Prisonnier scientifique
Un prisonnier scientifique est une personne emprisonnée (ou assignée à résidence) de manière arbitraire au prétexte de ses travaux de recherche scientifique.
La notion a été avancée par le Comité de soutien à Fariba Adelkhah à partir de juillet 2019.
Émergence de la notion
[modifier | modifier le code]La notion de prisonnier scientifique a été avancée par le Comité de soutien à Fariba Adelkhah dès la mi-juillet 2019[1], lorsque son arrestation en Iran fut rendue publique[2]. Elle concernait également Roland Marchal, mais le nom de celui-ci n'avait pas encore été divulgué par les réseaux sociaux iraniens, au contraire de celui de Fariba Adelkhah.
Le comité de soutien écartait la qualification de prisonnier politique car ni Fariba Adelkhah ni Roland Marchal n'avait jamais eu la moindre activité politique relative à l'Iran, pas plus dans le pays lui-même qu'à l'étranger[3]. Leurs activités étaient d'ordre strictement scientifique, et leurs travaux avaient toujours donné lieu à publication et étaient disponibles en français, en anglais et en farsi[4]. En outre, le comité tenait à éviter toute récupération politique de ces arrestations par l'opposition iranienne en exil. Il lui apparaissait en revanche que les arrestations de ces deux chercheurs répondaient à des appréciations, des intentions et des objectifs éminemment politiques chez les Gardiens de la Révolution qui y avaient procédé[5],[6]. À ses yeux les deux chercheurs étaient les "idiots utiles"[7] de la crise diplomatique entre l'Iran et les pays occidentaux, dans le contexte créé par la sortie unilatérale des États-Unis de l'accord de Lausanne. Leur cas ne pouvait d'ailleurs être disjoint de celui d'une dizaine d'universitaires étrangers ou binationaux, arrêtés dans des conditions similaires[8], et souvent utilisés comme monnaie d'échange pour obtenir la libération de ressortissants iraniens emprisonnés à l'étranger[9].
Au début de sa grève de la faim observée avec Kylie Moore-Gilbert, autre universitaire australo-anglaise emprisonnée en Iran[10], Fariba Adelkhah est parvenue, en janvier 2020, à faire sortir de sa prison un appel au chef de la justice iranienne dans lequel elle lui adjurait de "sauver les chercheurs, sauver la recherche pour sauver l'histoire"[11] qui deviendra le mot d'ordre du comité de soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal[12]. La catégorie de prisonnier scientifique a contribué à définir les modes et le périmètre de la mobilisation du comité de soutien, en le conduisant à privilégier des manifestations culturelles - telles que la performance du danseur sénégalais Alioune Diagne le 11 février 2020 sur l'esplanade des droits de l'Homme au Trocadéro à Paris[13]- et bien sûr à des manifestations scientifiques, telles que le séminaire "Sociologie et anthropologie sociale du politique" organisé sur une base mensuelle par Béatrice Hibou au CERI[14].
La notion de prisonnier scientifique a amené certains membres du Comité de soutien à Fariba Adelkhah à s'interroger sur une remise en cause de la liberté scientifique au-delà de l'arrestation et de la détention de chercheurs par des régimes dits autoritaires. Les mesures de contrôle de l'activité scientifique au nom de la lutte contre le terrorisme ou l'islam politique, le financement de chaires par des pays étrangers tels que la Chine ou les pétromonarchies, la censure de revues académiques, la mise en cause par des responsables politiques de courants académiques tels que les études de genre ou les études postcoloniales pourraient s'apparenter à une érosion de la liberté scientifique dans des régimes dits illiberaux comme en Pologne[15], en Hongrie[16],[17] ou en Turquie - celle-ci compte des centaines d'universitaires en instance de jugement, privés de leur poste ou en prison, à l'instar de l'historienne Füsun Üstel ou du mathématicien Tuna Altinel[18],[19] - mais aussi dans des démocraties occidentales[20],[21],[22].
Dispositifs d'aide aux chercheurs menacés
[modifier | modifier le code]Depuis 2000, le réseau Scholars at risk (en) s'efforce de protéger des universitaires en danger de par le monde, notamment en leur proposant des postes au sein des institutions partenaires. En 20 ans, plus de 1200 chercheurs ont ainsi été accueillis[23].
En France, le Programme national d’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil (PAUSE), créé le 16 janvier 2017 à l'initiative du gouvernement, finance l'accueil des universitaires étrangers en danger au sein d'établissements d’enseignement supérieur et d'organismes de recherche publics. Avant ce programme, la France ne disposait pas de dispositifs pour soutenir les chercheurs menacés[24].
Prisonniers scientifiques contemporains
[modifier | modifier le code]- Patrick George Zaki, étudiant de l'université de Bologne, arrêté depuis le 7 février 2020 en Égypte[25],[26].
- Fariba Adelkhah, emprisonnée en Iran depuis juin 2019.
- Roland Marchal (en) emprisonné en Iran de juin 2019[27] à mars 2020[28].
- Kylie Moore-Gilbert (en) emprisonnée en Iran de septembre 2018 à novembre 2020[29].
- Matthew Hedges (en), doctorant de l’université de Durham, condamné en 2018 à la prison à vie aux Émirats arabes unis avant d’être libéré en échange d'un vote favorable du Royaume-Uni aux Nations-Unies.
- Abdulqadir Jalaleddin[30],écrivain et universitaire ouïghour emprisonné dans le Xinjiang, en Chine, depuis janvier 2018.
- Ahmadreza Djalali (en), médecin universitaire suédois emprisonné en Iran en avril 2016 et condamné à la peine capitale en octobre 2017[31].
- Giulio Regeni, torturé et assassiné en Égypte en février 2016.
- Gokarakonda Naga Saibaba[32], emprisonné en Inde depuis 2014.
- Abduljalil al-Singace emprisonné au Bahrain depuis 2011.
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Communiqué du Comité de soutien à Fariba Adelkhah, le 29 juillet 2020
- « Une chercheuse franco-iranienne arrêtée en Iran », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- Béatrice Hibou, « Pourquoi le combat de Fariba Adelkhah est le combat de tous », The Conversation, (lire en ligne)
- Portrait académique de Fariba Adelkhah
- « Arrestation de Fariba Adelkhah : « L’hypothèse d’une activité d’espionnage est loufoque » », La Croix, (ISSN 0242-6056, lire en ligne, consulté le )
- « Une chercheuse franco-iranienne arrêtée par Téhéran », sur Libération.fr, (consulté le )
- Le comité de soutien à Fariba Adelkhah et Roland Marchal (2020). Préface: Fariba Adelkhah et Roland Marchal, prisonniers scientifiques. Dans : Ariel Colonomos éd., Pour Fariba Adelkhah et Roland Marchal: Chercheurs en périls (pp. 13-20). Paris: Presses de Sciences Po.
- Jean-François Bayart, "La liberté scientifique en danger sur cinq continents", The Conversation
- « Coronavirus : l’Iran, en pleine crise sanitaire et isolé diplomatiquement, libère Roland Marchal », Le Monde, (ISSN 1950-6244, consulté le ).
- The Guardian, Australian-British academic Kylie Moore-Gilbert on hunger strike in Iranian jail, en anglais.
- Communiqué du comité de soutien du 7 février 2020
- "Liberté pour Fariba Adelkhah et Roland Marchal, prisonniers scientifiques en Iran", Le Temps, 10 février 2020.
- Iran, Les universitaires français Fariba Adelkhah et Roland Marchal face à leurs juges, sur France Culture, le 3 février 2020
- Communiqué du comité de soutien du 21 décembre 2019
- Les libertés académiques dans la dérive autoritaire (4/4) : Pologne. Revue Droit et société, par Katarzyna Łakomiec, le 12-11-2019. Consulté le 15 janvier 2021.
- Site de l'Université libre de Bruxelles. La Hongrie viole la liberté académique, par Marianne Donnny le 26/10/2020. Consulté le 15 janvier 2021.
- Les libertés académiques dans la dérive autoritaire (1/4) : Hongrie. Revue Droit et société, par Gabor Halmai, le 21/10/2019. Consulté le 15 janvier 2021.
- « La Turquie condamne des universitaires à la prison », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- « En Turquie, les universitaires subissent une répression d'ampleur inégalée », sur Francetvinfo.fr, (consulté le )
- Jean-François Bayart, « "Les sciences sociales sont en danger à l'échelle internationale" », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- « Liberté scientifique : Fariba, ton combat est le nôtre », (consulté le )
- Olivier Beaud, « La liberté académique de plus en plus menacée en France », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- Scholars at risk. Protecting scholars and the freedom to think, question and share ideas., consulté le 15 janvier 2021.
- Collège de France, Présentation du Programme national d'Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil
- European Parliament. Detention of the researcher Patrick George Zaki, en anglais.
- Amnesty International. Patrick George Zaki.
- Communiqué du comité de soutin du 16 octobre 2019
- Annonce de la libération de Roland Marchal
- [1] Libération de Kylie Moore-Gilbert
- Committee of Concerned Scientists, Uyghur Writer and Scholar Arrested and Sent to Re-education Camp, en anglais.
- Scholars at risk. Ahmadreza Djalali, en anglais.
- Scholars at Risk. Gokarakonda Naga Saibaba, en anglais.