Sophie AUBERT
STOÏCISME ET ROMANITÉ. L’ORATEUR COMME
« HOMME DE BIEN HABILE À PARLER »
Symbole de l’attachement à la tradition ancestrale romaine, M. Porcius Cato (234-149
avant Jésus-Christ), plus connu sous le nom de Caton le Censeur (une charge qu’il exerça
en 184), adopta à l’égard de l’art oratoire une attitude oscillant entre méfiance et franche
hostilité. Malgré ses réticences face à l’introduction à Rome d’un enseignement rhétorique
technique, d’origine grecque, jugé susceptible de renverser les valeurs d’auctoritas et de
grauitas attachées au modèle antique de l’orateur parlant à bon escient et comptant sur son
statut pour garantir la validité de ses paroles, Caton présente la particularité d’avoir été le
premier Romain à publier ses discours, franchissant ainsi l’étape de l’oralité et marquant la
naissance de l’éloquence littéraire. Avec son traité de rhétorique (ars), il fut même selon
Quintilien le premier théoricien romain de l’art oratoire, suivi par Antoine puis par l’Auctor
ad Herennium et Cicéron. L’auteur de l’Institution Oratoire assortit toutefois cette déclaration
de réserves qui ne doivent pas nous faire oublier que Caton ne fut sans doute pas l’auteur
d’une œuvre de rhétorique assumée comme telle, mais d’un ouvrage dont on tirait des
maximes à caractère général ou éthique plutôt que des critères précis de technique oratoire.
Celles qui nous ont été transmises sont toutes frappées sous forme de sententiae, ce qui
explique qu’elles nous soient parvenues dans les Apophthegmata catoniens, recueil constitué
après la mort du Censeur et exploité par ses successeurs. Si œuvre rhétorique catonienne il
y eut, elle fut sans doute oubliée au profit de quelques maximes éparses dont la généralité
favorisa la célébrité.
En dehors de l’injonction « Possède le sujet, les mots suivront » (Rem tene, uerba
sequentur), la plus célèbre est sans conteste celle qui définit l’orateur comme un « homme de
bien habile à parler » (uir bonus dicendi peritus), en écho à des thèses déjà exploitées par
Socrate. Cette maxime connut une grande célébrité dans la littérature latine ; on la trouve
notamment sous sa forme originelle ou légèrement modifiée chez Sénèque le Père,
Quintilien, Fortunatianus, Isidore de Séville ou Cassiodore. Il est par ailleurs remarquable
qu’elle ait fait très tôt l’objet d’une lecture stoïcisante, dont Quintilien offre un témoignage
précieux1 : l’enjeu de notre exposé consistera à en déterminer avec précision la validité. À
cet effet, nous tâcherons dans un premier temps de replacer cette maxime dans le contexte
de l’œuvre rhétorique de Caton pour en mettre en lumière la dimension proprement
romaine, avant d’étudier la notion de « bon citoyen » (ajgaqo;" polivth") développée par le
scholarque du Portique Diogène de Babylonie et qui pourrait, selon une thèse ancienne
avancée pour la première fois - puis retirée - par L. Radermacher à la fin du XIXe siècle,
avoir donné naissance à la sentence catonienne2.
Quintilien, Institution Oratoire, II, 15, 34 (= SVF, I, 491 = II, 292).
L. Radermacher, « Studien zur Geschichte der antiken Rhetorik, III. Eine Schrift über den Redner als Quelle
Ciceros und Quintilians », Rheinisches Museum, 54, 1899, p. 285-292 (p. 291) ; idem, « Vir bonus dicendi peritus »,
Rheinisches Museum, 57, 1902, p. 314, pour sa rétractation.
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LE CONTEXTE ROMAIN DE LA FORMULE
D’après Quintilien et Sénèque le Père, c’est chez Caton l’Ancien que la formule est
appliquée pour la première fois à l’orateur3. L’authenticité de la sentence est confirmée par
deux autres emplois de l’expression uir bonus dans le corpus catonien, qui l’orientent en un
sens non pas intellectualiste, mais concret et bien romain. La première occurrence figure
dans la préface du De agri cultura, lorsque le Censeur définit « l’homme de bien » (uirum
bonum) comme un « bon éleveur et un bon cultivateur » (bonum agricolam bonumque colonum) un concept qu’il rattache étroitement au mos maiorum, en invoquant juste avant ce passage la
caution des ancêtres, maiores nostri4. La position liminaire d’un tel passage incite à penser que
la définition de l’orateur comme uir bonus dicendi peritus figurait elle aussi en tête de l’ouvrage
qu’avait consacré Caton à la rhétorique, une hypothèse renforcée par la topique de l’adresse
de Caton à son fils (« l’orateur, Marcus, mon fils, est un homme de bien habile à parler ») ;
cette invocation trouverait sa position naturelle au seuil du recueil. C’est sans doute dans le
même traité sur l’agriculture qu’apparaît la seconde occurrence de l’homme de bien, défini
cette fois comme « habile à cultiver » (Vir bonus est, Marce fili, colendi peritus) ; on y relève le
lien structurel - doublé d’une subordination - qu’entretient l’aspect technique des disciplinae
avec l’exigence éthique, qui en est le présupposé nécessaire5.
Profonde dans sa concision, la définition de l’orateur comme « homme de bien habile à
parler » marque elle aussi la nécessaire association de deux aspects : d’un côté, une
compétence oratoire, plus empirique que strictement technique (dicendi peritus) ; de l’autre,
avec l’expression uir bonus, une exigence éthique fondamentale. Pourquoi estimons-nous
que l’expression dicendi peritus renvoie moins à une formation rhétorique précise, technique,
qu’à une simple maîtrise de la parole issue du talent naturel ainsi que de l’expérience de
l’orateur ? Et quel est l’enjeu d’une telle lecture ? Dans le premier cas, la maxime
exprimerait la nécessité de pourvoir d’une dimension éthique l’éloquence, afin que celle-ci
ne sombrât pas dans la sophistique et ne constituât pas une menace pour le régime
républicain. Dans le second cas, elle reflèterait simplement la conscience qu’avait un
aristocrate romain de la nécessité d’une aptitude oratoire qui n’impliquait pas en elle-même
une influence particulière de la culture grecque - tant philosophique que rhétorique.
Si nous lisons conjointement, dans la mesure où elles sont issues du traité de Caton sur
la rhétorique, la définition de l’orateur comme uir bonus dicendi peritus et la maxime Rem tene,
uerba sequentur, nous inclinons à adopter l’interprétation la plus généraliste de la maxime
énoncée par Censeur, d’autant - et ce point nous semble décisif - que l’adjectif peritus, issu
du verbe inusité perior, appartient à la même famille qu’experior et renferme donc dans son
sémantisme même une indéniable dimension pratique, empirique plus que strictement
intellectuelle ou théorique. Aussi pourrait-on traduire la formule uir bonus dicendi peritus par
« un homme de bien rompu à la parole ».
Après ce bref examen de l’expression dicendi peritus, il convient d’analyser plus
précisément ce que recouvre le concept de uir bonus. Pour reprendre la définition
synthétique d’Alain Michel, « le uir bonus est celui qui accomplit parfaitement en public
comme en privé les fonctions du citoyen romain6 ». Plus précisément, la notion d’« homme
de bien » comportait à l’origine une dimension juridique ; elle apparaît chez Proculus, vers
50 après Jésus-Christ, dans l’expression boni uiri arbitrium, « l’arbitrage de l’homme de
Quintilien, Institution Oratoire, XII, 1, 1 ; Sénèque le Rhéteur, Controverses, I, pr. 9.
Caton, De agricultura, pr. 1-2.
5 Ibidem, fragment 1, apud Servius, In Verg. Georg. Lib., I, v. 46.
6 A. Michel, Rhétorique et philosophie chez Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Paris,
P.U.F., 1960 (réédité à Louvain, Peeters, 2003), p. 16.
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bien »7. Voilà qui renforce l’idée qu’il faut lire en parallèle les deux formules de Caton, la
définition de l’orateur comme « homme de bien habile à parler » et la maxime rem tene uerba
sequentur, qui se découpe elle aussi sur un arrière-plan juridique8.
À cette analyse, J.-M. David ajoute un élément important, d’ordre sociologique ; le uir
bonus était, pour reprendre ces mots, « l’individu maître de sa fides, ce capital de confiance
qui permettait le maintien et la reproduction des relations sociales. Caton intégrait donc
l’orateur dans les normes de la société traditionnelle. L’y subordonnait même si l’on
considère que cette affirmation avait une valeur polémique contre les partisans d’un savoir
rhétorique trouvant en lui-même son efficacité. Il ne niait donc pas l’importance ni la
nécessité de la compétence oratoire ; simplement fondant la persuasion sur la dimension
éthique de la communication, il la soumettait à l’ordre supérieur d’une compétence sociale
et politique9 ».
Pour Caton, l’un des enjeux essentiels du conflit né de la performance du scolarque de
l’Académie, Carnéade, qui avait défendu la justice pour mieux l’attaquer ensuite au cours de
conférences données à Rome en 155, était celui de l’autorité (auctoritas), au travers du statut
de la parole publique. En liant référence et énonciateur dans un rapport nécessaire, Caton
rappelait la dimension éthique de la vérité du discours, alors que l’Académicien venait de
soutenir publiquement deux propositions contradictoires, atteignant ainsi de plein fouet la
conception archaïque de l’énonciation qui en fondait l’efficacité dans la personne de
l’orateur. En d’autres termes, en disputant du statut de la parole, Carnéade mettait en cause
celui de son énonciateur. À l’inverse, le Censeur déniait à l’énoncé une valeur autonome et
le réduisait à l’expression immédiate de la pensée de l’orateur. Seuls l’h\qo" de l’orateur, son
assise sociale, son auctoritas, lui permettaient de se poser en garant (auctor) de la validité de
ses paroles.
Le Censeur rejoignait donc dans ses préoccupations un problème essentiel de la
philosophie antique, devenu classique depuis Platon : qui, sinon le sage, détenteur de la
vérité, pourrait donc gouverner ? À Rome toutefois, la situation se complique du fait
qu’avec l’introduction de la pensée grecque, l’autorité morale et l’autorité politique cessent
d’être nécessairement confondues dans les mêmes personnes10. La première peut même
s’inscrire dans des individus qui non seulement n’appartiennent pas à la cité, mais dont le
droit de conquête a fait des sujets. Deux « charismes », selon l’expression de J.-M. David,
viennent ainsi à se contrarier alors même que deux logiques propres les contraignent à
s’associer11. L’autorité morale est donc réduite à l’impuissance si elle ne trouve un moyen
politique d’accéder au pouvoir, puisqu’elle ne suffit plus à elle seule pour exercer ce
pouvoir, tandis que pour être efficace, et mentir de façon plus persuasive au besoin,
l’homme politique doit être en même temps un homme de bien.
Vocabularium Iurisprudentiae Romanae, Berlin, 1903, vol. I, p. 487.
La res incarne en effet ce que l’on appellera ensuite la sententia ou uoluntas, l’esprit de la loi, face à la lettre,
uerba : cf. Cicéron, De Oratore, I, 243.
9 J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome, École Française de Rome,
1992, p. 345.
10 Ainsi dans le cas de Carnéade, qui était pourvu d’une assise politique (en tant qu’ambassadeur), d’une
légitimité intellectuelle (il s’agit d’un brillant scolarque), mais certainement pas d’une autorité morale, en
raison de sa défense puis de son attaque de la justice le lendemain.
11 J.-M. David, Le patronat judiciaire, p. 345.
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UN CONCEPT D’ORIGINE STOÏCIENNE ?
Jusqu’ici, nous avons interprété la formule de Caton, dont l’origine constitue une quaestio
uexata, à la lueur de notions juridiques, sociales et politiques appartenant au domaine
romain ; il est temps d’aborder le versant philosophique de l’exégèse, étant donné la
célébrité de la thèse selon laquelle le concept de « l’homme de bien habile à parler »
porterait l’empreinte de la philosophie stoïcienne, et plus précisément de l’enseignement
dispensé par Diogène de Babylonie.
La question de Diogène de Babylonie
Comme nous l’avons déjà indiqué, la thèse de l’influence de Diogène sur la formule de
Caton fut avancée pour la première fois à la fin du XIXe siècle par L. Radermacher, qui la
retira trois ans plus tard devant les objections de F. Schöll dont nous retenons celle-ci : il
est peu vraisemblable que Caton ait adressé des maximes sur la rhétorique à son fils en 155
(date de la venue de Diogène de Babylonie en ambassade à Rome), quand ce dernier avait
déjà quarante-deux ans12. Ajoutons que l’auteur, né en 234, en avait pour sa part soixantedix-neuf, et qu’il est fort peu vraisemblable que le Stoïcien - presque aussi âgé que lui,
puisqu’il était né en 240 - lui ait à cette occasion transmis le thème de « l’orateur homme de
bien », d’autant qu’il plaida pour un retour rapide des philosophes dans leur patrie. Caton
avait par ailleurs employé le concept du uir bonus dans des écrits antérieurs à la venue du
Stoïcien (témoin le De agricultura), ce qui incite à penser qu’il avait également composé sa
célèbre maxime sur l’orateur avant cet épisode.
Si l’on veut déceler sur celle-ci une influence philosophique, rappelons que l’exigence
d’un comportement éthique préalable à toute pratique de l’éloquence plonge ses racines
dans la polémique antisophistique du Socrate platonicien. Or grâce à la célèbre bibliothèque
de Persée qu’avait ramenée à Rome Paul-Émile, le père adoptif de Scipion Émilien, à l’issue
de la victoire de Pydna en 168, Caton connut notamment Xénophon - ce qui n’était ni
particulièrement remarquable ni original puisque les Romains versés en politique devaient
connaître un peu d’histoire. Il eut ainsi accès à la philosophie socratique. Il est vrai que
cette bibliothèque, composée à l’initiative du souverain Antigone Gonatas qui avait réclamé
la présence à sa cour de Zénon et n’avait obtenu que celle de certains de ses disciples Persée de Citium, l’un de ses préférés, ainsi que Philonide de Thèbes et le poète Aratos de
Soles -, regorgeait également d’œuvres du fondateur du Portique. Voilà qui pourrait à la
rigueur rendre compte d’une influence vétéro-stoïcienne sur la conception de l’orateur
homme de bien qu’entretenait Caton.
Dans sa quête des sources de la formule uir bonus dicendi peritus, L. Radermacher insiste
toutefois sur la prégnance du concept du « bon citoyen » (ajgaqo;" polivth") qui
contiendrait en germe la dimension proprement politique et civique indissociable du uir
bonus. Il fut particulièrement développé par Diogène de Babylonie, comme le souligne
l’Épicurien Philodème de Gadara au Ier siècle avant Jésus-Christ.
Précisons tout d’abord que ce thème n’est pas d’origine stoïcienne mais prend sa source
dans le Protagoras et le Gorgias : la vocation de l’art politique, martèle Socrate, est en effet de
« former de bons citoyens » (poiei`n a[ndra" ajgaqou;" polivta")13. Quant aux
gouvernants, s’ils sont eux-mêmes des ajgaqoi; poli`tai, ils doivent rendre leurs
concitoyens meilleurs (beltivou" [...] tou;" polivta") qu’ils ne l’étaient auparavant et être
aptes à transmettre leur propre vertu14, ce qui ne fit aucun des plus illustres politiciens
F. Schöll, « Vir bonus dicendi peritus », RhM, 57, 1902, p. 312-314.
Platon, Protagoras, 319 a ; Gorgias, 502 e-503 a ; 513 e ; 515 c-d ; 516 b ; 517 b ; 518 b.
14 Platon, Gorgias, 515 d ; Ménon, 93 a-94 e.
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d’Athènes, qu’il s’agisse Thémistocle, de Cimon, de Miltiade et même de Périclès. Ce
dernier, au cours d’une attaque célèbre lancée contre lui par Socrate dans le Gorgias, se voit
reprocher d’avoir corrompu les habitants de sa cité en les rendant « paresseux, lâches,
bavards et cupides », et non « justes » (divkaioi)15. Aussi Socrate lui refuse-t-il le titre de
« bon politique » (ajgaqo;" ta; politika;)16, faute d’avoir su « modifier les désirs de la cité
et y résister, l’amener par la persuasion ou par la contrainte aux mesures les plus propres à
rendre les citoyens meilleurs (…) ; or tel est l’office unique du bon citoyen (ajgaqou`
polivtou)17 ».
Ni bon politique, ni bon citoyen : ce constat accablant annonce les réserves de Diogène
à l’encontre de gouvernants pourtant jugés par tous « parfaitement vertueux »
(panavretou"), mais ne répondant pas à des hautes exigences éthiques, de sorte qu’il ne
saurait les considérer comme des hommes politiques véritables. Tel est le cas de Phocion,
dont Philodème rapporte toutefois qu’il fut l’auditeur de Platon et d’Aristote18. Plus illustre
encore est l’exemple de Périclès, qui de l’aveu de Diogène fut « le plus tolérable des
orateurs » en raison de l’enseignement que lui dispensa le philosophe Anaxagore, sans être
pour autant un « bon citoyen ». Qu’entendait-il exactement par là ? Un homme qui non
seulement s’engageât en politique par souci éthique (aj[p]o; tou` k[alliv]stou), en vue du
bien (tou` kalou` cavrin)19, et subordonnât toutes ses actions à l’intérêt commun, mais qui
eût aussi suivi une formation auprès du Portique, ainsi que nous le déduisons du contexte
où apparaissent les deux mentions de l’ajgaqo;" polivth" dans les fragments de sa
Rhétorique.
La première fois, le Stoïcien décrète, vraisemblablement à propos des rJhvtore" qui
forment le thème principal des fragments précédents :
Mais il n’est pas un d’eux, dit-il, dont on rapporte qu’il a été un bon citoyen (polivth"
ajga[qo;" ])20.
Or il convient de rapprocher ce texte d’un autre qui le précède d’une colonne environ
dans les papyri d’Herculanum et emprunte à peu près la même formulation :
En vérité, par Zeus, dit-il, il n’est aucun - ou qu’un seul - de ces hommes (sc. des orateurs)
qui reste dans la mémoire pour avoir conduit une ambassade dans l’intérêt de la patrie (ejpi;
[tw/]` sumfevronti th`" p[atrivdo"])21.
Être un « bon citoyen » semble donc supposer la prise en compte de l’intérêt supérieur
de sa cité ou de sa patrie dans les tâches politiques qu’un orateur sera amené à accomplir.
Un second texte vient toutefois préciser cette idée jusqu’ici fort classique et empreinte de
Platon, Gorgias, 515 e : ajrgou;" kai; deilou;" kai; lavl ou" kai; filarguvrou".
Ibidem, 516 d.
17 Ibidem, 517 b.
18 Philodème, Rhétorique, II, p. 202, 21-203, 29, col. I Sudhaus (= SVF, III Diog. 111) ; ibidem, II, p. 102, 7-13,
fgt VI Sudhaus. Cf. M. Ferrario, « Focione nella Retorica di Filodemo », Cronache Ercolanesi, 13, 1983, (p. 105111), p. 106-107.
19 Philodème, Rhétorique, I, p. 349, 3-18, col. LIII Sudhaus (= SVF, III Diog. 102) ; ibidem, I, p. 349, 4-350, 13,
col. LIV Sudhaus (= SVF, III Diog. 102) ; ibidem, II, p. 203, 4-204, 21, col. II Sudhaus (= SVF, III Diog.
112).
20 Ibidem, II, p. 225, 30-31, col. XIX Sudhaus (= SVF, III Diog. 124) : ajll’ ouj[de;] ei|" , fhsiv n, iJstovrh[t]ai
touvtwn polivth" ajga[qo;" genovmeno"].
21 Ibidem, II, p. 223, 28-224, 32, col. XVIII Sudhaus (= SVF, III Diog. 124) : kai; mh;n nh; Div a, fhsivn , ei|["
h]] oujd[ei;"] mnhmoneuvetai touvtw[n] pepresbeukw;" ejpi; [tw`]/ sumfevronti th`" p[atrivdo"].
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platonisme22. L’Épicurien Philodème cite ainsi son adversaire stoïcien Diogène avant de le
réfuter :
« Par conséquent, nous demandons de ne pas placer honorablement l’orateur à la tête de la
patrie s’il est coupé de la philosophie, même s’il a de l’expérience ». Ainsi, Périclès, qui a été
selon lui le plus tolérable de tous les orateurs, parce qu’il a écouté les leçons d’Anaxagore et
d’autres, s’en est peut-être remis à des philosophes - à des Stoïciens, nullement, mais à ceuxlà mêmes qui se trouvent détenir les opinions contraires sur l’ensemble des sujets. Or d’après
Diogène, seul le Portique forme de bons citoyens (movnon de; [ka]ta; Dio[gevn]hn hJ
Stwi>kh; [p]oiei` po[livt]a" ajga[qouv"])23.
Il est intéressant que pour Diogène comme pour Platon déjà, l’évaluation du personnage
de Périclès ait constitué un enjeu important dans la détermination des rapports mouvants et
souvent conflictuels qu’entretenaient rhétorique et philosophie. On sait qu’à la suite de
l’attaque du Gorgias avait fait suite dans le Phèdre une présentation beaucoup plus
bienveillante de l’orateur, qualifié par Socrate de « plus accompli de tous dans le domaine
de la rhétorique » (pavntwn telewvtato" eij" th;n rJhtorikhvn)24, en vertu de son
apprentissage auprès d’Anaxagore. Le Stoïcien en revanche se montre plus nuancé, et nous
semble répondre délibérément au superlatif telewvtato" employé dans le Phèdre en lui en
opposant un autre, nettement moins élogieux : ajnektovtato". Périclès ne fut à ses yeux que
« le plus tolérable » de tous les orateurs, et pour cause : il n’eut pas la chance d’étudier les
doctrines d’une école qui permît réellement de former de « bons citoyens » - comme le
Portique. Semblable assertion devait se découper sur fond de polémique vigoureuse entre
Stoïciens et Académiciens. Ces derniers nous paraissent en effet indirectement visés par
l’expression « ceux-là mêmes qui se trouvent détenir les opinions contraires sur l’ensemble
des sujets » (ajlla; ka[i; t]a;" ejnantiva" ejs[c]hk[ovsin d]ovxa" uJpe;r tw`n o{l[wn]), qui
qualifiait les maîtres auxquels s’était, faute de mieux, confié Périclès - en l’occurrence
Zénon d’Élée, féru d’arguments antinomiques au point que Timon lui attribue « une langue
bifide » (ajmfoteroglwvssou)25, et le sophiste Protagoras, auteur d’Antilogies en deux livres26,
qui fut le premier à soutenir que sur tout sujet, il existait deux arguments opposés27.
Il convient par ailleurs de noter le rôle prépondérant que joua Diogène dans une prise
en compte accrue du progrès moral des stulti en contexte politique. Si la restriction de la
citoyenneté aux seuls sages est un dogme stoïcien bien établi28, la mise en œuvre concrète
de leurs doctrines politiques semble n’avoir guère préoccupé les premiers scolarques du
Portique, plus férus de théorie que de pratique, ainsi que le déplore Cicéron face à Atticus :
Platon, République, I, 342 e ; IV, 420 b-c ; 421 b-c ; Lois, IV, 715 b.
Philodème, Rhétorique, II, p. 226, 15-227, 30, col. XXI Sudhaus (= SVF, III Diog. 125) : « o{qe[n] me;n m[h;
k]alw`" prost[hv]sesqai to;n rJhvtora th`" patrivd[o"], ka]n e[c h/ th;n ejnpeiriva[n], a[neu filosofiva"
legov[men »] - Pe[ri]klh`" toivnun, o}n [e[fh] ajn[ek]tovtaton ge[g]o[nevnai tw`]n a[llwn rJhtov[rwn, o{ti
jAnax]agovrou kai; [a[llwn tinw`n] h[kousen, fi[losovfoi"] me;n i[s w" parevbale, Stwi>[k]oi`"
d’ o[uj]da[m]w`" , ajlla; ka[i; t]a;" ejnantiva" ejs[c]hk[ovsin d]ovxa" uJpe;r tw`n o{l [wn]: movnon de; [ka]ta;
Dio[gevn]hn hJ Stwi>kh; [p]oiei` po[livt]a" ajga[qouv" ] [...]. Sur la présence de Périclès chez Philodème, voir
G. Indelli, « Testimonianze su Pericle nei papiri di Filodemo », Cr. Erc., 32, 2002, p. 233-238.
24 Platon, Phèdre, 269 e.
25 Diogène Laërce, IX, 25 (= F 45 Di Marco).
26 Ibidem, IX, 55.
27 Ibidem, IX, 51 (= DK 80 B 6 a).
28 Ibidem, VII, 33 (= SVF, I, 222 = LS 67 B) : « À nouveau, dans la République, [Zénon] présente les sages
comme les seuls qui soient citoyens, amis, familiers et libres » (Pavlin ejn th'/ Politeiva/ paristavnai
polivta" kai; fivlou" kai; oijkeivou" kai; ejl euqevrou" tou;" spoudaivou" movnon).
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- Pourtant, il en a déjà été dit beaucoup de choses dans nos livres précédents, et il nous fallait
le faire, quand nous cherchions la forme la meilleure de constitution : mais sur cette question
des magistratures, des études précises et plus approfondies ont été conduites d’abord par
Théophraste, puis par le Stoïcien Diogène.
- Comment ? Les Stoïciens aussi se sont préoccupés en détail de ces sujets ?
- Pas beaucoup, si ce n’est celui que je viens de citer et, plus tard, un homme de grande
valeur et d’une érudition supérieure, Panétius. Car les Anciens traitaient des questions d’État
d’une façon purement théorique, avec finesse sans doute, mais sans penser à des applications
de caractère politique ou civil29.
Favoriser l’instruction et le progrès moral de leurs concitoyens exigeait de la part des
Stoïciens qu’ils prissent en compte les institutions réelles, nécessairement imparfaites, qui
régissaient les communautés de stulti, ce que Diogène et Panétius à sa suite semblent avoir
été les premiers à envisager, traçant ainsi un net trait d’union entre la « cité des fous » et la
« cité cosmique » des sages30. Il ne faut pas y lire la marque d’une entreprise hétérodoxe ni
d’une rupture d’inspiration par rapport à l’Ancien Portique, mais un désir de souligner plus
vigoureusement l’aptitude de la philosophie stoïcienne à s’incarner, ici et maintenant, et à
transformer le monde et les hommes. Au lieu de décrire en effet le sage de façon statique
en énumérant les attributs qui lui reviennent - citoyenneté, royauté, beauté, éloquence… Diogène insiste, par le biais du verbe poiei` dans la formule « seul le Portique forme de
bons citoyens (movnon de; [...] hJ Stwi>kh; [p]oiei` po[livt]a" ajga[qouv"]) », sur
l’acquisition dynamique de la vertu, dont on sait depuis la célèbre thèse de Socrate qu’elle
peut s’enseigner.
Un troisième extrait de la Rhétorique de Philodème est mentionné par G. Calboli à
propos de la coïncidence - prônée par Cicéron puis par Quintilien - entre l’orateur
accompli (tevleion rJhvtora) et l’homme de bien, ce dernier se doublant d’un bon citoyen
(ajgaqo;n a[ndra kai; polivthn)31 :
Et tout en manifestant ces preuves d’ignorance, il déclare que celui qui n’est pas d’une
puissance <oratoire> accomplie n’a part qu’à une seule des deux parties de l’art
<rhétorique> mais est exclu de l’autre, tandis que l’orateur accompli et applaudi des deux
Cic., De Legibus, III, 13-14 (Cicéron à Atticus) : - Atqui pleraque sunt dicta in illis libris, quod faciendum fuit, quom
de optuma re publica quaereretur. Sed huius loci de magistratibus sunt propria quaedam, a Theophrasto primum, deinde a
Dio<ge>ne Stoico quaesita subtilius. - Ain tandem ? Etiam a Stoicis ista tractata sunt ? - Non sane, nisi ab eo quem modo
nominaui et postea a magno homine et in primis erudito, Panaetio. Nam ueteres uerbo tenus acute illi quidem, sed non ad hunc
usum popularem atque ciuilem, de re publica disserebant. La lecture Dio<ge>ne (au lieu de Dione) que nous adoptons
fut proposée d’abord par M. Pohlenz, Die Stoa. Geschichte einer geistigen Bewegung, Göttingen, 1948-1949, vol. II,
p. 96 ; G. de Plinval en fait mention dans les notes complémentaires de son édition des Belles Lettres, p. 127,
dans la mesure où Diogène rédigea bel et bien un traité Sur les lois (Peri; novmwn), en deux livre au moins.
30 Nous reprenons ici les expressions de D. Obbink (« The Stoic Sage in the Cosmic City », Topics in Stoic
Philosophy, éd. K. Ierodiakonou, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 178-195) et P.A. Vander Waerdt (ainsi que
D. Obbink, dans leur article sur « Diogenes of Babylon : the Stoic Sage in the City of Fools », Greek, Roman
and Byzantine Studies, 32, 1991, p. 355-396).
31 G. Calboli (éd.), M. Porci Catonis Oratio pro Rhodiensibus (Catone, l’Oriente Greco e gli Impreditori Romani),
Bologne, 1978, p. 22, n. 20. Toutefois, contrairement à ce qu’avance G. Calboli, ce n’est pas Philodème qui
propose cet idéal de l’orateur, mais bien son adversaire, dont les propos sont rapportés au moyen d’une
infinitive (to;n mevnto[i≥ t≥evl]eion rJhvtora [kai;] kekrothmevnon ejx ajmfoi`n ajgaqo;n a[ndra <kai;>
polivthn ei\nai dia; [pavnto"]).
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mains est d’une façon générale homme de bien et bon citoyen32.
Quel peut bien être l’adversaire de Philodème qui proclame que « l’orateur accompli »
est « d’une façon générale homme de bien et bon citoyen » ? La tentation est forte de
proposer le nom de Diogène de Babylonie. Toutefois, l’allusion aux applaudissements qui
salueraient un discours réussi - quand on connaît le rejet de la gloire qu’avait formulé ce
scolarque33 - ou bien la mention d’une bipartition (qajtevrou... qajtevrou de;) mal définie de
la rhétorique, ce qui serait un hapax dans nos sources sur l’art oratoire du Portique, rendent
cette hypothèse fortement contestable. H. von Arnim ne s’y est pas trompé, qui n’a pas
classé ce fragment dans les SVF. L’information que nous offre le fragment de Philodème
est donc d’ordre culturel, au sens où elle révèle à la fois la diffusion du topos de l’orateur
homme de bien et bon citoyen dans les discussions rhétoriques du Ier siècle avant JésusChrist, et sa reprise par diverses écoles philosophiques si comme nous le pensons, le
Stoïcien Diogène - épargné par la polémique dans ce passage - n’était pas le seul à recourir
à une telle notion, dont nous avons souligné au demeurant l’origine socratique.
En définitive, les recoupements que présentent le concept de l’orateur « bon citoyen »
tel que l’avait développé Diogène de Babylonie et la notion d’« homme de bien habile à
parler » exposée par Caton nous semblent s’expliquer par leur commune origine socratique,
non par l’influence directe du premier sur la seconde34.
L’intervention de Quintilien
Une telle conclusion est-elle remise en cause par le témoignage de Quintilien, qui met
expressément en relation la formule du Censeur avec la conception stoïcienne de la
rhétorique comme « science du bien parler » ?
La définition qui conviendra parfaitement à l’essence de la rhétorique, c’est « la science du
bien parler ». Car elle embrasse à la fois toutes les vertus du discours et par suite, les mœurs
de l’orateur également, puisqu’on ne peut bien parler sans être homme de bien. Elle trouve
un équivalent dans la célèbre définition de Chrysippe, tirée de celle de Cléanthe, <qui fait de
la rhétorique> « la science de parler correctement »35.
Faut-il voir dans ce rapprochement un désir de rattacher à une grille de lecture
conceptuelle, rigoureuse, fournie par le Portique, l’un des principes fondamentaux de la
culture oratoire romaine, en conférant ainsi une autorité philosophique de poids à une
entreprise de « moralisation » de l’art de la parole, à une époque où fleurissent démagogues
et délateurs ? Et s’il s’avère que l’hypothèse de Quintilien était fondée, est-il possible
d’assigner l’influence sur l’élaboration du concept de uir bonus à un Stoïcien en particulier ?
C’est ce qu’ont cru L. Radermacher et J. Morr, le premier soulignant l’influence de
Diogène de Babylonie (encore lui !) sur Quintilien, le second, après avoir pris acte du rejet
Philodème, Rhétorique, II, p. 127, 1-128, 19, fgt XIII Sudhaus (texte absent des SVF) : kai;≥ ajpeiriva"
tauvta[" lev]gwn [dhv]pou kata[xio]i` [to;n] me;n [mh; tev≥l≥]e<i>on th`i dunavmei qajtevrou movnon th`"
tevcnh" metesch[kev]nai mev[r]ou", qajtevrou de; [hj]moirhkevnai, to;n mevnto[i≥ t≥evl]eion rJhvtora; [kai;]
kekrothmevnon ejx ajmfoi`n ajgaqo;n a[ndra <kai;> polivthn ei\nai dia; [pavnto"].
33 Cic., De Finibus, III, 57 (= SVF, III, 159 = III Diog. 42 = III Antip. 55).
34 Quintilien admettait lui aussi que la thèse selon laquelle la véritable rhétorique ne peut être pratiquée que
par un homme soucieux de justice et de morale fût en partie d’origine socratique, puisqu’il cite à l’appui de sa
démonstration le Socrate du Phèdre mais aussi du Gorgias (Institution Oratoire, II, 15, 26-31).
35 Ibidem, II, 15, 34 (= SVF, I, 491 = II, 292) : Huic eius substantiae maxime conueniet finitio, rhetoricen esse bene
dicendi scientiam. Nam et orationis omnes uirtutes semel complectitur et protinus etiam mores oratoris, cum bene dicere non possit
nisi bonus. Idem ualet Chrysippi finis ille ductus a Cleanthe scientia recte dicendi.
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de l’hypothèse de L. Radermacher par F. Schöll, décelant la griffe de Posidonius de Rhodes
sur l’Institution Oratoire36. L’un comme l’autre nous semblent avoir tort. Prenons tout
d’abord le cas de Diogène, dont nous avons déjà récusé l’influence sur la formule
catonienne décrivant l’orateur comme « un homme de bien habile à parler ». Fait
remarquable, le scholarque n’est cité qu’une seule fois dans l’Institution Oratoire, qui plus est
à propos d’une question très indirectement liée à la rhétorique, puisque le Stoïcien rapporte
que le pédagogue d’Alexandre, Léonidès, « fit contracter à son élève certains défauts qui
l’accompagnèrent, dès sa formation enfantine, jusqu’à la force de l’âge aussi et même au
sommet de la puissance royale37 ». Voilà qui paraît difficile à concilier avec la thèse de
l’origine diogénienne d’un concept aussi important que le uir bonus chez Quintilien, présenté
dès les deux premiers livres de l’Institution Oratoire et repris avec insistance tout au long du
douxième, qui constitue la clé de voûte de l’ouvrage.
Par ailleurs, un uir bonus, loin d’être un philosophe éloigné des devoirs du citoyen, est
« quelque chose comme un sage romain » (Romanum quemdam (...) sapientem), un « homme
vraiment engagé dans la vie de citoyen » (uere ciuilem uirum), qui ne se cantonne pas aux
« discussions fermées », mais possède l’expérience des affaires et mène une action
pratique38. Quintilien va même jusqu’à déclarer, au livre XII, qu’il n’existe pas de genre de
vie plus éloigné des devoirs du citoyen et des fonctions de l’orateur que celui du
philosophe39. Le uir bonus, à ses yeux, correspond en somme au philosophe à la romaine et
non à la grecque : l’auteur se fait ici l’écho d’une défiance traditionnelle à l’égard de la
philosophie, perçue comme un obstacle à l’action politique, même si les Stoïciens
défendaient la participation du sage à la vie de l’État.
Lorsqu’à la manière de Caton le Censeur, qui avait sans doute exposé sa conception
d’un homme de bien éloquent à l’orée de son livre sur la rhétorique, Quintilien au seuil de
l’Institution Oratoire pose la question du lien entre technique rhétorique et vertu, il avance
que pour être orateur, point n’est besoin d’être philosophe. Ce faisant, il s’écarte
considérablement de la doctrine du Portique selon laquelle la rhétorique, en tant que
subdivision de la partie logique du système, ne saurait être dissociable de la philosophie, de
sorte que le seul orateur véritable est le sage, lui-même philosophe accompli. Quintilien
réfute en outre l’idée que les « règles d’une vie droite et honnête » doivent être attribuées
aux philosophes. Plus précisément, l’incise ut quidam putauerunt nous paraît faire allusion aux
Stoïciens et parmi eux, à l’un de ceux qui avaient le plus réfléchi aux rapports tissés entre
philosophie, éloquence et politique : Diogène de Babylonie. Voici un extrait du prologue de
l’Institution Oratoire :
C’est toutefois l’orateur parfait que nous formons, lequel ne peut exister s’il n’est un homme
de bien ; aussi exigeons-nous de lui non seulement une aptitude exceptionnelle à la parole,
mais aussi toutes les vertus de l’âme. En effet, je n’admettrais pas qu’il faille faire remonter
aux philosophes, comme certains l’ont pensé (ut quidam putauerunt), les principes d’une vie
droite et honnête, car l’homme qui peut vraiment jouer son rôle de citoyen et qui est apte à
administrer les affaires publiques et privées, qui est capable de diriger les villes par ses
conseils, de leur donner une assise par des lois, de les réformer par ses décisions de justice,
L. Radermacher, « Studien zur Geschichte », p. 285-292 (p. 287-288 et p. 291) ; J. Morr, « Poseidonios von
Rhodos über Dichtung und Redekunst », Wiener Studien, 45, 1926, p. 47-63.
37 Quintilien, Institution Oratoire, I, 1, 9 (= SVF, III Diog. 51) : (...) Leonides Alexandri paedagogus, ut a Babylonio
Diogene traditur, quibusdam eum uitiis inbuit quae robustum quoque et iam maximum regem ab illa institutione puerili sunt
persecuta.
38 Ibidem, XII, 2, 7.
39 Ibidem, XII, 2, 6.
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cet homme ne saurait être, assurément, autre que l’orateur40.
Ce texte porte à l’évidence la griffe d’Isocrate, qui récusait les discussions abstraites
menées par les sectateurs de Platon ou les éristiques sur la vertu, et accordait à la rhétorique
qu’il enseignait - une rhétorique indispensable à la vie publique - le nom de filosofiva41. À
l’instar du rhéteur grec, Quintilien se défie des spéculations abstraites des philosophes, et
après avoir exigé que son orateur fût un homme vertueux, il s’autorise à le rebaptiser
« philosophe » puisque par ce nom, déclare-t-il au livre II, on entend « un homme de bien »,
ce qui revient à affirmer que l’orateur est un philosophe habile à parler42. La perspective
stoïcienne est donc complètement renversée.
Il ressort de cette analyse que le texte de Quintilien ne porte nullement la marque d’un
Diogène de Babylonie, selon qui un orateur privé de l’aide de la philosophie (cwri;"
filosofiva") ne saurait être un homme politique véritable43. Il nous semble donc erroné
d’assigner à l’influence du Stoïcien l’exigence d’un haut degré de moralité qu’impose
Quintilien à l’orateur. Tout aussi erronée nous paraît être l’hypothèse, soutenue par J. Morr,
de l’influence posidonienne sur le concept du uir bonus dicendi peritus44.
Pour éclairer l’origine de la conception de « l’orateur homme de bien » élaborée par
Quintilien, ce savant s’appuie sur un passage de l’Institution Oratoire (XII, 1, 36-44) consacré
à la défense de coupables par l’homme de bien, qui sera parfois amené à dissimuler la vérité
aux juges mais sera exonéré de reproches si son intention est pure :
En effet, si, fréquemment, c’est un acte de mérite que de tuer un homme, mettre à mort ses
propres enfants une action parfois très noble, si l’on concède que des actes encore plus
horribles à dire sont accomplis lorsque l’exige l’intérêt commun, il ne faut pas même
examiner hors contexte la nature de la cause que défend un homme de bien, mais aussi
pourquoi et dans quel esprit il la défend 45.
Selon J. Morr, ce texte aurait pour source Posidonius, dont une mention intervient à la
fin du premier livre du De Officiis, au sujet d’une question que n’aurait pas abordé Panétius :
celle du conflit entre les devoirs (duobus propositis honestis utrum honestius sit)46. Or ce passage
nous permet simplement d’inférer que Posidonius avait sans doute traité de la
confrontation entre lien social (communitas) et tempérance (litt. « mesure et modération »,
moderati[o] modesti[a]que). Cicéron se contente d’évoquer, sans même les reprendre dans son
propre exposé, le caractère répugnant et infamant des exemples que fournit le Stoïcien à
propos d’actes que n’accomplira pas le sage, même pour le salut de sa patrie47. Il est fort
probable que la dernière remarque soit due à l’Arpinate, non au Stoïcien qui avait sans
Ibidem, I, pr. 9-10 : Oratorem autem instituimus illum perfectum, qui esse nisi uir bonus non potest, ideoque non dicendi
modo eximiam in eo facultatem sed omnis animi uirtutes exigimus. Neque enim hoc concesserim, rationem rectae honestaeque
uitae, ut quidam putauerunt, ad philosophos relegandam, cum uir ille uere ciuilis et publicarum priuatarumque rerum
administrationi accommodatus, qui regere consiliis urbes, fundare legibus, emendare iudiciis possit, non alius sit profecto quam
orator.
41 Isocrate, Sur l’Échange, 261-263 ; ibidem, 253-257 (= À Nicoclès, 5-9).
42 Quintilien, Institution Oratoire, II, 21, 12.
43 Philodème, Rhétorique, II, p. 225, 10-226, 29, col. XX Sudhaus (= SVF, III Diog. 124).
44 J. Morr, « Poseidonios von Rhodos », p. 47-63.
45 Quintilien, Institution Oratoire, XII, 1, 37 : Nam si hominem occidere saepe uirtus, liberos necare non numquam
pulcherrimum est, asperiora quaedam adhuc dictu si communis utilitas exegerit facere conceditur : ne hoc quidem nudum est
intuendum, qualem causam uir bonus, sed etiam quare et qua mente defendat.
46 Cicéron, De Officiis, I, 159.
47 Ibidem (= T 107 E.-K. = F 177 E.-K.).
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doute accumulé à plaisir les actes ignobles que le sage, précisément, aura à accomplir si le
salut de l’État est en jeu. En ce cas, Quintilien hériterait bien d’une telle position doctrinale
en affirmant que « des actes encore plus horribles à dire sont accomplis lorsque l’exige
l’intérêt commun (communis utilitas) ». Il s’agit là toutefois d’une position stoïcienne attestée
dès les origines du Portique48, et le débat sur l’obscénité du langage dans lequel l’insère
Cicéron remonte quant à lui à Zénon49.
Au lieu d’invoquer des sources douteuses - d’autant que Posidonius n’est mentionné
qu’une seule fois dans l’Institution Oratoire, à propos de la question de l’état de cause (status)
que le scolarque divisait en deux, le mot et les choses, uocem et res50 - il nous paraît préférable
de rapprocher la théorie de Quintilien de celle de Panétius, exposée dans le De Officiis, ce
qui dispensait Quintilien de connaître de première main le philosophe de Rhodes, que par
ailleurs il ne cite jamais dans toute l’Institution Oratoire :
Il appartient au juge, toujours, dans les procès, de chercher la vérité, mais à l’avocat, parfois,
de plaider le vraisemblable, même s’il n’est guère vrai ; ce que je n’oserais pas écrire - surtout
traitant de philosophie - si n’était du même avis le plus rigoureux des Stoïciens, Panétius51.
Or ce texte trouve un écho dans le passage de Quintilien analysé par J. Morr :
Il est d’ailleurs explicable, quoique dur à admettre dans une première hypothèse, qu’un
homme de bien, chargé de la défense d’une cause, veuille parfois dérober la vérité au juge. Si
l’on s’étonne que ce soit moi qui avance une telle opinion (bien que ce ne soit pas
exclusivement mon sentiment, mais le sentiment d’hommes que l’antiquité a considérés
comme les plus rigoureux maîtres de sagesse), que l’on veuille bien estimer que la plupart des
actions sont soit honnêtes soit honteuses, non pas tant en elles-mêmes que par les motifs qui
les ont inspirées52.
L’invocation même de la caution du « plus rigoureux des Stoïciens » (grauissimo Stoicorum)
dans un cas, des « plus rigoureux maîtres de sagesse » (grauissimos sapientiae magistros) dans
l’autre, renforce le bien-fondé du parallèle entre les textes de Cicéron et de Quintilien.
Aussi rejetons-nous la thèse de J. Morr selon laquelle le passage de l’Institution Oratoire, XII,
1, 36-44, et partant la conception du uir bonus défendue par Quintilien puisque l’auteur lie
inextricablement les deux, seraient d’origine posidonienne. Un simple relevé des
occurrences des noms des divers scolarques stoïciens chez Quintilien suffit d’ailleurs à
prouver que ce dernier connaissait bien mieux les fondateurs du Portique que leurs
successeurs, ou s’intéressait du moins davantage à leur apport philosophique. S’il faut
chercher une source stoïcienne au concept exposé par Quintilien, nous devons donc nous
tourner vers Cléanthe et Chrysippe, auxquels renvoie l’auteur lui-même en mettant en
Origène, Contre Celse IV, 45 (= SVF, III, 743).
Cicéron, Ad Familiares, IX, 22 (= SVF, I, 77).
50 Quintilien, Institution Oratoire, III, 6, 37 (= F 189 E.-K.).
51 Cicéron, De Officiis, II, 51 (= F 95 van Straaten = T 117 Alesse) : Iudicis est semper in causis uerum sequi, patroni
non numquam ueri simile, etiam si minus sit uerum, defendere ; quod scribere, praesertim cum de philosophia scriberem, non
auderem, nisi idem placeret grauissimo Stoicorum, Panaetio.
52 Quintilien, Institution Oratoire, XII, 1, 36 : Verum et illud, quod prima propositione durum uidetur, potest adferre ratio,
ut uir bonus in defensione causae uelit auferre aliquando iudici ueritatem. Quod si quis a me proponi mirabitur (quamquam non
est haec mea proprie sententia, sed eorum quos grauissimos sapientiae magistros aetas uetus credidit), sic iudicet pleraque esse
quae non tam factis quam causis eorum uel honesta fiant uel turpia.
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parallèle son concept du uir bonus et la définition de la rhétorique comme « science du bien
parler » qu’avaient livrée les deux scolarques53.
En guise de conclusion, il convient d’insister sur la richesse de la formule initiale de
Caton mais aussi de sa réinterpréation par Quintilien, ce dernier assumant et assimilant
l’héritage de doctrines rhétoriques et philosophiques multiples, tant stoïciennes que
socratiques, tant isocratiques que cicéroniennes. La notion d’« homme de bien habile à
parler » ne saurait donc faire l’objet d’une lecture univoque à travers la grille stoïcienne.
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Ibidem, II, 15, 34 (= SVF, I, 491 = II, 292).
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