VACCINATION
GAËTAN THOMAS
VACCINATION
Histoire d’un consentement
ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe
Ce livre est publié dans la collection
L’UNIVERS HISTORIQUE
fondée par Jacques Julliard et Michel Winock
et dirigée par Patrick Boucheron et Paulin Ismard.
ංඌൻඇ 978‑2‑02‑149101‑2
© Éditions du Seuil, mars 2024
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
www.seuil.com
Introduction
Plusieurs vaccins, dont ceux contre la tuberculose, la
diphtérie, le tétanos, la fièvre jaune, le typhus et la grippe,
entrent en usage au milieu du එඑe siècle. À mesure qu’ils sont
adoptés et que les connaissances sur les maladies infectieuses
progressent, la ligne de défense contre les microbes se déplace,
elle est intériorisée : il revient au corps de chaque individu,
c’est‑à‑dire à son système immunitaire, de faire rempart1.
Toute une architecture du confinement et de la quarantaine
est alors frappée d’obsolescence. Les lazarets du එංඑe siècle,
érigés au large de ports français pour lutter contre les épidé‑
mies de fièvre jaune et de choléra, tombent en ruine. Ceux de
Marseille et de Bordeaux sont bombardés dans les combats
de la Libération. L’État doit ensuite régler le sort des sana‑
toriums construits par dizaines dans l’entre‑deux‑guerres. Ils
survivent à l’instauration de la vaccination obligatoire contre
la tuberculose en 1950, mais pas à l’arrivée d’une nouvelle
classe d’antibiotiques qui leur porte le coup de grâce. Au début
des années 1990, c’est au tour de l’hôpital Claude‑Bernard à
Paris, un établissement dédié aux contagieux, de passer sous
les bulldozers. Ses patients ont rajeuni au fil des décennies,
7
VACCINATION
puis leur nombre n’a pas cessé de diminuer jusqu’à l’arrivée
du sida. Si les maladies infectieuses ne se sont pas éclipsées
comme beaucoup de scientifiques occidentaux l’espéraient,
les barrières physiques qui les tiennent à distance tombent les
unes après les autres dans les décennies d’après‑guerre.
Au cours de cette période, la vaccination devient le fer de
lance de la santé publique moderne. Mais paradoxalement, alors
que les vaccins interviennent dans la prévention d’un nombre
croissant de pathologies – quinze en 1960, trente‑trois en 1990 –,
le milieu professionnel français qui les étudie et en détermine
les applications rétrécit en proportion inverse. Les tenants d’une
épidémiologie mathématisée se tournent vers les maladies chro‑
niques et les cancers, des domaines jugés plus novateurs et sur‑
tout plus en phase avec les évolutions de la santé dans les pays
développés. L’infectiologie se replie sur la médecine tropicale.
Elle est prise en charge par des médecins militaires puis par des
chercheurs et des techniciens issus d’un vivier de coopérants
actifs en Afrique. Jusqu’à l’apparition du sida en 1981, l’État ne
dément pas l’impression que les maladies transmissibles sont un
sujet dépassé politiquement et scientifiquement, ne concernant
plus que les pays du Sud. Pendant des décennies, l’administra‑
tion centrale néglige la production de données sur la vaccina‑
tion, laissant à quelques chercheurs le soin de bricoler des taux
de couverture vaccinale et de prévalence du tétanos ou de la
tuberculose. D’aucuns diraient que la vaccination a été victime
de son succès. Ce lieu commun fait référence à l’idée que la
vaccination, en venant à bout des maladies infectieuses, aurait
perdu son mobile : la peur des épidémies.
Les Français adoptent les nouveaux vaccins sans résistance
significative, du moins jusqu’au milieu des années 1990. « Que
8
INTRODUCTION
s’est‑il passé dans le monde, après la guerre et l’après‑guerre ?
La normalité. Oui, la normalité2 », énonce Pier Paolo Paso‑
lini, dans une déclaration qui pourrait résumer l’atmosphère de
tacite acceptation qui a longtemps caractérisé l’histoire fran‑
çaise de la vaccination. Certains vaccins font certes l’objet
de critiques, parfois virulentes. Les anatoxines diphtériques
et tétaniques ne sont pas épargnées après des accidents sur‑
venus entre 1943 et 1949. La mise en place de l’obligation
de vacciner contre la tuberculose entraîne la structuration du
premier mouvement français d’opposants. Mais ces secousses
ne représentent pas une menace aux yeux de médecins qui
ne doutent ni de leur autorité sur le public ni de l’accepta‑
tion finale de la vaccination. En 1965, l’un des mandarins les
plus puissants, le pédiatre Robert Debré, assure que « l’usage
des vaccinations, qu’elles soient obligatoires ou non, est bien
entré dans les mœurs3 ». Au tournant des années 1980, l’une
des premières sociologues à s’intéresser à ce sujet, Claudine
Marenco, insiste toujours sur le caractère « inquestionnable »
de la vaccination4.
Sans doute faut‑il forcer l’imagination pour se représenter
l’évidence d’un tel consentement, tant la crise des vaccins
contre l’hépatite B, enclenchée au milieu des années 1990,
a ravivé l’idée que ces injections pouvaient à tout moment
faire l’objet d’intenses controverses. Des questions explosives
ont alors occupé le devant de la scène : sur les limites de la
contrainte exercée par l’État, le manque de données, l’effet
d’aubaine dont profitent les industriels devant une population
captive et bien sûr le risque d’accident, infime, mais avéré,
encouru par les individus vaccinés. En 2009, le fiasco de la
9
VACCINATION
campagne mondiale de vaccination contre la grippe H1N1 a
confirmé le sentiment que cette méthode était menacée en
France. Plusieurs études d’opinion enregistrent par la suite la
croissance d’un courant réfractaire. Leurs résultats symbolisent
une nouvelle ère de défiance dans le « pays de Pasteur ». En
toute continuité, des sondages sur la perception de futurs vac‑
cins contre le Covid‑19 sont menés à partir de mars 2020, des
mois avant leur élaboration, et prédisent un scepticisme perni‑
cieux dans l’éventualité d’une campagne vaccinale5. L’atten‑
tion se focalise sur ce qui n’est qu’une hypothèse.
Dominant dans les milieux médicaux des années 2010 qui
constatent une dévaluation de la parole scientifique, le prisme
de la crise et de la contestation a donné lieu à des ouvrages qui
postulent une « guerre des vaccins6 », pointent du doigt « les
antivax [qui] jouent à la roulette sans même le savoir7 », et
annoncent une « contagion des émotions8 » alimentée par les
réseaux sociaux et les fausses nouvelles. Cette littérature ne
parvient pas toujours à prendre ses distances avec une veine
moraliste. Dans les années 1980, l’historien français Pierre
Darmon avait forgé l’appellation de « vaccinophobes », une
expression qu’il ne prit pas la peine de justifier malgré des
connotations négatives évidentes, pour désigner les mouve‑
ments d’opposants à la vaccination contre la variole de la
fin du එංඑe siècle. Son jugement n’épargnait pas davantage
les représentants modernes de cette sensibilité, en particulier
lorsqu’il évoquait le « délire de persécution9 » de Fernand
Delarue, le représentant de l’opposition aux vaccins dans les
années 1970.
La politisation accrue de la santé publique a exacerbé les
enjeux moraux de la vaccination, poussant des auteurs à
10
INTRODUCTION
prendre une position responsable et à l’afficher dès l’introduc‑
tion de leur livre. Mais le risque existe a contrario d’adopter
sans distance critique le sens commun des responsables sani‑
taires. S’il semble évident qu’une démarche compréhensive et
un bon sens d’historien obligent à suspendre la condamnation
récurrente des récalcitrants à la vaccination, il paraît encore
plus important pour la compréhension du sujet d’interroger les
diagnostics sur la société formulés par les médecins aux com‑
mandes des politiques vaccinales. Malgré l’essor d’approches
transversales, comme la tentative soutenue par l’industrie phar‑
maceutique d’institutionnaliser une « vaccinologie » mêlant
sciences sociales et biomédecine, les discours produits par
les milieux de l’expertise frappent, depuis la fin des années
1990, par leur tendance répétée à dramatiser l’évitement à la
vaccination (quand ils ne font pas porter à quelques militants
la responsabilité des imperfections des systèmes de santé10).
Car le constat de crise posé par un ensemble d’autorités
affolées ne tient pas compte du fait que la vaccination présente,
malgré les tumultes qu’elle traverse depuis la fin du එඑe siècle,
la solidité d’une intervention en extension constante. Le calen‑
drier vaccinal s’enrichit de nouvelles injections qui atteignent
peu à peu les taux idéaux fixés par les épidémiologistes. La
diffusion de la vaccination contre l’hépatite B s’améliore
d’une enquête à l’autre depuis le début des années 200011.
Entre janvier 2021 et l’automne 2022, 83 % des personnes
majeures vivant en France métropolitaine ont reçu toutes les
injections prescrites de vaccin contre le Covid‑19, 93 % au
moins une dose12. En élargissant la perspective, on s’aperçoit
que la majorité des vaccins a enduré le passage du temps. Et
11
VACCINATION
ils sont nombreux : le calendrier vaccinal français de 2016
proposait que l’enfant de moins d’un an soit vacciné contre
onze pathologies au moyen de vaccins qui, pour sept d’entre
eux, étaient disponibles depuis plus de trente ans. Aujourd’hui
encore, deux cents ans après la mise au point de la vaccine,
des stocks de vaccin contre la variole restent prêts à l’em‑
ploi. Le phénomène paraît d’autant plus remarquable si l’on
considère, comme le soutient l’historien David Edgerton, que
la plupart des techniques sont condamnées à disparaître13. On
aurait tort d’attribuer cette longévité à un phénomène d’inertie.
Comment expliquer que des produits jugés communément si
controversés aient survécu à leur époque de conception ? Pour
reprendre une expression de l’anthropologue Mary Douglas,
la tâche a consisté à « maîtriser la politisation14 » de la vac‑
cination, à faire en sorte que le dispositif conserve un carac‑
tère d’évidence puis qu’il résiste au choc des controverses.
En retraçant une histoire de l’après‑guerre à nos jours, mon
enquête met l’accent sur les stratégies ayant assuré la conti‑
nuité du consentement à la vaccination.
Ces stratégies sont d’abord médicales et scientifiques. Des
médecins ont évalué des vaccins en France et en Afrique,
rationalisé des calendriers vaccinaux, participé au processus
d’indemnisation des accidentés. Dans cette entreprise saturée de
statistique, les nombres agissent autant au niveau des discours
que sur la nature de la vaccination, sur sa matérialité. L’accep‑
tabilité du dispositif a été entretenue grâce à sa simplification,
à la standardisation des vaccins et à la démonstration que la
vaccination était un bon investissement pour l’État. Ces opéra‑
tions ont aussi produit des effets de contrainte. Pensons aux vac‑
cins combinés ou aux calendriers qui, au nom de la simplicité,
12
INTRODUCTION
ont limité les choix des individus en leur présentant des blocs
d’injections indissociables. La concentration des injections dans
les mois qui suivent la naissance, une période d’intense médica‑
lisation, a permis d’intégrer les vaccins au cours normal d’une
vie. Cette rationalisation a joué un rôle essentiel dans la pro‑
duction du consentement, bien plus que le recours à la propa‑
gande sanitaire, longtemps sous‑investie en France15.
Ce travail de maintenance s’est ajouté à l’obligation légale.
L’encadrement juridique français a été un facteur important
mais ambigu de normalisation. Le droit ayant pour effet de
stabiliser et de naturaliser des entités, on peut supposer que les
lois prescrivant la vaccination aient été à l’origine d’une puis‑
sante normalisation et qu’une contrainte effective ait poussé les
individus à se faire vacciner. C’est en 1902, tardivement par
rapport à d’autres pays occidentaux, que le Parlement a voté
la première obligation vaccinale – contre la variole – concer‑
nant l’ensemble de la population. La législation s’est étoffée
à partir de la fin des années 1930, rangeant la France parmi
les pays les plus coercitifs. Cependant, l’obligation légale ne
supprime pas la question du consentement à la vaccination.
D’abord, parce qu’au එඑe siècle elle n’a jamais concerné tous
les vaccins largement utilisés. Ensuite, parce que, dans les
décennies d’après‑guerre, le ministère de la Santé ne la fit pas
appliquer vigoureusement. En dehors d’amendes modiques,
peu de sanctions furent prises contre les parents qui refusaient
de faire vacciner leurs enfants.
La normalisation porte en elle les germes d’une contestation.
L’obligation est ainsi accusée de susciter presque mécanique‑
ment des résistances. Des voix critiques n’ont pas manqué de
13
VACCINATION
dénoncer les limites d’une épidémiologie qui ignore les effets
secondaires. L’insistance sur le coût bas des vaccins, avec le
recours aux calculs coût‑bénéfice pour justifier l’introduction
de nouveaux vaccins dans le calendrier vaccinal, a laissé place
à une dénonciation de leur marchandisation. Lors de la contro‑
verse du vaccin contre l’hépatite B, les outils de la statistique
ont été retournés contre la vaccination, instillant un doute sur
son innocuité. La stratégie de regroupement des vaccins dans
une même injection s’est transformée en un problème poli‑
tique au milieu des années 2000, lorsque des parents se sont
finalement aperçus que des vaccins obligatoires étaient mélan‑
gés à des vaccins seulement recommandés.
L’apparition de critiques ne s’explique pas seulement par
le caractère équivoque des stratégies mises en œuvre pour
assurer le bon fonctionnement de la vaccination. Interven‑
tion pour la société, sur la société, la vaccination soulève des
questions qui débordent du cadre médical. Il n’en demeure pas
moins qu’il existe des liens entre la réception parfois mou‑
vementée des vaccins et les transformations concomitantes
de la santé publique en haut lieu. C’est pourquoi il faut évi‑
ter de réduire la crise de la vaccination contre l’hépatite B à
un mouvement de l’opinion publique. Le manque de réac‑
tion des autorités sanitaires, puis les réponses contradictoires
apportées par l’État ont alimenté un long feuilleton médiatique
et juridique. Si la controverse a bien été déclenchée par une
révolte contre un produit accusé de produire des effets indé‑
sirables graves et d’enrichir les laboratoires, l’ampleur de la
crise s’explique aussi par une incapacité à la gérer. Comme
le souligne le philosophe Grégoire Chamayou, les « crises de
gouvernementalité » peuvent découler d’un refus des sujets
14
INTRODUCTION
d’être gouvernés autant que d’une faillite de l’aptitude à gou‑
verner16. On retrouve cette symétrie dans les effets de la crise :
les responsables sanitaires français perdent confiance dans le
pouvoir de l’autorité médicale sur les esprits, dans la force de
persuasion de la raison scientifique, de la même façon que cer‑
tains individus perdent confiance dans la vaccination.
La vaccination recoupe l’histoire du pouvoir médical, c’est
l’un des thèmes du livre, mais aussi l’histoire politique dont
elle forme un chapitre. On le sait depuis les travaux pion‑
niers d’Anne Marie Moulin, la création des Instituts Pasteur à
l’étranger a accompagné les conquêtes coloniales de la fin du
එංඑe siècle17. La bactériologie a apporté une formule simple
– « un germe, une maladie, un vaccin » – à l’idéologie de la
« mission civilisatrice » et à ses déclinaisons en Asie et en
Afrique. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Institut Pasteur
de Paris a beau regarder dans d’autres directions, persiste l’idéal
d’une contribution de la médecine française au « développe‑
ment » de l’hémisphère Sud. Cette vision anime Robert Debré
lorsqu’il crée la nouvelle institution de référence pour la vacci‑
nation, le Centre international de l’enfance (CIE, 1949‑1999),
un promontoire exceptionnel pour saisir l’enchevêtrement des
sciences et de la politique dans la seconde partie du එඑe siècle.
Alors qu’elle est envisagée d’ordinaire sous un angle métro‑
politain, à grand renfort de considérations sur l’exceptionnalité
du pays de Pasteur, l’histoire contemporaine de la vaccination
possède une dimension mondiale majeure : l’Afrique fran‑
cophone, lieu d’influence et d’expérimentations, y tient une
place essentielle, de même que les bureaux de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) à Genève et ceux des Centers for
15
VACCINATION
Disease Control and Prevention (CDC) à Atlanta. À partir du
milieu des années 1970, la vaccination des enfants s’interna‑
tionalise avec le lancement d’un programme de l’OMS auquel
les médecins français cherchent à apporter leur contribution.
L’agence onusienne devient une prescriptrice de normes très
écoutée et intervient à ce titre dans la crise de la vaccination
contre l’hépatite B. Lorsque les institutions de la coopéra‑
tion franco‑africaine s’effondrent, dont le CIE en 1999, une
nouvelle vision de l’international s’affirme. L’idéologie sécu‑
ritaire des acteurs de la « santé globale » remplace une com‑
préhension de la menace infectieuse marquée jusque‑là par
les échanges bilatéraux avec les pays africains. De ce point
de vue, les années 1990 introduisent une rupture à plusieurs
niveaux : elles signent la fin d’une certaine routine vaccinale
dans l’Hexagone avec l’apparition d’une grande controverse
et le début d’une nouvelle ère où l’épidémiologie s’émancipe
de la médecine tropicale et de son histoire coloniale. Cette
bascule confirme aussi un retour de l’État et une implication
plus grande des politiques dans la vaccination.
Le présent livre a été conçu après le déclenchement de l’épi‑
démie de Covid‑19. Cependant, parce que le récit s’est d’abord
nourri d’archives, la période la plus contemporaine n’est prise
en compte que dans la mesure où elle apporte un prolongement
aux phénomènes isolés dans les sources. La première partie
de l’ouvrage est celle de la routine vaccinale, caractérisée par
l’extension relativement calme de la vaccination de l’après‑
guerre jusqu’au tournant des années 1980. Ces trois décennies
sont marquées par le vote des dernières obligations légales
du එඑe siècle. L’autorité des médecins, notamment celle du
16
INTRODUCTION
cercle de pédiatres constitué autour de Robert Debré, paraît
inébranlable. L’Institut Mérieux, de son côté, consolide sa
position. C’est aussi l’âge d’or des échanges expérimentaux
avec l’Afrique francophone. À l’issue de procès médiatisés et
d’une campagne couronnée de succès de la Ligue nationale
pour la liberté des vaccinations, la ministre de la Santé Simone
Veil améliore la prise en charge des effets indésirables graves.
L’arrivée du sida en 1981 bouleverse cet équilibre. La
deuxième partie porte sur des décennies qui voient une trans‑
formation et une déstabilisation de la santé publique. Le VIH
suscite un intérêt nouveau pour les maladies infectieuses et
leur contrôle. La statistique des vaccins s’empare de nou‑
veaux domaines : l’économie et ce qui touche aux « repré‑
sentations » des individus, soit leurs pratiques de santé et leur
compréhension de cette méthode prophylactique. Une instance
chargée d’établir la politique vaccinale, le Comité technique
des vaccinations, est créée. Les données nationales n’en restent
pas moins fragmentaires et les responsables sanitaires sont pris
au dépourvu par le déraillement de la campagne de la vacci‑
nation contre l’hépatite B, lancée en 1994.
Cet épisode porte un coup à l’idée que la vaccination est
bien acceptée en France. Il accélère aussi des changements
d’approche examinés dans l’épilogue. Une page se tourne, y
compris sur le plan des doctrines scientifiques. Des inquiétudes
sur la sécurité des vaccins se font davantage entendre dans la
population. Mais, alors que les taux de vaccination restent très
hauts, la multiplication des enquêtes d’opinion amplifie le res‑
senti d’une menace autrefois circonscrite à quelques militants.
Le spectre de l’« hésitation vaccinale », un euphémisme nou‑
veau, hante les années 2010.
CHAPITRE I
La France, pays de Robert Debré
À la fin des années 1940, de nouvelles institutions
s’investirent dans la lutte contre les maladies infectieuses.
Elles en vinrent à supplanter l’Institut Pasteur, dont les contri‑
butions les plus importantes à la vaccination avaient précédé
la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier commercialisa bien
un vaccin contre la poliomyélite à partir de 1956, mais Pierre
Lépine qui supervisait sa production se contenta de modi‑
fier la formule mise au point par l’Étatsunien Jonas Salk
et ses équipes. La réorganisation de la santé publique fran‑
çaise ne s’imposait pas seulement en raison du déclin de cette
vénérable maison puis de l’évolution de ses priorités scienti‑
fiques. La production de vaccins, de plus en plus complexe,
allait s’industrialiser dans les années qui suivirent. L’Institut
Mérieux se hissa en quelques décennies au rang de premier
producteur français puis de géant mondial de l’industrie phar‑
maceutique. La firme lyonnaise sortit une série de nouveaux
produits : contre la coqueluche, ainsi que divers vaccins com‑
binés, dont un polio‑tétanos en 1957. À Paris, l’Institut national
d’hygiène (INH) et le Centre international de l’enfance (CIE)
se lancèrent dans la statistique médicale. Fondé par le pédiatre
19
VACCINATION
Robert Debré en 1949, le CIE devint une véritable tour de
contrôle pour la vaccination, corrigeant le manque d’inves‑
tissement des pasteuriens dans l’épidémiologie sans toutefois
déboulonner la statue du grand savant. Debré était attaché à
son héritage et, à l’image d’autres scientifiques s’en réclamant
eux aussi, il fit de la médecine une affaire de rayonnement de
la France à l’international.
Misère de la statistique publique
À sa création en 1941, l’INH eut pour mission de décrire
l’état sanitaire du pays. Cet office produisant des enquêtes et
des statistiques était une émanation du régime de Vichy, tout
comme un ensemble d’institutions dévolues à la santé qui sur‑
vécurent à la guerre sous une forme remaniée, relevant de
l’organisation professionnelle (l’ordre des médecins), des poli‑
tiques démographiques (le Service national de démographie rat‑
taché à la Statistique générale de France) et de la régulation
du médicament. Si la création d’un institut de santé publique
correspond aux orientations idéologiques d’un régime obsédé
par la régénération de la nation, la genèse de l’INH remonte
aux initiatives de la fondation étatsunienne Rockefeller dans
l’entre‑deux‑guerres. Cette dernière apporta une aide décisive
au gouvernement français pour l’établissement d’un bureau
aux fonctions analogues, l’Office national d’hygiène sociale,
actif seulement dix ans (1924‑1934), jusqu’à ce que les coupes
budgétaires de la Grande Dépression imposent de le fermer1.
À ses débuts, l’INH comprenait quatre sections : épidémio‑
logie, hygiène, nutrition et maladies sociales – soit le cancer, la
20
LA FRANCE, PAYS DE ROBERT DEBRÉ
syphilis, la tuberculose et l’alcoolisme. Dans la France scindée
en deux par les nazis, son maigre personnel se consacra d’abord
à des enquêtes correspondant aux intitulés des sections : conta‑
gion tuberculeuse, nutrition des femmes enceintes, fréquence
des maladies infectieuses de l’enfant, etc. La tâche de la section
épidémiologie était compliquée par les dysfonctionnements
de la déclaration obligatoire, l’unique source officielle per‑
mettant le décompte des maladies infectieuses dans le pays.
Le principe de la déclaration obligatoire, inscrit dans la loi du
3 mars 1822 pour les maladies pestilentielles, réaffirmé dans la
grande loi de santé publique de 1902, puis étoffé au cours du
එඑe siècle par l’introduction dans la liste de nouvelles patho‑
logies, couple l’obligation de déclarer une maladie auprès des
services de l’État avec des procédures de désinfection. Le dis‑
positif était notoirement inefficace. Indifférents aux enjeux de
la statistique, les médecins s’y soustrayaient au nom du secret
professionnel. Ils omettaient de remplir et d’envoyer le formu‑
laire après avoir établi leur diagnostic.
Les articles du Bulletin de l’Institut national d’hygiène com‑
mentaient les fluctuations de la mortalité et de la prévalence
d’une série de maladies infectieuses. L’idée que les méde‑
cins de l’Institut se faisaient de l’épidémiologie – une pra‑
tique bureaucratique agrégeant des données parcellaires – les
éloignait de leurs homologues britanniques et étatsuniens, aux
méthodes plus mathématisées. Cependant, au lieu de rattraper
ce retard, l’INH préféra s’engager dans une autre voie. Le
tournant fut radical et rapide puisque c’est le principe même
d’une institution dédiée à la santé publique qui fut aban‑
donné à la Libération. Des transformations s’amorcèrent avec
21
VACCINATION
l’arrivée, en 1945, d’un nouveau directeur, le médecin poly‑
technicien Louis Bugnard, aux côtés de Robert Debré promu
à la tête du conseil d’administration. Bugnard encouragea les
jeunes recrues de l’INH à se tourner vers la biologie, en par‑
ticulier la biologie moléculaire, en passe de devenir hégé‑
monique dans les sciences de la vie. Cette discipline a pour
particularité de décrire les phénomènes propres au fonction‑
nement de tout organisme au niveau moléculaire. Revenant
sur ces transformations, Alice Lotte, la spécialiste de l’épidé‑
miologie de la tuberculose à l’INH, où elle effectua toute sa
carrière, de 1942 à 1981, usa d’un euphémisme : « la biologie
moléculaire s’est développée considérablement et cela n’a pas
été une période aussi faste pour l’épidémiologie2 ».
Concurrencée par la biologie moléculaire d’un côté, l’épidé‑
miologie descriptive de l’INH fut discréditée, de l’autre, par
une forme de statistique médicale qui prit son essor dès le
milieu des années 1950 autour de Daniel Schwartz, un poly‑
technicien lui aussi lié à Robert Debré – il était son neveu.
Dénommée statistique médicale et, plus tard, épidémiologie
explicative, étiologique, ou encore épidémiologie des facteurs
de risque, par opposition à l’épidémiologie de dénombrement
du Bulletin de l’Institut national d’hygiène, cette discipline
s’est développée avec le soutien de l’INH et a effectivement
dévalorisé, par son existence même, des formes moins inno‑
vantes de statistique. Avec Schwartz, l’épidémiologie française
s’est émancipée des maladies infectieuses, dont l’importance
s’estompait en Occident, pour envisager des phénomènes com‑
plexes liés aux maladies chroniques ou cardiovasculaires, qui
renouvelaient les bases conceptuelles de la discipline. À par‑
tir de 1946, plusieurs études sur le rôle du tabagisme dans
22
LA FRANCE, PAYS DE ROBERT DEBRÉ
l’apparition du cancer des poumons furent menées aux États‑
Unis et au Royaume‑Uni. En 1957, Daniel Schwartz acheva
une enquête rétrospective sur l’étiologie du cancer commandée
par la SEITA, l’entreprise publique détenant le monopole de
l’exploitation du tabac. À l’issue de cette enquête, l’INH pro‑
posa à Schwartz de former une unité de recherche. Entre‑
preneur scientifique, il fonda trois ans plus tard le Centre
d’enseignement de la statistique appliquée à la médecine. Plu‑
sieurs générations de médecins s’y formèrent.
Le déclassement de l’épidémiologie de dénombrement eut
une traduction concrète : à partir de 1961, l’INH regroupa son
petit cercle de spécialistes de l’infection au Vésinet, une com‑
mune de l’Ouest parisien, dans un campus au fonctionnement
distinct du reste de l’institution3. Cette réorganisation eut lieu
trois ans avant que l’INH ne devienne l’Institut national de la
santé et de la recherche médicale (INSERM) et acte, à cette
occasion, un quasi‑abandon de la santé publique. Une épidé‑
miologiste ayant commencé sa carrière au Vésinet a restitué le
sentiment de relégation éprouvé par le personnel, très féminin :
Les maladies infectieuses étaient représentées par ces vieilles
filles un peu vieux jeu et très réacs, il faut bien le dire. C’étaient
des maladies infectieuses, ça avait quasiment disparu. […] J’ai
toujours rencontré une énorme indifférence à la tuberculose
et d’ailleurs ça blessait beaucoup Alice Lotte. Elle le savait,
elle le vivait. La façon dont les gens de Villejuif [l’équipe
Schwartz] la traitait, elle, en particulier. Enfin, ils ne la trai‑
taient pas, ils s’en foutaient. Mais quand ils avaient l’occasion
de la rencontrer, c’étaient deux mondes qui s’entrechoquaient4.
23