Books by Magali Année
Comment comprendre le rapport que les Grecs entretenaient à leur langue ? L’enquête ici menée se ... more Comment comprendre le rapport que les Grecs entretenaient à leur langue ? L’enquête ici menée se propose d’ouvrir des pistes pour nous donner les moyens de comprendre la nature fondamentalement « sonore » de l’état de langue grec archaïque et classique, expliquant une conception et une pratique grecques de la langue proprement « sculpturales ». Par la notion de « sonorité » il s’agit d’abolir la dichotomie oral / écrit – alors inappropriée – et de renvoyer aux interactions perçues comme signifiantes entre les différentes unités phoniques et syllabiques. Entre (s)cul(p)ture du son et polythéisme de la parole, on tentera de cerner dans leur fluidité intrinsèque, et la conception, et le fonctionnement sonores de la langue grecque, afin d'en tirer les conséquences qui s’imposent d’un point de vue aussi bien anthropologique (ce que leur rapport à la langue nous dit de leur rapport au monde et aux possibilités de la connaissance) que philologique (ce que ce même rapport exige de notre façon d’aborder les textes).
Prenant pour point de référence et pour limite l'œuvre de Platon (pour elle-même en tant que somme auto-réflexive et pour ce qu’elle nous redirige sans cesse vers les discours et les savoirs antérieurs qu’elle se réapproprie), une pratique philologique anthropologique se dessine, attentives aux effets « prismatiques » du son dans toutes les formes que pouvait prendre la communication verbale.
Ce que le présent ouvrage propose, c’est une véritable édition nouvelle des fragments d’Alcméon, ... more Ce que le présent ouvrage propose, c’est une véritable édition nouvelle des fragments d’Alcméon, pour la première fois identifiés comme authentiquement poétiques (c’est-à-dire métrico-rythmiques), avec une traduction française, et avec le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Grâce à une relecture sonore et rythmique des fragments citationnels (ou verbatim) de ce savant – jusque-là considéré comme le premier « philosophe-médecin » proche du milieu pythagoricien alors florissant à Crotone au VIe siècle a. C. – l’analyse conduit à une réinterprétation énonciative de l’incipit (fr. 24 B 1 DK) qui autorise une réévaluation de la force pragmatique de son discours et permet de suggérer une performance orale à la fois politique et savante. La mise en évidence d’une authentique expertise poétique permet de reprendre à nouveaux frais la question de la soi-disant obscurité des incipit savants de l’époque archaïque et de nuancer la dichotomie tranchée entre deux sortes de commencements liés à deux sortes de publics, l’un large et communautaire, l’autre élitiste et confidentiel.
Sans jamais perdre de vue les données contextuelles dont nous disposons, ce que la pratique intra-linguistique d’une philologie « phonico-pragmatique » permet de montrer pour la première fois, c’est qu’Alcméon fut un véritable poète-médecin pour qui le rythme du discours importait autant que son contenu pour la simple raison qu’il devait représenter, à ses yeux, l’une des « puissances constituantes » (dunameis) de son savoir médical.
L’identification d’une structure à quatre vers, quasi-strophique, dans un incipit considéré depuis toujours comme purement prosaïque, conduit le plus naturellement à proposer une nouvelle édition des fragments d’Alcméon qui mette clairement en évidence la cohérence de leur facture rythmique. Étant seules concernées les citations qu’on peut légitimement considérer verbatim, cette édition se doit de distinguer ces dernières des autres fragments qui lui sont attribuables. Ainsi propose-t-on, d’un côté les fragments rythmiques aisément détachables de leur contexte (notés F), de l’autre les fragments paraphrastiques qui sont si étroitement insérés dans le discours de l’auteur-source qu’ils n’en sont pas syntaxiquement isolables (notés Fp).
Afin d’offrir une vision cohérente de l’œuvre alcméonienne, il ne pouvait être question de désolidariser les fragments de forme métrique du riche ensemble qui nous est parvenu et qui nous permet de mesurer l’étendue polymathique du savoir bio-physiologique d’Alcméon. C’est la raison pour laquelle on a choisi de joindre le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Ni « traité » en prose, ni « poème », le discours poético-médical d’Alcméon se révèle finalement précieux pour ce qu’il nous enseigne : les savants de l’époque pré-platonicienne étaient avant tout autre chose de véritables experts de la langue sous ses divers aspects – lexical, morpho-sémantique, phonico-syllabique et fondamentalement rythmique – parce que dans le régime d’oralité sonore qui était alors celui de la Grèce ancienne, l’expérience du monde et de la réalité des choses passait nécessairement par l’expérience totale de la langue.
Résumé (English version below)
La nouvelle lecture que je propose du Ménon part d’un double con... more Résumé (English version below)
La nouvelle lecture que je propose du Ménon part d’un double constat, l’un bien connu, l’autre moins : non seulement le nom du protagoniste Μένων correspond exactement à la forme de participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister », mais il s’avère encore que chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de « clusters » phonico-syllabiques de séquences μεν, μην, μον, μν, μαν. En étudiant la structure d’ensemble du dialogue, plusieurs fois réflexive sur elle-même, et en menant une analyse serrée des nœuds de sa mécanique dictionnelle, par-deçà le niveau logico-syntaxique de son argumentation, on parvient à montrer que ce tissage sonore s’inspirant (sans jamais la nommer ni la citer explicitement) de la diction caractéristique des élégies d’exhortation de Tyrtée, participe tout entier d’un processus de réinvention perpétuelle du dire soi-même et du dire ensemble, destiné à servir l’effort d’introspection anamnétique sans laquelle nulle connaissance n’est possible. Cela nous amène à formuler l’hypothèse d’un fondement linguistique de l’anamnèse platonicienne et à considérer cette dernière comme une véritable expérience initiatique au cœur d’un langage ré-accordé à lui-même et à ses locuteurs – c’est-à-dire rendu à sa propre connaturalité (συγγενής), où réside toute la puissance intercommunicationnelle et cognitive qui est la sienne et qui ne présuppose pas la contemplation des Idées.
Abstract
The new reading of Plato’s Meno that I propose is based on a double observation. On the one hand there is the often noted fact that the protagonist’s name, Μένων, is identical to the present participle form of the verb μένειν “to be steadfast, to resist.” On the other hand, it turns out that each time Socrates addresses Meno, a curious phenomenon comes into play: "clusters" of sequences such as μεν, μην, μον, μν, μαν are being generated, a process that is seen as drawing on the characteristic diction of Tyrtaeus’ exhortative elegies (although the poet of archaic Sparta is never explicitly mentioned). The detailed study of the dialogue’s overall structure (which is self-reflexive in various ways) in terms of these clusters as “phonico-syllabic” nodes operating below the semantic and syntactic surface of its argumentation makes it possible to show that this sonorous “weaving” is integral part of a process of the perpetual reinvention of speaking oneself and speaking together, as the underlying condition for the “anamnetic” introspection without which knowledge is not possible. This leads me to formulating the hypothesis of a linguistic basis for the anamnesis theory as a genuine initiatory experience in and through language that is re-connected to itself and to its speakers. That is, language regains its natural kinship with itself and the subject (συγγενής), and in doing so finds all its natural communicative and cognitive power. Such language does not presuppose the contemplation of the Ideas.
Les chants d’exhortation des poètes grecs Tyrtée et Kallinos eurent une fonction rassembleuse don... more Les chants d’exhortation des poètes grecs Tyrtée et Kallinos eurent une fonction rassembleuse dont l’efficacité inégalée s’explique ici pour la première fois grâce à une enquête philologique de leurs fragments rendus à la lettre des manuscrits et à la fluidité de leur rythme et de leur langue.
The songs of exhortation by the Greek poets Tyrtaeus and Callinus had a rallying function of unparalleled effectiveness, which is explained here for the first time thanks to a philological investigation of the songs’ fragments that follows them to the letter and also preserves the fluidity of their rhythm and language
S’installant dans la couche linguistique et poétique sous-jacente du discours de Parménide, le co... more S’installant dans la couche linguistique et poétique sous-jacente du discours de Parménide, le commentaire mené ici est résolument linguistique et laisse donc de côté toutes considérations « métaphysiques », aussi bien purement ontologiques que logico-ontologiques. Poète authentique, directement relié à l’ensemble de la poésie grecque archaïque caractérisée par l’oralité de ses performances, Parménide élabore une unité linguistique très particulière, le verbe être, dont la forme la plus éminemment représentative est ἐστί, « est ». C’est sur lui que repose l’efficacité de la parole kosmologique du poète-savant.
Editions Jérôme Millon/Collection "Horos" by Magali Année
The new reading that I propose of Plato’s Meno started out from a double observation, the one wel... more The new reading that I propose of Plato’s Meno started out from a double observation, the one well-known, the other less: besides that the name of the protagonist Μένων matches exactly the present participle form of the verb μένειν “to hold on, to resist”, it turns out that each time Socrates addresses Meno, a phonico-syllabic phenomenon of "clusters" of sequences μεν, μην, μον, μν, μαν is being generated. By studying the overall structure of the dialogue, which is reflecting on itself in various ways, and by conducting a close analysis of the nodal points of its dictional mechanics, below the logico-syntactic level of its argumentation, it becomes possible to show that this sonorous weaving, while inspired (without ever naming or explicitly mentioning it) by the characteristic diction of Tyrtaeus’ exhortative elegies, is entirely part and parcel of a process of perpetually reinventing the language, as the underlying condition for anyone to strive for that anamnetic introspection without which no knowledge is possible. This leads us to formulate the hypothesis of a linguistic basis of the anamnesis theory and to consider this one as a true initiatory experience within a language re-connected to itself and to its speakers – that is to say, a language rendered to its own connaturality (συγγενής), in which lies the whole intercommunicational and cognitive power of its, and which does not presuppose the contemplation of the Ideas.
Papers by Magali Année
Going on introducing the investigation into Plato's sonic language and the need to apply to it a ... more Going on introducing the investigation into Plato's sonic language and the need to apply to it a philological approach of "phonic-pragmatic" nature, which takes into account not only the characteristic sonority of the ancient Greek state of language, but also its communicational efficiency – i.e. its pragmatic function – I will only focus on the comparison of some key passages of Platonic dialogues where the phonic-syllabic tuning of the speech is evidently at work for cognitive purposes.
Continuant d’introduire l’enquête sur le langage sonore de Platon et la nécessité de lui appliquer une approche philologique de nature « phonico-pragmatique », qui tienne compte non seulement de la sonorité caractéristique de l’état de langue de la Grèce archaïque et classique, mais aussi de son efficacité communicationnelle – de sa fonction pragmatique – je m’appuierai ici sur le rapprochement de quelques passages clé des dialogues platoniciens où le ré-accord phonico-syllabique du discours est à l’œuvre de façon manifeste à des fins cognitives.
“To speak in a harmful way (τὸ μὴ καλῶς λέγειν) is not only a false note towards language itself ... more “To speak in a harmful way (τὸ μὴ καλῶς λέγειν) is not only a false note towards language itself (εἰς αὐτὸ τοῦτο πλημμελές), it is also to infuse some evil within souls.” This worrisome statement in the Phaedo (115 e 5–7) should be considered as a key of Plato’s dialogues. But how shall we understand the harmfulness of a “false note” inside the very language thought of as having its own autonomy? Does it have to do with “stasis between names” (Cratylus 438 d 2), and if so, where to find, inside language, the “right note” capable of preventing the disaster of souls?
ENG
The Greek verb ἀλέγω is an ancient poetic form, found in Homer and later poets, almost exclus... more ENG
The Greek verb ἀλέγω is an ancient poetic form, found in Homer and later poets, almost exclusively used in the negative form : οὐκ ἀλέγω (usually translated as « I don’t care »). The overall complex history of its meaning and formation has been taken up in the fine-grain detail by Claire Le Feuvre, who suggests linking it (as well as the adjective compounds in -ηλεγής) to the group of ἄλγος /ἀλεγεινός expressing the idea of « suffering ». She explains its universally accepted meaning, « to care about, to take into account », based on the way the Homeric text
reanalysed it and made it the « consequence of a paronymic parallel » with the verb λέγω, « to say, to report ». In contrast, new arguments from onomastics and iconographic (visual) narrative tradition support the new hypothesis in favour of an authentic discursive origin of the form ἀλέγω, directly linked to the verb λέγω by the misdivision of an old expression of speech, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. Thanks to an anthropological
method concerned with (re) applying the Gallicised notion of « emique » to philological linguistics, it is possible to detect a form of linguistic apotropaism whose fossilised trace has been preserved for us by the anthroponym Oukalegon. Far from being a paragon of indifference towards the world around him, the cross-checking of philological and iconographic analysis shows him to be the representative of an ancient self-preventive speech.
FR
Le verbe grec ἀλέγω est une ancienne forme poétique, qu’on trouve chez
Homère et les poètes ultérieurs, presque exclusivement employée à la forme négative : οὐκ ἀλέγω (généralement traduit par «je ne me soucie
pas»). Le dossier complexe de l’histoire de sa signification et de sa formation a été repris en détail par Claire Le Feuvre, qui propose de le rattacher (ainsi que les composés adjectivaux en -ηλεγής) au groupe d’ἄλγος /ἀλεγεινός exprimant l’idée de «souffrance», et d’expliquer son
sens unanimement admis «se soucier de, tenir compte de» par une réanalyse interne au texte homérique et la «conséquence d’un rapprochement paronymique » avec le verbe λέγω, « dire, rendre compte». De nouveaux arguments issus de l’onomastique et de la tradition narrative iconographique permettent, au contraire,
d’étayer une autre hypothèse en faveur d’une authentique origine langagière de la forme ἀλέγω, directement liée au verbe λέγω par la
resyllabation d’une ancienne expression de discours, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. À l’appui d’une méthode anthropologique, soucieuse de
(ré)appliquer à une linguistique philologique la notion francisée d’«émique», il est possible de déceler une forme d’apotropaïsme linguistique, dont la trace fossilisée nous a été conservée par l’anthroponyme Oukalégôn. Bien loin d’un parangon d’indifférence à l’égard du monde qui l’entoure, le recoupement des analyses philologiques et iconographiques montre que le porteur de ce nom était le représentant d’une ancienne parole auto-préventive.
While Plato merely mentions the poet-sophist Evenus (5th c. BC) in three of his dialogues (Apol.,... more While Plato merely mentions the poet-sophist Evenus (5th c. BC) in three of his dialogues (Apol., Phaed., Phaedr.), Aristotle considers it useful to quote his verses five times (EE, EN, Metaph., Rhet., VV). Through these two ways of quoting a figure as important as Evenus in the Athenian debate on teaching virtue (arétè politikè), it turns out that two conceptions are opposed, which are not so much about Philosophy as philosophical practice in the city.
Alors que Platon se contente de mentionner le poète-sophiste Événos (Ve s. a.C.) dans trois de ses dialogues (Apol., Phaed., Phaedr.), Aristote juge au contraire utile de citer ses vers à cinq reprises (EE, EN, Metaph., Rhet., VV). À travers ces deux façons de citer une figure aussi importante qu’Événos dans le débat athénien sur l’enseignement de la vertu (l’arétè politikè), ce sont deux conceptions qui s’opposent, non pas tant de la Philosophie que de la pratique philosophique dans la cité.
Au seuil du Ménon, un double constat s’impose : le nom du protagoniste Μένων correspond au partic... more Au seuil du Ménon, un double constat s’impose : le nom du protagoniste Μένων correspond au participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister » ; chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de clusters phoniques : μεν/μην/μον/μν/μαν. Concentrée sur la première partie du dialogue, une analyse de ces nœuds dictionnels, par-deçà le niveau logico-syntaxique de l’argumentation, dévoile un tissage sonore réinvestissant à ses fins la diction d’exhortation des élégies de Tyrtée.
Do the early Greek poets and thinkers really “play” with their
language? What sort of “play” shou... more Do the early Greek poets and thinkers really “play” with their
language? What sort of “play” should we expect from part of the professional craftsmen they were of a basically sound language? What did imply their awareness of the phonic-syllabic nature of Greek language? And what about Heraclitus in particu-lar, who is most concerned among them with the intrinsic virtues of Greek dis-course (λόγος)? An analysis of fr. 22 B 52 DK within the melodic and sonic state of archaic Greek language reveals, instead of “play of words”, a rather spontaneous phenomenon of phono-syllabic generation, that is as necessary for the political message of Heraclitus’ fragment as the meaning of each of its words and their superficial syntactic organization.
Bien que l’art avec lequel Tyrtée a travaillé la langue traditionnelle pour la rendre « génératri... more Bien que l’art avec lequel Tyrtée a travaillé la langue traditionnelle pour la rendre « génératrice de communauté » (koinôgonique) reste encore méconnu et négligé, celui-ci n’est pas resté sans effet sur les artisans et professionnels de la langue qui sillonnèrent la Grèce après lui. Il s’agit de montrer qu’en dépit de la différence du contexte de sa performance, des modes métriques et des particularités thématiques, la poésie d’Euripide, loin d’être restée indifférente à ce savoir-faire, témoigne d’un savoir élégiaco-parénétique incontestable qui lui permet de vider la forme tyrtéenne originelle de son pouvoir koinôgonique afin de se le réapproprier complètement et de faire du λόγος dramaturgique, à travers la corporéité théâtrale dont il dépend, son moyen d’expression le plus parfaitement accompli. Un premier volet est consacré à une analyse essentiellement rythmique et dictionnelle de la lamentation élégiaque de l’Andromaque, ainsi que de sa fonction dans l’économie de la pièce, qui permet de mettre en évidence l’entreprise de sabotage du savoir dont était porteuse la diction tyrtéenne. Le second volet (non proféré au colloque), s’attache à montrer, par une analyse de la structure et des moments clés de l’Hélène (présentée quelques années après Andromaque), comment le corps théâtral de l’héroïne acquiert un véritable pouvoir parénétique et quasiment incantatoire.
“Discours en creux et négation de la négation”, in Bernabé, Alberto et alii, Parmenide: tra linguistica, letteratura e filosofia (IXe édition d’Eleatica, 10-12 septembre 2015 – ELEATICA Vol. 7), a cura di Bernardo Berruecos e Stefania Giombini, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2019, p. 121-134 Eleatica 7_Academia Verlag, 2019
FR (ENG below) : À l’appui des conclusions de Françoise Bader et de Charles de Lamberterie (« Hom... more FR (ENG below) : À l’appui des conclusions de Françoise Bader et de Charles de Lamberterie (« Homonymie ou polysémie ? Combien de mots η en grec ancien ? », 2012) l’analyse des emplois parménidiens de la particule disjonctive grecque ἤ (« ou »), permet de confirmer qu’un principe d’«holosémantisme », recouvrant toute distinction anachronique entre polysémie et homonymie, est à l’œuvre dans le langage de ce poète-savant .
De façon corollaire, cela montre également que la signification aurait fondamentalement à voir avec un mode d’énonciation en creux (paradoxalement positif par le biais d'une modalité hypothétique et négative), où la matière phonique et syllabique du discours savant viendraient en quelque sorte court-circuiter les signes familiers de la langue.
ENG : In support of the conclusions of F. Bader and Ch. de Lamberterie ("Homonymy or polysemy? How many words η in ancient Greek?", 2012), the analysis of Parmenides' uses of the Greek disjunctive particle ἤ ("or") confirms that his language is deeply based on a principle of "holosemantism", that is beyond the anachronistic dichotomy polysemy / homonymy.
As a corollary, it also shows that meaning should fundamentally have to do with a way of enunciation being "hollow" (paradoxically positive through a hypothetical and negative modality), where the phonic and syllabic matter of the learned discourse should somehow bypass the familiar signs of the language.
L’idéal de l’ἀρετή suprême (la « wahre ἀρετή » de Jaeger) est à la fois au fondement et à l’horiz... more L’idéal de l’ἀρετή suprême (la « wahre ἀρετή » de Jaeger) est à la fois au fondement et à l’horizon des plus anciennes compositions élégiaques de Tyrtée, et de Kallinos peu avant lui. Dans ces chants d’exhortation de la première moitié du VIIe siècle, cet idéal ne se gagne pas seulement au combat. Elle s’y conquiert aux limites extrêmes de la mort. Les élégies de ces deux poètes ont en effet en commun d’être moins de simples exhortations au combat ou au courage, que, plus profondément, de véritables exhortations à savoir mourir, en « tenant bon » (μένειν) imperturbablement (νωλεμέως αἰεὶ). Parallèlement aux incitations à aller mourir (ἀποθνήσκων, Ka. 1, 5 W ; τεθνάμεναι, Tyrt. 10, 1 W, quasi-hapax et emblème de la diction tyrtéenne, signifiant l’acceptation de soi comme « déjà mort » ; θνήσκομεν, Tyrt. 10, 14 W, présent à valeur de futur immédiat), l’idée de « limites » à atteindre ou à dépasser – celles de l’« excellence » autant que celles de la « mort » – est omniprésente et confère aux fragments tyrtéens une dimension eschatologique : la leçon incertaine ]ατερμονίηι πεισόμεθ´ ἡγεμ[όν/σ- (Tyrt. 19, 11 W) est en cela suggestive. S’agissait-il d’obéir aux chefs « jusqu’à l’extrême limite » ([α]τερμονίη) ou bien « jusqu’à l’immobilité suprême » (μονίη) ? Au cours de la performance, les deux sens pouvaient sans doute se recouvrir et il est assez net que les chants de Tyrtée entendaient mener ses auditeurs à dépasser les limites imparties à la vie humaine. Si chez Kallinos, l’inéluctabilité de la mort semble suffire à justifier ce dépassement, chez Tyrtée, il est manifestement la condition pour achever « son propre accomplissement » (ὀπίσω τέλος) et ainsi gagner l’immortalité (ἀθάνατος).
À l’aune de la réinterprétation et de l’attribution à Kallinos d’un fragment épigraphique exhortant à mourir avant ses géniteurs (fr. *0ab Année), et en partant d’une remarque de W. Burkert sur la révolution « orphique » que représenta l’attribution de l’épithète ἀθάνατος à l’individu, et à sa ψυχή en particulier – épithète auparavant réservée aux seules divinités –, il s’agira de développer une hypothèse paradoxale. Face à cette « immortalité », de fait nouvelle (mais non encore « orphique »), qui attend le guerrier tombé au combat, les honneurs réservés à celui qui y survit jusqu’à la vieillesse (Tyrt. 1, 35-42) autorisent en effet à se demander si les expressions désignant le vieillard n’entendaient pas implicitement dessiner une figure-repoussoir, permettant d’inscrire en contrepoint celle de l’ἀνήρ idéal s’accomplissant dans toute sa plénitude en mourant au combat, au devant de ceux qui ont vieilli pour ne pas avoir su en faire autant. Chez les Spartiates de l’époque archaïque – peuple de νεοί se pensant comme d’éternels nouveaux arrivants (Cf. Malkin 1999) –, mieux valait mourir que vieillir car c’était la condition même pour devenir réellement « immortel bien que sous terre ». La mort au combat dans la plénitude de la vitalité, et en pleine acceptation du μένειν par-delà la mort, était la seule qui donnait accès à un au-delà et à une éternité d’ordre « pré-orphique ».
Étant donné l’extrême religiosité qu’on leur reconnaît généralement, la conséquence est grave : le vieillard, vénérable et honoré, n’a plus pour consolation que d’avoir droit, de son vivant, à l’ancienne immortalité aédique, fondée sur la reconnaissance et la mémoire de la communauté, qui n’est plus celle que chante le poète spartiate. Ce que nous disent en filigrane les fragments de Tyrtée, c’est qu’en vieillissant – y compris en finissant par tomber courageusement au devant des guerriers en pleine vitalité (Tyrt. 10, 19-27 W) –, tout homme digne de ce nom se mettait de lui-même au ban de l’immortalité. Reste à savoir si dans le cas de figure du fr. 10, 19-27, il ne s’agit pas d’une acceptation volontaire de cette exclusion.
L’ambiguïté qui demeure néanmoins laisse à penser que deux conceptions « eschatologiques » rivales pourraient alors avoir coexisté : l’une à la fois traditionnelle et panhellénique ; l’autre, ou plus récente ou plus intrinsèquement spartiate, et probablement nourrie par les influences musico-culturelles diverses qui se rencontraient et s’inter-influençaient mutuellement à Sparte, alors véritable capitale de la « song culture » grecque (Calame 2014).
(ENG below)
À travers le survol de quelques-uns des phénomènes linguistiques qui
caractérisent le... more (ENG below)
À travers le survol de quelques-uns des phénomènes linguistiques qui
caractérisent les chants de Tyrtée, on verra que sa diction d’exhortation
politique et guerrière constitue intrinsèquement l’une des premières réflexions pratiques sur la nature de l’homme dans son rapport inhérent au pouvoir et aux effets du langage, c’est-à-dire sur les mécanismes essentiellement sonores de l’intercommunication linguistique dont dépendait alors la réussite de tout lien communautaire authentique.
Through an overview of some of the linguistic phenomena that
characterize the songs of Tyrtaeus, his political and warlike exhortation
turns out intrinsically one of the first practical reflections on the nature of man, which is, in fact, inherently related to the power and effects of language - that is, to the essentially sonic mechanisms of linguistic intercommunication on which the success of any authentic community bond depended.
Présentation et approfondissement de mon livre : Parménide. Fragments, Poème, précédé de Énoncer ... more Présentation et approfondissement de mon livre : Parménide. Fragments, Poème, précédé de Énoncer le verbe être, Paris, Vrin, 2012
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Prenant pour point de référence et pour limite l'œuvre de Platon (pour elle-même en tant que somme auto-réflexive et pour ce qu’elle nous redirige sans cesse vers les discours et les savoirs antérieurs qu’elle se réapproprie), une pratique philologique anthropologique se dessine, attentives aux effets « prismatiques » du son dans toutes les formes que pouvait prendre la communication verbale.
Grâce à une relecture sonore et rythmique des fragments citationnels (ou verbatim) de ce savant – jusque-là considéré comme le premier « philosophe-médecin » proche du milieu pythagoricien alors florissant à Crotone au VIe siècle a. C. – l’analyse conduit à une réinterprétation énonciative de l’incipit (fr. 24 B 1 DK) qui autorise une réévaluation de la force pragmatique de son discours et permet de suggérer une performance orale à la fois politique et savante. La mise en évidence d’une authentique expertise poétique permet de reprendre à nouveaux frais la question de la soi-disant obscurité des incipit savants de l’époque archaïque et de nuancer la dichotomie tranchée entre deux sortes de commencements liés à deux sortes de publics, l’un large et communautaire, l’autre élitiste et confidentiel.
Sans jamais perdre de vue les données contextuelles dont nous disposons, ce que la pratique intra-linguistique d’une philologie « phonico-pragmatique » permet de montrer pour la première fois, c’est qu’Alcméon fut un véritable poète-médecin pour qui le rythme du discours importait autant que son contenu pour la simple raison qu’il devait représenter, à ses yeux, l’une des « puissances constituantes » (dunameis) de son savoir médical.
L’identification d’une structure à quatre vers, quasi-strophique, dans un incipit considéré depuis toujours comme purement prosaïque, conduit le plus naturellement à proposer une nouvelle édition des fragments d’Alcméon qui mette clairement en évidence la cohérence de leur facture rythmique. Étant seules concernées les citations qu’on peut légitimement considérer verbatim, cette édition se doit de distinguer ces dernières des autres fragments qui lui sont attribuables. Ainsi propose-t-on, d’un côté les fragments rythmiques aisément détachables de leur contexte (notés F), de l’autre les fragments paraphrastiques qui sont si étroitement insérés dans le discours de l’auteur-source qu’ils n’en sont pas syntaxiquement isolables (notés Fp).
Afin d’offrir une vision cohérente de l’œuvre alcméonienne, il ne pouvait être question de désolidariser les fragments de forme métrique du riche ensemble qui nous est parvenu et qui nous permet de mesurer l’étendue polymathique du savoir bio-physiologique d’Alcméon. C’est la raison pour laquelle on a choisi de joindre le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Ni « traité » en prose, ni « poème », le discours poético-médical d’Alcméon se révèle finalement précieux pour ce qu’il nous enseigne : les savants de l’époque pré-platonicienne étaient avant tout autre chose de véritables experts de la langue sous ses divers aspects – lexical, morpho-sémantique, phonico-syllabique et fondamentalement rythmique – parce que dans le régime d’oralité sonore qui était alors celui de la Grèce ancienne, l’expérience du monde et de la réalité des choses passait nécessairement par l’expérience totale de la langue.
La nouvelle lecture que je propose du Ménon part d’un double constat, l’un bien connu, l’autre moins : non seulement le nom du protagoniste Μένων correspond exactement à la forme de participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister », mais il s’avère encore que chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de « clusters » phonico-syllabiques de séquences μεν, μην, μον, μν, μαν. En étudiant la structure d’ensemble du dialogue, plusieurs fois réflexive sur elle-même, et en menant une analyse serrée des nœuds de sa mécanique dictionnelle, par-deçà le niveau logico-syntaxique de son argumentation, on parvient à montrer que ce tissage sonore s’inspirant (sans jamais la nommer ni la citer explicitement) de la diction caractéristique des élégies d’exhortation de Tyrtée, participe tout entier d’un processus de réinvention perpétuelle du dire soi-même et du dire ensemble, destiné à servir l’effort d’introspection anamnétique sans laquelle nulle connaissance n’est possible. Cela nous amène à formuler l’hypothèse d’un fondement linguistique de l’anamnèse platonicienne et à considérer cette dernière comme une véritable expérience initiatique au cœur d’un langage ré-accordé à lui-même et à ses locuteurs – c’est-à-dire rendu à sa propre connaturalité (συγγενής), où réside toute la puissance intercommunicationnelle et cognitive qui est la sienne et qui ne présuppose pas la contemplation des Idées.
Abstract
The new reading of Plato’s Meno that I propose is based on a double observation. On the one hand there is the often noted fact that the protagonist’s name, Μένων, is identical to the present participle form of the verb μένειν “to be steadfast, to resist.” On the other hand, it turns out that each time Socrates addresses Meno, a curious phenomenon comes into play: "clusters" of sequences such as μεν, μην, μον, μν, μαν are being generated, a process that is seen as drawing on the characteristic diction of Tyrtaeus’ exhortative elegies (although the poet of archaic Sparta is never explicitly mentioned). The detailed study of the dialogue’s overall structure (which is self-reflexive in various ways) in terms of these clusters as “phonico-syllabic” nodes operating below the semantic and syntactic surface of its argumentation makes it possible to show that this sonorous “weaving” is integral part of a process of the perpetual reinvention of speaking oneself and speaking together, as the underlying condition for the “anamnetic” introspection without which knowledge is not possible. This leads me to formulating the hypothesis of a linguistic basis for the anamnesis theory as a genuine initiatory experience in and through language that is re-connected to itself and to its speakers. That is, language regains its natural kinship with itself and the subject (συγγενής), and in doing so finds all its natural communicative and cognitive power. Such language does not presuppose the contemplation of the Ideas.
The songs of exhortation by the Greek poets Tyrtaeus and Callinus had a rallying function of unparalleled effectiveness, which is explained here for the first time thanks to a philological investigation of the songs’ fragments that follows them to the letter and also preserves the fluidity of their rhythm and language
Editions Jérôme Millon/Collection "Horos" by Magali Année
Papers by Magali Année
Continuant d’introduire l’enquête sur le langage sonore de Platon et la nécessité de lui appliquer une approche philologique de nature « phonico-pragmatique », qui tienne compte non seulement de la sonorité caractéristique de l’état de langue de la Grèce archaïque et classique, mais aussi de son efficacité communicationnelle – de sa fonction pragmatique – je m’appuierai ici sur le rapprochement de quelques passages clé des dialogues platoniciens où le ré-accord phonico-syllabique du discours est à l’œuvre de façon manifeste à des fins cognitives.
The Greek verb ἀλέγω is an ancient poetic form, found in Homer and later poets, almost exclusively used in the negative form : οὐκ ἀλέγω (usually translated as « I don’t care »). The overall complex history of its meaning and formation has been taken up in the fine-grain detail by Claire Le Feuvre, who suggests linking it (as well as the adjective compounds in -ηλεγής) to the group of ἄλγος /ἀλεγεινός expressing the idea of « suffering ». She explains its universally accepted meaning, « to care about, to take into account », based on the way the Homeric text
reanalysed it and made it the « consequence of a paronymic parallel » with the verb λέγω, « to say, to report ». In contrast, new arguments from onomastics and iconographic (visual) narrative tradition support the new hypothesis in favour of an authentic discursive origin of the form ἀλέγω, directly linked to the verb λέγω by the misdivision of an old expression of speech, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. Thanks to an anthropological
method concerned with (re) applying the Gallicised notion of « emique » to philological linguistics, it is possible to detect a form of linguistic apotropaism whose fossilised trace has been preserved for us by the anthroponym Oukalegon. Far from being a paragon of indifference towards the world around him, the cross-checking of philological and iconographic analysis shows him to be the representative of an ancient self-preventive speech.
FR
Le verbe grec ἀλέγω est une ancienne forme poétique, qu’on trouve chez
Homère et les poètes ultérieurs, presque exclusivement employée à la forme négative : οὐκ ἀλέγω (généralement traduit par «je ne me soucie
pas»). Le dossier complexe de l’histoire de sa signification et de sa formation a été repris en détail par Claire Le Feuvre, qui propose de le rattacher (ainsi que les composés adjectivaux en -ηλεγής) au groupe d’ἄλγος /ἀλεγεινός exprimant l’idée de «souffrance», et d’expliquer son
sens unanimement admis «se soucier de, tenir compte de» par une réanalyse interne au texte homérique et la «conséquence d’un rapprochement paronymique » avec le verbe λέγω, « dire, rendre compte». De nouveaux arguments issus de l’onomastique et de la tradition narrative iconographique permettent, au contraire,
d’étayer une autre hypothèse en faveur d’une authentique origine langagière de la forme ἀλέγω, directement liée au verbe λέγω par la
resyllabation d’une ancienne expression de discours, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. À l’appui d’une méthode anthropologique, soucieuse de
(ré)appliquer à une linguistique philologique la notion francisée d’«émique», il est possible de déceler une forme d’apotropaïsme linguistique, dont la trace fossilisée nous a été conservée par l’anthroponyme Oukalégôn. Bien loin d’un parangon d’indifférence à l’égard du monde qui l’entoure, le recoupement des analyses philologiques et iconographiques montre que le porteur de ce nom était le représentant d’une ancienne parole auto-préventive.
Alors que Platon se contente de mentionner le poète-sophiste Événos (Ve s. a.C.) dans trois de ses dialogues (Apol., Phaed., Phaedr.), Aristote juge au contraire utile de citer ses vers à cinq reprises (EE, EN, Metaph., Rhet., VV). À travers ces deux façons de citer une figure aussi importante qu’Événos dans le débat athénien sur l’enseignement de la vertu (l’arétè politikè), ce sont deux conceptions qui s’opposent, non pas tant de la Philosophie que de la pratique philosophique dans la cité.
language? What sort of “play” should we expect from part of the professional craftsmen they were of a basically sound language? What did imply their awareness of the phonic-syllabic nature of Greek language? And what about Heraclitus in particu-lar, who is most concerned among them with the intrinsic virtues of Greek dis-course (λόγος)? An analysis of fr. 22 B 52 DK within the melodic and sonic state of archaic Greek language reveals, instead of “play of words”, a rather spontaneous phenomenon of phono-syllabic generation, that is as necessary for the political message of Heraclitus’ fragment as the meaning of each of its words and their superficial syntactic organization.
De façon corollaire, cela montre également que la signification aurait fondamentalement à voir avec un mode d’énonciation en creux (paradoxalement positif par le biais d'une modalité hypothétique et négative), où la matière phonique et syllabique du discours savant viendraient en quelque sorte court-circuiter les signes familiers de la langue.
ENG : In support of the conclusions of F. Bader and Ch. de Lamberterie ("Homonymy or polysemy? How many words η in ancient Greek?", 2012), the analysis of Parmenides' uses of the Greek disjunctive particle ἤ ("or") confirms that his language is deeply based on a principle of "holosemantism", that is beyond the anachronistic dichotomy polysemy / homonymy.
As a corollary, it also shows that meaning should fundamentally have to do with a way of enunciation being "hollow" (paradoxically positive through a hypothetical and negative modality), where the phonic and syllabic matter of the learned discourse should somehow bypass the familiar signs of the language.
À l’aune de la réinterprétation et de l’attribution à Kallinos d’un fragment épigraphique exhortant à mourir avant ses géniteurs (fr. *0ab Année), et en partant d’une remarque de W. Burkert sur la révolution « orphique » que représenta l’attribution de l’épithète ἀθάνατος à l’individu, et à sa ψυχή en particulier – épithète auparavant réservée aux seules divinités –, il s’agira de développer une hypothèse paradoxale. Face à cette « immortalité », de fait nouvelle (mais non encore « orphique »), qui attend le guerrier tombé au combat, les honneurs réservés à celui qui y survit jusqu’à la vieillesse (Tyrt. 1, 35-42) autorisent en effet à se demander si les expressions désignant le vieillard n’entendaient pas implicitement dessiner une figure-repoussoir, permettant d’inscrire en contrepoint celle de l’ἀνήρ idéal s’accomplissant dans toute sa plénitude en mourant au combat, au devant de ceux qui ont vieilli pour ne pas avoir su en faire autant. Chez les Spartiates de l’époque archaïque – peuple de νεοί se pensant comme d’éternels nouveaux arrivants (Cf. Malkin 1999) –, mieux valait mourir que vieillir car c’était la condition même pour devenir réellement « immortel bien que sous terre ». La mort au combat dans la plénitude de la vitalité, et en pleine acceptation du μένειν par-delà la mort, était la seule qui donnait accès à un au-delà et à une éternité d’ordre « pré-orphique ».
Étant donné l’extrême religiosité qu’on leur reconnaît généralement, la conséquence est grave : le vieillard, vénérable et honoré, n’a plus pour consolation que d’avoir droit, de son vivant, à l’ancienne immortalité aédique, fondée sur la reconnaissance et la mémoire de la communauté, qui n’est plus celle que chante le poète spartiate. Ce que nous disent en filigrane les fragments de Tyrtée, c’est qu’en vieillissant – y compris en finissant par tomber courageusement au devant des guerriers en pleine vitalité (Tyrt. 10, 19-27 W) –, tout homme digne de ce nom se mettait de lui-même au ban de l’immortalité. Reste à savoir si dans le cas de figure du fr. 10, 19-27, il ne s’agit pas d’une acceptation volontaire de cette exclusion.
L’ambiguïté qui demeure néanmoins laisse à penser que deux conceptions « eschatologiques » rivales pourraient alors avoir coexisté : l’une à la fois traditionnelle et panhellénique ; l’autre, ou plus récente ou plus intrinsèquement spartiate, et probablement nourrie par les influences musico-culturelles diverses qui se rencontraient et s’inter-influençaient mutuellement à Sparte, alors véritable capitale de la « song culture » grecque (Calame 2014).
À travers le survol de quelques-uns des phénomènes linguistiques qui
caractérisent les chants de Tyrtée, on verra que sa diction d’exhortation
politique et guerrière constitue intrinsèquement l’une des premières réflexions pratiques sur la nature de l’homme dans son rapport inhérent au pouvoir et aux effets du langage, c’est-à-dire sur les mécanismes essentiellement sonores de l’intercommunication linguistique dont dépendait alors la réussite de tout lien communautaire authentique.
Through an overview of some of the linguistic phenomena that
characterize the songs of Tyrtaeus, his political and warlike exhortation
turns out intrinsically one of the first practical reflections on the nature of man, which is, in fact, inherently related to the power and effects of language - that is, to the essentially sonic mechanisms of linguistic intercommunication on which the success of any authentic community bond depended.
Prenant pour point de référence et pour limite l'œuvre de Platon (pour elle-même en tant que somme auto-réflexive et pour ce qu’elle nous redirige sans cesse vers les discours et les savoirs antérieurs qu’elle se réapproprie), une pratique philologique anthropologique se dessine, attentives aux effets « prismatiques » du son dans toutes les formes que pouvait prendre la communication verbale.
Grâce à une relecture sonore et rythmique des fragments citationnels (ou verbatim) de ce savant – jusque-là considéré comme le premier « philosophe-médecin » proche du milieu pythagoricien alors florissant à Crotone au VIe siècle a. C. – l’analyse conduit à une réinterprétation énonciative de l’incipit (fr. 24 B 1 DK) qui autorise une réévaluation de la force pragmatique de son discours et permet de suggérer une performance orale à la fois politique et savante. La mise en évidence d’une authentique expertise poétique permet de reprendre à nouveaux frais la question de la soi-disant obscurité des incipit savants de l’époque archaïque et de nuancer la dichotomie tranchée entre deux sortes de commencements liés à deux sortes de publics, l’un large et communautaire, l’autre élitiste et confidentiel.
Sans jamais perdre de vue les données contextuelles dont nous disposons, ce que la pratique intra-linguistique d’une philologie « phonico-pragmatique » permet de montrer pour la première fois, c’est qu’Alcméon fut un véritable poète-médecin pour qui le rythme du discours importait autant que son contenu pour la simple raison qu’il devait représenter, à ses yeux, l’une des « puissances constituantes » (dunameis) de son savoir médical.
L’identification d’une structure à quatre vers, quasi-strophique, dans un incipit considéré depuis toujours comme purement prosaïque, conduit le plus naturellement à proposer une nouvelle édition des fragments d’Alcméon qui mette clairement en évidence la cohérence de leur facture rythmique. Étant seules concernées les citations qu’on peut légitimement considérer verbatim, cette édition se doit de distinguer ces dernières des autres fragments qui lui sont attribuables. Ainsi propose-t-on, d’un côté les fragments rythmiques aisément détachables de leur contexte (notés F), de l’autre les fragments paraphrastiques qui sont si étroitement insérés dans le discours de l’auteur-source qu’ils n’en sont pas syntaxiquement isolables (notés Fp).
Afin d’offrir une vision cohérente de l’œuvre alcméonienne, il ne pouvait être question de désolidariser les fragments de forme métrique du riche ensemble qui nous est parvenu et qui nous permet de mesurer l’étendue polymathique du savoir bio-physiologique d’Alcméon. C’est la raison pour laquelle on a choisi de joindre le texte et la traduction française des témoignages de l’édition Diels-Kranz.
Ni « traité » en prose, ni « poème », le discours poético-médical d’Alcméon se révèle finalement précieux pour ce qu’il nous enseigne : les savants de l’époque pré-platonicienne étaient avant tout autre chose de véritables experts de la langue sous ses divers aspects – lexical, morpho-sémantique, phonico-syllabique et fondamentalement rythmique – parce que dans le régime d’oralité sonore qui était alors celui de la Grèce ancienne, l’expérience du monde et de la réalité des choses passait nécessairement par l’expérience totale de la langue.
La nouvelle lecture que je propose du Ménon part d’un double constat, l’un bien connu, l’autre moins : non seulement le nom du protagoniste Μένων correspond exactement à la forme de participe présent du verbe μένειν « tenir bon, résister », mais il s’avère encore que chaque adresse que Socrate fait à Ménon génère un phénomène de « clusters » phonico-syllabiques de séquences μεν, μην, μον, μν, μαν. En étudiant la structure d’ensemble du dialogue, plusieurs fois réflexive sur elle-même, et en menant une analyse serrée des nœuds de sa mécanique dictionnelle, par-deçà le niveau logico-syntaxique de son argumentation, on parvient à montrer que ce tissage sonore s’inspirant (sans jamais la nommer ni la citer explicitement) de la diction caractéristique des élégies d’exhortation de Tyrtée, participe tout entier d’un processus de réinvention perpétuelle du dire soi-même et du dire ensemble, destiné à servir l’effort d’introspection anamnétique sans laquelle nulle connaissance n’est possible. Cela nous amène à formuler l’hypothèse d’un fondement linguistique de l’anamnèse platonicienne et à considérer cette dernière comme une véritable expérience initiatique au cœur d’un langage ré-accordé à lui-même et à ses locuteurs – c’est-à-dire rendu à sa propre connaturalité (συγγενής), où réside toute la puissance intercommunicationnelle et cognitive qui est la sienne et qui ne présuppose pas la contemplation des Idées.
Abstract
The new reading of Plato’s Meno that I propose is based on a double observation. On the one hand there is the often noted fact that the protagonist’s name, Μένων, is identical to the present participle form of the verb μένειν “to be steadfast, to resist.” On the other hand, it turns out that each time Socrates addresses Meno, a curious phenomenon comes into play: "clusters" of sequences such as μεν, μην, μον, μν, μαν are being generated, a process that is seen as drawing on the characteristic diction of Tyrtaeus’ exhortative elegies (although the poet of archaic Sparta is never explicitly mentioned). The detailed study of the dialogue’s overall structure (which is self-reflexive in various ways) in terms of these clusters as “phonico-syllabic” nodes operating below the semantic and syntactic surface of its argumentation makes it possible to show that this sonorous “weaving” is integral part of a process of the perpetual reinvention of speaking oneself and speaking together, as the underlying condition for the “anamnetic” introspection without which knowledge is not possible. This leads me to formulating the hypothesis of a linguistic basis for the anamnesis theory as a genuine initiatory experience in and through language that is re-connected to itself and to its speakers. That is, language regains its natural kinship with itself and the subject (συγγενής), and in doing so finds all its natural communicative and cognitive power. Such language does not presuppose the contemplation of the Ideas.
The songs of exhortation by the Greek poets Tyrtaeus and Callinus had a rallying function of unparalleled effectiveness, which is explained here for the first time thanks to a philological investigation of the songs’ fragments that follows them to the letter and also preserves the fluidity of their rhythm and language
Continuant d’introduire l’enquête sur le langage sonore de Platon et la nécessité de lui appliquer une approche philologique de nature « phonico-pragmatique », qui tienne compte non seulement de la sonorité caractéristique de l’état de langue de la Grèce archaïque et classique, mais aussi de son efficacité communicationnelle – de sa fonction pragmatique – je m’appuierai ici sur le rapprochement de quelques passages clé des dialogues platoniciens où le ré-accord phonico-syllabique du discours est à l’œuvre de façon manifeste à des fins cognitives.
The Greek verb ἀλέγω is an ancient poetic form, found in Homer and later poets, almost exclusively used in the negative form : οὐκ ἀλέγω (usually translated as « I don’t care »). The overall complex history of its meaning and formation has been taken up in the fine-grain detail by Claire Le Feuvre, who suggests linking it (as well as the adjective compounds in -ηλεγής) to the group of ἄλγος /ἀλεγεινός expressing the idea of « suffering ». She explains its universally accepted meaning, « to care about, to take into account », based on the way the Homeric text
reanalysed it and made it the « consequence of a paronymic parallel » with the verb λέγω, « to say, to report ». In contrast, new arguments from onomastics and iconographic (visual) narrative tradition support the new hypothesis in favour of an authentic discursive origin of the form ἀλέγω, directly linked to the verb λέγω by the misdivision of an old expression of speech, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. Thanks to an anthropological
method concerned with (re) applying the Gallicised notion of « emique » to philological linguistics, it is possible to detect a form of linguistic apotropaism whose fossilised trace has been preserved for us by the anthroponym Oukalegon. Far from being a paragon of indifference towards the world around him, the cross-checking of philological and iconographic analysis shows him to be the representative of an ancient self-preventive speech.
FR
Le verbe grec ἀλέγω est une ancienne forme poétique, qu’on trouve chez
Homère et les poètes ultérieurs, presque exclusivement employée à la forme négative : οὐκ ἀλέγω (généralement traduit par «je ne me soucie
pas»). Le dossier complexe de l’histoire de sa signification et de sa formation a été repris en détail par Claire Le Feuvre, qui propose de le rattacher (ainsi que les composés adjectivaux en -ηλεγής) au groupe d’ἄλγος /ἀλεγεινός exprimant l’idée de «souffrance», et d’expliquer son
sens unanimement admis «se soucier de, tenir compte de» par une réanalyse interne au texte homérique et la «conséquence d’un rapprochement paronymique » avec le verbe λέγω, « dire, rendre compte». De nouveaux arguments issus de l’onomastique et de la tradition narrative iconographique permettent, au contraire,
d’étayer une autre hypothèse en faveur d’une authentique origine langagière de la forme ἀλέγω, directement liée au verbe λέγω par la
resyllabation d’une ancienne expression de discours, *οὐκ ἄ[ν] λέγω /*οὐ κα λέγω. À l’appui d’une méthode anthropologique, soucieuse de
(ré)appliquer à une linguistique philologique la notion francisée d’«émique», il est possible de déceler une forme d’apotropaïsme linguistique, dont la trace fossilisée nous a été conservée par l’anthroponyme Oukalégôn. Bien loin d’un parangon d’indifférence à l’égard du monde qui l’entoure, le recoupement des analyses philologiques et iconographiques montre que le porteur de ce nom était le représentant d’une ancienne parole auto-préventive.
Alors que Platon se contente de mentionner le poète-sophiste Événos (Ve s. a.C.) dans trois de ses dialogues (Apol., Phaed., Phaedr.), Aristote juge au contraire utile de citer ses vers à cinq reprises (EE, EN, Metaph., Rhet., VV). À travers ces deux façons de citer une figure aussi importante qu’Événos dans le débat athénien sur l’enseignement de la vertu (l’arétè politikè), ce sont deux conceptions qui s’opposent, non pas tant de la Philosophie que de la pratique philosophique dans la cité.
language? What sort of “play” should we expect from part of the professional craftsmen they were of a basically sound language? What did imply their awareness of the phonic-syllabic nature of Greek language? And what about Heraclitus in particu-lar, who is most concerned among them with the intrinsic virtues of Greek dis-course (λόγος)? An analysis of fr. 22 B 52 DK within the melodic and sonic state of archaic Greek language reveals, instead of “play of words”, a rather spontaneous phenomenon of phono-syllabic generation, that is as necessary for the political message of Heraclitus’ fragment as the meaning of each of its words and their superficial syntactic organization.
De façon corollaire, cela montre également que la signification aurait fondamentalement à voir avec un mode d’énonciation en creux (paradoxalement positif par le biais d'une modalité hypothétique et négative), où la matière phonique et syllabique du discours savant viendraient en quelque sorte court-circuiter les signes familiers de la langue.
ENG : In support of the conclusions of F. Bader and Ch. de Lamberterie ("Homonymy or polysemy? How many words η in ancient Greek?", 2012), the analysis of Parmenides' uses of the Greek disjunctive particle ἤ ("or") confirms that his language is deeply based on a principle of "holosemantism", that is beyond the anachronistic dichotomy polysemy / homonymy.
As a corollary, it also shows that meaning should fundamentally have to do with a way of enunciation being "hollow" (paradoxically positive through a hypothetical and negative modality), where the phonic and syllabic matter of the learned discourse should somehow bypass the familiar signs of the language.
À l’aune de la réinterprétation et de l’attribution à Kallinos d’un fragment épigraphique exhortant à mourir avant ses géniteurs (fr. *0ab Année), et en partant d’une remarque de W. Burkert sur la révolution « orphique » que représenta l’attribution de l’épithète ἀθάνατος à l’individu, et à sa ψυχή en particulier – épithète auparavant réservée aux seules divinités –, il s’agira de développer une hypothèse paradoxale. Face à cette « immortalité », de fait nouvelle (mais non encore « orphique »), qui attend le guerrier tombé au combat, les honneurs réservés à celui qui y survit jusqu’à la vieillesse (Tyrt. 1, 35-42) autorisent en effet à se demander si les expressions désignant le vieillard n’entendaient pas implicitement dessiner une figure-repoussoir, permettant d’inscrire en contrepoint celle de l’ἀνήρ idéal s’accomplissant dans toute sa plénitude en mourant au combat, au devant de ceux qui ont vieilli pour ne pas avoir su en faire autant. Chez les Spartiates de l’époque archaïque – peuple de νεοί se pensant comme d’éternels nouveaux arrivants (Cf. Malkin 1999) –, mieux valait mourir que vieillir car c’était la condition même pour devenir réellement « immortel bien que sous terre ». La mort au combat dans la plénitude de la vitalité, et en pleine acceptation du μένειν par-delà la mort, était la seule qui donnait accès à un au-delà et à une éternité d’ordre « pré-orphique ».
Étant donné l’extrême religiosité qu’on leur reconnaît généralement, la conséquence est grave : le vieillard, vénérable et honoré, n’a plus pour consolation que d’avoir droit, de son vivant, à l’ancienne immortalité aédique, fondée sur la reconnaissance et la mémoire de la communauté, qui n’est plus celle que chante le poète spartiate. Ce que nous disent en filigrane les fragments de Tyrtée, c’est qu’en vieillissant – y compris en finissant par tomber courageusement au devant des guerriers en pleine vitalité (Tyrt. 10, 19-27 W) –, tout homme digne de ce nom se mettait de lui-même au ban de l’immortalité. Reste à savoir si dans le cas de figure du fr. 10, 19-27, il ne s’agit pas d’une acceptation volontaire de cette exclusion.
L’ambiguïté qui demeure néanmoins laisse à penser que deux conceptions « eschatologiques » rivales pourraient alors avoir coexisté : l’une à la fois traditionnelle et panhellénique ; l’autre, ou plus récente ou plus intrinsèquement spartiate, et probablement nourrie par les influences musico-culturelles diverses qui se rencontraient et s’inter-influençaient mutuellement à Sparte, alors véritable capitale de la « song culture » grecque (Calame 2014).
À travers le survol de quelques-uns des phénomènes linguistiques qui
caractérisent les chants de Tyrtée, on verra que sa diction d’exhortation
politique et guerrière constitue intrinsèquement l’une des premières réflexions pratiques sur la nature de l’homme dans son rapport inhérent au pouvoir et aux effets du langage, c’est-à-dire sur les mécanismes essentiellement sonores de l’intercommunication linguistique dont dépendait alors la réussite de tout lien communautaire authentique.
Through an overview of some of the linguistic phenomena that
characterize the songs of Tyrtaeus, his political and warlike exhortation
turns out intrinsically one of the first practical reflections on the nature of man, which is, in fact, inherently related to the power and effects of language - that is, to the essentially sonic mechanisms of linguistic intercommunication on which the success of any authentic community bond depended.