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ELISA LONCON PHOTO AGENCIA UNO
Lors de la première session de la Convention constitutionnelle, dimanche 4 juilllet, Elisa Loncon Antileo, universitaire mapuche, a été élue présidente de l’Assemblée constituante lors du deuxième tour du vote, avec 96 voix, contre 33 pour Harry Jurgüensen et 18 pour Patricia Politzer, dépassant ainsi les 78 voix nécessaires à son élection. Ce texte a été publié dans le numéro d’août de l’édition chilienne du Monde diplomatique.
ELISA LONCON. PHOTO CÉSAR CORTÉS. |
Nous vivons sans nul doute des moments historiques. Il y a quelques semaines il m’a été donné d’assumer l’une des plus grandes responsabilités de ma vie, la présidence de la Convention constitutionnelle du Chili. Je reconnais le poids de multiples époques qui reposent sur nos épaules, nous sentons ces passés à chaque pas que nous faisons.
Nous, les peuples du Chili n’avons jamais eu – jusqu’à maintenant – la possibilité de rédiger notre Carta Magna dans un cadre démocratique et pluriel ; toutes ont été autoritaires et mono-culturelles. En outre, que cette instance inédite soit présidée par une femme mapuche est d’une profondeur historique insoupçonnée. J’en ai bien conscience et j’assume cette responsabilité collective.
Cette tâche est celle de tous les peuples du Chili et du Wallmapu [1], car nous, les différents peuples qui vivons au Chili, sommes indéfectiblement liés à une histoire partagée, bien que – c’est fondamental de le dire – cette histoire comporte des méandres clairs-obscurs, des mémoires qui circulent à contre-courant des récits officiels. Toute possibilité de rencontre doit donc partir de cette réalité vaste et profonde, il n’y a pas d’alternative, pas de chemins plus rapides ; les raccourcis dans ce cas seraient des pièges. Le Chili n’a pas été un jardin d’Eden, il y a des douleurs, des cicatrices non refermées ; regarder ces blessures, en parler, est la seule façon d’en guérir. En définitive, il est impossible de construire le Chili futur sans rendre compte de toutes ces blessures qui se sont si fortement exprimées depuis le 18 octobre 2019.
Je pars de ce triste point de départ parce qu’il n’y a pas d’autre manière d’entreprendre l’immense tâche qui se présente à nous. Longtemps les forces de l’oubli ont voulu dominer et nous avons vécu durant des décennies dans une illusion, une oasis : celle d’un pays aux avancées puissantes et unifiées. Un beau jour ce mirage a fini par exploser et sur tous les territoires on a commencé à entendre : le Chili s’est réveillé ! Ce réveil nous a conduit ici, pour imaginer les contours de ce pays nouveau que nous portons en nous.
Pour cette raison nous parlons de refondation, nous sommes en train de constituer les nouvelles relations sociales, politiques et culturelles du pays, après la pulsion destituante. Un pays qui a été conçu durant tant de siècles exclusivement par des hommes blancs appartenant à l’élite peut aujourd’hui s’imaginer à partir des territoires profonds, des langues occultées et des corps meurtris. C’est pour cette raison que nous les femmes mapuche aurons un rôle décisif dans ces tâches refondatrices.
Nous, femmes indiennes, avons été infériorisées durant des siècles, tant par les systèmes institutionnels du pouvoir que par nos propres instances organisatrices. Les chemins jusqu’ici n’ont pas été faciles, l’« infériorisation » et les regards de mépris n’ont pas manqué mais avec de la ténacité et du travail collectif il est possible de saper les bases de la culture coloniale et patriarcale. Il est clair pour moi qu’avec ma présidence nous n’effacerons pas des siècles de douleurs ; demain ne sera pas rendu complètement meilleur par ce simple fait mais je ne nie pas non plus l’importance historique du moment que nous vivons. Il incombe désormais à toutes et à tous de donner une viabilité politique à la profondeur du symbole et de continuer à approfondir ce changement culturel pour les générations futures.
Je rêve précisément que filles et garçons puissent habiter ce monde sous une pluralité de regards et dans une connexion réciproque avec la nature. C’est le pari que nous défendons, nous les peuples indiens, pour le XXIe siècle : faire naître une société démocratique à partir des territoires et des communautés, en articulant les autonomies avec des sociétés plurinationales, en transformant les relations de pouvoir, en déconcentrant le contrôle de la parole et des décisions pour que surgissent les voix historiquement marginalisées, les femmes, les dissidences, les Indiens, les afro-descendants, les peuples métis, travailleurs et travailleuses.
Notre tâche consiste à construire une autre manière d’être pluriel au sein de laquelle la reconnaissance de nos subjectivités et de nos histoires, permettrait de nouveaux dialogues. Pou dépasser la société mono-culturelle il s’agit non seulement de rendre visibles des différences mais avant tout de tisser de nouveaux liens en établissant des symétries de rationalités. Avec ceci, la plurinationalité cesse d’être une solution cosmétique ou exclusivement réservée aux Indiens et se transforme en modèle démocratique de coexistence dans lequel chaque culture, territoire, nation peut tracer ses chemins dans le foisonnement d’un tout hétérogène. La tâche est de faire du Chili une communauté politique qui se pense et se projette multiple, complexe, décentralisée, enracinée dans le futur du pays profond.
Le développement de ces nouveaux axes d’articulation oblige à chercher des concepts et des inspirations dans des zones historiquement niées. Les siècles qui ont construit des liens sur la base de l’homogénéisation touchent à leur fin et émergent comme des espoirs les connaissances indiennes, les façons de regarder le monde qu’ont eues durant des siècles les nations originaires. Et dans cette projection sociétale plurielle, les langues des peuples constituent un ciment et un élan, c’est-à-dire qu’ils permettent d’élaborer la refondation à partir de conceptions profondes qui servent de points de départ à la construction des temps futurs.
Un exemple de ces possibilités est la notion mapuche d’itxofill mogen, qui exprime une interprétation de la réalité habitée par de multiples vies, chacune fondamentale pour l’équilibre du monde. Parmi ces vies, il y a les nôtres, à nous les humains, mais nous ne sommes pas les seuls, au contraire, nous avons besoin de la pluralité des vies qui transitent par la mapu [2]. Cette idée est refondatrice, elle offre la possibilité de dépasser les mentalités qui défendent l’extractivisme. Dans ce cadre de pensée, il n’est pas possible de poursuivre la destruction de la nature, car nous lui sommes redevables, plus même, nous avons si, comme humanité, nous prétendons continuer à vivre dans ce monde. En fin de compte l’ixtofill mogen est une réponse mapuche à un problème de l’humanité entière, le réchauffement global.
Partant de ce qui a été dit, il est possible d’approfondir l’idée que la plurinationalité n’est pas un sujet qui ne concerne que les Indiens, du moins il ne devrait pas l’être, mais une opportunité pour la société dans son ensemble. En faisant dialoguer les rationalités et les savoirs il est possible de construire un chemin pour répondre aux problèmes fondamentaux de l’humanité actuelle ; c’est vers cela que s’achemine le XXIe siècle. Aujourd’hui le Chili a la chance indéniable de s’ouvrir à cet avenir possible.
Certes, cet exercice requiert une éthique nouvelle, une éthique de la reconnaissance de l’autre, de tous ceux qui se sont construits comme les autres au fil de l’histoire pour, à partir de là, rendre possible la compréhension des langues et des savoirs indiens : cela signifie instaurer les conditions pour écouter et comprendre la profondeur des paroles niées tout au long des siècles.
La rédaction d’une nouvelle constitution est une opportunité inégalée d’instaurer ces conditions d’écoute et de dialogue, en sachant évidemment que cette rédaction n’est pas la tâche exclusive de 155 personnes mais avant tout un débat culturel de la société dans son ensemble. Nous travaillerons pour assurer ces conditions : pour cela il est indispensable que certaines séances de la Convention se tiennent dans diverses régions du pays et, à mesure que le processus acquerra une plus grande consistance, que nous fassions en sorte que la diversité des voix des territoires ait une résonance au sein de la Convention.
Il est ainsi fondamental durant le déploiement de cette conjoncture de construire une institution ayant de larges liens avec la société grâce à de solides processus de participation. En ce sens nous, les nations originaires, avons des pratiques organisationnelles et politiques que nous pouvons mettre à disposition, dans le but de refonder aussi la démocratie. Quand nous parlons d’autonomie et d’autodétermination, ce que nous proposons ce sont d’autres manières de comprendre les processus démocratiques et de repenser aussi les modèles de gouvernance qu’ont eu les différents États.
La participation des nations originaires au débat constitutionnel ne doit donc pas commettre l’erreur d’imposer des formes externes de prise de décision car cela limiterait notre participation et invaliderait de fait les normes de décision des peuples et des communautés. La participation doit être souveraine et respecter les droits à l’autonomie et à l’autodétermination. Dans l’histoire des nations indiennes ont existé divers épisodes de participation qui sont inscrits oralement dans la mémoire collective ou consignés dans des chroniques historiques. Dans l’univers mapuche il existe les parlements, les gvlamtuwvn ou tribunaux mapuche. Durant la dictature le « palin », ou jeu de balle, a joué un rôle important dans les prises de décisions. Après cela, pour l’approbation du drapeau mapuche et l’activation des rôles des autorités originaires, se sont réunis les Nor Gvlamtuwvn (conseils sociopolitiques ou tribunaux mapuche). Ces processus ont généré des changements dans l’histoire des prises de décisions indiennes, permettant de passer de la négation à l’existence et la visibilisation des luttes.
Un des grands défis que nous aurons probablement à relever sera de parvenir à démocratiser l’État grâce à des modèles d’organisation mieux articulés avec les territoires, sans pour autant étatiser les formes communautaires de liens territoriaux. Cela requiert de penser que le public n’est pas un équivalent de l’étatique, mais qu’il est possible de construire des modèles de gouvernance au sein duquel ce qui est public puisse être aussi communautaire. Il s’agit donc non seulement de décentraliser le pouvoir mais aussi de le disperser, de construire des outils politiques qui fasse descendre la démocratie jusqu’à la base et l’élargisse. En d’autres termes, il faut dépasser l’idée que la démocratie consiste simplement à voter et permettre aux structures de l’État de correspondre aux modèles d’organisation qui sont ceux des peuples au sein de leurs territoires.
En définitive, les temps que nous vivons revêtent une intensité inusitée qui se ressent surtout dans la capacité que nous avons d’imaginer et de projeter une société nouvelle à partir de mondes qui ont été niés depuis des décennies et des siècles. Pour que cela devienne une réalité concrète, il est vital de construire des dialogues symétriques entre peuples et territoires, de nous obliger en tant que société à un effort d’intelligibilité, en valorisant l’écoute des savoirs profonds, en reconnaissant le plurilinguisme comme une chance pour tous et toutes car, ce faisant, il sera possible de repenser les liens entre les être humains et entre les êtres humains et la nature, et de découvrir qu’existe une démocratie au-delà de la démocratie représentative, une démocratie qui surgit des peuples, en respectant les autonomies et en nourrissant des liens plurinationaux. C’est une tâche gigantesque, mais qui a l’avantage d’être une tâche qui incombe à tous et toutes.
- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3592.
- Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
- Source (espagnol) : Le Monde diplomatique, édition chilienne, n° 231, août 2021, p. 6.
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ELISA LONCÓN |