Les parents d’enfants atteints de surdité se voient encore trop souvent recommander la pose d’un implant cochléaire, sans que l’apprentissage de la langue des signes ne leur soit proposé. Or, apprendre à « signer » précocement permet de développer des compétences visuelles, spatiales et attentionnelles, et améliore la capacité à comprendre et anticiper les pensées d’autrui ainsi que l’organisation des connaissances en mémoire. À l’inverse, une l’exposition tardive à la langue peut avoir des conséquences néfastes sur le développement cognitif et social.
Handicap invisible, la surdité touche 1,5 milliard d’individus dans le monde selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cependant, tout le monde n’est pas sourd de la même façon. En effet, il existe différentes formes de surdité classées selon le degré de la perte d’acuité auditive (surdité légère, modérée, sévère ou profonde) ou selon la localisation de l’atteinte.
Lorsque la surdité survient dans l’enfance, notamment avant la période d’acquisition du langage, la pratique linguistique des enfants sourds peut être très variable en fonction de leur niveau d’atteinte ou du contexte socioculturel dans lequel ils évoluent. Ils peuvent soit développer une langue vocale, soit une langue des signes, soit les deux (bilinguisme).
Or, selon la situation, les conséquences en matière de développement cérébral ne seront pas les mêmes.
Qu’est-ce que la langue des signes ?
« Signer » consiste à transmettre un propos dans l’espace corporel, via des mouvements des membres supérieurs et des expressions faciales.
Il existe plus de 150 langues des signes différentes à travers le monde. Chacune d’entre elles est composée de son propre lexique, d’une grammaire spatiale (en Occident, par exemple, le passé se signe derrière le signeur, tandis que le futur se signe devant) et d’une phonologie (une forme de main peut signifier deux concepts différents en fonction de son emplacement sur le corps : les signes BETE et CHEF sont par exemple similaires sur le plan phonologique).
Suite au congrès de Milan, le troisième congrès international pour l’amélioration des conditions des sourds, qui s’est tenu en 1880, il a été décidé que la méthode d’éducation orale devait être privilégiée, ce qui s’est traduit de facto par un bannissement de la langue des signes. Les enfants sourds n’ont donc pas reçu un enseignement dans leur langue naturelle.
Ces derniers ont néanmoins continué à communiquer entre eux en signant, entraînant des variantes dialectales au sein des pays, voire d’une même région. Pour cette raison, certains sourds âgés pratiquent encore aujourd’hui des patois gestuels reconnaissables principalement par les sourds ayant fréquenté la même école.
À l’heure actuelle, il est difficile d’estimer le nombre de personnes qui pratiquent la langue des signes. En France, les données oscillent entre 80 000 et 120 000 sourds locuteurs de la Langue des Signes Française (LSF).
Des traitements cérébraux complexes
La langue des signes est traitée par les mêmes aires cérébrales qui s’activent pour la langue vocale chez l’entendant : celles impliquées dans la compréhension (aire de Wernicke) et l’expression (aire de Broca). En revanche, les canaux sensoriels sont différents : la langue des signes sollicite les modalités d’entrée visuelle et de sortie gestuelle.
Plusieurs traitements cognitifs sont nécessaires pour se créer une image mentale ou mémoriser l’emplacement et la position des mains. Des processus cognitifs plus complexes interviennent également, par exemple ceux qui interviennent pour la rotation mentale (lorsque l’on imagine les mouvements d’un objet sans le manipuler) et le transfert interpersonnel (qui consiste par exemple à jouer le rôle de ce qui est en train d’être signé, à interpréter l’action au lieu de la décrire).
Surdité et pratique de la langue des signes remodèlent le cerveau
Suite à la survenue de la surdité, une première réorganisation des réseaux neuronaux a lieu dans le cerveau. Puisque le cortex auditif n’est pas sollicité pour traiter l’information auditive, les aires auditives sont recrutées pour le traitement des informations visuelles, grâce à la plasticité cérébrale, autrement dit la faculté du cerveau à se restructurer. Cette plasticité est d’autant plus marquée que la surdité survient tôt dans le développement de l’enfant.
Read more: Qu’est-ce que la plasticité cérébrale ?
Dans le cas où l’enfant sourd est exposé précocement à la langue des signes, un second type de réorganisation est observé au niveau cérébral. Cette langue visuogestuelle entraîne en effet un développement particulier des compétences visuelles, spatiales et attentionnelles ainsi que des fonctions supérieures comme la théorie de l’esprit (la capacité à comprendre et anticiper les pensées d’autrui) ou l’organisation des connaissances en mémoire.
Soulignons que de nombreuses études psycholinguistiques ont révélé l’existence de similarités développementales entre l’acquisition du langage oral et celle du langage signé : babil gestuel, premiers signes vers 1 an, association de deux signes vers 2 ans.
Que se passe-t-il en cas d’exposition tardive à la langue des signes ? Pour l’instant, les données scientifiques manquent pour évaluer les conséquences sur le développement des fonctions cognitives non verbales. De récents travaux semblent indiquer qu’il existerait des différences significatives en matière de résolution de tâches de mémoire spatiale entre signeurs natifs et tardifs. Toutefois une des limites de l’étude est le manque de groupe contrôle, biais fréquemment dans les études portant sur la surdité.
Or, selon l’environnement dans lequel grandit l’enfant sourd, son exposition à la langue des signes sera plus ou moins tardive.
Un apprentissage trop tardif de la langue des signes
Lorsqu’un enfant sourd grandit dans un contexte familial favorable à la pratique quotidienne de la langue des signes, l’apport linguistique se fait naturellement et la langue maternelle est riche et fluide. Un tel environnement permet aux enfants sourds locuteurs natifs de développer aisément leurs compétences en communication sociale. Il prépare également à l’acquisition d’une seconde langue, écrite ou vocale, en favorisant la connectivité cérébrale.
Toutefois ce petit groupe de locuteurs natifs n’est pas représentatif de l’ensemble de la population sourde. En effet, chaque année en France, 700 nouveau-nés viennent au monde sourd (soit environ 1 naissance sur 1000). Parmi eux, seuls 5 à 10 % ont des parents eux-mêmes sourds. Pour des parents qui aimeraient apprendre à signer, les formations à la LSF sont malheureusement rarement proposées ni prises en charge. Le nombre d’enfants sourds exposés à une langue des signes naturelle dès la naissance est donc très faible.
Les médecins recommandent généralement aux familles de faire poser un [implant cochléaire] le plus tôt possible, afin de privilégier la réhabilitation auditive de leur bébé pour développer la parole, et ce, sans évoquer la langue des signes. Or l’efficacité de ces réhabilitations et rééducations n’est pas systématique. Elles permettent à l’enfant sourd d’accéder au son, mais pas de devenir un enfant entendant. En effet, la fonction auditive n’est pas établie ni rétablie comme celle d’un entendant, car un entraînement intensif est nécessaire pour acquérir le langage parlé.
Résultat : parmi les 90 à 95 % d’individus sourds dont les parents sont entendants, beaucoup sont susceptibles de ne découvrir que tardivement la langue des signes, souvent après la période sensible pour l’acquisition du langage, qui s’étend durant les 5 premières années de vie, période pendant laquelle le cerveau a un fort potentiel de plasticité cérébrale.
Or, on sait que l’exposition tardive à la langue a des conséquences néfastes non seulement sur l’acquisition du langage, mais également sur le développement cognitif et social de l’enfant.
Une langue qui doit être davantage enseignée
Depuis 2005, la LSF est reconnue comme langue à part entière, mais l’enseignement bilingue n’est pas effectif dans toutes les écoles spécialisées pour enfants sourds. Idéalement, elle devrait être pratiquée au sein des classes par l’enseignant lui-même, ou par l’interprète français-LSF présent à ses côtés.
En l’absence d’enseignement approprié, les conséquences sur l’acquisition des savoirs académiques (lecture, compréhension écrite, calcul…) sont considérables. En 1998, le ministère de la Santé rapportait qu’environ 80 % des sourds ne savaient pas lire correctement ou ne comprenaient pas ce qu’ils lisaient. D’après d’autres sources comme les associations, le taux d’illettrisme actuel serait compris entre 50 % et 80 %. Toutefois, au vu des recommandations de la Haute Autorité de Santé et des nouveaux dispositifs d’enseignements en faveur d’une approche bilingue pour les enfants sourds, un nouveau recensement pourrait être réalisé.
Pour en savoir plus
– Carte des lieux « LSF-friendly », où l’on peut s’exprimer en lange des signes ;
– Liste des associations nationales de personnes sourdes, devenues sourdes et malentendantes en France ;
– La page du site de la Fondation pour l’audition consacrée à la langue des signes française.