comparées à celles des autres territoires français d’Amérique, on peut identiier des tendances semblables, mais aussi des divergences majeures. Si en général, les centres de production français représentés dans les assemblages archéologiques sont les mêmes, ainsi que la séquence de leur domination du marché, il n’en est pas de même en qui concerne les céramiques des nations étrangères. En effet, la trajectoire historique particulière à chaque colonie en plus de leur situation géographique inluence les assemblages. Par exemple, les collections archéologiques de la Nouvelle-France recèlent moins de faïences hollandaises que celles de la Guyane. En fait, ce sont les objets produits en Angleterre qui sont plus régulièrement identiiés en Nouvelle-France, ceci en conséquence de la proximité des colonies de cette nation. Cette situation s’explique aisément. En effet, à la différence de la Guyane, les Hollandais ont peu de rapports économiques avec la Nouvelle-France. Alors que les Anglais, installés directement au sud de la vallée du Saint-Laurent, entretenaient des relations d’échanges soutenues avec les colons français, même si celles-ci n’étaient pas toujours autorisées par les gouvernements européens. En conclusion, il est possible de dire que les collections archéologiques guyanaises trouvées sur les sites de la période coloniale s’insèrent dans les tendances générales de ce qui est observé dans les colonies françaises américaines. Toutefois, elles présentent des particularités qui témoignent de l’histoire et de la localisation géographique de la Guyane. 43 Une Guyane industrielle ? Entre déshérence et valorisation, état du patrimoine industriel minier de la Guyane française Pierre ROSTAIN 44 BUREAU D’ETUDES GEOLOGIQUES IDM-TETHYS Il aura fallu attendre presque une trentaine d’années après la découverte de l’or guyanais en 1854 pour que s’amorce une industrialisation de l’exploitation minière, à la fois dans un but de rationalisation imposée par la structuration des sociétés et par la nécessaire mécanisation des exploitations. Cette évolution, intervenue par suite de l’épuisement relatif des gisements, et ce avant même que tous les secteurs aurifères guyanais soient découverts, a vu la création de sociétés structurées selon le sens originel du terme avec une véritable mise en commun de moyens et de compétences, et dans lesquelles se trouvaient réunis le prospecteur inventeur du gisement, des inanciers et des ingénieurs amenant les moyens, la compétence et la technicité nécessaires au développement des exploitations. Cette démarche s’est accompagnée de l’amenée en forêt amazonienne d’un important matériel technique, essentiellement métallique et il nous apparaissait nécessaire aujourd’hui de faire le point sur le devenir de ces vestiges qui représentent un patrimoine d’une ampleur souvent insoupçonnée et qui témoignent d’un étonnant passé industriel de la Guyane. Il a ainsi été entrepris une démarche de recensement et d’évaluation de ces vestiges destinée à préciser l’état des connaissances sur la question, conduite en archive puis sur le terrain sur un grand nombre de sites miniers du territoire. Si les sources écrites se trouvent plutôt abondantes encore que disparates quant aux travaux de l’orpaillage artisanal classique, très ancré dans les mémoires guyanaises, le passé industriel de l’industrie minière aurifère reste peu connu voire même parfois complètement ignoré, en général par suite de son éloignement géographique et dans le temps, et se trouve ainsi parfois dificile à imaginer dans ce milieu forestier dense. Cette évolution industrielle s’est concentrée sur la bande de terrains aurifères la plus au nord (Maroni, Moyenne Mana, Sinnamary, Comté, Moyen Approuague), manifestement pour des questions d’accessibilité, principalement de navigabilité des leuves, et n’a ainsi pas concerné les zones aurifères les plus au sud (Haut Approuague, Inini, Saül, ..) qui ne semblent pas abriter de tels vestiges malgré l’existence de gisements d’importance et ce bien que des installations mécanisées (dragues et usines) aient été à cette époque installées au Tapanahoni par la Compagnie des placers de l’Awa puis par la Compagnie française des mines d’or de la Guyane hollandaise. La Haute Mana ne connaîtra également que des tentatives artisanales jusqu’en1957. Alors que les vestiges de l’activité aurifère artisanale se trouvent pour l’essentiel rapidement estompés par suite des reprises successives des gisements alluviaux, ces nombreuses tentatives de mécanisation et leurs évolutions techniques vont laisser de nombreux vestiges, principalement métalliques, et l’on distinguera ainsi successivement les usines de traitement du minerai primaire avec les travaux miniers souterrains et les voies ferrées, puis les tentatives de dragage des alluvions. C’est l’essouflement relatif des grands gisements alluvionnaires appartenant aux bassins aurifères historiques de la Mana, du Sinnamary, de la Comté et de l’Approuague qui va conduire aux premières tentatives de mécanisation destinées à améliorer les rendements, abaisser les teneurs exploitables ainsi que d’accéder à des gîtes encore intouchés. Il s’agissait donc à travers cette démarche de valoriser des gîtes non encore exploités tels que les gisements primaires iloniens et les gîtes luviaux ou encore certains gisements alluvionnaires d’exploitation dificile car situés plus profondément que la nappe aquifère. Dans un premier temps vers les années 1880, les exploitations se sont tournées vers les gisements primaires sur un grand nombre de points, avec toutefois de nombreux échecs et seuls les gîtes iloniens d’Adieu-Vat et, pour partie d’Élysée, ont pu donner un temps des productions satisfaisantes ; en effet, comme le montrent les exploitations actuelles, les gîtes sont irréguliers et consistent rarement en des ilons bien déinis (sauf notamment les ilons de la Haute Mana, qui ne seront pas exploités à ces époques, ou encore ceux d’Adieu-Vat) et ne laissaient dans leur ensemble malgré leur richesse que peu de chances de succès avec les moyens de l’époque, limités à la réalisation de tranchées manuelles et de galeries souterraines. Sans doute dopée alors par l’exemple des productions iloniennes extravagantes d’alors au Callao vénézuélien voisin, cette évolution s’accompagne de la création systématique de sociétés la plupart du temps à capitaux métropolitains, pour inancer les investissements lourds nécessités par la construction d’usines de traitement, essentiellement par broyage, du minerai. On y relève peu d’interventions étrangères, la Guyane ayant échappé à l’impérialisme inancier des sociétés étrangères (essentiellement anglo-saxonnes) de l’époque, avec seulement des missions d’ingénieur anglais, notamment WEARS à Saint Élie, les rares sociétés étrangères, belges ou hollandaises et plus rarement anglaises s’étant cantonnées aux gîtes alluvionnaires. Les usines de traitement du minerai et les travaux souterrains Ce type d’installations nécessitait la mise en place d’une force motrice, machines à vapeur avec son alimentation en eau, et de matériel pour le broyage du quartz aurifère : broyeurs à boulets, bocards, matériels de séparation de l’or dans les produits de broyage par gravimétrie et amalgamation au mercure, etc... Aucun grand réseau souterrain n’est connu à ce jour, et seulement quelque galeries atteignant quelques dizaines de mètres au plus se trouvent encore accessibles que le développement récent des travaux miniers sur les gîtes primaires amènent au jour régulièrement mais à propos desquelles il a subsisté très peu de données et quasiment aucun plan dans les fonds d’archives publiques. Les boisages ne se sont pas conservés (sauf travaux noyés) et il en reste seulement les traces d’encastrement des cadres dans des galeries dont la tenue est demeurée parfois très bonne ; les galeries ont la plupart du temps été creusées au pic, même si des perforations à la barre à mine ou au perforateur existent localement (Saint-Élie, Élysée), le caractère tendre des roches altérées (saprolites) autorisant ce mode de travail jusqu’à des époque récentes (et jusqu’à aujourd’hui pour les travaux clandestins souterrains). Le site minier d’Espérance en partie aval du bassin de la crique Beiman a vu le creusement de 3 courtes galeries aujourd’hui inaccessibles sur un important gîte d’imprégnation avec quelques ilonnets de quartz, par Lalanne en 1887. La machinerie pour le broyage demeure inconnue, et seule une machine à vapeur de marque Belleville se trouve soigneusement préservée par l’exploitant actuel, sans autres vestiges qu’un stock de rails au dégrad Espérance, destinés aux galeries ou bien témoignant peut-être de la création d’une ancienne voie ferrée de 4 km entre le dégrad et les travaux miniers. L’important site minier d’Élysée, situé en partie amont de la crique Lézard dans la moyenne Mana, comporte les vestiges de l’usine de broyage de la Compagnie générale de la Mana (1883) située en rive droite et un peu en contre-haut de la crique, détruite vers 2006 par des terrassement intempestifs et dont il subsiste seulement quelques pièces patrimoniales : un amalgamateur, des pilons de bocard Frasers et Chalmers, des moteur à vapeur, de petites berlines rondes (wagonnets), etc.. Il s’y ajoute les machines à vapeur actionnant l’usine de broyage amenée par la Compagnie franco-équatoriale minière et industrielle (FEMI) en 1931. L’essentiel de cet important matériel a ainsi disparu et il y a été rencontré des éléments du laboratoire avec des fragments de creusets pour la fonte de l’or, des scories de fusion, de l’oxyde de plomb (minium) pour le dosage des teneurs en or par emplombage, etc.. Une voie de ferrée de 4km, aujourd’hui déferraillée, a été établie dés 45 46 la création de la mine entre l’usine et le dégrad d’été, en rive droite de la crique dont le faible niveau des eaux ne permettait pas l’amenée du matériel par voie luviale. Les travaux souterrains y ont été très développés encore que demeurés relativement peu profonds, avec puits, galeries et dépilages sur les ilons Charles, Léon et Augusta et pour une moindre part sur les ilons Jeudi, Gustave et Montagne Biche ; quelques galeries sont encore accessibles et de relativement bonne stabilité mais la plupart sont effondrées à leur entrée ou visitables seulement sur de faibles longueurs, les galeries se trouvant ensuite souvent envahies par les produits de lessivage par les eaux des terrains encaissants. Le site de Saint Pierre sur le revers sud du plateau Lucifer a comporté une petite usine de broyage avec machine à vapeur Niclause dans un bâti en briques et un bocard, amenés vers 1900, mais l’ensemble paraît à présent avoir été complètement détruit ou enseveli par des travaux clandestins. Saint Élie a abrité l’entreprise industrielle la plus importante du passé minier guyanais, avec un important matériel amené à différentes époques, dés 1878, par la Société des gisements d’or de Saint-Elie puis par la Société nouvelle de Saint-Elie et Adieu Vat. Ici aussi, une grande partie du matériel a disparu dans les terrassements successifs mais il subsiste encore quelques éléments très dispersés. D’une ancienne usine de broyage des années 1880, située en bordure immédiate et en contrehaut de la voie ferrée qui l’alimentait, subsiste encore la chaudière-générateur de vapeur et le moteur à vapeur Tangyes, ainsi que des dispositifs hydrauliques divers (bassins, canaux, conduites métalliques) ; immédiatement en contrebas, une usine de construction plus récente (vers 1940) comporte un imposant broyeur à boulet Denver n°24 avec différents dispositifs annexes en béton. L’alimentation en eau était assurée par des canaux depuis la crique Joyeuse avec un bassin de stockage des eaux et par une pompe à vapeur encore en place en bordure de la crique Saint-Élie. On rencontre encore également une usine électrique des années 1950 prés de l’étang Conrad, le dernier subsistant des 4 étangs miniers du site (avec les étangs Jonquemont, Polydor et Michel) créés pour satisfaire les besoins en eau des usines et des lances monitor durant la saison sèche, avec, outre d’imposants générateurs, divers matériels dispersés dont des restes de berlines, un broyeur à boulet Henry et Cie peut-être utilisé comme amalgamateur, des corps de pompe, etc.. Il s’y ajoute enin diverses pièces métalliques éparpillées sur l’ensemble du site minier ainsi qu’une zone nouvellement découverte riche en matériel minier ancien (« usine Vierzon » des anciens plans) avec également des aménagements hydrauliques et qui se trouve en cours d’évaluation. Les travaux miniers souterrains se sont concentrés principalement sur le secteur de Michel (ilon Joyeuse, etc..) avec quelques travaux de recherche en d’autres points, et se trouvent aujourd’hui effondrés ou détruits dans leur totalité. La voie ferrée de Saint-Élie représente, parmi les nombreux projets guyanais de chemins de fer, le seul qui ait abouti avec un linéaire aussi important ; réalisée entre 1874 et 1898 entre le dégrad Saint-Nazaire sur la crique Tigre (« Gare Tigre ») et le village de Saint-Élie, elle atteint 33 km dont 6 se trouvent aujourd’hui noyés sous les eaux du barrage de Petit-Saut ; cette voie ferrée à voie étroite, qui arrivait directement dans les eaux de la crique pour charger les wagonnets, a nécessité la pose de plus de 13.000 éléments de rails ainsi que la construction de plusieurs ouvrages d’art et s’il subsiste aujourd’hui de nombreuses portions de voies en bon état, la plupart des ouvrages de franchissement des criques se sont effondrés ou ont été détruits par des travaux d’orpaillage. Elle a été accompagnée de différents aménagements de génie civil destinés à assurer le bon drainage de la voie, la stabilité des talus de déblai en amont ou de remblai en aval de la voie, etc.. La traction des wagonnets, animale ou humaine, s’est trouvée d’abord effectuée par une machine à vapeur, utilisée durant une très courte période et qui se trouve à présent conservée sur le site de Petit Saut. Cette démarche industrielle n’a pas concerné le gisement, pourtant voisin, de Dieu Merci avant la in du 20ème siècle, où les exploitations se sont longtemps intéressées qu’aux gîtes alluvionnaires et où seules de courtes amorces de galeries ont été réalisées. Le gisement voisin d’Adieu-Vat a également comporté un important matériel de traitement du minerai décrit par O. PUAUX qui se trouve encore en place mais sous les eaux du barrage de Petit Saut. Les travaux souterrains y ont été réalisés dés les années 1880 par la Société des gisements d’or de Saint-Elie, la Société d’Adieu Vat et Bonnaventure et enin la Société nouvelle d’exploitation de Saint-Elie et Adieu-Vat sur des structures iloniennes d’une grande richesse ; une voie ferrée reliait les chantiers à l’usine, et seul a été conservé un locotracteur Diesel de marque Deutz, sauvegardé et conservé par un privé. Le gisement de Déves sur la crique Patagaie, afluente de l’Orapu, a fait l’objet de petits travaux miniers avec un puits boisé et des galeries anciennement ensevelies et passagèrement remis à jour par des travaux de recherche modernes. Il subsiste aujourd’hui un broyeur à boulet installé par Gabriel DEVES et la Compagnie minière de Roura en 1929, ménagé par l’exploitant lors des derniers travaux d’exploitation alluvionnaires du site mais aucune trace de la machine à vapeur qui l’actionnait. Il s’agit d’un vestige facile d’accès qui mériterait de recevoir une valorisation avec restauration et conservation en place. Il n’existe aujourd’hui que très peu de données disponibles sur l’exploitation ancienne de la mine de Changement sur la Montagne Guadeloupe, qui a été le siège de travaux miniers anciens importants et l’ensemble du matériel métallique de l’usine a disparu lors des travaux de reprise de l’exploitation de ce gîte primaire. Seule subsiste aujourd’hui la machine à vapeur de marque HERMANN LACHAPELLE, sécurisée et ramenée sur Cayenne par la société chargée de la remise en état. Des travaux miniers notables ont également été conduits sur le site de Saint Lucien dans la crique Ipoucin ; le matériel amené par la Compagnie des mines d’or de la Guyane française en 1890 semble avoir été démonté et vendu vers 1930 à la Société nouvelle d’exploitation de Saint-Elie et AdieuVat et il n’en reste aucune trace sur place hormis quelques éléments de rails isolés témoignant d’un court tronçon de voie ferrée entre l’usine et la mine ; toutefois, 4 broyeurs à boulets de marque Henry et Cie se trouvent curieusement abandonnés sur une barge à rôle de plate-forme de carottage de cette même société (cf. ci-dessous) au pied de la montagne Bauge et cet ensemble de broyeurs est unique en Guyane. Quelques galeries et puits, en partie visitables et de faible développement, subsistent autour de Saint Lucien (crique Citron, etc..). Enin, des travaux ponctuels de faible ampleur (simples galeries de recherche, petit matériel de broyage) ont été tentés en différents points du territoire sur les gisements primaires à ces mêmes époques (Dron sur Montagne Maripa, crique Blanche sur l’Orapu, Doyle dans la crique Grand Yaoni, etc. et aussi peut-être localement dans le secteur de Repentir - Saint-Léon dans la Haute Mana) mais dont l’inventaire est délicat à réaliser, par suite de la rareté des sources écrites et des dificultés d’en retrouver les vestiges en forêt. Enin, dans les années 1950, du matériel de broyage a été installé sur le site de Trésor (Montagne de Kaw) par la Coopérative aurifère guyanaise et sur le site de Sophie (Haute Mana) par la Société des mines de Saint-Elie et Adieu-Vat ace des travaux miniers souterrains importants. La poursuite des exploitations minières montrera ainsi par la suite, vers la in du 20éme siècle, que ces démarches étaient judicieuses et les gisements importants, mais que souvent la technologie de l’époque ne permettait pas d’y avoir un accès économique. L’apparition de travaux à ciel ouvert avec des moyens de terrassements, pelles mécaniques et camions, ont permis de donner aux gîtes les développements qu’ils méritaient, mais également de se rendre compte des dificultés rencontrées à l’époque pour tenter de suivre des structures minéralisées en ilonnets ou imprégnations diffuses, et ainsi dans l’ensemble peu de gisements se sont trouvés adaptés aux moyens techniques de l’époque alors même que des gîtes 47 iloniens à haute teneur existaient, notamment dans la Haute Mana. LES ENGINS DE DRAGAGES 48 Un autre aspect, plus spectaculaire, de cette évolution industrielle a concerné l’exploitation des gisements alluvionnaires avec les dragues aurifères, apparues pour des raisons purement techniques une vingtaine d’années plus tard que la mécanisation des gisements primaires. En effet, l’apparition des dragues représente alors un véritable saut technologique dans l’industrie minière à partir d’une technique héritée des régions portuaires et des canaux qui se verra appliquée à l’industrie aurifère dans les année 1870 en Californie, puis connaîtra un développement rapide d’abord en Nouvelle Zélande, puis en Sibérie, en Afrique de l’ouest, à Madagascar, au Yukon, en Amérique de Sud, etc. Construites en Europe, généralement en Hollande ou en Écosse, puis intégralement démontées, les engins, dont certains atteignent 350t de métal, étaient acheminés en forêt par pirogue puis reconstruits sur le gisement et ce sont ainsi prés d’une vingtaine de dragues qui furent amenées dans les bassins du Sinnamary, de la Mana, de la Comté, de l’Approuague et du Maroni, laissant de nombreux vestiges au fort caractère patrimonial abandonnés dans la forêt amazonienne. Tous les engins amenés en Guyane n’ont cependant pas encore été repérés, et certains ont coulé dans les leuves, d’autres ne sont connus qu’à travers des traces écrites très ténues ou parfois même par un simple godet isolé comme sur le site de Citron. Bassin du Maroni Deux dragues ont été amenées dans la crique Sparouine dont la plus ancienne, la drague « Danica » en 1903, fut construite par l’ingénieur LEVAT (peut-être pour le compte de la Société des placers guyanais) ; cette drague, avec des godets de faible contenance, est aujourd’hui échouée au conluent de la crique avec le Maroni à son lieu d’amarrage et ses derniers vestiges s’enfoncent lentement dans le leuve par suite des turbulences que crée l’épave et ainsi, à marée haute, n’émerge plus que son trommel. Une drague de fabrication américaine Frasers et Chalmers, la drague « Héléna », sera ensuite amenée par la société « SPARWYNE » en 1909 ; cette drague est encore visible échouée en rive droite de la crique une vingtaine de kilomètres en amont de son embouchure sans sa chaîne à godet, probablement démontée pour être installée sur la drague Courcibo d’un modèle voisin dans le bassin du Sinnamary. Cet engin comporte un crible à secousse original avec un système de tôles perforées agitées par un système complexe de bras métalliques et d’excentriques ; l’engin a une partie de sa coque ensablée mais se trouve en plutôt bon état de conservation, et comme pour la drague Danica, apparaît aisément visitable. Aucune autre drague n’est connue coté français du Maroni, mais différents engins ont existé coté Suriname, dans le secteur d’Hermina, mais aussi jusque dans l’Awa, avec une drague de fabrication hollandaise Werf Conrad amenée par la Compagnie française des mines d’or de la Guyane hollandaise, et plus encore au sud dans des afluents de la Ouaqui, par suite des facilités de pénétration qu’offrait le Maroni ; néanmoins, aucune drague à godet ne sera installée dans l’Inini. Bassin de la Mana Les opérations de dragages se sont concentrées dans le secteur de la crique Lézard, avec 3 engins repérés et documentés sur le terrain. La drague « Orion », de marque écossaise Lobnitz, fut amenée par la société Syndicat Mana en 1910 sur le placer Orion ; l’engin très dégradé mais dont subsistent de nombreux clichés d’époque, se trouve à présent échoué en rive droite du leuve au voisinage du conluent de la crique Victor Hugo et de la crique Roche. La drague « Suzanne », de marque hollandaise Werf Conrad, fut amenée au placer Élysée par la Compagnie minière et de dragages aurifères de la Guyane française suivie de la South American Golields Company Limited en 1904 ; il s’agit de l’engin qu’a connu Jean GALMOT en 1905 et dont il décrit le fonctionnement dans le roman « Un mort vivait parmi nous » ; cet engin au très fort caractère patrimonial nécessite une démarche urgente de conservation ou, à défaut, de documentation ine. La drague « Marguerite », de marque Lobnitz, sera ensuite installée par la Compagnie des mines d’or de l’Elysée, qui a repris les actifs de la South American Golields et fonctionnera un temps de conserve avec la drague « Suzanne » ; l’engin se trouve ensablé ou noyé jusqu’à la cote du ponton et montre une électriication pour le travail de nuit ; fait rarissime, il a conservé ses lances monitor en bronze pour laver les sédiments dans le trommel ainsi que le métal déployé qui garnissait les sluices. Bassin du Sinnamary La drague « Speranza » fut une des toutes premières dragues installées en Guyane dés 1898 par la Compagnie des dragages aurifères de la Guyane française dans la crique Sursaut (crique Filon), en rive droite de la crique Tigre aujourd’hui face au PK7. De marque hollandaise Werf Conrad, son fonctionnement fût de courte durée, moins d’un an malgré différentes adaptations, car en particulier sa chaudière n’était pas conçue pour brûler du bois vert. Cet engin bien qu’ensablé plus haut que son ponton, se trouve encore aujourd’hui en bon état de conservation pour les superstructures observables, avec sa machine à vapeur, son trommel, sa chaîne à godets et, ce qui est exceptionnel, ses évacuateurs de taillings encore en place. Non menacé à court terme, une valorisation, avec de possibles visites touristiques du site, peu éloigné du dégrad de Petit Saut, serait envisageable. La drague « Flora », fût construite et installée sur le Courcibo en 1901 près d’Adieu-Vat pour une société belge, la Société des placers guyanais, par l’ingénieur des mines David-Édouard LEVAT, à qui l’on doit également les premiers grands projets de pénétration dans l’intérieur de la Guyane par chemins de fer. La drague fut noyée par une crue subite par suite d’un amarrage trop court, et se trouve à présent sous les eaux du barrage de Petit Saut. La drague « Courcibo », de marque Frasers et Chalmers, appartenait à la Société française d’exploitation aurifère et fonctionna de 1912 à 1923 ; décrite et étudiée par O. PUAUX dans le cadre des démarches préalables à la mise en eau du lac de Petit Saut, elle se trouve aujourd’hui entièrement noyée sous les eaux du barrage après que quelques pièces aient été découpées et ramenées à Petit Saut et ce malgré un classement au titre des « Monuments Historiques » ; sans doute a t-on manqué ici une occasion exceptionnelle de ramener vers la côte un engin de dragage dans son intégralité, exceptionnelle par suite de l’état de l’engin comme des moyens alors disponibles. Un « ponton - sonde », équipé d’une machine foreuse Lemoine, avait aussi été amené dans le Sinnamary toujours par la Société française d’exploitation aurifère pour ses prospections et a été signalé par le passé au dépôt de Pointe Pinot, aujourd’hui également sous les eaux du lac de Petit Saut. Cette société amena également la drague de la crique Chapeau, en rive droite du Sinnamary et en aval du barrage, qui représente la dernière tentative de dragage dans le secteur, avec un engin original mais mal conçu, mal dimensionné et de conception fragile. Il s’agissait d’une drague électrique « suceuse-broyeuse » destinée à aspirer les graviers quartzeux et à les broyer pour en libérer l’or ; outre le fait que la démarche technique était vouée à l’échec (pauvreté de la crique Chapeau, pauvreté des galets de quartz, ..), la conception technique s’avéra un iasco complet et l’engin fut abandonné très rapidement. Nous n’avons pas retrouvé son épave malgré une prospection attentive des berges du Sinnamary, et cet engin a sans doute coulé depuis qu’il a été signalé amarré à la rive dans les années 1930 ; il en subsiste toutefois des photographies et une gravure sur l’action de 100F de 1926 de la société. La question d’une tentative de dragage de ses concessions luviales par la Société nouvelle de Saint-Elie et Adieu Vat demeure en suspend. Bassin de la Comté Aucune épave d’engin de dragage n’a été rencontrée jusqu’ici dans le bassin de la Comté ; la drague amenée en 1896 de la COMPAGNIE DES MINES D’OR DE L’ORAPU a coulé à la suite d’une crue après moins d’un an de fonctionnement et 49 celle de la COMPAGNIE GENERALE EQUATORIALE (1911), dont la réalité ne fait pourtant fait guère de doute, demeure inconnue à ce jour. Bassin de l’Approuague 50 L’activité minière ancienne de ce secteur, proche des sites historiques de découverte de l’or guyanais, a été dominée par la COMPAGNIE DES MINES D’OR DE LA GUYANE FRANCAISE, devenue la COMPAGNIE FRANÇAISE DU MATARONI en 1912 et qui reprendra sa dénomination initiale par la suite ; outre ses activité d’exploitation alluvionnaire ou primaire sur les sites du secteur d’Ipoucin, elle amènera plusieurs engins de dragage au cours de la quarantaine d’années que durera la vie de la société. Aucune trace n’a été rencontrée de la petite drague de prospection construite dans la crique Ipoucin en 1896 par l’ingénieur CONRAD, auparavant directeur du placer Sursaut. Une drague aurifère, sans doute la plus imposante amenée en Guyane française, fut conçue par son ils, l’ingénieur Georges CONRAD, venu à l’âge de 18 ans accompagner son père en Guyane, puis qui deviendra directeur de la SOUTH AMERICAN GOLDFIELD COMPANY sur le placer Élysée en 1906. Construite en Écosse par la société LOBNITZ de RENFREW près de GLASGOW et installée à Ipoucin en 1912, elle travaillera jusqu’en 1924 avec une production totale de 1,043 t d’or. Actuellement situé un peu en aval de Saint Lucien en rive droite de la crique, cet engin apparaît comme le mieux conservé du territoire mais aussi comme le plus important avec 10m de largeur, 12m de hauteur au droit du château central et 40 m de longueur auxquelles s’ajoutent les superstructures dépassant de la coque à l’avant (grue et élinde de la chaîne à godets) et arrière (évacuateur à taillings) ; de plus, l’ensemble de ces superstructures est encore en place (notamment l’évacuateur de taillings en queue et la cheminée de la machine à vapeur) et, fait rarissime, la coque n’est pas envasée et se trouve observable en totalité. Elle comporte de plus ses treuils pour le déplacement et le « papillonnage » de l’engin avec leur moteurs à vapeurs, les machineries, la chaudière, le crible à secousse, le système de curage des godets par pelle rétractable, les dispositifs de pompage, un tour de marque HURE, etc.. Les sluices pour le lavage des alluvions sont en place avec le crible à secousse et seules des dégradations mineures (vols de pièces de cuivre, chutes d’arbre, etc.) affectent le bâtiment vis à vis duquel la mise en place d’une protection technique et réglementaire apparaît urgente. La COMPAGNIE DES MINES D’OR DE LA GUYANE FRANCAISE renaîtra de ses cendres en 1926 et ce sont 4 dragues qui seront amenées en 1926 sur le bas Approuague, mais seulement trois d’entre elles se trouvent localisées et cette dernière génération de dragues, conçue par le même ingénieur que celle de la crique Chapeau, se révélera aussi fragile et d’aussi mauvaise conception. Une drague de prospection, sans doute semblable à celle la Pointe Pinot dans le Sinnamary, se trouve contre la berge en rive droite de l’Approuague au pied de la montagne Baugé ; cette carotteuse permettait d’apprécier les teneurs en or des alluvions avant le passage des dragues et représente un matériel unique et original nécessitant ici une sauvegarde active. Une autre de ces dragues se trouve sur la crique Mataroni à Dubol, dont il ne subsiste aujourd’hui qu’un curieux trommel à barres émergeant du leuve, étonnant par sa petite taille, et une autre se localise sur l’Approuague, avec une coque brisée en deux parties complètement ou quasi-complètement immergées en aval et en amont de Regina, la quatrième demeurant inconnue. Il s’agira de l’ultime tentative d’exploitation par dragues à godets en Guyane française. L’aventure des dragues aurifères de la Guyane française aura duré trente années au cours desquelles l’enthousiasme, la persévérance et la ténacité sont parvenues à maîtriser de façon épisodique les dificultés de l’exploitation ; il faudra attendre un nouveau saut technologique avec l’apparition en Guyane des draglines dans les années 1950, selon un concept développé aux USA à partir des années 1930, pour que la problématique que tentaient de résoudre les dragues trouve de nouvelles solutions et il s’agira cette fois d’engins automoteurs, le plus souvent à chenilles, munis d’une grue et qui lancent leur godet pour récupérer des alluvions sous l’eau et alimenter une laverie lottante. Ces engins, qui sortent ici de notre propos, ont moins éveillé l’in- térêt car il s’agit d’un matériel plus récent avec de nombreux exemplaires abandonnés en forêt. Cependant, la plus spectaculaire d’entre les draglines guyanaises est certainement la « walking dragline » PAGE 6189 de Boulanger, installée par la SOCIETE DE DEVELOPPEMENT ET DE GENIE CIVIL POUR LA GUYANE FRANCAISE en 1954 ; l’engin, amené en pièces détachées par la Comté par bateau à vapeur jusqu’au dégrad Pauvert, a parcouru plus de 10 km par ses propres moyens, en déplaçant ses 160t sur ses deux « pieds » ; unique en Guyane, il mérite ici une opération de conservation et de préservation que rend possible, fait exceptionnel, son caractère accessible et aisément visitable car situé à faible distance de la route de Cacao. Les dragues suceuses apparaîtront ensuite dans les années 80 pour exploiter les alluvions dans le fond des rivières, conirmant tardivement l’intérêt technique de la démarche des dragues à godets, et les pelles mécaniques ont pris à présent le relais des draglines pour exploiter les alluvions aurifères, illustrant la permanence des évolutions technologiques adaptées à la résolution d’un même objet et d’une même problématique. Enin, nous ne connaissons pas d’exemple en Guyane française de pelles à vapeur comme celles installées qui furent installées au Suriname au début du 20ème siècle avec deux engins amenés sur un placer en rive droite du Maroni . CONCLUSION C’est ainsi l’essentiel du patrimoine minier industriel de la Guyane française qui commence à être appréhendé à travers cet inventaire, sans prétendre toutefois à l’exhaustivité ; il s’agit d’un ensemble cohérent, témoignage d’un riche passé technique, humain et industriel, mais dont fort peu de vestiges subsistent à présent, notamment en regard de l’important matériel amené en forêt amazonienne depuis presque un siècle et demi. Il traduit les évolutions technologiques de l’industrie minière de l’époque et se trouve représentatif d’une période de l’activité minière industrielle de l’or commune à une grande partie de l’Amérique du Sud. Ce patrimoine unique dans l’union européenne se trouve éminemment menacé et sur la vingtaine d’engins de dragages amenés en Guyane française, seule la drague d’Ipoucin se trouve encore, mais pour combien de temps, dans un état convenable ; les usines de broyage ont quasiment déjà totalement disparu et on peut ainsi estimer que c’est plus de 80% de ce patrimoine métallique qui se trouve d’ores et déjà perdu. Il y a ainsi à présent une grande urgence à sa sauvegarde, et la prise de conscience des acteurs de terrains demande à présent à être relayée par celle des acteurs institutionnels. L’absence d’une structure muséologique spéciique susceptible d’accueillir l’ensemble des vestiges miniers de l’orpaillage et de l’industrie minière comme d’organiser leur recensement et leur étude détaillée se fait ainsi encore aujourd’hui sentir de façon cruelle, et le temps risque de régler le problème de manière déinitive par suite la grande rapidité de disparition des vestiges. 51 Photos et illustrations 52 Machines à vapeur, Élysée (1931) Amalgamateur, Élysée (1880) Berline ronde, Élysée (1880) Machine à vapeur HERMA N-LACHAPELLE, Changement (1880 environ) 53 Groupes électrogènes, Saint-Élie (1950 environ) Moteur à vapeur TANGYES, Saint-Élie (1880 environ) Broyeur à boulet, Saint-Élie Benne de wagonnet Saint-Élie 54 Broyeur à boulets DENVER n°24, Saint-Élie (1940 environ) Foreuse lottante, montagne Baugé, 1926 Drague Suzanne, Élysée (1905 ) Broyeurs à boulets, foreuse lottante de la montagne Baugé Drague Marguerite, Élysée (1907) Broyeurs à boulets, foreuse lottante de la montagne Baugé 55 Moteur à vapeur et arbre à cames du bocard Machine à vapeur DELAUNAY BELLEVILLE, Espérance (1880 environ) Trommel de la drague de la crique Matarony, 1926. 56 Dragues aurifères : 1 Danica . 2 Héléna. 3 Marguerite. 4 Suzanne. 5 Orion. 6 Crique Chapeau (inconnue). 7 Speranza. 8 Ponton-sonde de la Pointe Pinot (noyé). 9 Flora (noyée). 10 Courcibo (noyée). 11 Drague de la Société des Mines de l’Orapu (inconnue). 12 Drague de la Compagnie Générale Équatoriale (inconnue). 13 Drague de Regina (brisée et noyée). 14 Drague du Mataroni. 15 Foreuse sur barge de la montagne Baugé. 16 Drague de prospection Conrad (inconnue) 17 Drague d’Ipoucin. 18 Dragline de Boulanger. Usines de broyage : A Espérance. B Élysée. C Saint Pierre. D Saint-Élie. E Adieu-Vat. F Devés. G Changement. H Ipoucin. I Trésor. J Sophie. LES VESTIGES MINIERS DE L’ILE DU GRAND CONNETABLE COMMUNE DE REGINA Pierre ROSTAIN BUREAU D’ETUDE IDM TETHYS L’île du Grand Connétable au large de l’estuaire de l’Approuague, a été le siège d’une intense activité minière entre les années 1882 et 1913 pour l’exploitation des phosphates minéraux utilisés comme engrais qui est intervenue dans la foulée d’une véritable ruée industrielle sur les gisements de phosphates antillais. L’utilisation du guano d’oiseaux de mer comme engrais pour l’agriculture était connue de longue date comme fertilisant, sans doute depuis les périodes précolombiennes, et l’on utilisait comme engrais toutes sortes de matières issues du vivant, notamment des ossements d’animaux. La possibilité d’utiliser également les phosphates minéraux comme engrais pour l’agriculture a été découverte seulement au début des années 1850 par un géologue anglais Cette découverte se traduira immédiatement par une véritable ruée industrielle sur les phosphates minéraux et l’Europe de l’ouest alors se couvrira en très peu d’années de recherches et d’exploitations pour cette substance. Très rapidement, cette industrie extractive nouvelle traversera l’Atlantique et dés 1860 la découverte des gisements de phosphates antillais, pour partie organiques et pour partie minéraux par suite de réactions entre le guano (oiseaux et chauves souris) et les roches du site, s’accompagnera de l’arrivée de techniciens, notamment issus des mines de Cornouailles, et de l’apport de technologies minières qui détermineront, sans doute aussi par un effet d’émulation, un net regain d’intérêt pour les ressources minérales de la Caraïbe. Les exploitations se développent alors rapidement sur les îles des Antilles avec les gisements d’Anguilla, de Sombrero, de Redonda, de Mona à Porto Rico, d’Aruba, de Curaçao, etc.. C’est dans ce contexte d’une dynamique minière nouvelle dans la Caraïbe que les phosphates alumineux de l’île du Connétable seront alors exploités par une série de sociétés américaines et les produits exportés vers l’Europe (France, Angleterre) et les USA. Les recherches minières vont alors également se multiplier pour d’autres minerais que les phosphates, avec des recherches à Saint Martin et Saint Barthélémy pour le plomb et l’argent, à Virgin Gorda pour le cuivre, pour le souffre à Saba, etc.. C’est également à cette même époque, et probablement porté par ce contexte de regain d’intérêt pour l’exploitation minière et les ressources du sous-sol, que se situe la découverte de l’or guyanais, longtemps après celle de l’or au Suriname ou en Amazonie brésilienne. Le gisement Le site du Grand Connétable appartient ainsi à un vaste ensemble d’exploitations des phosphates antillais et comporte de nombreux vestiges de l’exploitation avec les dispositifs d’extraction et de chargement du minerai vers les bateaux, la zone d’habitation, les citernes, de nombreux remblais muraillés, etc.. conduisant ainsi à une structuration de la morphologie de l’île entièrement induite par l’exploitation minière. Les phosphates de l’île sont issus de la réaction du guano d’oiseaux, soumis aux lessivage par les intempéries, avec les roches magmatiques de l’île. Les phosphates, sous forme d’encroûtements de teinte verte à jaunâtre, y ont ainsi créé une carapace minéralisée supericielle en surface, puis en profondeur occupent des issures et cavités de la roche ; la base de l’île, battue par la mer, ne comporte plus de phosphates et la minéralisation ne se développe qu’à partir de la cote +15m environ. Le caractère tardif de l’exploitation réside dans le fait qu’il s’agit ici de phosphates minéraux d’allure peu habituelle différents des phosphates organiques plus classiques (tels les guanos au sens strict) et passés longtemps inaperçus : F. BOUYER estimait ainsi encore en 1867 que « le Grand 57 58 Connétable aurait acquis de grandes proportions et serait devenu une riche mine de guano, sans les pluie diluviennes de la Guyane, qui entraînent à la mer les parties principales de ce précieux engrais » . Comme dans tout site minier, la distribution de la matière minérale va déterminer l’allure des travaux et vestiges encore accessibles et l’exploitation des phosphates a été conduite sur la moitié ou les 2/3 supérieurs de l’île, en abandonnant les zones basses stériles et centrales moins minéralisées car plus profondes par rapport à la surface et où la tranche altérée a subi l’érosion marine. Histoire de l’exploitation Lors d’une expédition montée depuis New York par M.WENBERG pour partir à la recherche de gisements de guanos, un équipage américain accoste l’île et le 22 juin 1877 le drapeau américain est hissé sur l’île pour en prendre possession au titre du « Guano Act », loi qui attribuait d’ofice à ce pays toute île à phosphates non occupée où qu’elle se trouve dans le monde. Cependant le gouvernement des États Unis doutant que cet île puisse relever de sa juridiction, M.WENBERG chargera James C. JEWETT, négociant armateur, de demander l’autorisation d’exploiter au gouvernement français ; toutefois, c’est pour son propre compte qu’il déposera une demande le 19/12/1879 qui sera accordée par arrêté du 07/01/1878. L’île deviendra alors le siège d’une intense activité minière entre les années 1882 et 1913 par une série de sociétés américaines new-yorkaises, les produits se trouvant exportés vers l’Europe (France, Angleterre) et surtout vers les USA. La propriété minière sera ensuite transférée par contrat du 25 juin 1886 à James SWANN et CY, transfert approuvé par décret du 15 juin 1887 avec une redevance de 2,7 F /t ; celui-ci transférera 4 ans plus tard le contrat à la GRAND CONNETABLE COMPANY de New York, par acte du 22/12/1886, transfert autorisé par décret du 23/04/1890, mais les travaux d’exploitation sont alors coniés à une société distincte, l’INTERNATIONAL PHOSPHATE COMPANY dirigée par l’homme d’affaires Lucien Calvin WARNER, également vice président de la WARNER BROTHERS COMPANY. Après 31 années de présence minière, l’île est évacuée le 6 avril 1913 par suite de l’épuisement du minerai économi- quement exploitable et la GRAND CONNETABLE COMPANY renonce à ses droits ; il est évalué alors la présence d’une réserve de 20.000t de phosphates mais dans des conditions d’exploitations dificiles (mais cela n’empêchera pas Jean GALMOT en 1928 de rêver à vendre l’île et « son trésor millénaire » pour acheter l’indépendance de la Guyane ..). Ainsi, dés 1919 il peut être constaté que « Des deux installations qui servaient à l’expédition des minerais, il ne reste que deux câbles transporteurs en acier, qui paraissent bien oxydés mais qui sont encore ixés à un chevalement en bois dont les pièces de charpente sont en fort mauvais état. L’installation pour l’approvisionnement du personnel n’existe plus ». Ce sont en tout près de 80.000 t exportés aux États Unis et pour une moindre partie en Angleterre qui auront été extraits de 1882 à 1905, et 40.000t de 1905 à 1913. La construction d’un phare se trouvait projetée depuis 1863 sur l’île, avec notamment un bâtiment important déjà budgétisé par le Conseil Général de la Colonie avant l’exploitation minière, et la partie centrale de l’îlot s’est ainsi trouvait réservée par le décret du 15 juin 1887 pour la construction d’un phare alors prévu aux frais de la compagnie en contrepartie d’une diminution de la redevance à 2 F dès que sa mise en service sera intervenue, décret dont les termes se trouvaient rappelés dans celui du 23/04/1890. Toutefois, aucun phare ne fut jamais édiié sur l’île, malgré les engagements de la compagnie qui toutefois entretenait un feu au sommet. C’est à ce projet de phare que l’île doit sa morphologie particulière actuelle, le piton rocheux central se trouvant interdit à l’exploitation des phosphates ; la déstabilisation du massif rocheux subsistant au centre de l’île par les travaux d’exploitation aurait cependant de toutes façon compromis les possibilités de construction d’un édiice à son sommet. Les travaux miniers - organisation du site L’allure de l’île a ainsi été profondément remaniée par ces 30 années d’exploitation et la quasi-totalité de sa morphologie actuelle résulte d’une structuration anthropique liée à l’activité minière, avec plusieurs plate-formes remblayées successives. Si les côtes sont demeurées inchangées jusqu’à une altitude de 15 à 25 m correspondant à la roche saine non transformée en phosphates, les travaux miniers ont exploité l’île en carrière jusqu’au voisinage du sommet à l’exception de l’étroite partie centrale demeurée en relief par suite de l’obligation faite à l’exploitant de conserver la possibilité d’y établir un phare ; cette partie sommitale représente ainsi le seul secteur encore intact (environ 400m2) de la partie supérieure initiale de l’île et un bâtiment y avait été installé à l’époque de l’exploitation. Les travaux miniers étaient conduits au pic et à la poudre et le minerai descendu des chantiers par des bennes suspendues à des câbles aériens ancrés au sol par de solides chaînes et actionnés par des machines à vapeur, avec treuils et cabestans et des jeux complexes de renvois par poulies. La côte se trouve bordée partout de falaises abruptes ou battues par les vents et les courants et seul un secteur exigu en partie nord-est permettait le débarquement du personnel avec un quai maçonné, aujourd’hui quasi complètement détruit par l’érosion marine, suivi d’un étroit escalier avec un dispositif de levage (grue..) pour monter le matériel jusqu’en tête de falaise. Le minerai acheminé par des wagonnets sur rails se trouvait stocké dans la zone de départ des bennes vers les bateaux au sud-ouest, localisée au point le plus haut des falaises rocheuses encore raidies par des murs en pierres sèches monumentaux ; un imposant dispositif de transbordement par chèvre en bois permettait, lorsque l’état de la mer l’autorisait, de descendre des bennes chargées de minerai jusqu’à un bateau par un système de câbles va et vient. La zone d’habitation, située en partie nord-est, abritait jusqu’à une centaine de personnes et comporte encore les soubassements de différents bâtiments avec une maison directoriale et sa citerne, un bâtiment annexe et une probable aire pour le levé du drapeau, un four à pain et différents bâtiments organisés autour, probablement un magasin de stockage des denrées, un réfectoire, la cuisine-boulangerie, une citerne de 24,5m3 et enin un large bâtiment d’habitation des ouvriers. Une autre citerne d’eau de 90,7m3 se trouve plus en aval et correspond à un édiice réalisé lors d’un stade ancien de l’exploitation fondé sur le substratum rocheux. Le matériel se trouvait stocké en partie sud dans un hangar à rôle de magasin où existent encore plusieurs bennes soigneusement rangées, maintenant corrodées par les intempéries et le sommet de l’île abritait un bâtiment avec citerne enterrée et sans doute un phare rudimentaire. Les réserves d’eau potable étaient alimentées par les eaux météoriques collectées par les toitures de l’ensemble des bâtiments, avec une surverse de la citerne de la plate-forme de la zone d’habitation amenant ses eaux par une tuyauterie métallique dans la grande citerne de la plate-forme inférieure. Les remblais stériles se trouvaient stockés sur place avec des soutènements muraillés en pierres sèches, parfois sur de très fortes hauteurs (20m), pour la création de plate-formes jusqu’au plus prés des falaises abruptes qui bordent l’île ; cette structuration témoigne de la recherche permanente d’un gain d’espace et les murs successifs traduisent les différents stades anciens de l’exploitation. Les vestiges métalliques (outillage, machines, moteurs, matériel de transport, wagons, etc..) apparaissent très peu nombreux et très corrodés à présent, et semblent avoir surtout été emportés ou jetés à la mer, ils ont fait l’objet d’un recensement exhaustif et certaines pièces d’intérêt particulier et caractéristiques de l’activité, comme les bennes du transport par câble sur les navires, apparaissant ici de fort intérêt patrimonial. L’ensemble de la périphérie de l’île a reçu des soutènements muraillés en pierres sèches, parfois sur de très forte hauteur (25m) qui se trouvent destinés à supporter des remblais issus de l’exploitation minière ; la position de ces murs au plus prés des falaises abruptes qui bordent l’île, atteste de la recherche d’un gain de place permanent avec la création de plates-formes, car ces remblais auraient également pu être intégralement jetés à la mer. L’importance de cette structuration et ce souci d’aménagement témoignent d’une démarche d’installation à long terme sur le site mais aussi du souci permanent d’agrandir au maximum l’espace circulable disponible. 59 60 L’analyse archéo-morphologique du site a montré une structuration polyphasée et d’une façon générale, 2 phases principales de construction de murs peuvent être distinguées avec : une plateforme basse, nettement visible en partie ouest de l’île et qui se trouve scellée par un important éboulement rocheux situé au nord-ouest de l’île. Cet éboulement est intervenu sans doute en cours de travaux et n’a pas été déblayé par la suite ; il résulte des travaux en carrière avec déstabilisation du front de taille (présence de traces de creusement à la barre à mine dans les blocs éboulés) ; une plate-forme haute, qui correspond à la plate-forme actuelle qui occupe les ¾ de l’île, rehaussée d’environ 10m par rapport à la plate-forme basse. Elle se trouve scellée par un second éboulement rocheux en partie nord, sans doute tardif et supporte la quasi totalité des aménagements observables aujourd’hui. Ainsi, les premières traces de l’occupation minière de l’île se trouvent certainement à la cote de la première plate-forme et donc sous les remblais et il n’en subsiste aujourd’hui que la citerne principale au sud. Parmi les principales structures observables sur l’île, on distingue : • • des tas de minerai, plutôt nombreux et toujours élaborés en pyramides, quelquefois avec une couverture de blocs disposée de façon à protéger les tas de l’étalement par les pluies ; ils sont situés sur les chantiers mêmes et surtout au sud-est (prés du carbet actuel) où ils se trouvaient en attente d’embarquement (zone de stockage). Ces tas de minerai démontrent que l’interruption des travaux n’avait pas été programmée mais est intervenue depuis des causes extérieures à l’île, sans doute par une décision de la société alors que l’exploitation aurait pu encore perdurer un peu. un hangar de stockage du matériel voisinant avec une plate-forme à l’ouest du carbet actuel et comportant différents éléments métalliques dont plusieurs bennes basculantes pour le transport du minerai, certaines encore rangées et alignées ; • différentes traces du dispositif permettant le transport du minerai sur l’île ont été discernées, avec des chaînes et des câbles, des éléments de treuils, etc.. mais aussi en partie sommitale un dispositif de type cabestan permettant les va et vient des bennes depuis les chantiers jusque sur la plate-forme en aval où se rencontrent en différents points des chaînes scellées au rocher ; à cet égard, plusieurs portes de chaudières (dont l’une au sommet de l’île) témoignent de la présence de machines à vapeur comme moteur des travaux , a priori pour actionner les jeux de câbles entre les points d’extraction et la plate-forme principale et nécessitant un approvisionnement régulier en bois depuis la côte. • différents dispositifs techniques, notamment des va et vient de câbles enterrés dans des structures en béton prés de l’arrivée de l’escalier au-dessus du quai , se trouvent en relation avec une grue pour le déchargement du matériel et son amenée jusqu’à la plate-formes de travail ; • la zone d’embarquement du minerai, immédiatement à l’est du carbet, où les vestiges (aire en béton, logement de poteaux, câbles et chaînes, etc..) d’une chèvre sans doute monumentale permettant le transport des bennes du minerai de l’île vers les bateaux a été mise en évidence (probablement un dispositif va et vient sans motorisation) ; • la zone de vie, située en partie nord-est, comporte les soubassements en pierres de différents bâtiments qui paraissent pouvoir s’organiser avec une maison directoriale et sa citerne, un bâtiment annexe (stockage de matériel?) et une probable aire pour le levé du drapeau, un four à pain et différents bâtiments organisés autour, que nous attribuerons, par la logique de leur position spatiale et leur géométrie, au magasin de stockage des denrées, au réfectoire, à la cuisine-boulangerie et enin à un large bâtiment d’habitation. L’ensemble se trouve installé sur les remblais de l’exploitation qui ont poursuivi leur tassement et conduit à des désordres graves de la structure du four à pain. • • La citerne d’eau principale a ainsi été soigneusement fondée plus en aval directement sur le substratum rocheux ain d’éviter ce genre de désordres ; sans doute correspond elle à un édiice réalisé lors de la première plate-forme, dont la zone de vie aurait été située dans le même secteur ; signalons également à cet égard la présence d’une citerne enterrée de 3x2x1,8m en partie sommitale de l’île, manifestement précoce puisque affectée par le premier grand éboulement rocheux, et qui doit correspondre à l’alimentation en eau de la toute première occupation de l’île. Conclusion C’est donc toute la vie de l’exploitation qui se traduit à travers ces vestiges, avec son quotidien technique et humain et ses évolutions ; l’île du Connétable représente ainsi un patrimoine à la fois géologique, industriel et archéologique exceptionnel et un témoignage particulièrement représentatif de l’activité minière des phosphates dans les îles de la Caraïbe. Le site du Grand Connétable apparaît ainsi tout à fait représentatif des exploitations de phosphates antillais et représente, avec celui de la Grotte du Puits des Terres Basses à Saint Martin (Guadeloupe), un des seuls gisements importants situés sur le territoire français et le seul situé en contexte strictement insulaire. Il était ici important dans le contexte d’évaluation générale du patrimoine minier guyanais entrepris depuis maintenant plusieurs années, de préciser l’intérêt et la potentialité du site du Grand Connétable et de ses vestiges miniers, parmi les seuls en Guyane sans relation avec l’industrie aurifère. L’île a été profondément remaniée par les 30 années d’exploitation minière et les traces d’occupation s’y trouvent très développées et ainsi la quasi totalité de sa morphologie actuelle résulte d’une structuration anthropique liée à l’activité minière. Les démarches entreprises se trouvent ainsi destinées à tenter d’interpréter à la fois les différentes étapes successives de l’exploitation avec l’organisation générale du site et de l’exploitation (stockage, exportation du minerai,..) ainsi que l’inluence de la géologie, en particulier de l’extension du gisement, sur l’organisation spatiale du site. Ce travail et les interventions sur l’île ont été rendus possible grâce à l’obligeance et à l’intérêt porté par les responsables de la Réserve Nationale de l’île du Grand Connétable, en particulier MM. Julien SEMELIN et Antoine HAUSELMANN ; qu’ils trouvent ici l’expression de tous nos remerciements, ainsi que les personnels de la DRIRE Guyane, pour nous avoir ouvert leurs archives. 61 Photos et illustrations 62 Citerne de la plate-forme inférieure Citerne et vestiges du bâtiment de direction sur la plateforme supérieure Porte de chaudière des machines à vapeur Four Bennes de transport par câbles du minerai vers les bateaux 63 Vue d’ensemble de la zone de départ des bennes, avec un important ouvrage de soutènement muraillé Vue d’ensemble de l’île depuis le sud Cabestan pour la descente des bennes de minerai depuis les chantiers. 64 Figures A. Plate-forme inférieure ; B. Plate-forme supérieure ; C. Éboulement sur la plate-forme A ; D. Éboulement sur la plate-forme B ; E. Zone sommitale intacte (morphologie initiale) Zone débarquement 1. Quai 2. Escalier 3. Plan incliné. 4. Grue. Zone habitation : 9 citernes d’eau d’eau 10. Four, cuisine et réfectoire 11. Logements 12. logement direction ; 13. Aire pour hisser le drapeau. Zone embarquement du minerai : 6. Chèvre pour départ des bennes et voie ferrée ; 7. Soutènement muraillé des remblais pour l’aire de départ des bennes ; 8. Stocks de minerai ; 15. Aménagements non identiiés. Autres aménagements : 5. Hangar de stockage des bennes ; 14. Treuils et dispositifs de renvois des câbles pour la descente des bennes depuis les chantiers ; 15. Citerne supérieure. Fond de plan : RNN du Grand Connétable. SUCRE ET RHUM en Guyane - XVIIe-XXe siècle Nathalie Cazelles 1) Introduction 65 Au XVe siècle la canne à sucre, d’origine asiatique et introduit en Europe avec les Croisades, est cultivée au Maroc, au Portugal, en Espagne. En 1491, les Portugais implantent sa culture sur l’île de Madère associée à l’esclavage africain. Au XVIe siècle, la conquête de l’Amérique et l’introduction de la canne à sucre entraînent la déportation de millions d’Africains, la mise en place du commerce triangulaire et du système colonial1. Le sucre devient un produit très prisé car associé à trois produits exotiques le chocolat, le café et le thé. Au XVIIe siècle, le rhum s’impose au côté du sucre comme élément d’enrichissement des colonies d’Amérique. En Guyane, l’industrie sucrière a connu trois étapes décisives tout au long de son développement du début du XVIIe siècle à la 1ère moitié du XXe : Fig. 1 Les sols de la Guyane sont régulièrement inondés - les 1 colons s’installent sur les terres hautes et adoptent un mode de production amérindien, la culture sur brûlis. - A la in du XVIIIe siècle, les stratégies de production changent, les sucriers s’installent sur les terres basses et embrassent la révolution industrielle. - L’abolition de l’esclavage et la découverte de l’or impulsent de nouveaux besoins etpermettent à l’industrie du rhum de se développer. ers breux. En 1848, au moment de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, la Guyane compte près de 15000 esclaves et près de 8000 colons et libres. La Guyane française se situe en Amérique du Sud, entre le Surinam et l’Etat brésilien de l’Amapa, en plein cœur de la forêt amazonienne. Au XVIIe siècle, elle est en marge des deux grandes aires économiques d’échanges que sont l’arc caraïbéen et l’Est brésilien (le Pernambouc) (ig.1). Le commerce triangulaire peine à s’étendre jusqu’à ses côtes et les bateaux négriers sont moins nom- Encore aujourd’hui l’histoire de la Guyane se caractérise par sa faible densité de peuplement : en 2012, on compte près de 220000 habitants pour environ 90000 km². La forêt amazonienne a, de tout temps, exercé de fortes contraintes sur la conquête du territoire, l’adaptation au milieu naturel et les aménagements2. Ainsi, les principes d’installation des populations amérindiennes sont fondés sur la culture itinérante sur brûlis. Les archéologues ont montré que les villages étaient contraints par la distance entre le village et l’abattis. Ils émettent l’hypothèse que lorsque la distance dépassait une journée de pirogue, le village était déplacé. Soit une estimation d’existence à une centaine d’année pour un village (excepté 1 Emile Eadie (dir.),La route du sucre du VIIIe au XVIIIe siècle, Actes du colloque organisé par l’Association Populaire pour l’Education Scientiique, Schoelcher, 2000, Ibis rouge Editions, 2001. Avant propos, p.13-14 2 Serge Mam Lam Fouck, la Guyane française, D. Bégot (dir.), Guide de la recherche en histoire antillaise et guyanaise, CTHS, 2011, 2 vols, T2 p. 749. 2) Une colonie en Amazonie 66 en temps de guerres ou en période épidémique). L’arrivée des colons et la mise en place de l’esclavage n’ont pas permis, malgré un acharnement certain et des tentatives toujours renouvelées, de peupler la Guyane. Le décret de fondation de la commune pénitentiaire de Saint-Laurent du Maroni en 1852 par Napoléon III est basé sur une volonté de faire de la Guyane une colonie de peuplement. Ainsi, les bagnards côtoient les relégués, des hommes ayant achevé leur peine mais étant contraint de rester dans la colonie un temps équivalent à leur peine ou de manière déinitive. La Ruée vers l’Or qui s’amorce à partir de 1856 amène vers la Guyane de nombreux aventuriers en mal de fortune, de métropole, des Petites et Grandes Antilles. Cependant, les conditions de vie sur les placers, les maladies, réduisent considérablement leur espérance de vie. Régina, village qui a compté jusqu’à 5000 habitants à la in du XIXe siècle, ne compte plus aujourd’hui qu’un peu plus de 700 habitants. Il a fallu attendre 2006 pour que la Guyane atteigne les 200000 habitants. Une des raisons des dificultés de peuplement tient dans les contraintes imposées par l’environnement amazonien : - Il pleut environ 7 mois de l’année et les sols sont lessivés et gorgés d’eau, de manière temporaire ou permanente. Les horizons humifères sont donc Fig. 2 Vue aérienne de la forêt amazonienne peu épais. Certains sols hydromorphes peu humifères possèdent moins de 8 % de matière organique sur une épaisseur de 20 cm3.(ig.2) - Le taux d’hygrométrie avoisine les 90% et favorise les épidémies de dengue, paludisme, ièvre jaune (jusqu’à la découverte du vaccin) qui sont récurrentes et déciment les populations. La Guyane se situe également à l’extrémité est du plateau des Guyanes. La plaine côtière est le paysage morphologique caractéristique qui occupe une supericie d’environ 370 000 ha (elle varie en fonction des dépôts et ablations marines annuels) et se prolonge au Surinam et au Guyana. Elle se partage en deux grandes unités : la Plaine Côtière Récente, domaine des argiles marines, à mangroves et marécages côtiers appelée localement «Terres Basses» et la Plaine Côtière Ancienne, paysage de vieilles barres prélittorales sablo-argileuses à savanes et marécages sub-côtiers4. Les Terres Basses sont l’appellation locale guyanais de la partie inondée et marécageuse de la Plaine Côtière Récente (ig.3). Ce terme a été utilisé par Guisan dans son traité de 1788 . Les Terres Hautes sont l’appellation locale guyanaise désignant l’intérieur des terres située en amont de la Plaine Côtière Ancienne et d’altitude > 15 m, sur une supericie de 78 000 km2, soit 94 % du territoire (ig.4). Par ailleurs, les sols guyanais reposent sur une cui- 3 http://miruram.mpl.ird.fr/valpedo/miruram/guyane/deinitions/ deinitions.htm 4 http://miruram.mpl.ird.fr/valpedo/miruram/guyane/deinitions/ deinitions.htm rasse ferralitique très épaisse dans lesquels il y a des accumulations de fer et/ou d’aluminium sous forme de cuirasses, carapace, gravillons, etc (ig.5). La capacité d’échange y est faible. Les teneurs en bases sont faibles ainsi que la valeur du taux de saturation. Le pH est souvent acide, voire très acide. Ils sont souvent affectés par le lessivage voire la podzolisation (formation d’un humus brut (mor) dont les composés organiques acides et complexant migrent en profondeur entraînant avec eux le fer et l’aluminium). Ce sont, de loin, les 67 Fig. 5 Paysage de terre haute. Vue prise de la plage de Montjoy (cliché Y. Le Roux) Fig. 3 Vue des terres basses de l’embouchure de l’Approuague Fig. 4 A marée haute le site de la Garonne est inondé sols dominants des hautes terres de Guyane. De nombreux sols ferrallitiques guyanais présentent une toxicité aluminique préjudiciable aux cultures car le pH descend sous l’indice 4. A ces pH bas, le fer 3+ peut également être libéré et bloquer le phosphore du sol sous la forme de phosphate de fer non accessible aux plantes. Des toxicités manganiques aux pH < 5 ont été vériiées sur certains sols ferrallitiques. Tous ces sols demandent des amendements pour leur mise en valeur. Il faut reconstituer le complexe absorbant en ajoutant de la matière organique et appliquer des engrais5. Ces structures pédologiques font qu’il n’y a pas d’accumulation stratigraphique dans ses zones : les niveaux d’occupation anciens sont au même niveau que les sols actuels. La couche d’occupation est prise dans l’humus qui repose sur la cuirasse ferralitique qui se situe à 10 – 20 cm de profondeur, quant elle n’est pas apparente. Par ailleurs, la nature très acide des sols accélère la dégradation des éléments organiques dont il est impossible de trouver des restes6. Les aménagements en bois ont également tous disparu, à l’exception de ceux ensevelis dans la vase ou sous l’eau. Le travail de l’archéologue doit donc prendre en compte cesparamètres pour analyser les vestiges et mieux comprendre les aménagements qui ont été mis en place par les colons et les esclaves pour lutter contre ces contraintes climatiques et pédologiques. L’agronomie aujourd’hui tend à montrer la grande dificulté des agriculteurs à lutter contre cette nature dificile 5 http://miruram.mpl.ird.fr/valpedo/miruram/guyane/deinitions/ deinitions.htm 6 A l’exception du cimetière de Torcy où les cercueils sont ensevelis dans de la vase et le cimetière des bagnards à Saint Louis (commune de Saint Laurent du Maroni) situé dans un cordon sableux. A Loyola, les 4 tombes mises au jour étaient entièrement vides. 68 et l’obligation d’amender et d’entretenir en permanence les cultures. Les traités, les correspondances, les données statistiques de la période d’Ancien Régime montrent que les colons avaient bien conscience de la dificulté à dompter la forêt guyanaise. L’archéologie peut-elle témoigner de cette lutte incessante des colons contre la nature ? 3) Les 1 ers colons Les 1ers explorateurs de la Côte Sauvage des Guyanes arrivent dans la 2ème moitié du XVIe siècle. Ce sont des aventuriers et des commerçants Anglais, Hollandais et Français, qui fascinés par la luxuriance de la forêt rêvent d’y trouver l’El Dorado. Pour les Hollandais, la Guyane devient rapidement un point de passage essentiel pour le ravitaillement avant la poursuite des explorations vers le Vénézuela. Des comptoirs sont installés et des échanges organisés avec les Amérindiens. Les 1ères tentatives d’installation de colons ont lieu dans la 2nde moitié du XVIIe siècle : en 1659, trois colonies hollandaises sont fondées en Guyane. Balthazar Gerbier tente d’exploiter une mine d’argent sur l’Oyapock et fonde une colonie sur l’Approuague ; Jan Claes Langendijck devient le patron de Cayenne ; David Nassy amène avec lui, entre autres, les colons juifs hollandais chassés du Ils y installent les 1ères habitations sucrières. Cependant, en 1664, les Français, sous le commandement du Chevalier de la Barre, s’emparent déinitivement de la colonie. Les Hollandais partent s’installer au Surinam. Les colons français occupent principalement les habit ations de l’île de Cayenne. (ig.6) 4) Les plantations sucrières des Terres Hautes (2ème moitié XVIIe- Fin du XVIIIe) En 1668, les Jésuites fondent à Rémire la plus importante habitation de la Guyane, Loyola (ig.7). Elle est caractéristique des habitations de la même période. Elle a fait l’objet de 10 campagnes de fouille entre 1995 et 2000 et de 2009 à 2012 ; les résultats ont été publiés dans une monographie8. La maison de maître a été installée au cœur de l’habitation à lanc de colline avec vue directe sur la sucrerie (ig.8). Plus de 400 esclaves y travaillaient dans les années 1730, au moment de l’apogée de l’habitation. Le quartier des esclaves, localisé à partir des cartes anciennes, n’a pas encore été diagn ostiqué. Les jésuites ont développé trois grandes activités agricoles ain de inancer leurs missions d’évangélisation des Amérindiens dans l’intérieur des terres. Une poterie a été localisée et a fait l’objet d’une seule campagne de fouille. Fig. 7 Organisation spatiale de l’habitation Loyola (réalisation A. Le Roux) Fig. 6 Le socle de la cuirasse ferralitique est très souvent apparent Pernambouc pour fonder une colonie à Rémire7. 7 L’historien Lodewijk Hulsman travaille depuis 2009 sur le dé- pouillement et l’analyse des archives hollandaises concernant la Guyane française pour l’association AIMARA. Le résultat de ses recherches fera l’objet de publication. 8 Le Roux Y., Auger R., Cazelles N., Les jésuites et l’esclavage, Loyola, une habitation à Rémire au XVIIe siècle, Presse de l’Université du Québec, 2009. 69 Sur la colline faisant face à la maison de ma ître, Fig. 8 Relevé en plan de l’indigoterie de Loyola Cependant les fours n’ont pas été localisés . Ce site mériterait un nouveau programme de recherche. En 1740 les jésuites se lancent dans l’aventure de l’indigo et font venir un frère indigotier de Saint-Domingue. Les bassins ont été installés le long de la mer, de l’autre côté de la colline où étaient installés les jésuites. Fouillée en 2007, l’indigoterie a révélé une architecture remarquable car elle se compose uniquement de deux bassins : la batterie étant construite sur un plan incliné servait également à récupérer la pâte (ig.9). Elle a fonctionné peu de temps car on sait par les archives qu’en 1748 les jésuites ne font plus d’indigo. Il semblerait que l’acidité du sol ne permettait pas de faire un produit de qualité10. 9 les jésuites ont installé leur sucrerie. En 1730, ils inaugurent un moulin à vent de 8m de haut et de 4m de diamètre (ig.10). Ils y font inscrire deux symboles religieux forts : leur devise, Iesus Hominum Salvator et une lucarne en forme de cœur. A cette époque, les jésuites sont au centre de la polémique sur le culte du Sacré Cœur de Jésus ré 9 Nathalie Croteau, rapport de fouille de la poterie des jésuites, SRA Guyane, 2000. 10 N. Cazelles, rapport de fouille de l’indigoterie de Loyola, SRA Guyane, 2007. Fig. 9 Vue de l’ Indigoterie de Loyola vélé à Marguerite Marie Alacoque. Ils signent ici un message politique fort. Des sondages ont été réalisés entre 2001 et 2003 par Réginald Auger sur le lanc de la colline et au pied du moulin. Ils ont 70 révélé des installations qui ont été identiiés comme les supports de séchoir à café. Les sondages au pied du moulin n’ont révélé aucun aménagement11. En 2004, les sondages ont été déplacés au pied de la colline et ont mis au jour la sucrerie12. Cinq campagnes de fouille ont été nécessaires pour sortir de terre un bâtiment de plan en L de 60m x40m pour 6m de large (ig.11). L’analyse des données a permis de comprendre un système de production, une architecture adaptée à l’environnement et des remaniements dans le temps. 4.1 Un système de production ancien Fig. 10 Vue du moulin à vent de la sucrerie de Loyola La fouille a révélé trois fours individuels, distant les uns des autres d’environ 1m-1m50 (ig.12). Cette disposition pose le problème de leur identiication : Il n’est pas possible de déterminer si ces fours ont servi à produire du sucre ou du rhum car ils ne sont pas interconnectés comme dans les autres sucreries de la même période. Sur les sites des habitations Chevreuil, La Désirée (à Roura et Mothe Aigron13 (Matoury) les trois fours sont pris dans une maçonnerie de moellon de grison et cuirasse ferralitique et sont chacun alimentés par un four (ig.13). Au fur et à mesure de la cuisson, le jus était transféré d’une marmite à l’autre ; l’intensité du feu était contrôlée dans chaque foyer pour correspondre à une étape bien précise du processus de fabrication du sirop. La distance entre les fours de la sucrerie de Loyola ne permettait pas ce passage d’une marmite à une autre. Le processus complet de cuisson était-il assuré par chaque marmite ? Les archives indiquent qu’en 1755 les jésuites démontent la sucrerie pour la transférer sur le site de Saint-Régis sur la Comté. On peut supposer que les terres s’appauvrissaient et que les jésuites comptaient sur les terres plus marécageuses de la Comté pour relancer la production. De 1997 à 1999 le site de Fig. 11 La plaque de dédicace du moulin 11 R. Auger, rapport de fouille du site du moulin à vent, SRA Guyane, 2001 à 2003. 12 N. Cazelles, rapport de fouille du site du moulin à vent, SRA Guyane, 2004-2006, 2008-2009 13 Ces sites, repérés par Christian Lamendin, ont juste été observés. Aucun nettoyage de surface n’a été réalisé. 71 Fig.12 Relevé en plan de la sucrerie de Loyola Fig. 13 Vue d’ensemble des fours mis au jour sur le site du moulin à vent Fig. 14 Vue d’une marmite de l’équipage de la sucrerie La Désirée 72 Saint-Régis a fait l’objet d’un programme de recherche14. Les sources ont révélé que les jésuites y ont alterné la production de sucre et de roucou. L’espace industriel a clairement été identiié : un moulin à eau permettait de broyer la canne à Fig. 15 L’équipage de la sucrerie La Désirée Fig. 16 Vue de l’escalier menant au puits sur la terrasse de la sucrerie sucre et se situe dans le prolongement de la sucre rie et de la vinaigrerie. Ce sont deux bâtiments rectangulaires de 21,3m x 9,6m et 14,2m x 9,6m respectivement. Ils sont séparés par un passage de 1,2m de large. La vinaigrerie présente une galerie de 2,5m de large sur sa façade sud. A l’intérieur 14 Eglé Barone-Visigali, rapport de fouille des sites de Saint-Régis et Maripa, SRA Guyane, 1997 à 1999. de la sucrerie, 5 emplacements semi-circulaires en brique, encastrés dans une maçonnerie en pierre, ont été mis au jour. La 5ème marmite a été utilisée comme dépotoir. A Saint-Régis les fours étaient donc interconnectés et au nombre de 5. On peut donc se demander si les trois fours de la sucrerie de Loyola ont bien servi un jour à la fabrication du sucre. Les gravures anciennes de vinaigrerie montrent des fours individuels supportant des alambics (ig.14). On peut donc supposer que nos trois fours désignent la vinaigrerie de Loyola, les jésuites ayant conservé la fabrication du taia après le démantèlement de la sucrerie. Cela suppose donc que nous n’avons pas encore localisé la sucrerie. La fouille des pièces attenantes n’a rien révélé. Dans la pièce n°2 (nord), la fouille a mis a u jour un sol en terre battue et un escalier d’accès au puits situé sur la terrasse (ig.15). La pièce n°4 (ouest), située dans l’axe du moulin à vent, a montré un espace complètement détruit. Les niveaux de sol ont été arrachés, aucune trace d’aménagements ou d’espace de cuisson n’ont été dégagés (ig.16). On peut aussi émettre l’hypothèse que les fours de la sucrerie ont été remaniés pour la production de taia après 1755. Une fois le sirop obtenu, il était probablement coulé dans des tonneaux ou des formes à sucre avant d’être transporté dans la purgerie située à côté de la chapelle qui borde les jardins aménagés de la maison de maître de Loyola. Un sondage effectué dans l’angle nord du bâtiment a révélé un aménagement carré avec four qui a été identiié comme étant une étuve15. Les jésuites avaient donc à cœur de produire un sucre de qualité et de le tenir sous haute surveillance. A Saint Régis, la purgerie est à proximité de la sucrerie, c’est un bâtiment carré de 26,9m x 13,20m sur un soubassement en pierre d’1,2m de hauteur. Dans un des angles une structure carrée, de 7,1m x 6,7 m renferme deux cercles de pierre. Un fragment de four en fonte a été dégagé. Cet espace a été identiié comme étant une étuve16. 4.2 Une architecture adaptée à l’environnement 15 1997. Eric Broine, la fouille de la purgerie de Loyola, BSR Guyane, 16 Eglé Barone-Visigali, rapport de fouille des sites de Saint-Régis et Maripa, SRA Guyane, 1997 à 1999. A l’avant de chaque four, sur leur côté sud, ont été mis au jour trois piliers en pierre composé de blocs de cuirasse ferralitique agencés en siège, contre lesquels s’appuyaient des piliers en briques (dont la hauteur inale n’a pas pu être déterminée) (ig.17). Entre chaque pilier, des claveaux en cuirasse ferralitique ont été dégagés. Or, ce type de matériaux est en général utilisé pour la construction d’arcature. Un tableau de Franz Post représentant une sucrerie brésilienne au XVIIe siècle montre un bâtiment dont la façade ouverte est sous arcature17 (ig.18). Certains témoins de l’époque qualiient la sucrerie de Loyola « d’ostentatoire ». On peut donc émettre l’hypothèse d’un bâtiment ouvert sous arcade. Fig. 17 Vue du sol en terre battue Fig. 18 Les murs s’appuient contre le remblai naturel de la colline Par ailleurs, l’analyse du bâti a montré que l’ensemble du bâtiment a été encastré dans la colline. En effet, le parement de la façade ouest s’appuie intégralement contre le remblai naturel de la colline dans lequel a été creusé et construit le puits en pierre de grison. Dans le retour du L, qui est dans l’axe du moulin à vent, un emmarchement a été dégagé qui marque le passage de la pièce n°3(vinaigrerie ?) à la pièce n°4 (ig.19). Le dénivelé entre cet emmarchement et le mur ouest de clôture est important (plus d’1m), on peut supposer que d’autres rattrapages de niveau existaient dans cet espace qui a été complètement détruit. La fouille n’a révélé aucun aménagement. La colline a été en partie taillée, on peut supposer que les moellons de cuirasse ferralitique proviennent de là. La colline de Loyola est composée d’afleurement de roches granitiques, le grison, qui ont certainement été utilisées comme matériaux de construction. De nombreux fragments de madrépore ont été retrouvés en fouille. Utilisés pour la puriication du vesou ou pour la fabrication du mortier, ils proviennent très certainement des Antilles, la Guyane étant dépourvu de corail. 4.3 Des réaménagements dans le temps Le dégagement du mur de séparation des pièces n°2 et n°3 (mur nord du retour du L) a permis de mettre au jour une porte de communication entre les deux pièces. Or, cette porte a été condamnée Fig. 19 Vue des piliers en pierre situés à l’avant des fours 17 Franz Post, Vue d’Engenho Real au Brésil, dit aussi Vue d’une sucrerie au Brésil, 2ème quart - 3ème quart du XVIIe, Musée du Louvre, département des peintures. 73 tiges ne sont plus visibles. Ils aplanissent le terrain par un remblai de blocs et de briques et construisent, légèrement à cheval sur les murs du XVIIIe, leurs bâtiments. Seul le puits était encore accessible. Le mobilier archéologique a permis de déterminer 2 phases d’occupation : 74 Fig. 20 Vue des clavaux posés sur la canalisation(ig.20). - l’installation des frères Detelle au XIXe siècle (pipes coloniales dont une décorée d’un visage hiératique ; céramiques ines Vieillard & Johnston ; outils agricoles en fer). - L’occupation jésuite : le remblai de destruction et les sols ont permis de mettre au jour des fragments de bouteille bleu-vert (dont des Dames Aucun élément archéologique ne nous permet de dater ce remaniement mais il est contem porain du fonctionnement de la sucrerie. La canalisation qui court à l’arrière des fours conduit à un seuil dans le mur de clôture est, qui a été lui aussi bouché. On peut alors supposer que lorsque les jésuites démantèlent la sucrerie, ils condamne nt certaines pièces et ouvertures dont ils n’ont plus l’utilité. Le remblai de destruction s’est révélé riche d’information. En effet, la fouille a dégagé des amas de briques, de dalles de terre cuite versés volontairement dans le remblai (ig.21). Aux moellons de construction, se mêlaient des énormes blocs de cuirasse ferralitique ne provenant pas de la terrasse. On peut supposer que lorsque les jésuites sont chassés de la colonie en 1768 par décret royal, ils décident de détruire volontairement le bâtiment pour que le gouvernement ne puisse pas le réutiliser. Lorsqu’au début du XIXe siècle les frères Detelle reprennent la parcelle pour fonder l’habitation du Moulin à vent, les ves- Fig. 21 Vue d’ensemble de la sucrerie dans l’axe du moulin à vent Fig. 22 Vue de l’emmarchement séparant probablement la sucrerie de la vinaigrerie Jeannes qui servaient au stockage du taia), une monnaie remarquable (un six denier « dit Dardennes » ayant été frappé entre 1710 et 1712 dans trois ateliers uniquement. Son état de conservation est mauvais mais on a pu l’identiier grâce à l’iconographie de l’avers : trois groupes de deux L adossées, chacun sous une couronne, posés en triangle, H en cœur, cantonnés de trois lis divergeant du centre). Plus de 5000 tessons de formes à sucre et de pot de rafineur ont été mis au jour, ce qui nous laisse penser que le sirop était coulé dans les céramiques avant leur transport vers la purgerie. Il faut souligner, également, la présence importante de pipe à fumer d’esclave, seuls témoignages matériel de leur présence sur le site (ig.22). L’habit ation Loyola illustre assez bien les habitations du XVIIIe siècle bien que la fonction des fours mis au jour ne soit pas clairement identiiée. Rapidement les terres hautes se révèlent impropres aux cultures spéculatives car elles s’appauvrissent trop vite. Par ailleurs, la réussite économique fait des jaloux et un certain Fig. 23 Vue de la porte bouchée nombre de colons font les frais de la cupidité du gouvernement. En 1768 il récupère les terres de Loyola et la sucrerie que les jésuites ont rendue irrécupérable. 5) Les sucriers face à la Révolution Industrielle A la in du XVIIIe siècle, une révolution agricole s’amorce en Guyane. En effet, le gouverneur Malouet fait venir de la colonie du Surinam un ingénieur suisse hollandais, Joseph Samuel Guisan, ain d’apprendre aux colons la poldérisation des terres basses (ig.23). En effet, depuis la in du XVIIe siècle, les Hollandais ont développé ce système de culture qui a fait de leur colonie une des plus riches de la période. Ce changement de système agricole était devenu nécessaire en Guyane à cause de l’appauvrissement important des terres hautes. La culture intensive de ces sols acides et constamment lessivés par les pluies, ne permettait plus d’assurer des rendements sufisants à une agriculture spéculative. 75 76 En proposant le doublement gratuit des ateliers d’esclave et une exonération d’impôt pendant cinq ans, le gouvernement réussit à attirer sur les rives du Bas Approuague et de son afluent la Courouaï des habitants 10 volontaires qui poldérisent les terres basses (ig.24). En 1823, le gouverneur Laussat fait venir en Guyane 56 machines à vapeur qu’il vend à crédit aux colons (aucune ne sera remboursée) (ig.25). Il veut ainsi compenser la pénurie de main d’œuvre depuis l’interdiction de la traite négrière en 1815. Le renouvellement des ateliers était très compliqué car l’espérance de vie était très faible (en moyenne, 5 ans pour un esclave, 8 ans pour un colon)18 en raison des conditions de travail, des nombreuses épidémies de dengue, paludisme et ièvre jaune. Un programme de recherche sur les habitations du Bas Approuague a été lancé en 2010 piloté par le conservateur de l’Eco -Musée de Régina-Kaw (EMAK)19. Il a permis de repérer neuf habitations sucrières, dont l’une d’entre elles, La Garonne, a fait l’objet d’une fouille programmée sur 3 ans20. Fig. 25 Dégagement d’une dame-jeanne cassée sur le niveau de circulation L’habitation La Garonne a été fondée en 1783 par Guillaume Paguenaut. En 1814, son ils l’a vend au mari de sa sœur, Henri Besse. A la mort de ce dernier en 1823, sa veuve en prend la direction. En 1825, 36 esclaves y travaillaient ; en 1830, année d’introduction de la machine à vapeur sur l’habitation, 122 personnes vivaient sur l’habitation (9 blancs, 41 nègres, 35 négresses, 8 nègres sexagénaires, 1 négresse sexagénaire, 29 négrillons dont 12 garçons et 17 illes). En 1848, 80 esclaves faisaient tourner la plantation. En 1852, quatre ans après l’abolition de l’esclavage, 60 ouvriers salariés y sont recensés. On sait également, grâce aux archives, qu’en 1861 le sucre de La Garonne est présenté à un concours industriel à Nantes. Nous n’avons pas encore pu établir sa date d’abandon. Fig. 24 Vue du remblai de destruction. On voit les tas de briques et de dalles versés volontairement dans la pièce 18 Serge Mam Lam Fouck, Histoire générale de la Guyane française. Des débuts de la colonisation à la in du XXe siècle. Les grands problèmes guyanais. Cayenne, Ibis rouge éditions, Coll. Espace guyanais », 2002 (1996). 19 Ce programme associe Damien Hanriot (conservateur de l’EMAK), Philippe Goergen (conservateur du patrimoine, C2RMF) et Nathalie Cazelles (Doctorante en archéologie Université Paris I Sorbonne, Présidente association AIMARA). 20 Nathalie Cazelles, rapport de fouille de l’habitation La Garonne, SRA Guyane, 2010-2012. En 2010, la campagne de fouille a consisté à un nettoyage de surface complet du site ain de repérer tous les vestiges encore en place (ig.26) : l’habitation est située sur un promontoire entouré d’un canal creusé pour évacuer les excédents d’eau de cette région très arrosée (il pleut toute l’année sur l’Approuague). Il servait aussi à assurer la communication avec les polders et la Courouaï. Deux ponts permettaient de passer de la pinotière qui borde la Courouaï à l’habitation. Un escalier monumental en bloc de cuirasse ferralitique permettait d’accéder à la maison du maître, située au sommet du promontoire, à partir du pont n°2 (ig.27). La maison de maître domine une terrasse 77 Fig. 26 Mobilier trouvé en fouillesur laquelle ont été installés, sur son côté nord probablement un magasin (sa fonction reste indéterminée), sur son côté sud la cuisine, en face les cases d’esclaves puis d’ouvriers. Un chemin, situé face à la façade nord de la maison, permettait d’accéder à la sucrerie, située à une centaine de mètre. Fig. 27 Maquette des polders macaye (cliché Y. Le Roux) En contre bas du promontoire, dans l’axe de la sucrerie , le long du canal, a été installée la machinerie à vapeur. Introduite probablement sur le site en 1830, c’est une machine de type WATT provenant des ateliers Fawcett & Preston de Liverpool. Les machines arrivaient en Guyane en pièces détachées, accompagnées par un ou deux ingénieurs anglais chargés de les monter sur les habitations. La poldérisation des sols et l’introduction de la machine à vapeur s’est également accompagnée de l’adoption du fameux Tunnel de chauffe à l’anglaise mis au point à la in du XVIIIe siècle. Ce système permet de multiplier par 2 les rendements de production. En effet, les marmites en- 78 châssées dans une maçonnerie fermées en briques sont toutes reliées à un seul foyer à une extrémité et une cheminée à l’autre. La chaleur se répand sous et autour des marmites ; elle est intense au niveau de la plus petite des marmites, la Batterie, située au niveau du foyer, et plus modéré au niveau de la Grande, la 1ère des marmites dans le processus de fabrication. La maçonnerie est également installée sur un plan incliné, ce qui permet de transférer plus facilement le contenu d’une marmite dans l’autre. En 2011 et 2012, les campagnes de fouille se sont attachées à comprendre le fonctionnement et les stratégies d’installation de la sucrerie. Le tunnel de chauffe présente un plan en L, la cheminée n’est pas dans l’axe du foyer (ig.28). L’ensemble de la structure est en castré dans le socle de la cuirasse ferralitique qui a été creusé et taillé pour recevoir la construction en briques. Le foyer débouche sur une fosse dont le fond a été étanchéiiée par une couche Fig. 28 Machine à vapeur de type Watt installée sur le site de la Garonne vers 1830 Fig. 29 Plaque de dédicace de la machine à vapeur d’une vingtaine de centimètre d’argile brute et de briques. A 1,30 m de profondeur à partir du foyer, on a observé une résurgence de la nappe phréatique (ig.29). Le cendrier n’a donc pas été installé dans l’axe du foyer mais contre le mur ouest du tunnel de chauffe. Il est probable que la maçonnerie de briques ait été installé contre le socle de la cuirasse ferrali tique taillé ain de s’extraire de l’humidité ambiante et de tirer avantage de la conductivité du métal naturellement présent dans la cuirasse. Une épaisse couche de mortier, d’argile et de briques permettait de maintenir la Grande marmite dans le tunnel de chauffe. L’ensemble de la maçonnerie était fermée, la fouille a révélé des cendriers voûtés face à chaque marmite (n°1, 4, 5, 6) et un tunnel de chauffe voûté. L’emplacement d’une martelière a été repéré à moins d’un mètre de l’entrée de la cheminée (ig.30). La cheminée n’a pas été installée dans l’axe du foyer car un 2ème tunnel de chauffe était en prévision. En effet, la fouille a révélé le départ d’un 2nd tunnel mais qui a été interrompu à la jonction avec l’équipage21 qui n’a jamais été construit. Le tunnel a été bouché à ce niveau avec un parement lisse vers l’extérieur, les murs piliers en brique présentent un crénelage nécessaire pour encastrer une nouvelle construction. Il semblerait également que la cheminée ait été réduite pour correspondre au tirage d’un seul tunnel. En effet, le socle sur lequel repose la cheminée est plus large que la cheminée elle-même et on observe des remaniements dans le pilier sud. Le sol de circulation autour de la chaufferie a clairement été identiié devant la façade nord et dans l’espace identiié comme un appentis. Deux écumoires et une cuillère à sucre en cuivre ont été mis au jour sur le sol. Un bourrelet de cuirasse ferralitique marque la limite ouest du sol et semble se prolonger vers le nord avec un repli vers l’est à une dizaine de mètre. Peut-être la délimitation de l’espace prévu pour le 2nd équipage. Aucune archive ne nous permet à ce jour de donner une explication à l’interruption de sa construction. Des dificultés économiques ? Des rendements trop importants pour un sucre qui a du mal à s’écouler ? 21 L’équipage est l’ensemble des marmites connectées entre elles. 79 Fig. 30 Relevé en plan de l’habitation La Garonne La sucrerie de La Garonne présente à son tour une architecture remarquable en comparaison avec les autres sucreries de la même période. En effet, toutes les sucreries XIXe, qui ont été observés, présentent des maçonneries en briques intégralement érigés hors sol, reposant sur un soubassement en pierre : Saint-Perrey, la Jamaïque, Couy (sur l’Approuague), La Marie, Quartier Général (sur le Canal Torcy) (ig.31). Ces maçonneries sont d’ailleurs renforcées par des barres métalliques qui permettaient de maintenir la cohérence de la construction soumise à de très fortes chaleurs. Sur le site de La Marie la cheminée n’est pas dans l’axe du foyer, les archives nous révèlent l’existence d’un double équipage. L’observation de terrain n’a pas permis d’identiier un 2ème tunnel de chauffe. Sur l’habitation La Levée (Matoury), la maçonnerie est érigée hors sol mais le mur de refonte s’appuie contre le remblai naturel du sol qui marque à ce niveau là un dénivelé. Le site de La Garonne a été occupé en continu après l’abolition de l’esclavage. Le site, contrairement à la sucrerie de Loyola qui a été volontairement détruite, a été abandonné et soumis à la dégradation naturelle. La stratigraphie ne nous permet donc pas de déinir ces deux périodes d’occupation (esclavagiste et post-esclavagiste) . Le matériel mis au jour s’étale sur une fourchette chronologique allant du début du XIXe siècle au début du XXe siècle (principalement des céramiques Vieillard & Johnston). Deux fragments de pearl wear, ramassés en surface donnent une date basse de la in du XVIIIe siècle. A noter, toutefois, la présence de 3 fragments de Watrakan, des cruches à eau fabriquées par les Amérindiens pour la consommation des colons au cours du XIXe siècle22 . Aucune pipe d’esclave n’a été trouvée. Selon Yannick Le Roux qui étudie actuellement la question, il semblerait qu’au XIXe siècle les esclaves cessent de fabriquer des pipes et se contentent d’acheter les pipes blanches européennes fabriquées en masse avec la Révolution Industrielle. Il faut souligner le fait qu’aucune 22 Claude Coutet et Catherine Losier étudient actuellement les céramiques métissées, issues des inluences européennes, amérindiennes et africaines. Des articles sont en cours de publication. 80 Fig. 31 Vues de l’escalier menant à la maison de maître Fig. 32 Relevé en plan de la chaufferie (pièce où l’on cuit le sucre) forme à sucre ni pot de rafineur n’a été mis au jour dans les remblais de destruction ou sur les sols. Il semblerait qu’au XIXe siècle les sucriers guyanais cessent de fabriquer du sucre terré ou de la moscouade pour produire uniquement du sucre brut qui était exporté dans des tonneaux. Les deux écumoires et la cuillère à sucre en cuivre sont les 1ers outils clairement identiiées comme appartenant à l’industrie sucrière trouvées en Guyane (ig.32). En 1855, six ans après l’abolition de l’esclavage, de l’or est découvert sur les berges de l’Arataï, un afluent du Haut Approuague. C’est le début de la ruée vers l’or. Les créoles se précipitent sur le leuve, suivis par des aventuriers métropolitains et des Antillais de toute la Caraïbe. Cette population forme aujourd’hui la base de la société créole. Une nouvelle économie se développe autour de l’exploitation aurifère mais également des bois précieux, bois de rose et balata. Les habitations de la 1ère moitié du XIXe siècle sont caractéristiques de l’introduction de la Révolution industrielle en Guyane : elles adoptent le tunnel de chauffe à l’anglaise et la machine à vapeur pour accompagner la poldérisation des terres basses. Cependant, en 1848, l’abolition de l’esclavage marque un frein à ce développement économique. A la in du XIXe siècle une nouvelle demande apparaît pour le rhum. Très rapidement des petites unités de production voient le jour et en 1930 on compte plus de 30 distilleries pour toute la Guyane. 6) Du sucre au rhum Au cours de la 1ère moitié du XIXe siècle, les colons se préparent petit à petit à l’abolition déinitive de l’esclavage. Aux Antilles, les planteurs se réunissent et commencent à s’organiser selon le système de l’usine centrale : les plantations de cannes à sucre sont mises en coopérative pour fournir une seule usine qui assure la fabrication du sucre et du rhum. Les affranchissements se multiplient et les anciens maîtres proposent une nouvelle forme de travail, le salariat. Cependant, en Guyane, le sucre a mauvaise réputation. A cause du climat et de l’acidité du sol, le sucre produit cristallise mal. Au Brésil, les sucreries de l’estuaire amazonien ont depuis la in du XVIIIe siècle préféré la fabrication du rhum au sucre ; les cannes étant plus propres à cette production23 selon les planteurs. En 1848, alors que le gouvernement français propose une aide économique à la reconversion des habitations antillaises, les colons guyanais sont abandonnés. Très rapidement les plantations se vident, à l’exception de quelques unes comme La Garonne. 23 Fernando Luis Tavares Marques, Modelo da agroindustria canavieira colonial no Estuario Amazonico : Estudo arqueologico de engenhos dos seculos XVIIIe-XIXe, thèse de doctorat, Université Pontiicale Catholique de Rio Grande do Sul, Institut de Philosophie et Sciences humaines, Porto Alegre, 2004. Fig. 33 Couche d’argile étanchéiiant la fosse d’accès au foyer Ce sont de simples hangars posés sur un soubassement en béton, abritant la machinerie nécessaire à la production du rhum : machine à vapeur, rolles, cuves de fermentation, alambic, foudres, pour l’essentiel (ig.33). La plupart de ces distilleries ont aujourd’hui disparues, rasées pour de nouveaux aménagements, envahis par la végétation et effacées des mémoires. Il est donc important de procéder à leur étude, à leur localisation, à des inventaires des vestiges et des relevés en plan quand cela est encore possible ain de les inscrire sur la carte archéologique et les protéger lors des aménagements. En 1999, lors de la construction des nouveaux locaux de RFO la distillerie du Syndicat des petits planteurs de cannes a été entièrement rasée alors qu’elle se situait 81 dans le périmètre de protection du moulin à vent classé Monument Historique. Sans l’intervention des historiens, toutes les machines auraient disparu. 82 marché. Sur l’habitation Bar, située sur l’îlet Portal en face de St Jean (Commune de Saint-Laurentdu-Maroni) une distillerie complétait les activités de scierie. Une cellule a été construite sous la maison de maître (ig.35). Trois tentatives d’usine centrale ont marqué le paysage de la Guyane. En 1878 le centre pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni construit une sucrerie-distillerie à Saint-Maurice (ig.36). En 1880, elle passe sous gestion communale. Son objectif est de fournir la région de Saint-Laurent mais aussi les bagnes disséminés dans toute la Guyane. Cependant, la mauvaise volonté de la main d’œuvre contrainte, les dificultés de ravitaillement en Fig. 34 Résurgence de la nappe phréatique Certaines ont été sauvées et RFO a accepté de fabriquer un carbet de protection et de les exposer dans leur parc. En 2007, des travaux d’agrandissement d’un entrepôt pharmaceutique ont révélé une locomotive à vapeur (ig.34). Les propriétaires, intéressés par le patrimoine, ont de leur propre chef construit un dais de béton et ont exposé la locomotive dans leur parc. Pour ces deux sites, aucun diagnostic préventif n’avait été prescrit. Dans ces distilleries la main d’œuvre provenait essentiellement des Antilles françaises et anglaises. A partir de 1852, la Guyane devient une colonie pénitentiaire. L’administration mettait à disposition des planteurs une main d’œuvre pénale bon Fig. 36 Vue de la connexion du tunnel de chauffe avec la cheminée et l’équipage pièces détachées, la concurrence font qu’après la 2nde Guerre Mondiale l’usine ferme. Elle a été entièrement démontée et rasée et il ne reste aujourd’hui que les archives pour témoigner de son existence. Certaines machines ont été récupérées par les autres rhumiers de l’époque. En 1924, Léon Perrier, ministre des colonies, attribue à la Guyane un contingentement de rhum de 150 hectolitres. Eugène Gober, le maire de Cayenne, Jean-Charles Chanel, le gouverneur, et Eugène Lautier, le député, décident de s’associer pour créer une usine centrale sur le modèle antillais. En 1925, ils achètent des terrains sur le site de Lamirande, par le biais de la Société Cotonnière 24 Fig. 35 Vue d’ensemble du tunnel de chauffe à l’anglaise 24 Société n’ayant jamais produit de coton. de Gober, terrains vides de toutes plantations en canne25. En 1926, ils font pression sur le gouvernement pour obtenir un contingentement plus grand : ils obtiennent 700 hectolitres. En 1927, ils fondent la Société des Comptoirs Généraux Guyanais (nouvelle dénomination de la Maison Nazaire et Michel, société d’import-export de Gober), iliale de la Société Sucrière et Agricole de la Guyane, chargée de l’importation des matériaux et du matériel pour l’usine. Dans un second temps, ils fusionnent la Société Sucrière avec la Société Cotonnière. En 1928, ils cotent l’usine en bourse au moment même où elle entre en production (ig.37). Peu à peu, elle s’impose comme une usine centrale, en attirant à elle toutes les productions des petits planteurs. Le 4 janvier 1929, elle inaugure sa rhumerie. Fig. 37 Vue de la maçonnerie en briques de l’équipage posée sur la cuirasse ferralitique donne à bail pour six ans à l’ancien contremaître de l’usine, G. Voluménie. Par la suite, elle est rachetée par son concurrent direct, Georges Prévot, qui la fait fonctionner jusqu’en 1964. La Société Sucrière et Agricole de la Guyane produisait du sucre et du rhum à partir des cannes de ses propres champs (environ 150 hectares), mais également celles des petits planteurs des environs obligés de lui fournir leur production pour survivre. Elle avait une capacité de production de 3.600 hectolitres d’alcool pur, et lorsqu’elle relança la production de sucre, elle put en produire jusqu’à 2.400 tonnes. Cependant, elle cessa la fabrication de ce produit en 1935. Elle employait entre 200 et 300 ouvriers, d’origine antillaise (Sainte-Lucie, Haïti). Cette usine est un symbole de la période industrielle de la Guyane. C’est une usine clé en main fournie par la société Fives-Lille. Elle se compose de 3 bâtiments, une sucrerie, un bâtiment de stockage et une rhumerie, en charpente métallique avec pan de briques (ig.38). Ces dernières ont été produites localement par la briqueterie de Léonce Melkior, installée à Cayenne depuis la in du XIXe siècle (quartier de l’actuelle cité Cézaire), mais aussi la briqueterie d’Albert N’Zila, produisant également à Cayenne dans l’entre-deux guerres. (le long du canal Laussat)26. Les panneaux de briques présentent un agencement en quinquonce ou en croix qui fait la spéciicité de cette usine. Pour faire face à la chute du cours du sucre et du rhum en 1934, et à un déicit de main-d’œuvre chronique, elle prend un crédit à la Banque de Guyane et fait appel aux travailleurs antillais. En 1935, elle doit cependant cesser sa production de sucre. En 1940, les deux dirigeants du Conseil d’administration, André Khan et René Seban sont poursuivis par le gouvernement de Vichy (ils étaient juifs). André Khan prend le maquis et René Seban est arrêté. Parallèlement, la banque demande le remboursement immédiat de son prêt. En 1942, la Banque se porte adjudicataire de l’usine et la 25 La loi française impose à chaque rhumier et sucrier l’obligation d’avoir des cultures de cannes dans son département (à soi ou à des cultivateurs indépendants) pour pouvoir produire du rhum ou du sucre. Fig. 38 Pan de briques effondré sur le niveau de circulation 26 M. Martin, rapport d’expertise, DAC Guyane, 2012. 83 84 Toutes les machines sont encore en place mais la végétation prend de plus en plus de place et des squatters en ont fait leur dépotoir. La charpente métallique intérieure menace de s’effondrer et d’emporter avec elle toute la machinerie du 1er étage. Située à 4m de la route nationale, cette usine représente un danger public certain. En 2012, elle a été inscrite sur la liste des monuments historiques et fait l’objet d’un projet de création d’un éco-musée par la mairie de Matoury. Un inventaire des vestiges et un relevé en plan précis a donc été nécessaire pour l’élaboration de son dossier d’inscription. C’est sur la commune de Rémire-Montjoly, le long de la route des plages, que Georges Prévot décide d’installer sa propre usine à rhum, laissant l’usine de Baduel à son oncle. Le 4 septembre 1935 il achète une parcelle de deux hectares, et en 1940, un terrain de 16,2715 hectares ain d’étendre ses cultures de cannes et de répondre aux besoins en sucre et en rhum du marché. La famille Prévot illustre parfaitement l’histoire de nombreuses familles guyanaises d’aujourd’hui. Venue de Bordeaux pour faire fortune en Guyane dans l’exploitation aurifère au cours de la 2ème moitié du XIXe siècle, Jean-Baptiste et François Prévot ont très rapidement diversiié leurs activités en devenant rhumier mais également notaire. Georges Prévot, a suivi les traces de son père Ernest Auguste27 (notaire, ancien maire de Cayenne, ancien président du conseil général), en devenant un notable et un politicien accompli : en 1953 il reçoit le titre du meilleur distillateur de la Guyane. Il est fait Chevalier du mérite agricole ; il est membre de la Chambre d’agriculture, Membre du conseil d’administration du FIDAG, Membre du conseil d’administration du centre d’apprentissage et de la Banque de la Guyane. Aujourd’hui, la plupart des membres de la famille Prévot appartient aux grands notables de la Guyane et les deux principales branches de la Famille regroupent d’un côté des agriculteurs et industriels, de l’autre des notaires. usines locales concurrentes, si bien que certaines machines visibles aujourd’hui à la rhumerie du Rorota, proviennent de la distillerie Glennie, installée également le long de la route des plages (trois petites cuves à vesou, un alambic en pièces détachées), ou encore de l’ancienne rhumerie du bagne à Saint-Maurice (l’alambic qui était encore visible en 2001 et qui en 2002 a été volé). Cependant, les restrictions du marché national et le faible contingent attribué à la Guyane, n’a pas permis à la famille Prévot de maintenir plusieurs usines ouvertes. En 1989, elle décide de fermer l’usine du Rorota. A partir de cette date, la seule rhumerie en activité est celle de la Société les Rhums Saint-Maurice, dirigée depuis 1985 par Ernest Prévot. En 1995 on a procédé à l’abattage de la cheminée métallique de 30 m de haut qui menaçait de s’effondrer sur la route. Aujourd’hui cette distillerie s’effondre et menace de disparaître sous la pression des aménageurs. Une partie du terrain vient de recevoir une autorisation de construction d’un nouveau lotissement. La particularité de cette usine c’est qu’elle a été conçue, organisée comme les habitations du XVIIIe siècle. De part et autre de l’usine ont été installés des logements. D’un côté, la maison de Georges Prévot conçue sur un modèle traditionnelle (maison à étage avec véranda ouverte sur 3 côtés au rez-de-chaussée), entourée d’une maison de gardien, de la maison du contre-maître et de 4 logements pour les célibataires (ig.39). De l’autre Dès la in de 2nde Guerre Mondiale, Georges Prévot a progressivement procédé au rachat des 27 Le plus jeune des 7 ils de Jean-Baptiste avec une engagée indienne Melle Angamal. Fig. 39 Vue du tunnel en chauffe à l’anglaise de la sucrerie La Marie côté de l’usine, les logements ouvriers : ce sont de petites maisons en bois sur pilier de briques, reliées entre elle par une véranda commune. Ces logements ont tous disparu aujourd’hui. Selon Jean-Marie Prévot, des logements étaient réservés aux bagnards de l’autre côté de la route qui longe l’usine. L’espace de l’usine est divisé en deux, d’un côté la sucrerie, de l’autre la rhumerie avec au centre la machine à vapeur et les rolles de broyage. C’est un bâtiment construit en charpente métallique avec pan de briques. Ayant fonctionné jusqu’en 1989, certains pans de briques ont été remplacés par des parpaings. La plupart des machines proviennent de Belgique des usines Zeyen. Cette usine est importante car elle illustre, à travers sa famille, sa forme, son histoire, le patrimoine rhumier des Guyanais. Elle est aujourd’hui menacée par la construction de lotissement et devrait faire l’objet d’une demande d’inscription sur la liste des monuments historiques. Conclusion Dès l’installation des 1ers colons, on s’est acharné à faire de la Guyane une terre sucrière. Cependant, c’était sans compter les contraintes climatiques et pédologiques imposées par l’Amazonie : trop humide, trop pluvieuse, trop acide. Dès la in du XVIIIe siècle les planteurs brésiliens de l’estuaire amazonien ont reconvertis leurs sucreries en rhumerie, considérant les cannes beaucoup plus propice à la fabrication du rhum. Par ailleurs, située à la périphérie de l’aire d’échanges caraïbéen et de l’est brésilien, la Guyane n’a jamais cessé d’être en déicit de main d’œuvre. L’analyse archéologique des vestiges est essentielle pour combler les lacunes des archives et révéler des éléments de l’histoire oubliés des sources. En effet, issus de l’administration ou des riches colons les documents sont avant tout des inventaires ou des correspondances oficielles. Les dificultés quotidiennes, la vie des esclaves, la vie sur les habitations sont ignorées. Par ailleurs, l’archéologie peut renforcer l’idée d’une colonie connaissant de réelles dificultés économiques. A Loyola, l’architecture de la sucrerie a montré une volonté d’aficher sa puissance par la construction d’un moulin à vent, par des ouvertures sous arcatures. Mais, les remaniements architecturaux témoignent de l’abandon d’une partie de la manufacture au cours de sa période d’occupation. De plus, le remblai de destruction a révélé une véritable colère des jésuites, qui chassés de la colonie, détruisent volontairement le bâtiment pour que le gouvernement ne puisse pas le réutiliser. La découverte des milliers de tesson de poterie sucrière a conirmé la pratique du sucre terré par les jésuites. Ayant fonctionné pendant un siècle, de 1668 à 1768, les jésuites ont dirigé jusqu’à 400 esclaves sur leur plantation, ce qui en fait la plus grande habitation de la Guyane toute époque confondue. Le seul témoignage de la vie des Africains à Loyola tient à la découverte de nombreuses pipes à fumer présentant des dessins géométriques. Toutefois, à ce jour, aucune étude ne permet de donner un sens à ces dessins. Le site de La Garonne illustre parfaitement la mise en place de la Révolution Industrielle en Guyane. Les habitants changent leurs pratiques agricoles, se déplacent vers les terres basses pour les poldériser, adoptent le tunnel de chauffe à l’anglaise et la machine à vapeur. Cependant, l’abolition de l’esclavage survient au moment où les productions arrivent à pleine maturité. Face à la mauvaise réputation du sucre guyanais le gouvernement abandonne les colons. Il faut attendre la découverte de l’or sur l’Arataï pour que se mette en place une nouvelle économie de la canne à sucre. Toutefois, les distilleries restent de petites tailles à l’exception de trois usines centrales. Mais la suppression du quota de sucre dévolu à la colonie et le faible contingentement en rhum autorisé entraînent très rapidement la fermeture de toutes les usines. Dans les années 60, moins d’une dizaine de distillerie fonctionne encore et depuis 1989 une seule rhumerie fournit le marché local. Aujourd’hui, la pression des aménageurs menacent les quelques petites unités de production qui sont encore visibles dans le paysage. Elles doivent être repérées, inventoriées et localisées sur la carte archéologique pour être protégées. 85 Bibliographie Eadie E. (dir.), La route du sucre du VIIIe au XVIIIe siècle, Actes du colloque organisé par l’As- 86 sociation Populaire pour l’Education Scientiique, Schoelcher, 2000, Ibis rouge Editions, 2001. Avant propos, p.13-14 Le Roux Y., Auger R., Cazelles N., Les Jésuites et l’esclavage, Loyola, une habitation à Rémire au XVIIe siècle, Presse de l’Université du Québec, 2009. Mam Lam Fouck S., la Guyane française, D. Bégot (dir.), Guide de la recherche en histoire antillaise et guyanaise, CTHS, 2011, 2 vols, T2 p. 749. Mam Lam Fouck S., Histoire générale de la Guyane française. Des débuts de la colonisation à la in du XXe siècle. Les grands problèmes guyanais. Cayenne, Ibis rouge éditions, Coll. Espace guyanais », 2002 (1996). Marques Fernando Luis Tavares, Modelo da agroindustria canavieira colonial no Estuario Amazonico : Estudo arqueologico de engenhos dos seculos XVIIIe-XIXe, thèse de doctorat, Université Pontiicale Catholique de Rio Grande do Sul, Institut de Philosophie et Sciences humaines, Porto Alegre, 2004. Martin M., Rapport d’expertise, DAC Guyane, 2012. http://miruram.mpl.ird.fr/valpedo/miruram/guyane/deinitions/deinitions.htm KARAPA 2 Revue d'anthropologie des sociétés amérindiennes anciennes, d'histoire et d'archéologie coloniale du bassin amazonien et du plateau des Guyanes L'apport de l'histoire à l'archéologie coloniale de Guyane Danielle Bégot (Université Antilles-Guyane) Bilan de 20 ans d'archéologie coloniale en Guyane Nathalie Cazelles (Doctorante Paris I - laboratoire d'archéologies environnementales) La céramique importée en Guyane à l'époque coloniale Catherine Losier (Archéologue - Association AIMARA) Une Guyane industrielle? Entre déshérence et valorisation, état du patrimoine industriel minier de la Guyane française Pierre Rostan (bureau d'études Téthys) Les vestiges miniers de l'île du grand connétable Pierre Rostan (bureau d'études Téthys) Sucre et Rhum en Guyane - XVIIe - XXe siècle Nathalie Cazelles (Doctorante Paris I - laboratoire d'archéologies environnementales) SIRET : 43189562200022 COnception couverture : Nathalie Cazelles, Anaïs Migeon Traitement des illustrations : Anaïs Migeon Sasie er relecture : Gérald Migeon, Catherine Losier, Claude Coutet, Nathalie Cazelles Infographie : Anaïs Migeon Coordination : Nathalie Cazelles, Gérald Migeon Les avis exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs des textes Formes à sucre et pots de raffineur Karapa@2013 Habitation Bayou - cliché A. Gilbert ©Région Guyane-Inventaire général du patrimoine culturel ISBN 1249-3422 C 2013