Academia.eduAcademia.edu
Revue de la France méridionale Le monachisme féminin dans l’Europe méridionale au Moyen Âge TOME 133 n° 315-316 SEMESTRIEL JUILLET-DÉCEMBRE 2021 Florian gallon* LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE DU HAUT MOYEN ÂGE : FORMES DE VIE SEXUÉE ET COHABITATION SEXUELLE L’histoire du monachisme féminin dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge, longtemps restée en marge des préoccupations des historiens, n’a pris son véritable essor qu’à des dates encore récentes par comparaison avec une historiographie déjà bien enracinée sous d’autres horizons. C’est seulement depuis quelques années que commencent à se dégager de premières visions d’ensemble1. La vie des femmes * [email protected]. Département d’histoire – UFR HAA, université Toulouse-Jean Jaurès, 5 allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse Cedex 9. 1. Voir pour la Catalogne rivera garretas (M.), « El monacato femenino (siglos VIII-XII) », dans miquel (M.) et sala (M.) (dir.), Tiempo de monasterios. Los monasterios de Cataluña en torno al año mil, Barcelone, Pòrtic, 2000, p. 106-119 ; Costa badia (X.), Paisatges monàstics. El monacat alt-medieval als comtats catalans (segles IX-X), thèse inédite, université de Barcelone, 2019, p. 430-445 ; sales (J.), « Ascetisme i monacat femenins a la Catalunya tardoromana i visigòtica », dans brugués (I.), boada (C.) et Costa (X.) (dir.), El monestir de Sant Joan. Primer cenobi femení dels comtats catalans (8871017), Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 2019, p. 41-56 ; brugués (I.), « Els primers monestirs femenins als comtats catalans (segles IX-XI) », ibid., p. 57-80. Pour les régions du nord-ouest de la péninsule Ibérique : lópez morán (E.), « El monacato femenino gallego en la Alta Edad Media », Nalgures, n° 1, 2004, p. 119-174 et n° 2, 2005, p. 49-142 ; Cavero domínguez (G.), « Spanish female monasticism : “family” monasteries and their transformation (eleventh to twelfth centuries) », dans burton (J.) et stöber (K.) (dir.), Women in the Medieval Monastic World, Turnhout, Brepols, 2015, p. 15-52 ; reglero de la Fuente (C. M.), « Las monjas benedictinas del Valle del Duero en su entorno social y político (1080-1284) », dans arCiello (D.), paniagua pérez (J.) et salazar simarro (N.) (éd.), Desde el clamoroso silencio. Estudios del monacato femenino en América, Portugal y España de los orígenes a la actualidad, Berlin, Peter Lang, 2021, p. 15-46. Une première synthèse a paru alors que le présent article était déjà rédigé : reglero de la Fuente (C. M.), Monasterios y monacato en la España medieval, Madrid, Marcial Pons Historia, 2021, p. 44-46 et 113-124. Florian Gallon est maître de conférences en histoire médiévale à l’université Toulouse-Jean Jaurès et membre de l’UMR Framespa. Ses travaux portent sur la péninsule Ibérique chrétienne du haut Moyen Âge, avec un intérêt particulier pour le monachisme et les représentations chrétiennes de l’Islam. Il a codirigé l’ouvrage Œuvrer pour le salut. Moines, chanoines et frères dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge (2019). 338 FLORIAN GALLON (2) au monastère est déjà assez ancrée dans le royaume wisigothique pour justifier la production de canons et d’une littérature spécifiques2. La période qui s’ouvre avec la conquête musulmane de la péninsule Ibérique, et que l’on peut prolonger jusqu’aux grandes réformes de l’époque grégorienne, est celle d’une pratique devenue très commune : entre le milieu du VIIIe et la fin du XIe siècle, on recense dans l’espace péninsulaire environ 180 monastères où sont attestées des moniales3. Le chiffre vaut toutefois d’être précisé à plusieurs titres. Sur le plan chronologique, les témoignages sont majoritairement concentrés aux Xe et XIe siècles, pour lesquels la documentation est de loin la plus volumineuse4 : seuls 24 de ces établissements sont connus avant 900. Sur le plan géographique, on les trouve regroupés dans un large secteur nord-occidental correspondant au royaume asturo-léonais. Plus au sud et plus à l’est, les cas sont beaucoup moins nombreux : 5 ou 6 exemples mozarabes au maximum5, 8 ou 9 en Catalogne6, 3 dans les royaumes de Pampelune 2. léandre de séville, De institutione virginum et contemptu mundi, Campos ruiz (J.) et roCa melia (I.) (éd.), Santos padres españoles II. San Leandro, San Isidoro, San Fructuoso. Reglas monásticas de la España visigoda. Los tres libros de las « Sentencias », Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 1971, p. 7-76 ; vives (J.), Concilios visigóticos e hispano-mauros, Madrid-Barcelone, CSIC, 1963 : Séville II (619), c. 11, p. 170-171. 3. Cet inventaire a été dressé à partir de linage Conde (A.), Los orígenes del monacato benedictino en la Península Ibérica, vol. 3, Monasticon hispanum, León, Centro de estudios e investigacón San Isidoro, 1973, revu et mis à jour à la lumière de : 1) un ensemble de plus de soixante collections documentaires présentées dans gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre. Fonctions et représentations du monachisme dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge (VIIIe-XIe siècle), thèse inédite, université Bordeaux Montaigne, 2014, p. 56 ; 2) gonzález gonzález (R.), Élites urbanas y relaciones de poder en Oviedo, León y Astorga en la Edad Media (siglos IX-XIII), thèse inédite, université d’Oviedo, 2017, p. 597-619 ; 3) rivera garretas (M.), « El monacato femenino », art. cit., p. 12-14 et Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 430-432. 4. On peut mesurer la répartition chronologique de la documentation diplomatique hispanique, de laquelle dépend l’essentiel de notre connaissance des monastères du haut Moyen Âge, à partir de garCía de Cortázar (J. Á.) et Fortún pérez de Ciriza (L. J.) (dir.), Codiphis. Catálogo de colecciones diplomáticas hispano-lusas de época medieval, Santander, Fundación Marcelino Botín, 1999. 5. Tábanos, Cuteclara et Peñamelaria évoqués par euloge de Cordoue, Memoriale sanctorum, gil (J.) (éd.), Scriptores muzarabici saeculi VIII-XI, Turnhout, Brepols, 2020, t. 2 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis 65B), II, ii, p. 787 ; II, iv, p. 788 ; III, xi, p. 854-856. Des moniales pourraient aussi avoir vécu au monastère de Santa Eulalia de Fragellas, mentionné en 961 par le Calendrier de Cordoue : voir en ce sens aillet (C.), Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique (IXe-XIIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 73-74. Le lieu de réclusion fondé pour la fille d’Umar ibn Hafsun, Argentea, dans son palais de Bobastro, même s’il n’est pas désigné comme monastère par la Passio Argenteae qui en fait mention, en présente toutes les caractéristiques et est identifié comme tel par sales (J.), « Ascetisme i monacat », art. cit., p. 48. Il faut peut-être y ajouter la communauté de religiosae virgines rejointe plus tard par Argentea à Cordoue, bien que le lieu ne soit pas davantage désigné comme monastère : Passio Argenteae et comitum, Fábrega grau (Á.) (éd.), Pasionario hispánico, Madrid-Barcelone, CSIC, 1955, vol. 2, 8, p. 384-385. Christys (A.), « Cordoba in the Vita vel Passio Argenteae », dans de jong (M.) et theuws (F.) (dir.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2001, p. 119-136, a tenté de remettre en cause, sans emporter la conviction, le lien fermement établi depuis le XIXe siècle entre Argentea et Ibn Hafsun. 6. Sant Joan de les Abadesses, Sant Pere de les Puelles, Santa Maria de les Puelles, Sant Pere del Burgal, Sant Daniel de Gérone, Santa Maria de Meia, Santa Cecília d’Elins, Sant Pere del Bac ainsi (3) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 339 et d’Aragon7. Enfin et surtout, une quarantaine seulement de ces monastères sont susceptibles d’être définis comme strictement féminins au sens où la présence de moniales y paraît exclusive de celle des moines ; dans tous les autres cas, on est en présence d’établissements caractérisés par des formes variables de mixité, de cohabitation ou d’association entre les sexes. Pour saisir dans toute son épaisseur la présence des femmes au monastère dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge, il convient donc non seulement de caractériser le monachisme féminin stricto sensu comme une forme de vie sexuée, mais aussi de dresser l’éventail des situations de coexistence sexuelle au sein des établissements monastiques. Les monastères féminins : caractères distinctifs Identifier le monachisme féminin On peut sans grande difficulté faire l’inventaire des monastères connus au temps des Wisigoths : Antonio Linage Conde en a recensé une trentaine, dont un seul abritait des moniales8. Il est pourtant indubitable que le monachisme féminin a été bien présent en territoire wisigothique, y compris dans sa version féminine9. Dès 506, dans le royaume de Toulouse, le concile d’Agde s’occupait des monasteria puellarum10. Tout au long du VIIe siècle, on trouve encore en péninsule Ibérique la mention générique de cœnobia feminarum ou virginum et de monasteria feminarum, virginum ou puellarum11. Mais c’est seulement passé le milieu du VIIIe siècle, plusieurs décennies après l’irruption des musulmans, que les cas bien identifiables de monastères féminins commencent à se faire moins rares : le premier exemple, celui de San Miguel de Pedroso, nous est connu par une charte de 75912. La nature sexuée de ces établissements peut être généralement déterminée par la désignation des membres qui les composent : une abbatissa, des sorores aussi appelées virgines, monachae, religiosae, deovotae, ancillae Dei, famulae Dei, sanctimoniales, conversae, confessae, peut-être que Santa Maria del Camí : rivera garretas (M.), « El monacato femenino », art. cit., p. 112-114 ; Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 360-363 et 430 ; brugués (I.), « Els primers monestirs », art. cit. 7. Eza, Santa María de Iquirre, Santa Cruz de la Serós : laCarra (J. M.), Colección diplomática de Irache, vol. 1 (958-1222), Saragosse, Instituto de estudios pirenáicos, 1965, n° 7 (1042) ; n° 17 (1060) ; ubieto arteta (A.), Cartulario de Santa Cruz de la Serós, Valence, s. n., 1966, n° 3 (1061) ; n° 4 (1070). 8. linage Conde (A.), Los orígenes del monacato..., op. cit., vol. 3, p. 17-32, spécialement n° 20. 9. Pour une vue d’ensemble : sales (J.), « Ascetisme i monacat », art. cit., p. 45-48. 10. martínez díez (G.) et rodríguez (F.), La colección canónica hispana, vol. 4, Madrid, CSIC, 1984 : Agde (506), c. 28, p. 132. 11. isidore de séville, De ecclesiasticis officiis, lawson (C.) (éd.), Turnhout, Brepols, 1989, II, xvi, 17 ; vives (J.), Concilios..., op. cit. : Séville II (619), c. 11, p. 170 ; Saragosse III (691), c. 5, p. 479 ; martínez díez (G.) et rodríguez (F.), La colección canónica hispana, vol. 5, Madrid, CSIC, 1992 : Tolède VI (638), c. 6, p. 310 ; Liber Iudiciorum, zeumer (K.) (éd.), MGH, Legum sectio I. Legum nationum germanicarum, t. 1, Leges Visigothorum, Hanovre-Leipzig, 1902, IV, 5, 6, p. 204-205. 12. Becerro galicano digital, n° 301 (759) : http://www.ehu.eus/galicano/id301 340 FLORIAN GALLON (4) puellae13. Cette terminologie illustre quelques-uns des marqueurs les plus fondamentaux du genre de vie monastique, qu’il soit mené par des femmes ou par des hommes : engagement dans la vie religieuse (religiosa, conversa, confessa), virginité ou chasteté (virgo, puella), communauté fraternelle (soror), soumission et dévotion à Dieu (deovota, ancilla Dei, famula Dei). De tels vocables n’en identifient pas moins une pratique féminine du monachisme, soit par leur application exclusive à des femmes (puella, virgo, deovota, ancilla, sanctimonialis), soit par la féminisation de termes par ailleurs attribués à des moines (monachus/monacha, conversus/conversa, confessus/confessa, frater/soror, famulus/famula). Par-delà le sexe de celles qui le pratiquent, il convient donc de s’interroger sur d’éventuels caractères distinctifs de ce monachisme vécu au féminin. Gouverner les moniales : l’abbesse, le pacte et la règle Le gouvernement d’une abbesse est sans doute le premier d’entre eux : son évidence dispense d’y insister trop longuement, sinon pour remarquer que l’autorité de la supérieure, en contexte hispanique, se fonde parfois sur la souscription d’un pacte, c’est-à-dire d’un engagement écrit entre les membres de la communauté et celui ou celle qui va les gouverner. On sait en effet que bon nombre de monastères hispaniques ont eu recours à un tel document entre le VIIe et le XIe siècle14. Son usage n’est pas réservé aux moniales, mais certains de ces pactes concernent des communautés féminines, comme ceux de San Miguel de Pedroso (759), San Mamés de Tabladillo (930), Santa María de Piasca (941) ou San Julián de Villagonzalo (959)15. Le pouvoir de l’abbesse repose aussi sur la règle : il n’y aurait, là non plus, rien de proprement féminin, n’était que les prescriptions régulières furent parfois spécifiquement adaptées à un public de moniales. En témoigne, dès la fin du VIe siècle, le De institutione virginum adressé par Léandre de Séville à sa sœur Florentine pour 13. Voir pour l’époque wisigothique sánChez salor (E.), Jerarquías eclesiásticas y monacales en época visigótica, Salamanque, Universidad de Salamanca, 1976, p. 199-203 et 232-235 ; pour la période postérieure : gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 185-192. Plusieurs de ces termes ne désignent pas nécessairement des moniales ; seul le contexte permet alors de trancher : voir en ce sens et plus généralement magnani (E.), « La vie consacrée des femmes et l’ascétisme domestique : normes, liturgies, pratiques (fin IVe-XIIe siècle) », Revue Mabillon, n° 29, 2018, p. 5-25, ici p. 5. 14. L’institution originale du pacte monastique a donné lieu à une bibliographie nourrie que l’on pourra reconstituer à partir de gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 39, 120-129 et 729. 15. Becerro galicano digital, n° 301 (759) : http://www.ehu.eus/galicano/id301 ; serrano (L.), Cartulario de San Pedro de Arlanza, Madrid, Centro de estudios históricos, 1925, n° 8 (930) ; mínguez Fernández (J. M.), Colección diplomática del monasterio de Sahagún (siglos IX y X), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1976, n° 79 (941) ; Fernández Flórez (J. A.) et serna serna (S.), El Becerro gótico de Cardeña. El primer gran cartulario hispánico (1086), vol. 2, Documentos e índices, Burgos, Instituto castellano y leonés de la lengua, 2017, n° 115 (959). (5) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 341 lui délivrer une série de conseils sur la façon de bien conduire sa vie au monastère16. À partir du VIIIe siècle, les pactes de monastères féminins font mention de la règle suivie comme d’un texte que l’on peut lire et qui sert à corriger les moniales en cas de mauvais comportement17. Si l’on ignore ici quel était ce texte, d’autres documents apportent davantage de précisions. En la matière, la Catalogne fait longtemps figure d’exception : rattachée au IXe siècle à l’Empire carolingien, elle en reçoit plus tôt que le reste de la péninsule l’usage préférentiel de la règle bénédictine18. C’est le cas à Sant Joan de les Abadesses, premier exemple connu d’une communauté féminine catalane : la règle de saint Benoît, attestée à partir de 938, y était vraisemblablement en usage depuis la fondation du monastère à la fin du IXe siècle19. Plus à l’ouest, moines et moniales ne suivent pas de règle clairement définie, souvent jusqu’à une date avancée du XIe siècle ; le régime dominant est celui de la regula mixta : pour diriger sa communauté, l’abbé ou l’abbesse puise dans un corpus souple de recommandations tirées de règles monastiques ou d’autres textes ascétiques20. Le manuscrit en écriture wisigothique connu sous le nom de codex de Leodegundia, dont la deuxième partie est datée par un colophon de 812 mais que Manuel Díaz y Díaz a proposé, selon des critères paléographiques, de repousser à la première moitié du Xe siècle, offre un bel exemple d’un tel système appliqué à un monastère féminin21. Son contenu permet de l’identifier comme un codex regularum : s’y succèdent les règles de Benoît, de Fructueux de Braga, d’Isidore de Séville et de Pachôme, dans un enchaînement comparable à celui que proposent d’autres codices regularum hispaniques du Xe siècle22. Mais le codex de Leodegundia donne ensuite un corpus plus original formé par une série de textes destinés aux femmes vouées à Dieu : une regula puellarum attribuée à Augustin, la lettre de Jérôme à Eustochia ainsi que d’autres textes hiéronymiens choisis pour leur tonalité féminine, le De institutione virginum de Léandre de Séville, un extrait du De ecclesiasticis officiis d’Isidore sous la rubrique De viduis, les vies des saintes 16. léandre de séville, De institutione virginum, op. cit. 17. serrano (L.), Cartulario de San Pedro de Arlanza..., op. cit., n° 8 (930) ; mínguez Fernández (J. M.), Colección diplomática del monasterio de Sahagún..., op. cit., n° 79 (941). 18. linage Conde (A.), Los orígenes del monacato benedictino..., op. cit., vol. 2, p. 498-538. 19. udina martorell (F.), El archivo condal de Barcelona en los siglos IX-X. Estudio crítico de sus fondos, Barcelone, CSIC, 1951, n° 112 (938) ; boada (C.), « Viure la Regla de sant Benet en femení », dans brugués (I.), boada (C.) et Costa (X.) (dir.), El monestir de Sant Joan..., op. cit., p. 203-222, ici p. 214-219. 20. gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 106-112. 21. Voir sur ce manuscrit, díaz y díaz (M.), « El Códice monástico de Leodegundia (Escorial, a.I.13) », La Ciudad de Dios, n° 181, 1968, p. 567-587 ; id., Códices visigóticos en la monarquía leonesa, León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1983, p. 89-114 ; de vogüé (A.), « Le codex de Leodegundia (Escorial a.I.13) : identification et interprétation de quelques morceaux », Revue bénédictine, n° 96, 1986, p. 100-105. 22. Sur les codices regularum hispaniques du haut Moyen Âge : mundò (A.), « I “Corpora” e i “Codices regularum” nella tradizione codicologica delle regole monastiche », dans San Benedetto nel suo tempo, Spolète, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1982, vol. 2, p. 477-520 ; velázquez (I.), « Reflexiones en torno a la formación de un corpvs regvlarvm de época visigoda », Antigüedad y cristianismo, n° 23, 2006, p. 531-568. 342 FLORIAN GALLON (6) Constantine et Mélanie. On sait en outre que ce deuxième secteur du manuscrit a été copié par une moniale nommée Leodegundia. Ce que laisse entrevoir ce manuscrit, c’est donc l’adaptatibilité du régime de la regula mixta à des communautés féminines, par le choix ou l’ajout de textes concernant particulièrement les femmes. Un autre exemple de féminisation de la règle pourrait être fourni par le regularem libellum composé pour les vierges consacrées par l’abbé Salvus d’Albelda († 962)23. On a conservé de ce texte une probable copie à travers un manuscrit de 976, originaire des environs du monastère d’Albelda et qui contient un Libellus a regula sancti Benedicti subtractus destiné à une communauté de moniales24. L’œuvre montre qu’un phénomène de bénédictinisation des monastères féminins était alors à l’œuvre dans le royaume léonais. Elle révèle aussi qu’il s’accompagnait d’ajustements lorsqu’il atteignait des établissements féminins : dans le Libellus a regula sancti Benedicti subtractus, les préceptes de Benoît se trouvent en effet systématiquement féminisés. De l’importance accordée à la règle de saint Benoît dans des établissements féminins, on retrouve trace à León et dans ses environs à partir de la fin du Xe siècle : dans plusieurs monastères, seules ou aux côtés de moines, des moniales vivent sub regula Benedicti patris25. Une telle mention caractérise notamment le monastère de San Vicente de León en 1011, mais on apprend une vingtaine d’années plus tard que les sœurs y sont établies sub regula benediccionem Florentine26. L’obscurité de cette formule, mal copiée par un scribe peu versé en latin – il corrompt aussi ancillarum Dei en ad illarum Dei –, s’éclaire à la lumière d’une autre, contemporaine et procédant du monastère de San Miguel de León : ses membres cohabitaient sub regula Benedicti patris et Florentine27. Quelques années plus tôt, au monastère de San Félix de León, les moniales vivaient aussi sub regula Benedicti patris […] et Florentine28. Il est ainsi question par trois fois à León, dans les années 1020-1030, de monastères qui suivent une règle de Benoît et de Florentine. Deux d’entre eux, ceux 23. Vita Salvi abbatis, díaz y díaz (M.) (éd.), Libros y librerías en la Rioja altomedieval, Logroño, Instituto de estudios riojanos, 1979, p. 282. 24. linage Conde (A.), Una regla monástica femenina del siglo X : el « Libellus a regula sancti Benedicti subractus », Salamanque, Universidad de Salamanca, 1973 ; saïd (M.-B.), « Libellus a regula sancti Benedicti subtractus », dans Règles monastiques au féminin, abbaye de Bellefontaine, 1996, p. 177-265 ; boada (C.), « Viure la Regla de sant Benet en femení », art. cit., p. 212-214. Pour l’attribution – discutée – de ce Libellus à l’abbé Salvus d’Albelda : bishKo (C.), « Salvus of Albelda and frontier monasticism in tenth-century Navarre », Speculum, n° 23, 1948, p. 559-591, ici p. 574-578 (repr. dans id., Studies in Medieval Spanish Frontier History, Londres, Variorum reprints, 1980, n° I). 25. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), vol. 3 (986-1031), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1988, n° 568 (995) ; n° 592 (1000) ; n° 617 (1002) ; n° 658 (1006) ; n° 698 (1011) ; n° 709 (1012) ; n° 723 (1014) ; n° 777 (1021) ; n° 803 (1023) ; id., Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), vol. 4 (1032-1109), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1990, n° 940 (1035) ; n° 953 (1037) ; n° 970 (1038) ; n° 1002 (1042) ; n° 1074 (1050). 26. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 697 (1011) ; ibid., vol. 4, op. cit., n° 946 (1036). 27. Ibid., n° 955 (1037). 28. Ibid., n° 770 (1020). (7) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 343 de San Vicente et de San Félix, sont des établissements féminins. On peut donc voir dans ces mentions le reflet d’une règle mixte destinée aux moniales et puisant à deux héritages : celui de la règle bénédictine d’une part, celui des instructions destinées par Léandre de Séville à sa sœur Florentine d’autre part – deux textes dont la circulation conjointe est attestée dans un manuscrit du Xe siècle29. Il faut attendre la deuxième moitié du XIe siècle pour constater l’achèvement de ce processus de bénédictinisation dans un contexte d’ouverture aux influences nord-pyrénéennes et de réformes initiées par les rois hispaniques. Le monastère féminin de Santa Cruz de la Serós pourrait en livrer un exemple aragonais : le roi Ramire Ier y aurait imposé en 1061 la règle bénédictine, même si le seul texte qui témoigne d’une telle réforme est douteux30. Mieux assuré est le cas d’un monastère dédié à saint Pierre dans le royaume de León, généralement identifié à San Pedro de las Dueñas : sous l’impulsion d’Alphonse VI, ses moniales reçoivent en 1080 la règle bénédictine et les coutumes de Marcigny, le pendant féminin de Cluny31 – signe encore d’une adaptation nécessaire aux spécificités d’un monachisme pratiqué par des femmes. La clôture et la ville : espaces du monachisme féminin Un régime de clôture rigoureuse a pu constituer, dès le très haut Moyen Âge, un autre de ses marqueurs distinctifs32. Confiant dans l’étanchéité du monastère, le troisième concile de Saragosse (691) avait imposé aux reines veuves de se retirer infra claustra monasterii, à l’écart des perturbations mondaines33. À Cordoue, au milieu du IXe siècle, les anciennes moniales de Tábanos vivaient à l’abri d’une clôture fermée par des portes34. Un demi-siècle plus tard, le rebelle Umar ibn Hafsun, converti au christianisme, faisait construire pour sa fille Argentea et d’autres jeunes femmes vouées à Dieu un seclusum hospitium au sein de son palais de Bobastro, infra palatii claustra, afin de les préserver a seculi turbinibus35. Plus au nord et plus tard, quand l’évêque Nuño de León fonda en 1020 le monastère féminin de San Félix, il prit soin de le pourvoir d’un enclos fermé36. La clôture n’était bien 29. díaz y díaz (M.), Libros y librerías..., op. cit., p. 177-178. 30. ubieto arteta (A.), Cartulario de Santa Cruz de la Serós, op. cit., n° 3 (1061). Sur le caractère douteux de cet acte : ibid., p. 6. 31. gambra (A.), Alfonso VI. Cancillería, curia e imperio, vol. 2, Colección diplomática, León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1998, n° 66 (1080). Sur les problèmes d’identification de ce monastère et sa bénédictinisation : Cavero domínguez (G.) « Spanish female monasticism », art. cit., p. 32-39. 32. sChulenburg (J.), « Strict active enclosure and its effects on the female monastic experience (ca. 500-1100) », dans niChols (J.) et shanKs (L.) (dir.), Medieval Religious Women, vol. 1, Distant Echoes, Kalamazoo, Cistercian publications, 1984, p. 51-86. 33. vives (J.), Concilios..., op. cit. : Saragosse III (691), c. 5, p. 480. 34. euloge de Cordoue, Memoriale sanctorum, op. cit., III, x, 10, p. 853. 35. Passio Argenteae, éd. cit., 5, p. 383. 36. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 770 (1020). 344 FLORIAN GALLON (8) sûr pas réservée aux moniales : les claustra monasterii sont mentionnés aux Xe et XIe siècles dans des monastères d’hommes37. On ne trouve toutefois pas d’équivalent, pour un établissement masculin, de l’expression redoublée in claustra reclusionis appliquée au monastère féminin de Puertomarín38, ni de celles de reculuso et recluso de sorores qui désignent, dans le troisième quart du Xe siècle, deux monastères féminins : dans l’un et l’autre cas, la clôture était apparemment un élément si constitutif de l’identité du lieu qu’elle avait fini par désigner de façon métonymique l’établissement tout entier39. Une autre caractéristique spatiale du monachisme féminin tient à sa dimension urbaine40. Celle-ci ne saurait davantage être érigée en critère discriminant : de nombreuses communautés de moniales sont établies en milieu rural et il existe des monastères d’hommes en ville41. La proportion de monastères féminins installés dans un environnement citadin n’en est pas moins frappante : 14 ou 15 sur la quarantaine qu’on a identifiés – 7 à León, 2 à Astorga et à Gérone, 1 ou 2 à Cordoue, 1 à Oviedo et à Barcelone – auxquels il faut en ajouter une vingtaine d’autres – 13 à León, 6 à Astorga, 2 à Oviedo – où des moniales sont associées d’une manière ou d’une autre à des moines42. Si la nature cénobitique de ces établissements urbains est généralement bien établie par la mention d’une abbesse, d’une communauté voire de la règle 37. sáez (E.), Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), vol. 1 (775-952), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1987, n° 75 (927) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 824 (1025). 38. sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova (842-1230), Alcalá de Henares, Universidad de Alcalá, 1996-2006, n° 29 (927). 39. sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), vol. 2 (953-985), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1990, n° 278 (954) ; pérez de urbel (J.), Historia del condado de Castilla, Madrid, CSIC, 1945, vol. 3, n° 370 (967). 40. dalarun (J.), Modèle monastique. Un laboratoire de la modernité, Paris, CNRS, 2019, p. 78. 41. Par exemple San Vicente à Oviedo : Calleja p uerta (M.) et s anz F uentes (M. J.), « Fundaciones monásticas y orígenes urbanos : la refacción del documento fundacional de San Vicente de Oviedo », dans Iglesia y ciudad. Espacio y poder (siglos VIII-XIII), Oviedo-León, Universidad de Oviedo-Universidad de León, 2011, p. 9-41 ; San Pedro de la Puerta del Conde et San Adrián à León : ruiz a senCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 924 (1034) ; vol. 4, op. cit., n° 1115 (1059), n° 1220 (1081). 42. Voir gonzález gonzález (R.), Élites urbanas..., op. cit., p. 597-619, qu’il convient de réviser légèrement : San Salvador de Astorga est omis comme monastère féminin : Cavero domínguez (G.) et martín lópez (E.), Colección documental de la catedral de Astorga, vol. 1 (646-1126), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1999, n° 194 (1003) ; San Dictino de Astorga (ibid., n° 27 ; quintana prieto [A.], « Monasterios astorganos de San Dictino », Archivos leoneses, n° 57-58, 1975, p. 209-310), San Pedro, Santa Marta et San Acisclo dans la même ville (yepes [A.], Crónica general de la Orden de San Benito, Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 1959-1960, vol. 2, p. 206-207 et 209) le sont comme monastères doubles ou mixtes. Il faut ajouter comme monastères féminins Sant Pere de les Puelles à Barcelone, Santa Maria de les Puelles et Sant Daniel à Gérone : Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 418 ; brugués (I.), « Els primers monestirs », art. cit., p. 65-66 ; enfin, à Cordoue, le monastère qui reçoit les moniales dispersées de Tábanos : euloge de Cordoue, Memoriale sanctorum, op. cit., III, x, 9, p. 852, et peut-être la communauté de vierges religieuses rejointe par Argentea : Passio Argenteae, éd. cit., 8, p. 383-384. (9) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 345 bénédictine43, on sait la variété des significations couvertes par le terme monasterium au haut Moyen Âge44. Aussi est-il permis d’imaginer que certains de ces monasteria urbains aient correspondu plutôt à de modestes reclusoirs, surtout à partir du XIe siècle quand le phénomène de la réclusion féminine prend son plein essor dans les villes d’Occident45. L’unique texte qui donne à connaître en 1026 l’existence d’un monasterium situé à l’intérieur des remparts de León, non loin de la porte des Comtes, y signale seulement la présence d’une certaine Velazquita, Christi ancilla au statut incertain qu’il n’est pas interdit de prendre pour une recluse46. Dans ce cas comme dans d’autres, les moniales s’établissent intra-muros47. Les murailles leur 43. Par exemple à Sant Joan de les Abadesses : udina martorell (F.), El archivo condal..., op. cit., n° 11 (899) ; Santiago de León : ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 568 (995) ; San Vicente de León : ibid., n° 822 (1025). 44. deFlou-leCa (N.), « La polysémie terminologique des communautés monastiques (VIe-Xe siècle) : quelques cas d’étude », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA), hors-série n° 10, 2016 : http://journals.openedition.org/cem/14472 ; gaillard (M.), « Monasterium, cella, abbatia… Enquête sur les différents termes désignant les communautés religieuses au haut Moyen Âge (Ve-milieu IXe siècle) et leur signification », ibid. : http://journals.openedition.org/ cem/14474. Pour la péninsule Ibérique : gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 69-103. 45. l’hermite-leClerCq (P.), « La réclusion dans le milieu urbain français au Moyen Âge », dans vauChez (A.) (dir.), Ermites de France et d’Italie, XIe-XVe siècle, Rome, École française de Rome, 2003, p. 155-173 ; ead., « Reclusion in the Middle Ages », dans BeaCh (A. I.), CoChelin (I.) (dir.), The Cambridge History of Medieval Monasticism..., op. cit., vol. 2, p. 747-765. Pour la péninsule Ibérique : Cavero domínguez (G.), Inclusa intra parietes. La reclusión voluntaria en la España medieval, Toulouse, Méridiennes, 2010. 46. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 825 (1026). Sur le sens non nécessairement cénobitique de l’expression Christi ancilla : magnani (e.), « La vie consacrée des femmes », art. cit., p. 5-6 ; montenegro valentín (J.) et del Castillo (A.), « Las viudas consagradas en la Iglesia occidental y su pervivencia en la península Ibérica : un ejemplo de continuidad », Studia monastica, n° 53, 2011, p. 337-361, ici p. 347-349. 47. À León : San Miguel : sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 2, op. cit., n° 405 (967) ; Santiago : ibid., n° 412 (970) ; n° 498 (984) ; San Vicente : ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 696 (1010-1011) ; San Salvador : ibid., n° 710 (1012) ; San Félix : ibid., n° 770 (1020) ; Santa Cristina : ibid., n° 803 (1023) ; San Juan Bautista : ibid., n° 865 (1030) ; Santa María : ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 1002 (1042) ; San Pelayo : martín lópez (E.), Patrimonio cultural de San Isidoro de León. I/1. Documentos de los siglos X-XIII. Colección diplomática, León, Universidad de León, 1995, n° 3 (1043) ; San Salvador de Palat de Rey : sampiro, Chronique, pérez de urbel (J.) (éd.), Sampiro. Su crónica y la monarquía leonesa en el siglo X, Madrid, CSIC, 1952, p. 332. Sur la localisation de ce monastère : miguel hernández (F.), « Monasterios leoneses en la Edad Media. Palat de Rey y Carracedo », dans Arqueoleón. Historia de León a través de la arqueología, León, Instituto leonés de cultura, 1996, p. 131-162. À Astorga : San Acisclo et San Cristóbal : yepes (A.), Crónica general..., op. cit., vol. 2, p. 206-207. À Oviedo : San Juan Bautista y San Pelayo : Cayrol (L.), « El monasterio de San Pelayo de Oviedo : infantado y memoria regia », Territorio, sociedad y poder, n° 8, 2013, p. 53-66, ici p. 55-56. À Gérone : Santa Maria de les Puelles : Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 418. Sur les monastères établis intra muros à León, Astorga ou Oviedo, voir plus largement Cavero domínguez (G.), « Organización eclesiástica de las civitates episcopales de León y Astorga (siglo X) », dans Iglesia y ciudad..., op. cit., p. 67-101, ici p. 79-80, 88-91 et 97-98 ; gonzález gonzález (R.), Élites urbanas..., op. cit., 346 FLORIAN GALLON (10) garantissent une meilleure sécurité, comme en témoigne la formule selon laquelle elles sont placées in munitione muri48. Certains monastères sont implantés près d’une porte, ce qui peut s’expliquer par la place disponible dans une zone moins densément urbanisée49. Une telle logique d’implantation prévaut a fortiori dans le cas d’établissements installés hors les murs, tels Sant Pere de les Puelles à Barcelone, Sant Daniel à Gérone, San Miguel de la Vega et San Pedro de la Puerta del Obispo à León, ou le monastère qui accueille les anciennes moniales de Tábanos à Cordoue50. Dans ce dernier cas, un autre facteur a dû jouer : l’impossibilité faite aux chrétiens d’établir leurs lieux de culte à l’intérieur de la médina, à portée de vue des musulmans51. L’établissement en ville relève aussi de stratégies politiques et sociales visant à rendre visibles et à ancrer dans la topographie urbaine la richesse matérielle, la capacité à contrôler le sacré et la mémoire des puissants : Sant Pere de les Puelles est fondé par le comte Sunyer à Barcelone, dans la capitale de son comté52, San Salvador de Palat de Rey à León par le roi Ramire II iuxta palacium regis53 ; San Pelayo de Oviedo et San Pelayo de León sont également des fondations royales dans les deux villes capitales du royaume54. Ces localisations rapprochent enfin les moniales des p. 345-347 ; Carvajal Castro (Á.), « Un modelo (historiográfico) para armar », dans Cernadas martínez (S.) et garCía-Fernández (M.) (éd.), Reinas e infantas en los reinos medievales ibéricos. Contribuciones para su estudio, Saint-Jacques de Compostelle, Universidade de Santiago de Compostela, 2018, p. 29-50, ici p. 36-37 ; manCebo gonzález (G.), « La representación documental de una realidad material desaparecida : la construcción de monasterios en la ciudad de León (c. 1000-1050) », Studia historica. Historia medieval, vol. 39, n° 1, 2021, p. 45-68, ici p. 48. 48. ruiz asenCio, (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 697 (1011) ; n° 770 (1020) ; vol. 4, op. cit., n° 1002 (1042) ; n° 1010 (1044). 49. San Juan Bautista de León : ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 865 (1030) ; n° 1010 (1044) ; Santa Maria de les Puelles à Gérone : Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 418. 50. Voir respectivement Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 418 ; brugués (I.), « Els primers monestirs », art. cit., p. 65 ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 855 (1029) ; n° 917 (1033) ; molénat (J.-P.), « La place des chrétiens dans la Cordoue des Omeyyades, d’après leurs églises (VIIIe-Xe siècle) », Al-Qantara, n° 33, 2012, p. 147-168, ici p. 152. 51. molénat (J.-P.), « La place des chrétiens dans la Cordoue des Omeyyades », art. cit. 52. baiges i jardí (I.) et puig i ustrell (P.), Catalunya carolingia, vol. 7, El comtat de Barcelona, Barcelone, Institut d’estudis catalans, 2019, n° 261 (945). Sur la fondation du monastère : udina martorell (F.), « El milenario del real monasterio de San Pedro de las Puellas y el acta de consagración de su primitivo templo », Butlletí de la Reial Acadèmia de bones lletres de Barcelona, n° 18, 1945, p. 217-244. 53. sampiro, Chronique..., op. cit., p. 332. 54. Sur les liens de ces trois derniers établissements avec le pouvoir royal : Fernández Conde (F.), « Orígenes del monasterio de San Pelayo », dans Semana del monacato cantabro-astur-leonés, Oviedo, Monasterio de San Pelayo, 1982, p. 99-113 ; id. et torrente (I.), « Los orígenes del monasterio de San Pelayo (Oviedo) : aristocracia, poder y monacato », Territorio, sociedad y poder, n° 2, 2007, p. 181-202 ; viñayo gonzález (A.), « Reinas e infantas de León, abadesas y monjas del monasterio de San Pelayo y San Isidoro », dans Semana del monacato cantabro-asturleonés..., op. cit., p. 123-135 ; mCClusKey (R.), « The early history of San Isidoro de León (X-XII c.) », Nottingham Medieval Studies, n° 38, 1994, p. 35-59 ; henriet (P.), « Deo votas. L’Infantado et la fonction des infantes dans la Castille et le León des Xe-XIIe siècles », dans id. et legras (A.M.) (dir.), Au cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe siècle). Mélanges en (11) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 347 moines ou des clercs dont elles dépendent à divers égards : il ne semble ainsi pas fortuit que plusieurs monastères accueillant des moniales à León se situent soit inter cetera monasteria55, soit dans le voisinage immédiat de la cathédrale56. Les moniales et les moines : distance et dépendance C’est en effet une autre particularité du monachisme féminin que d’être toujours conçu dans une relation paradoxale de distance et de dépendance vis-à-vis des hommes57. La norme de l’exclusion sexuelle est tôt établie : dès la fin du IVe siècle, le premier concile de Tolède exige des puellae Dei qu’elles évitent toute familiarité avec les hommes, laïcs ou confessores58. En 506, dans la Narbonnaise wisigothique, le concile d’Agde préconise que les monasteria puellarum soient établis loin des monasteria monachorum pour les prémunir contre les insidia diaboli et les oblocutiones hominum59. À la fin du siècle, Léandre de Séville recommande à sa sœur Florentine, pour se préserver de la concupiscence, de fuir les contacts avec les hommes aussi bien religieux que laïcs60. Un peu plus tard, dans son De ecclesiasticis officiis, leur frère Isidore acte que les moniales, dans les cœnobia feminarum, vivent loin à l’écart des hommes61. La Vita de Fructueux de Braga, rédigée vers le milieu du VIIe siècle, fournit un clair exemple d’une telle séparation. On y lit que le saint fondateur avait institué sur une île, au large de Cadix, un monastère d’hommes qui devait attirer rapidement de nombreuses vocations. Les femmes ne pouvaient l’honneur de Paulette L’Hermite-Leclercq, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2000, p. 189-201 ; martin (T.), Queen as King. Politics and Architectural Propaganda in TwelfthCentury Spain, Leyde-Boston, Brill, 2006, p. 30-61 ; ead., « Fuentes de potestad para reinas e infantas : el infantazgo en los siglos centrales de la Edad Media », Anuario de estudios medievales, n° 46, 2016, p. 97-136 ; Cayrol (L.), « El monasterio de San Pelayo », art. cit. ; ead., « On infantas, domnae and Deo votae. A few remarks on the infantado and its ladies », Summa, n° 3, 2014, p. 129-146 ; reglero de la Fuente (C. M.), « Omnia totius regni sui monasteria : la Historia Legionense, llamada Silense y los monasterios de las infantas », e-Spania, n° 14, 2012 : http:// journals.openedition.org/e-spania/21775 ; id., « El infantado monástico : del espacio a la memoria », dans arias (F.) et martínez sopena (P.) (dir.), Los espacios del rey : poder y territorio en las monarquías hispánicas (siglos XII-XV), Bilbao, Universidad del País vasco, 2018, p. 419-436. 55. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 696 (1010-1011) ; n° 803 (1023) ; vol. 4, op. cit., n° 1065 (1049). 56. sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 2, op. cit., n° 486 (982) ; n° 498 (984) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 710 (1012) ; n° 865 (1030). 57. Voir en ce sens gaillard (M.), « Female monasteries of the early Middle Ages (seventh to ninth century) in northern Gaul: Between monastic ideals and aristocratic powers », dans burton et stöber, Women in the Medieval Monastic World, op. cit., p. 75-96, ici p. 76-77. 58. martínez díez (G.) et rodríguez (F.), La colección canónica, vol. 4, op. cit. : Tolède I (ca 400), c. 6, p. 330-331. Voir sur ce canon, magnani (e.), « La vie consacrée des femmes », art. cit., p. 10. 59. martínez díez (G.) et rodríguez (F.), La colección canónica, vol. 4, op. cit. : Agde, c. 28, p. 132. Quarante ans plus tard, les évêques réunis à Lérida rappelaient la validité des canons d’Agde en matière monastique : ibid. : Lérida (546), c. 3, p. 301. 60. léandre de séville, De institutione virginum, op. cit., 2-3, p. 39-42. 61. isidore de séville, De ecclesiasticis officiis, op. cit., II, xvi, 17. 348 FLORIAN GALLON (12) y entrer ; l’une d’entre elles, la noble Bénédicte, s’installa seule dans un ermitage, à une certaine distance du monastère mais suffisamment près pour en recevoir sa subsistance. La réputation de Bénédicte réunit autour d’elle de nombreuses jeunes filles pour lesquelles Fructueux édifia dans un lieu isolé un autre monastère. Les deux établissements avaient partie liée : quand une famille décidait de faire profession religieuse, le mari et ses fils se retiraient au monastère d’hommes, l’épouse et ses filles au monastère de femmes62. Ces deux monastères, fondés à quelques années d’intervalle et à une assez faible distance l’un de l’autre, peuvent donc être saisis à travers le modèle des communautés jumelles tel que l’a décrit Jean Leclercq, soit deux établissements associés, l’un masculin et l’autre féminin, mais géographiquement disjoints et institutionnellement autonomes63. S’il convenait de les attacher d’une manière ou d’une autre à des moines, c’est que les moniales pouvaient difficilement se passer de leurs services64. Aussi fallut-il réglementer ces relations nécessaires. En 517, le concile gaulois d’Épaone, intégré à la Collectio hispana – laquelle fournit, jusqu’à la fin du XIe siècle, le corpus canonique de référence dans la chrétienté ibérique –, stipule que seuls des hommes éprouvés pourront entrer dans les monastères de femmes, notamment pour la célébration de la messe et sans s’y attarder plus que leur tâche ne l’exige65. Un siècle plus tard, Isidore de Séville prescrit que les hommes qui se rendront dans un monastère féminin pour quelque service ne puissent s’y avancer au-delà du vestibule ; il ajoute que les moniales travaillent la laine pour confectionner les habits des moines, dont elles dépendent au moins en partie pour leur subsistance66. La pensée isidorienne a certainement inspiré le canon du concile de Séville II relatif à la tutelle exercée par les moines sur les monasteria virginum de Bétique : leur rôle se limite à l’administration matérielle, pour laquelle un moine en particulier doit être désigné par l’abbé et approuvé par l’évêque, et à la direction spirituelle des moniales ; il convient néanmoins qu’ils évitent tout contact individuel avec l’une d’entre elles. En retour, celles-ci sont chargées de tisser les vêtements pour les monastères d’hommes qui assurent leur protection67. Ces textes théoriques ou normatifs se trouvaient-ils traduits en pratique ? On peut considérer que les conseils adressés à Florentine par Léandre de Séville à la fin du VIe siècle ou que la lettre envoyée quelques décennies plus tard par Braulion de Saragosse à l’abbesse Pomponia relevaient de la fonction de direction spirituelle des 62. Vita Fructuosi, díaz y díaz (M.) (éd.), La Vida de san Fructuoso de Braga. Estudio y edición crítica, Braga, 1974, 14-15. 63. leClerCq (J.), « Feminine monasticism in the twelfth and thirteenth centuries », dans sKudlareK (W.) (dir.), The Continuing Quest for God: Monastic Spirituality in Tradition and Transition, Collegeville, Liturgical Press, 1982, p. 114-138, ici p. 115. 64. Voir en général et dernièrement griFFiths (F.), « The mass in monastic practice: nuns and ordained monks, c. 400-1200 », dans BeaCh (A. I.), CoChelin (I.) (dir.), The Cambridge Medieval History of Monasticism..., op. cit., vol. 2, p. 729-746, ici p. 737-738. 65. martínez díez (G.) et rodríguez (F.), La colección canónica, vol. 4, op. cit. : Épaone (517), c. 28, p. 198-199. 66. isidore de séville, De ecclesiasticis officiis, op. cit., II, xvi, 17. 67. vives (J.), Concilios..., op. cit. : Séville II (619), c. 11, p. 170-171. (13) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 349 moniales, ici assumée par des évêques qui étaient aussi leurs parents68. Vers le milieu du Xe siècle, la rédaction d’une règle féminine par l’abbé Salvus d’Albelda, puis la copie de ce qui était sans doute le même texte par le prêtre Enneco Garcia pour le monastère de Santa Nunilo y Santa Alodia de Nájera semblent procéder d’une logique similaire69. Quant au service liturgique des moniales, il pouvait être rempli par des hommes établis dans le voisinage du monastère : au milieu du IXe siècle, les moniales expulsées de Tábanos trouvent refuge à Cordoue, dans un édifice accolé à la basilique de San Ciprián que dessert un groupe de clercs70 ; on peut supposer que ces derniers pourvoyaient aux nécessités cultuelles de leurs voisines. Il en va de même à Sant Joan de les Abadesses : les deux actes relatifs à la fondation du monastère, datés de la fin du IXe siècle mais élaborés environ un siècle plus tard, font état de prêtres auprès des moniales. En 965, on trouve une communauté de chanoines aux côtés des sœurs et il est encore fait mention de prêtres et de servantes de Dieu à la veille de la réforme de l’établissement, en 1016-101771. À la fin du XIe siècle, les monastères féminins placés sous la règle de saint Benoît par la volonté des souverains d’Aragon et de León se trouvent associés à des établissements masculins auxquels revient de veiller à l’observance bénédictine des moniales. La tuitio des moines est rendue possible par la proximité géographique : 8 kilomètres entre San Juan de la Peña et Santa Cruz de la Serós, 4 seulement entre Sahagún et San Pedro de las Dueñas72. Une vingtaine d’années après la réforme, les liens entre ces deux derniers établissements ne se sont pas distendus : un mari et sa femme font le choix de se retirer dans la vie monastique, lui à Sahagún, elle à San Pedro73. Quant à la fonction de gestion matérielle assumée par des moines au service de moniales, on en trouve de probables échos à travers les chartes qui enregistrent la cession de biens en indivision à un monastère d’hommes et à un monastère de femmes géographiquement proches l’un de l’autre74. 68. léandre de séville, De institutione virginum, op. cit. ; braulion de saragosse, Epistolarium, 10, miguel FranCo (R.) et martín-iglesias (J. C.) (éd.), Braulionis Caesaraugustanae Epistulae, Turnhout, Brepols, 2018 (Corpus Christianorum Series Latina, 114B), p. 54-56. 69. Voir les références citées n. 24. 70. euloge de Cordoue, Memoriale sanctorum, op. cit., III, x, 9, p. 852. 71. udina martorell (F.), El archivo condal..., op. cit., n° 3-4 ; villanueva (J.), Viage literario a las iglesias de España, vol. 8, Valence, Imprenta Oliveres, 1821, n° 12 (965), p. 236 ; Ferrer i godoy (J.), Diplomatari del monestir de Sant Joan de les Abadesses, Barcelone, Fundació Noguera, 2009, n° 13 (1016-1017). 72. ubieto arteta (A.), Cartulario de Santa Cruz de la Serós, op. cit., n° 3 (1061), dont on a souligné plus haut le caractère douteux ; gambra (A.), Alfonso VI..., op. cit., n° 66 (1080). Sur les liens entre Santa Cruz de la Serós et San Juan de la Peña et entre San Pedro de las Dueñas et Sahagún, voir respectivement : lapeña paúl (A.), « Dos monasterios benedictinos en el Aragón medieval : San Juan de la Peña y Santa Cruz de la Serós », dans laCarra duCay (M.) (dir.), Los monasterios aragoneses, Saragosse, Institución Fernando el Católico, 1999, p. 25-52 ; Cavero domínguez (G.), « Spanish female monasticism », art. cit., p. 32-39. 73. herrero de la Fuente (M.), Colección diplomática del monasterio de Sahagún (857-1230), vol. 3 (1073-1109), Centro de estudios e investigación San Isidoro, León, 1988, n° 1092-1093 (1103). 74. sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 29 (927) ; sáez (E.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 1, op. cit., n° 201 (948) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., 350 FLORIAN GALLON (14) Il arrivait toutefois que les liens entre moines et moniales fussent encore beaucoup plus étroits, lorsque les uns et les autres coexistaient à l’intérieur d’un seul et même établissement. Afin d’appréhender dans toute leur diversité les formes de vie monastique au féminin dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge, il faut distinguer ce type de configuration des cas précédemment abordés. Fratres et sorores in monasterio habitantes : la cohabitation des sexes au monastère En 1045, un acte du monastère de Guimarães décrit une communauté où moines et moniales semblent cohabiter au sein d’un même établissement : fratres et sorores in monasterio habitantes75. D’une telle formule, on trouve de nombreux équivalents dans la documentation hispanique du haut Moyen Âge76. L’historiographie a traditionnellement pensé l’ensemble de ces monastères à travers la catégorie de monastère double77, laquelle a reçu des définitions variées, parfois trop enveloppantes et parfois réductrices. Même si le problème a été beaucoup débattu, et même s’il n’est pas toujours facile ou possible de différencier les situations en pratique, on peut en théorie distinguer au moins quatre cas de figure : la communauté strictement féminine ponctuellement desservie par quelques clercs ; les communautés jumelles associant deux établissements bien distincts ; le monastère mixte qui laisse moines et moniales cohabiter librement en marge du contrôle des autorités ecclésiastiques ; enfin ce que l’on pourrait appeler le monastère double à proprement parler, qui attache au sein d’un même établissement et sous une même autorité deux communautés, l’une de femmes et l’autre d’hommes, en imposant entre elles une stricte séparation physique78. On a n° 618 (1002) ; Fernández Conde (F.), torrente Fernández (I.) et de la noval (G.), El monasterio de San Pelayo de Oviedo. Historia y fuentes, vol. 1, Colección diplomática (996-1325), Oviedo, Monasterio de San Pelayo, 1978, n° 4 (1071). 75. Vimaranis monumenta historica, Guimarães, Ex typis Antonii Ludovici da Silva Cantas, 1908, n° 33 (1045). 76. Quelques exemples : Floriano Cumbreño (A.), Diplomática española del período astur (718910), Oviedo, 1949-1951, n° 12 (787) ; mínguez Fernández (J. M.), Colección diplomática del monasterio de Sahagún, op. cit., n° 96 (945) ; Cavero domínguez (G.) et martín lópez (E.), Colección documental del archivo de la catedral de Astorga, op. cit., n° 111 (963) ; Fernández de viana (J. I.), « Los dos primeros documentos de San Salvador de Chantada », Compostellanum, n° 13, 1968, p. 339-352, n° 1 (1066). 77. orlandis (J.), « Los orígenes del monaquismo dúplice en España », dans id., Estudios sobre instituciones monásticas medievales, Pampelune, Universidad de Navarra, 1971, p. 17-34 ; id., « Los monasterios dúplices españoles en la Alta Edad Media », ibid., p. 167-202 ; linage Conde (A.), « La tardía supervivencia de los monasterios dobles en la península Ibérica », Studia monastica, n° 32, 1990, p. 365-379 ; díaz (P. C.), « La familia como monasterio : los monasterios dúplices y los familiares en la Hispania de los siglos VI a IX », dans garCía de Cortázar (J. Á.) (dir.), El monasterio como célula social y espacio de convivencia, Aguilar de Campoo, Fundación Santa María la Real, 2018, p. 33-57 ; moreno martín (F.), « Espacio y arquitectura de los monasterios dúplices en la alta Edad Media : en busca de un modelo predictivo », ibid., p. 59-95. 78. Sur ces problèmes de définition : parisse (M.), « Doppelklöster », dans Lexikon des Mittelalters, vol. 3, Munich-Zürich, 1986, p. 1257-1259 ; id., « Recherches sur les formes de symbiose des religieux et religieuses au Moyen Âge », dans elm (K.) et parisse (m.) (dir.), Doppelklöster und (15) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 351 déjà abordé les deux premiers cas ; il faut, pour compléter le tableau, se pencher sur les deux suivants. Les monastères mixtes Le type du monastère mixte est illustré par la Regula communis. Cette règle monastique, élaborée collectivement à partir du milieu du VIIe siècle dans le nord-ouest de la péninsule Ibérique79, s’ouvre par un singulier tableau : « Certains, par crainte de la géhenne, ont l’habitude d’établir pour eux-mêmes des monastères dans leurs maisons, de se lier sous serment en communauté avec femmes, enfants, serviteurs et voisins, de consacrer sur leurs domaines des églises au nom des martyrs et de leur donner le nom de monastères »80. Du point de vue des auteurs de la règle, il convient de canaliser ces pratiques répréhensibles, c’est-à-dire d’imposer que l’association entre moines et moniales ne puisse s’exercer hors de communautés séparées et contrôlées81. La Regula communis s’occupe ainsi de réguler l’entrée au andere Formen der Symbiose männlicher und weiblicher Religiosen im Mittelalter, Berlin, Duncker & Humblot, 1992, p. 9-11, ici p. 10 ; id., « La tradition du monachisme féminin au haut Moyen Âge », dans Religieux et religieuses en Empire du Xe au XIIe siècle, Paris, Picard, 2011, p. 116-124, ici p. 122-123 ; stramara (D.), « Double monasticism in the Greek East, fourth to eighth centuries », Journal of Early Christian Studies, n° 6-2, 1998, p. 269-312, ici p. 271-273 ; johnson (P.), « Double houses, Western Christian », dans johnston (W.) et Kleinhenz (C.) (dir.), Encyclopedia of Monasticism, Londres-New York, Routledge, 2000, p. 416-419 ; peyroux (C.), « Double monasteries », dans sChaus (M.) (dir.), Women and Gender in Medieval Europe. An Encyclopedia, Londres-New York, Routledge, 2006, p. 226-228 ; moreno martín (F.), « Espacio y arquitectura », art. cit., p. 63-64 ; dalarun (j.), Modèle monastique..., op. cit., p. 17 et p. 197, n. 58 ; beaCh (A. I.) et juganaru (A.), « The double monastery as a historiographical problem », dans BeaCh (A. I.), CoChelin (I.) (dir.), The Cambridge History of Medieval Monasticism, vol. 1, op. cit., p. 561-578, ici p. 561-566 ; reglero de la Fuente (C. M.), Monasterios y monacato..., op. cit., p. 117-119. 79. Regula communis, Campos ruiz (J.) et roCa melia (I.) (éd.), Santos padres españoles..., op. cit., p. 163-208. Voir sur cette œuvre, dias (P.), « O lugar da Regula monastica communis no monaquismo hispânico », Humanitas, n° 52, 2000, p. 213-239 ; ead., « Regula monastica communis » ou « Exhortatio ad monachos » ? (Séc. VII. Explicit). Problemática. Tradução. Comentário, Lisbonne, Edições Colibri, 2001 ; díaz (P. C.), « Regula communis : Monastic space and social context », dans dey (H.) et Fentress (E.) (dir.), Western Monasticism ante litteram. The Spaces of Monastic Observance in Late Antiquity and in the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2011, p. 117-135. 80. Regula communis, op. cit., 1 : Solent enim nonnulli ob metum gehennae in suis sibi domibus monasteria componere et cum uxoribus filiis et seruis atque uicinis cum sacramenti conditione in unum se copulare et in suis sibi ut diximus uillis et nomine martyrum ecclesias consecrare et tales nomine monasteria nuncupare. 81. Sur les monastères combattus par la Regula communis et la normalisation des rapports de sexe qu’elle prétend leur substituer : díaz (P. C.), « Monasteries in a peripheral area: Seventh century Gallaecia », dans de jong (M.), theuws (F.) et van rhijn (C.) (dir.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2001, p. 329-359 ; id., « Regula communis », art. cit. ; id., « La familia como monasterio », art. cit. ; id., « Non dicimus monasteria, sed animarum perditionem et ecclesia subuersionem. El monasterio como espacio de heterodoxia y alternativa social en la Hispania tardoantigua », Studi e materiali di storia delle religioni, n° 85, 2019, p. 125-135 ; id., « Social plurality and monastic diversity in late antique Hispania (sixth to eighth centuries) », dans BeaCh (A. I.), CoChelin (I.) (dir.), The Cambridge History of Medieval Monasticism..., op. cit., 352 FLORIAN GALLON (16) monastère de familles entières : tous doivent se placer sous l’autorité de l’abbé et limiter entre eux les contacts, même si les plus jeunes enfants, quel que soit leur sexe, pourront accéder à leurs parents librement82. Le texte précise par ailleurs que moines et moniales ne sont pas autorisés à habiter sous un même toit ni à partager un même oratoire, bien qu’ils puissent en cas de nécessité impérieuse occuper un même site. Les moines exercent leur protection sur les établissements féminins ; si quelques-uns peuvent vivre dans l’entourage des moniales pour se mettre à leur service, il faut qu’ils soient âgés et expérimentés et aucun ne doit jamais converser seul avec une moniale. De manière générale, il importe d’éviter autant que possible toute forme de relation entre les deux sexes83. Sous le vernis normatif affleure une organisation originale, à mi-chemin entre monastères mixtes et monastères doubles : celle de communautés d’origine familiale et vicinale au sein desquelles certains pouvaient se rendre coupables de trop d’attention envers femmes et enfants84, où pouvaient coexister le fils et la mère, le père et la fille, le frère et la sœur, l’époux et l’épouse, le maître et la servante85, et où les occasions de rencontre entre les deux sexes étaient assez fréquentes pour nécessiter une réglementation détaillée. La Regula communis prévoit en outre que la profession s’effectue, au sein de ces monastères, par la souscription d’un pacte semblable à ceux dont il a été question plus haut ; la tradition manuscrite en a transmis une version en appendice au texte de la règle86. Or de tels pactes continuèrent d’être souscrits longtemps après le VIIe siècle. Comme à l’époque de rédaction de la Regula communis, ces contrats de profession collective pourraient avoir servi à donner la forme de monastères à des groupes familiaux élargis ou à des communautés de voisinage87. C’est ce que suggèrent par exemple le pacte établi en 790 pour fonder le monastère d’Aguas Cálidas, souscrit par 41 personnes, 25 hommes et 16 femmes88, celui de Naroba où figurent, en 818, 9 hommes et 5 femmes89, ou celui de l’abbé Sabaricus, datable des IXe-Xe siècles et au bas duquel on compte les souscriptions de 7 moines et 11 moniales90. En 976 vol. 1, p. 195-212, ici p. 204-207 ; brouillard (L.), « The secular family in monastic rules, 400700 », The Journal of Medieval Monastic Studies, n° 8, 2019, p. 1-46, ici p. 35-37. 82. Regula communis, op. cit., 6. 83. Ibid., 15-17. 84. Ibid., 13. 85. Ibid., 17, p. 202. 86. Ibid., 18, p. 204 ; pacte annexé à la Regula communis : ibid., p. 208-211. Voir sur la tradition pactuelle associée à la Regula communis, bishKo (C.), « The pactual tradition in Hispanic monasticism », dans Spanish and portuguese monastic history, 600-1300, Londres, Variorum reprints, n° I, p. 20-25 ; díaz (P. C.), Formas económicas y sociales en el monacato visigodo, Salamanque, Universidad de Salamanca, 1987, p. 156-159 ; id., « Regula communis », art. cit., p. 129-131 ; id., « La familia como monasterio », art. cit., p. 52-54 ; id., « Non dicimus monasteria », art. cit., p. 133-134. 87. Voir en ce sens mínguez Fernández (J. M.), « Ruptura social e implantación del feudalismo en el Noroeste peninsular (siglos VIII-X) », Studia historica. Historia medieval, n° 3, 1985, p. 7-32, ici p. 18-22 ; díaz (P. C.), « La familia como monasterio », p. 55-57. 88. Floriano Cumbreño (A.), Diplomática..., op. cit., n° 14 (790). 89. Ibid., n° 21 (818). 90. létinier (R.), « Naturaleza jurídica y originalidad de los pactos monásticos », dans El monacato en los reinos de León y Castilla (siglos VII-XIII), Ávila, Fundación Sánchez-Albornoz, 2007, p. 49-66, ici p. 59, n. 11. Voir aussi sur ce texte, Freire Camaniel (J.), El monacato gallego en la Alta Edad Media, La Corogne, Fundación Pedro Barrié, 1998, vol. 1, p. 332-339. (17) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 353 encore, le testamentum unitatis passé par un groupe de 10 personnes – 5 de chaque sexe – pour fonder le monastère de Santa Eulalia de Herias s’inscrit dans un schéma comparable91. Le cas du monastère de San Martín de Villabáscones révèle l’évolution que pouvait connaître ce type de structure. On le découvre au milieu du Xe siècle entre les mains d’un groupe constitué de 24 hommes, leurs épouses et leurs enfants, organisé en concilium et qui a la faculté de disposer des biens de l’établissement. Peut-être faut-il y voir l’héritage d’une fondation monastique autrefois effectuée par un groupe de parents ou de voisins plus ou moins apparentés, et qui continue d’être tenue collectivement au fil des générations, même si les membres de la communauté rurale et ceux du monastère ont sans doute fini par se dissocier au fil du temps92. À San Salvador de Tábara, la Vita Froilanis décrivait un demi-siècle plus tôt un établissement constitué de 600 membres des deux sexes. Le chiffre peut sembler fantaisiste et il est certainement exagéré, mais il permet d’imaginer que la fondation, effectuée dans une région de frontière tout récemment acquise au royaume asturien, intégrait une communauté autochtone préexistante en lui surimposant la forme d’un monastère, afin de pérenniser et de structurer la présence chrétienne93. Au sein de tels établissements, il n’était sans doute pas exceptionnel que les hommes et les femmes cohabitent sans séparation physique trop stricte, comme l’atteste au début du Xe siècle l’exemple de Santa María de Loyo : l’abbé et l’un de ses fils y vivaient avec femme et enfants sans s’astreindre à l’abstinence sexuelle94. Quelques décennies plus tard, la fondation du monastère de San Justo y San Pastor de Eburi révèle une autre forme d’association familiale : l’établissement avait été institué par un frère et une sœur de sang, Jean et Flaina, lesquels avaient initialement fait profession monastique séparément dans deux établissements avant de les quitter pour en fonder un troisième – peut-être parce qu’ils supportaient mal leurs conditions de vie : le monastère de Monzón, où vivait antérieurement Flaina, 91. Fernández Flórez (J. A.) et herrero de la Fuente (M.), Colección documental del monasterio de Santa María de Otero de las Dueñas, vol. 1 (854-1108), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1999, n° 20 (976). Sur l’interprétation de cet acte comme un pacte monastique : díaz palaCios (E.), « El monasterio de Santa Eulalia de Herias », dans Repoblación y reconquista. Actas del III Curso de Cultura Medieval, Aguilar de Campoo, Centro de estudios del románico, 1993, p. 243-247. 92. Fernández Flórez (J. A.) et serna serna (S.), El Becerro gótico de Cardeña..., op. cit., n° 42 (944-951). Voir pour des analyses plus détaillées, álvarez borge (I.), « El proceso de transformación de las comunidades de aldea : una aproximación al estudio de la formación del feudalismo en Castilla (siglos X y XI) », Studia historica. Historia medieval, n° 5, 1987, p. 145-160, ici p. 151 ; id., Poder y relaciones sociales en Castilla en la Edad Media. Los territorios entre el Arlanzón y el Duero en los siglos X al XIV, Valladolid, Junta de Castilla y León, 1996, p. 53-56. 93. Vita Froilanis, martín-iglesias (J. C.) (éd.), « La Vita Froilanis ep. Legionensis (bhl 3180) (s. x) : introducción, edición crítica y particularidades lingüísticas », dans goullet (M.) (dir.), Parva pro magnis munera. Études de littérature tardo-antique et médiévale offertes à François Dolbeau par ses élèves, Turnhout, Brepols, 2009, p. 561-584, ici p. 582. Pour une interprétation de cette fondation dans son contexte historique et géographique : gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 621-622. 94. sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 29 (927). 354 FLORIAN GALLON (18) semble caractérisé par la rigueur de sa clôture puisqu’il est désigné comme recluso de sorores. À Eburi, les fondateurs reçurent aussi un autre de leurs parents ; en tout et pour tout, la communauté ne semble pas avoir excédé cinq membres. Le monastère d’Eburi apparaît ainsi comme un modeste établissement familial où il est difficile d’imaginer une stricte séparation entre les sexes, d’autant qu’il n’y est question ni d’abbé ni d’abbesse pour imposer les exigences d’une vie monastique rigoureuse95. Au début du XIe siècle encore, dans le diocèse de León, un petit établissement situé à Valdearcos, dédié aux saints Facond et Primitif et désigné seulement comme kasa, cella ou aula, pourrait répondre à un schéma comparable : la communauté qu’il abritait semble s’être réduite à un prêtre, un mari et sa femme, un frater et la mère de ce dernier, présentée comme soror96. Les monastères doubles D’autres fondations familiales où coexistent moines et moniales correspondent au modèle du monachisme double tel qu’on l’a précédemment défini. L’exemple le plus net est celui du monastère de Tábanos au milieu du IXe siècle, connu par la description qu’en fait Euloge de Cordoue : Hiérémias et Isabelle, le couple des fondateurs, s’y retirent avec leurs enfants et d’autres membres de leur famille ; moines et moniales y sont placés sous l’autorité de l’abbé Martin, frère d’Isabelle, mais ils vivent séparés par de hauts murs ; parmi les femmes, en cas de nécessité, seule la fondatrice peut communiquer avec les moines à travers une fenêtre97. Plus au nord, la documentation ne permet pas de saisir aussi clairement la réalité que recouvrent les nombreux exemples de monastères où coexistent les religieux des deux sexes. L’un des cas les mieux documentés est celui de San Salvador de Sobrado, fondé au milieu du Xe siècle par le comte Hermenegildo Aloítiz, son épouse Paterna et leur fils, l’évêque Sisnando d’Iria98. Les chartes du monastère y attestent pendant un siècle la présence d’une communauté de moniales et de moines99, mais il n’est jamais question que d’un seul et même établissement, le monasterium Superadi100. Il n’est toutefois pas rare que les moines soient mention95. pérez de urbel (J.), Historia del condado..., op. cit., n° 370 (967). 96. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 677 (1009). 97. euloge de Cordoue, Memoriale sanctorum, op. cit., II, ii, p. 787 ; II, x, 15, p. 814-815 ; II, x, 25, p. 821-822 ; III, vii, 1, p. 844-845 ; III, x, 4, p. 849 ; III, x, 6, p. 850-851. Sur ce monastère : arCe (F.), « Los monasterios cordobeses de Tábanos y Peñamelaria a la luz de los textos y su entorno histórico », Boletín de arqueología medieval, n° 6, 1992, p. 157-170. 98. Sur les origines du monastère : pallares méndez (M.)., El monasterio de Sobrado : un ejemplo de protagonismo monástico en la Galicia medieval, La Corogne, Diputación provincial de La Coruña, 1979, p. 71-76. 99. losCertales (P.), Tumbos del monasterio de Sobrado de los monjes, Madrid, Archivo histórico nacional, 1976, n° 3 (952) ; n° 6 (966) ; n° 107 (968) ; n° 108 (978) ; n° 64 (984) ; n° 88 (996) ; n° 9 (1016) ; n° 133 (1022) ; n° 51 (1044). 100. Ibid., n° 108 (978) ; n° 64 (984) ; n° 133 (1022) ; n° 51 (1044). (19) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 355 nés sans les moniales, comme s’ils formaient un groupe séparé101. À la tête du monastère, on trouve parfois un abbé, parfois une abbesse, parfois l’un et l’autre conjointement102. Une charte de 1044 dessine une répartition des rôles : Munia dirige apparemment l’ensemble du monastère tandis que l’abbé Gutier gouverne seulement le collegium clericorum uel monachorum103. On peut en déduire qu’on est en présence d’un monastère double, constitué de deux communautés étroitement unies mais spatialement dissociées et, jusqu’à un certain point, institutionnellement autonomes. Un exemple comparable, fourni par une charte de 959, fait état d’un monastère où coexistent l’abbé Lazaro uel fratribus suis et l’abbesse Purissima et sororibus suis. Dans un premier temps, tous vivaient in unum, au sein d’un même établissement, quoique de manière séparée : il est bien question, dès l’origine, de deux communautés distinctes. La cohabitation fut néanmoins difficile : au bout de trois ans, les moniales partirent s’installer ailleurs, sans toutefois se détacher institutionnellement du groupe des hommes104. Dans la première moitié du XIe siècle, on retrouve le même type de mention à Santa María de Ribeira : l’abbé Aloitus est mentionné aux côtés des fratres, Guntroda à la tête des sorores, l’un et l’autre tiennent ensemble le monastère qu’ils ont reçu de leurs parents105. Bon nombre de monastères aristocratiques et familiaux fondés dans le royaume de León au Xe ou dans la première moitié du XIe siècle relèvent vraisemblablement d’une organisation similaire, qui permet aux grandes familles de contrôler ces fondations, à des fins indissociablement salvifiques et patrimoniales, en y plaçant ses rejetons de l’un et l’autre sexe106. En dehors du cas de Tábanos, les informations dont on dispose sur l’organisation spatiale de telles associations sont bien maigres. Créé au début du XIe siècle par le comte Muño Fernández, le monastère de San Juan Bautista de León apporte une possible indication : l’établissement, qui abrite des hommes et des femmes sous le pouvoir d’une abbesse, est pourvu de deux églises, ce qui permet d’imaginer que les deux composantes de la communauté, masculine et féminine, servent chacune leur propre lieu de culte de façon à limiter autant que possible les occasions de rencontre107. 101. Ibid., n° 2 (955) ; n° 56 (958) ; n° 20 (959) ; n° 7 (961) ; n° 57 (962) ; n° 94 (963) ; n° 121 (964) ; n° 17 (976) ; n° 132 (1001). 102. Abbé seul : ibid., n° 2 (955) ; n° 20 (959) ; n° 7 (961) ; n° 57 (962) ; n° 6 (966) ; n° 107 (968) ; n° 64 (984) ; n° 132 (1001). Abbesse seule : ibid., n° 3 (952) ; n° 17 (976) ; n° 88 (996). Abbé et abbesse : ibid., n° 107 (968) ; n° 108 (978) ; n° 55 (995) ; n° 96 (1005) ; n° 9 (1016) ; n° 133 (1022) ; n° 51 (1044). 103. Ibid., n° 51 (1044). 104. sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 2, op. cit., n° 312 (959). Voir aussi sur cet exemple reglero de la Fuente (C. M.), Monasterios y monacato..., op. cit., p. 117. 105. andrade Cernadas (J. M.), O Tombo de Celanova, Saint-Jacques de Compostelle, Consello da cultura galega, 1995, n° 274 (1043). Voir aussi ibid., n° 276 (1011). 106. Sur les fonctions et sur le recrutement de ces monastères familiaux aux mains de l’aristocratie, voir plus largement gallon (F.), Moines aux extrémités de la terre..., op. cit., p. 279-328 et 342-370. 107. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 701 (1011) ; n° 865 (1030). Sur les possibles traces archéologiques de ce type d’organisation 356 FLORIAN GALLON (20) À la même époque, le monastère de San Juan Bautista y San Pelayo de León paraît témoigner d’une réalité approchante108. Dans le dernier quart du Xe siècle, San Pelayo apparaît d’abord peuplé de moniales, mais on découvre en 1013 qu’elles y coexistent avec des fratres et des monachi109. Un demi-siècle plus tard, deux supérieurs, un abbé et une abbesse, apparaissent ensemble à la tête de l’établissement110, même si l’un ou l’autre peuvent être aussi mentionnés seuls111. La dualité de la titulature, attestée à partir de 1028, suggère l’existence de deux églises qui pourraient avoir répondu à la nature double de l’établissement112. Dans la première moitié du XIIe siècle, quand saint Isidore a remplacé Jean-Baptiste comme patron principal de l’une d’entre elles, les deux titulatures paraissent bien renvoyer à deux lieux de culte distincts auxquels sont liées deux communautés associées mais séparées : des chanoines sont attachés à San Isidoro, des moniales à San Pelayo113. On peine ici à arbitrer entre le modèle du monastère double et celui des communautés jumelles114. Le fonctionnement institutionnel des monastères doubles nous échappe aussi largement. On ne peut dégager de modèle général concernant la figure du supérieur : ces établissements peuvent apparaître sous le pouvoir d’un abbé, sous celui d’une abbesse ou sous leur autorité partagée115. L’exemple du monastère de San Julián de dans la péninsule Ibérique : moreno martín (F.), « Espacio y arquitectura », art. cit., p. 68-72. 108. Voir en ce sens martin (T.), Queen as King..., op. cit., p. 32-37. 109. sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 2, op. cit., n° 446 (976) ; n° 456 (978) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 711 (1013). 110. martín lópez (E.), Patrimonio cultural de San Isidoro, op. cit., n° 6 (1063). 111. Abbesse seule : ibid., n° 3 (1043). Abbé seul : ibid., n° 4-5 (1052) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 1200 (1076). 112. luCas álvarez (M.), La documentación del Tumbo A de la catedral de Santiago de Compostela. Estudio y edición, León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1997, n° 93 (1028) ; martín lópez (E.), Patrimonio cultural de San Isidoro, op. cit., n° 3 (1043). Pour une proposition de localisation de ces deux églises : martin (T.), Queen as King..., op. cit., p. 35-36. 113. martín lópez (E.), Patrimonio cultural de San Isidoro, op. cit., n° 20 (1127) ; Fernández Catón (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León (775-1230), vol. 5 (11091187), León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1990, n°1424 (1139). Sur la nature et les évolutions de cet établissement double : mCClusKey (R.), « The early history of San Isidoro », art. cit. ; martin (T.), Queen as King..., op. cit., p. 32-37 et 158-160 ; Cavero domínguez (G.), « El discurso de la Crónica silense : San Isidoro y el panteón real », e-Spania, n° 14, 2012 : http://journals.openedition.org/e-spania/21612, § 71-85 ; reglero de la Fuente (C. M.), « Omnia totius regni sui monasteria », art. cit., § 29-35 et 58-64. 114. La question est posée par reglero de la Fuente (C. M.), Monasterios y monacato..., op. cit., p. 118-119. 115. Abbé seul : Floriano Cumbreño (A.), Diplomática..., op. cit., n° 14 (790) ; n° 23 (811) ; n° 46 (842) ; sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 4 (871) ; sáez (E.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 1, op. cit., n° 47 (918) ; rodríguez gonzález (Á.) et rey Caiña (J. Á.), « El Tumbo del monasterio de Villanueva de Lorenzana », Estudios mindonienses, n° 8, 1992, p. 11-324 : n° 10 (922) ; Portugaliae monumenta historica a saeculo octavo post Christum usque ad quintumdecimum. Diplomata et chartae, vol. 1, Lisbonne, Typis academicis, 1867, n° 26 (922) ; n° 35 (929) ; n° 63 (951) ; n° 438 (1064) ; losCertales (P.), Tumbos del monasterio de Sobrado..., op. cit., n° 36 (964) ; n° 110 (955) ; luCas álvarez (M.) et luCas domínguez (P.), El priorato benedictino de San Vicenzo de Pombeiro y su colección diplomática en la Edad Media, La (21) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 357 Villagonzalo – comme ceux, déjà cités, de Sobrado ou de San Juan Bautista y San Pelayo de León – montre que, même quand deux supérieurs coexistent, ils ne sont pas toujours mentionnés l’un et l’autre116. Au monastère de San Miguel de León, où vivent des moniales et des moines, la référence à la regula Benedicti patris et Florentine pourrait aussi traduire un usage propre aux monastères doubles : les hommes auraient suivi les préceptes de saint Benoît et les femmes ceux de Léandre de Séville117. Autres formes d’associations La distinction entre monastères doubles et monastères mixtes ne suffit pas à épuiser les possibilités d’interprétation des mentions de fratres et sorores appartenant à un même établissement. On peut dans certains cas supposer que ces formules Corogne, Editorial do Castro, 1996, n° 2 (964) ; andrade Cernadas (j. m.), O Tombo de Celanova, op. cit., n° 276 (1011) ; laCarra (j. m.), Colección diplomática de Irache, op. cit., n° 17 (1060) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 970-971 (1038) ; da Costa (A.), Livro Preto. Cartulário da Sé de Coimbra, Coimbra, Arquivo da Universidade de Coimbra, 1999, n° 142 (1021) ; n° 189 (1032) ; n° 367 (1037) ; n° 101 (1086) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 1077 (1050) ; n° 1138 (1065) ; n° 1166 (1069) ; n° 1199 (1076) ; Fernández de viana (J. I.), « Los dos primeros documentos de San Salvador de Chantada », art. cit., n° 1 (1066-1075) ; n° 2 (1073) ; Fernández (L.), Colección diplomática de la abadía de Santa María de Benevivere (Palencia), 1020-1561, s. l., s. n., 1967, n° 2 (1080). Abbesse seule : sáez (E.) et sáez (C.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 2, op. cit., n° 311 (959) ; losCertales (P.), Tumbos del monasterio de Sobrado..., op. cit., n° 122 (960) ; Cavero domínguez (G.) et martín lópez (E.), Colección documental de la catedral de Astorga, op. cit., n° 103 (962) ; n° 200 (1006) ; n° 286 (1039) ; sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 159 (963) ; luCas álvarez (M.), El Tumbo de San Julián de Samos (Siglos VIII-XII), Saint-Jacques de Compostelle, Caixa Galicia, 1986, n° 171 (988) ; ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 3, op. cit., n° 710 (1012). Abbé et abbesse : Portugaliae monumenta historica..., op. cit., n° 12 (947 ?) (voir sur cette date mattoso [J.], Le monachisme ibérique et Cluny. Les monastères du diocèse de Porto de l’an mille à 1200, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1968, p. 25-26) ; Becerro galicano digital, op. cit., n° 313 (967 ?) : http://www.ehu.eus/galicano/id313 ; serrano (L.), Cartulario del infantado de Covarrubias, Silos, abbaye de Silos, n° 3-4 (974) ; Fernández Flórez (J. A.) et herrero de la Fuente (M.), Colección documental del monasterio de Santa María de Otero, op. cit., n° 20 (976) ; n° 122 (1019) ; sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 292 (1005) ; da Costa (a), Livro Preto..., op. cit., n° 147 (1027-1037) ; Cavero domínguez (G.) et martín lópez (E.), Colección documental de la catedral de Astorga, op. cit., n° 333 (1052). Pour un exemple détaillé : yáñez CiFuentes (M.), El monasterio de Santiago de León, León, Centro de estudios e investigación San Isidoro, 1972, p. 53-60 ; lagunas (C.), « Abadesas, sorores y presbíteros en el monasterio dúplice de Santiago de León, siglos X-XI », Hispania, n° 179, 1991, p. 809-833, ici p. 813-814. 116. Abbé seul : Fernández Flórez (J. A.) et serna serna (S.), El Becerro gótico de Cardeña..., op. cit., n° 110 (954) ; n° 120 (954) ; n° 111 (962). Abbesse seule : ibid., n° 115 (959) ; n° 117 (966) ; n° 108 (968) ; n° 113 (971) ; n° 109 (973) ; n° 123 (978) ; n° 114 (979) ; n° 122 (984). Abbé et abbesse : ibid., n° 118 (980). 117. ruiz asenCio (J. M.), Colección documental del archivo de la catedral de León, vol. 4, op. cit., n° 955 (1037). 358 FLORIAN GALLON (22) renvoient à des communautés féminines au service desquelles un moine ou quelques moines seulement sont attachés, conformément à un modèle décrit plus haut118. À San Dictino de Astorga, par exemple, bien que des moniales et des moines soient signalés, l’impression qui se dégage est celle d’un monastère où la composante féminine l’emporte largement119 : on peut alors imaginer que la présence des hommes y est réduite, insuffisante à constituer une communauté à part entière, et qu’elle répond uniquement aux besoins liturgiques ou administratifs des moniales. Il est possible en outre qu’on ait parfois affaire à deux établissements bien distincts, évoqués dans un raccourci trompeur comme s’ils n’en formaient qu’un seul. À San Salvador de Leire, on rencontre ainsi en 1085 la mention isolée d’une congregatio monachorum et sororum120, alors que toute la documentation du monastère, abondante depuis le début du XIe siècle, prouve que l’établissement abrite une communauté masculine121. Un monastère de femmes est en revanche attesté sous le nom de San Cristóbal de Leire à partir de 1104122. On peut alors se demander si la mention de 1085 ne se référerait pas à l’existence de deux établissements proches mais dissociés : le grand monastère masculin de San Salvador et le monastère féminin de San Cristóbal, placé sous le contrôle du puissant abbé voisin. On sait aussi que des femmes vouées à Dieu pouvaient mener une vie d’ascèse et de retraite dans le voisinage de monastères masculins, installées à l’écart de la communauté proprement dite. Une telle réalité a été bien décrite au nord des Pyrénées ou en Catalogne123. Dans le nord-ouest de la péninsule, certains pactes monastiques, conclus entre un abbé et un groupe de moines auxquels se trouvent seulement associées quelques femmes, pourraient illustrer également ce type de pratique : 12 hommes et 4 femmes dont 1 ancilla Dei à Santa María de Barreto124 ; une communauté de fratres et sorores constituée de 16 hommes et 2 deovotae à Santa María de Mezonzo125 ; 118. Voir en ce sens pour la Gaule : mériaux (C.), Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, F. Steiner, 2006, p. 138-140. 119. Mention de moines et de moniales : Cavero domínguez (G.) et martín lópez (E.), Colección documental de la catedral de Astorga, op. cit., n° 27-28 (925) ; n° 41 (935) ; n° 286 (1039). Mention de moniales seules : ibid., n° 34 (928) ; n° 53 (939) ; n° 61 (944) ; n° 125 (972) ; n° 143 (980) ; n° 207 (1010) ; n° 213 (1014) ; n° 221 (1017) ; n° 226 (1018) ; n° 230 (1020) ; n° 249 (1027) ; n° 256 (1028) ; n° 358 (1058). 120. martín duque (Á.), Documentación medieval de Leire (siglos IX a XII), Pampelune, Instituto Príncipe de Viana, 1983, n° 115 (1085). 121. Sur l’histoire de ce monastère des origines au XIe siècle : Fortún pérez de Ciriza (L. J.), Leire, un señorío monástico en Navarra (siglos IX-XIX), Pampelune, Gobierno de Navarra, 1993, p. 73-103. 122. martín duque (Á.), Documentación medieval de Leire..., op. cit., n° 207 (1104). Fortún pérez de Ciriza (L. J.), Leire..., op. cit., p. 83. 123. magnani (e.), « La vie consacrée des femmes », art. cit., p. 20-23 ; Cabré (M.), « “Deodicatae” y “deovotae”. La regulación de la religiosidad femenina en los condados catalanes, siglos IXXI », dans muñoz (Á.) (dir.), Las mujeres en el cristianismo medieval, Madrid, Asociación cultural al-Mudayna, 1989, p. 169-182 ; Costa badia (X.), Paisatges monàstics..., op. cit., p. 432-445 ; id., « La religiositat femenina no reglada als comtats catalans des segles IX i X : una aproximació territorial i a les seves relacions en xarxa », Summa, 15, 2020, p. 35-54. 124. sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 1 (842). 125. Ibid., n° 4 (871). (23) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 359 8 hommes et 1 deovota à San Verísimo de Arcos126 ; 12 hommes et 3 femmes à San Martín de Rosende127. Ces mentions de monastères associant fratres et sorores peuvent être enfin comprises à travers l’instauration de relations de familiarité128 : des laïcs, hommes ou femmes, des couples ayant fait vœu de chasteté s’attachent à un monastère sans faire profession monastique ; ils sont néanmoins associés à la communauté et pour cela désignés comme ses membres, frères ou sœurs. Tout dernièrement, Carlos Reglero a proposé d’interpréter en ce sens le cas de femmes qui se donnaient avec leurs biens au monastère léonais d’Abellar129. D’autres exemples paraissent abonder dans le même sens. En 968, on voit ainsi un certain Hanni Ovecoz et son épouse Fronilde recevoir publiquement la pénitence à l’approche de la mort, en présence de leur famille, du voisinage, de l’abbé et des moines du monastère de San Cosme y San Damián de Kaozolos ; Hanni choisit de s’y retirer mais on ignore le destin de Fronilde : peutêtre s’établit-elle à proximité, sous la protection des moines130. Quelques années plus tard, le monastère de Santiago de Barbadelo où vivent tam viri quam feminae paraît témoigner d’une organisation combinant d’une part la cohabitation de moines et de moniales au sein de l’établissement, d’autre part l’installation de familiers des deux sexes dans son environnement : la nièce de l’abbé Vermudo y reçoit son éducation, mais on y trouve à la fois des monacos et des laicos, et Vermudo administre aussi la pénitence aux mourants des deux sexes qui se remettent corps et âme entre ses mains131. Il semble également que des femmes ou des couples voués à Dieu aient gravité dans l’orbite du monastère de Celanova, fondé en 936 sous un régime strictement masculin132. Une vingtaine d’années plus tard, un certain Aseredus décide de s’y retirer tandis que sa fille vit auprès des moniales de San Miguel ; les deux établissements sont assez proches pour recevoir en partage les biens apportés par Aseredus 126. lópez Ferreiro (A.), Historia de la santa A. M. Iglesia de Santiago de Compostela, SaintJacques de Compostelle, Seminario conciliar central, 1898-1909, vol. 2, n° 23. 127. luCas álvarez (M.), El Tumbo de San Julián de Samos, op. cit., n° S-1 (904). 128. Voir sur cette notion, iogna-prat (D.), Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Flammarion, 2000, p. 92-99 ; de miramon (C.), « Embrasser l’état monastique à l’âge adulte (1050-1200). Étude sur la conversion tardive », Annales HSS, n° 54, 1999, p. 825-849, ici p. 838-840. Pour la péninsule Ibérique : orlandis (J.), « “Traditio corporis et animae”. Laicos y monasterios en la Alta Edad Media española », dans, Estudios sobre instituciones monásticas..., op. cit., p. 217-378. 129. reglero de la Fuente (C. M.), Monasterios y monacato, p. 116. 130. pérez de urbel (J.), Historia del condado, vol. 3, op. cit., n° 372 (968). 131. luCas álvarez (M.), El Tumbo de San Julián de Samos, op. cit., n° 58 (ca 1009), 64 (1009). Sur l’histoire de ce monastère familial : sánChez pardo (J. C.) et Fernández Ferreiro (M.), « Monasterios familiares y espacios agrarios en la Galicia del año mil. Un estudio comparativo de los dominios de San Salvador de Bande y Santiago de Barbadelo », Studia historica. Historia medieval, n° 37, 2019, p. 105-135, ici p. 108-112. 132. Sur les principes fondateurs de Celanova : mattoso (J.), « S. Rosendo e as corrientes monásticas da sua época », dans, Religião e cultura na Idade Média Portuguesa, Lisbonne, Imprensa nacional, 1982, p. 29-53 ; andrade Cernadas (J. M.), « Los modelos monásticos en Galicia hasta el siglo XI », Archivo ibero-americano, n° 65, 2005, p. 587-609, ici p. 606-609 ; id., « San Rosendo y el monacato auriense del siglo X », dans Rudesindus. El legado del santo, SaintJacques de Compostelle, 2007, p. 16-31. 360 FLORIAN GALLON (24) au moment de son entrée à Celanova133. Dans les mêmes années, Jean, Sonita et leurs trois enfants se remettent avec leurs biens au monastère de Celanova ; lui porte le titre de confesus, elle celui de soror, comme s’ils adoptaient au même moment un genre de vie para-monastique dont on peut imaginer qu’il est mené sous le contrôle du monastère134. À la fin du XIe siècle, on voit encore un couple marié faire profession de vie religieuse au monastère de Celanova135 : l’épouse, qui n’avait certainement pas intégré la communauté des hommes, avait pu se retirer en marge du monastère ou demeurer chez elle, dans le respect de sa nouvelle condition et sous l’autorité plus ou moins distante de l’abbé. Une chose est sûre : à Celanova, le fait que la communauté monastique ne soit jamais décrite dans des termes qui permettraient de douter de sa composition exclusivement masculine n’empêche pas que des femmes aient pu y être associées, quoique sous des statuts et en des lieux difficiles à appréhender. Dans les cas moins bien documentés, il est seulement permis d’imaginer que les mentions conjointes de fratres et de sorores, de monachi et de deovotae, de conversi et de confessae relevaient parfois d’un régime de familiarité qui n’impliquait pas leur cohabitation. Les mêmes mentions peuvent toutefois être rapportées à toutes les autres combinaisons qu’on a antérieurement décrites : quand les précisions supplémentaires font défaut, on doit admettre qu’il n’est pas permis de trancher. En dépit des silences documentaires qui obligent à se contenter d’incertitudes et de suppositions, il apparaît que la pratique féminine de la vie monastique, dans la péninsule Ibérique du haut Moyen Âge, peut être saisie à travers deux modèles : celui d’un monachisme strictement féminin et celui d’un monachisme qui, sous des formes variables dont il n’est guère permis de mesurer les parts respectives, fait coexister des moniales et des moines. Le premier est plus rare sans être exceptionnel ; le second est abondamment attesté. Il dut même être plus diffusé encore qu’il ne nous est donné de le voir. Dans l’espace et la chronologie considérés, on conserve en effet la trace de près de 2 000 monastères dont on ne connaît souvent rien de plus que le nom136. Leur évanescence documentaire invite à les renvoyer plutôt au type du petit établissement familial où voisinent hommes et femmes qu’à celui de la communauté bien structurée où s’applique rigoureusement le régime sexuel prescrit par les conciles et les règles monastiques. Les deux modèles ne sont toutefois pas étanches l’un à l’autre : entre les établissements féminins que servent quelques clercs, les communautés jumelles et les monastères doubles, la frontière est poreuse et, dans de nombreux cas, bien difficile à tracer. C’est aussi, il faut le reconnaître, la limite de telles typologies, surimposées à une matière historique qui n’est pas toujours réductible aux catégories. Il resterait à comprendre l’emprise de ce monachisme associant plus ou moins étroitement les deux sexes. On se contentera d’avancer ici cinq éléments d’explication 133. sáez (E.) et sáez (C.), Colección diplomática del monasterio de Celanova, op. cit., n° 111 (955). 134. Ibid., n° 101 (953). 135. andrade Cernadas (J. M.), O Tombo de Celanova, op. cit., n° 43 (1095). 136. linage Conde (A.), Los orígenes del monacato benedictino..., op. cit., vol. 3. (25) LES FEMMES AU MONASTÈRE DANS LA PÉNINSULE IBÉRIQUE 361 complémentaires, même si la place manque pour les développer et les étayer davantage. Premièrement : l’enracinement des traditions locales décrites par la Regula communis dans le nord-ouest de la péninsule Ibérique contribua sans doute au succès prolongé de ces formes monastiques ; leur moindre présence plus à l’est, de la Navarre aux comtés catalans, pourrait tenir à l’inverse à l’absence d’une telle tradition dans ces régions. Deuxièmement : l’antique Gallaetia n’avait jamais été la région la mieux contrôlée par les rois wisigoths, et la conquête musulmane y avait encore distendu le tissu des structures politiques, administratives ou ecclésiastiques ; la construction progressive du royaume asturien puis léonais ne l’avait ensuite resserré que de manière discontinue et inégale ; la faible capacité de contrôle social résultant d’une telle situation facilita certainement le développement d’un monachisme peu conforme aux normes canoniques. Troisièmement : dans un contexte d’expansion territoriale du royaume asturo-léonais, continue jusqu’au début du Xe siècle, bon nombre de ces petits monastères durent jouer un rôle de consolidation des micro-sociétés locales et de colonisation agricole ; les « monastères » pouvaient alors se confondre assez largement avec les communautés rurales dont ils émanaient, et qui ignoraient évidemment la ségrégation sexuelle. Quatrièmement : d’autres fondations, plus durables et mieux assises, répondaient aux stratégies de pouvoir des groupes aristocratiques ; les monastères étaient pour eux un instrument de puissance autant que de salut ; afin d’en garantir le contrôle, ils y plaçaient leurs parents de l’un ou l’autre sexe – préférant probablement le modèle à peu près respectable des communautés doubles à celui, moins susceptible de satisfaire leurs attentes spirituelles, d’établissements qui toléraient la mixité voire l’activité sexuelle. Cinquièmement : le caractère longtemps indéterminé de la règle suivie par ces monastères, dans des régions que n’avaient pas atteintes les réformes bénédictines de l’époque carolingienne, favorisa certainement leur multiplication selon des principes modérément exigeants. Il fallut une nouvelle vague de réformes pour que les formes monastiques d’association sexuelle qui avaient existé, voire prévalu, en péninsule Ibérique depuis le VIIe siècle finissent par s’estomper entre le milieu du XIe et le milieu du XIIe siècle. Mais c’est là une autre histoire, qui mériterait un traitement à part entière.